768-772
LORSQU’ILS eurent rendu les derniers devoirs à leur père, chacun des deux jeunes rois s’en alla au siège particulier de son gouvernement. Sacrés depuis quatorze ans, ils n’avaient plus qu’à recevoir le serment de fidélité des leudes de leurs domaines respectifs. Cette double cérémonie s’accomplit le même jour ; le 7 octobre, deux assemblées de seigneurs et d’évêques élevèrent sur le trône : l’une, à Noyon, Charlemagne ; l’autre, à Soissons, Carloman. Le premier de ces princes avait vingt-six ans et demi ; l’autre, à peine dix-neuf. Quoique associés en titre à la royauté paternelle dès son début, aucune charge spéciale, aucun commandement ne leur avait encore permis, même à l’aîné, de manifester, dans les choses de la politique ou de la guerre, ce que l’avenir pouvait attendre d’eux. Pépin, tant qu’il avait vécu, avait suffi seul à sa tâche. Sa dévorante activité avait tenu dans l’ombre le précoce génie de l’homme prodigieux qui devait lui succéder et l’éclipser à son tour. Si bien qu’Éginhard, en racontant l’histoire du grand empereur dont il fut longtemps le secrétaire et le confident intime, déclare, comme on l’a vu, n’avoir jamais entendu parler autour de lui des années de sa vie antérieures à son couronnement. Toutefois les phases militaires et diplomatiques déjà si compliquées de ce qu’on nous permettra d’appeler, en usant d’une expression toute moderne, la question romaine, puis les rudes campagnes d’Aquitaine, avaient été pour Charles, au sortir de l’adolescence, une forte école, bien propre à mûrir son intelligence et à tremper son caractère. Ce furent précisément l’Aquitaine et l’Italie qui l’occupèrent d’abord au début de son règne. La pacification des provinces méridionales de la Gaule n’était au fond qu’une trêve, subie avec impatience par une population épuisée d’hommes et que la mort de Vaïfer laissait désorganisée. Œuvre de violence, maintenue par la compression, elle ne pouvait être ni sincère ni durable. Aucune communauté d’intérêts, d’idées ni de mœurs ne rapprochait encore, dans la récente conquête de Pépin, les vainqueurs arrogants et les vaincus farouches. Entre eux tout était contraste et motif de division. Il ne fallait rien moins que l’action lente et graduelle du système féodal, s’exerçant isolément, mais uniformément, durant de longs siècles sur tous les points à la fois de la vieille Gaule, pour arriver à souder et à harmoniser, sans cependant amener leur fusion complète, ces deux éléments si distincts et si dissemblables de notre nation, le Français de race et le Provençal. A une époque où la fidélité même des nationaux était viagère et ne se transmettait pas d’un prince à ses fils en vertu du principe de l’hérédité monarchique, cette loi des rapports sociaux sanctionnait en quelque sorte le caractère précaire de la soumission des peuples conquis. Les nobles aquitains, qui avaient juré obéissance à Pépin, s’estimèrent, par sa mort déliés de leur serment. Que leur importaient les arrangements conclus à Saint-Denis, dans une assemblée de leurs ennemis ? Ils firent comme les leudes du Nord : ils se donnèrent un chef de leur choix, et ils le prirent, eux aussi, dans leur famille dynastique. Ce fut le vieil Hunald, seul survivant de cette famille. Après vingt-quatre ans de retraite dans le monastère de l’île de Rhé, il jeta le froc, ressaisit son épée, qui s’était jadis mesurée, non sans gloire, avec celle de Charles-Martel, et rallia autour de lui tous les partisans de l’indépendance aquitanique. Le soulèvement ne rencontra pas dans le pays la moindre résistance. On ne voit pas qu’il se soit manifesté, sur un point quelconque du territoire, aucune réaction en faveur de l’alliance franke. Les anciens compagnons de Vaïfer s’élancèrent, à la suite d’Hunald, à la défense de leur frontière septentrionale. Mais. Charles ne leur laissa pas le temps de s’avancer bien loin. Au premier bruit de l’insurrection, il arrivait sur la Loire, entraînant avec lui les guerriers qui s’étaient rassemblés pour le Champ de mai. Carloman, non moins intéressé dans la querelle, devait amener ses contingents à l’armée nationale. Mais des germes de mésintelligence existaient entre les deux frères. Le cadet, jaloux, à ce qu’il semble, de la part de patrimoine assignée à son aîné, plus irrité encore sans doute de n’être roi que de nom, et de subir, bon gré, mal gré, l’influence prépondérante que la supériorité de l’âge, de l’expérience et des talents attribuait à Charles dans tous les actes de leur administration commune, voulait faire acte d’indépendance et ne s’associait qu’à contrecœur à une expédition où il ne devait remplir qu’un rôle subordonné. D’imprudents conseillers, exploitant, au profit de leurs amours-propres et de leurs ambitions séparatistes, cette susceptibilité juvénile, le poussaient à régner suivant la tradition mérovingienne et à ériger ses domaines en un royaume particulier. C’est dans ces dispositions qu’il eut une entrevue avec son frère à l’entrée du Poitou, en un lieu qui ne saurait être déterminé avec précision et que les chroniqueurs appellent ad Duas Dives[1]. Elle aboutit à une rupture et à la retraite de Carloman et de ses fidèles. Charles continua néanmoins sa marche sans s’inquiéter de cette défection, considérant comme plus urgent alors de sauver l’intégrité de l’empire frank que d’en discuter le partage et l’administration, et faisant passer la sécurité de la patrie avant le souci de ses affaires domestiques. Angoulême était le poste avancé de la domination carolingienne dans le Midi et son point d’observation. La ville renfermait un dépôt d’armes et de munitions de guerre, organisé par Pépin. Charles y prit ses dernières dispositions. Il emmena les seigneurs franks que son père y avait laissés pour surveiller le pays ; il s’adjoignit aussi l’évêque de ce siége, nommé Launus[2], ancien chapelain de son père. Ainsi entouré de guides sûrs et expérimentés, le jeune roi poussa rapidement jusqu’à la Dordogne. Le Périgord, théâtre accoutumé des grandes luttes des champions du Nord et de ceux du Midi, vit bientôt les deux armées aux prises. La fortune fut une fois de plus favorable aux envahisseurs. Charles, à la tête d’une poignée d’hommes, dispersa du premier coup les troupes aquitaines. Hunald, affaibli par l’âge et abattu par tant de catastrophes, n’essaya pas de prolonger la résistance. Il s’enfuit au delà de la Garonne chercher un appui chez les Vascons. Son peuple d’ailleurs, fier et prompt à l’enthousiasme, n’était pas capable de persévérance et d’union dans la défaite. Le corps social du royaume d’Aquitaine, plus encore que la débile ardeur de sou dernier chef, était frappé de sénilité et d’impuissance. Charles envoya sommer Lupus, duc des Vascons, de lui livrer le fugitif. Tel était déjà le prestige du jeune vainqueur, que le chef de ces montagnards indomptés n’osa braver sa colère : malgré la haine traditionnelle de sa race contre les Franks, il se résigna à la honte de trahir son hôte et de se reconnaître lui-même vassal du fils de Pépin[3]. Celui-ci, pas plus que son père et son aïeul, n’occupa militairement le pays qu’il venait de réduire à l’obéissance. C’en était fini des guerres d’invasion. Les descendants des anciens émigrants d’outre-Rhin ne pouvaient plus même se décider à faire des établissements permanents, ni seulement à laisser des garnisons à demeure dans les riches et belles contrées du midi de la Loire. Le christianisme avait éteint non pas, il est vrai, l’ardeur batailleuse, mais du moins l’humeur vagabonde de ces fils de la Germanie. En leur donnant des autels, il avait donné, comme il arrive toujours, aux vieilles tribus errantes un foyer, une patrie. Charles se borna à bâtir sur les bords de la Dordogne une citadelle qu’on appela le Château-Frank, Franciacum, et qui fut l’origine de la ville de Fronsac[4]. Ainsi le nom de cette localité, aujourd’hui obscure, perpétue le souvenir de la prise de possession définitive par la France de sa frontière pyrénéenne. Un burg, isolé à cent lieues de la vraie France d’alors, au milieu d’une population hostile, fut jugé suffisant, et il devait l’être en effet, pour tenir en respect une province qui ne comprenait pas moins du quart de la France actuelle. C’est que sur ce sol, si opiniâtrement ravagé depuis dix ans, aucune défense ne restait debout ; rien n’avait résisté aux exécutions méthodiques et impitoyables des vainqueurs, ni les fortifications des villes, ni même l’énergie morale des habitants. Enveloppé désormais dans le réseau de l’administration et de la surveillance des comtes franks et de leurs satellites, si le pays faisait encore quelque fol essai de soulèvement, il ne fallait aux fonctionnaires royaux, en relation perpétuelle avec leur maître, qu’un asile derrière de bonnes murailles pour y attendre l’heure prompte et certaine de la délivrance. Charlemagne, en effet, devait porter à sa perfection la stratégie ébauchée par son père et son aïeul : il commençait déjà à révéler à la jeune société issue de la barbarie la guerre systématique et savante, discernant comme d’inspiration les points à attaquer, y portant les coups soudains et décisifs, et remuant les grandes masses d’hommes avec une précision, avec une rapidité qui nous étonnent encore, au milieu des merveilleuses inventions qui ont décuplé les moyens d’action de la tactique moderne. II L’agitation causée dans l’empire frank par Hunald n’était rien en comparaison de la sanglante anarchie où la république romaine était plongée depuis la mort de Paul Ier. L’érection de la papauté en souveraineté temporelle n’avait pu se produire sans amener une conséquence fatale : ce trône électif était devenu le point de mire d’ambitions ardentes, et un objet de rivalité entre les factions de la noblesse romaine. Les chefs de cette noblesse, successeurs et pour la plupart descendants des anciens décurions, n’avaient pas cessé de former la haute assemblée administrative de la cité, qu’à Rome ainsi que dans tous les municipes on appelait le consulaire (consulare), à cause du titre de consuls héréditairement attribué à ses membres. En même temps, ils gouvernaient, comme officiers ou comme vassaux du saint-siège, et avec des titres divers, les subdivisions de l’État pontifical. En 767, une des principales familles du consulaire romain était représentée par quatre frères entreprenants et audacieux. Trois d’entre eux, Toto, duc de Népi, Passivus et Pascalis, jouissant d’une grande autorité en Toscane et y ayant recruté une force militaire imposante, rêvèrent de s’arroger la haute main dans le gouvernement de la république, en plaçant sur le trône pontifical leur frère Constantin, simple laïque. A peine le pape Paul avait-il rendu le dernier soupir, que ces conspirateurs, entourés de leur soldatesque, envahissent la ville, tiennent un conciliabule dans la maison du duc de Népi, élisent Constantin et vont l’installer, à main armée, au palais de Latran. Sur-le-champ une cérémonie sacrilège confère à l’intrus la cléricature. Le lendemain, il franchit d’un seul coup les trois degrés du sous-diaconat, du diaconat et de la prêtrise : telle était la puissance de sa faction, qu’elle contraint le peuple à lui prêter serment de fidélité comme au successeur légitime du pontife défunt. Enfin, le dimanche suivant, la basilique de Saint-Pierre voit, au milieu du même appareil militaire, sacrer l’antipape Constantin[5]. Toutefois, dans la cité muette de terreur, beaucoup s’indignaient de cette série d’attentats. Deux hommes généreux, le primicier Christophe, et son fils, le sacellaire Sergius, se dévouent à l’œuvre de la délivrance commune. Il fallait aller chercher au dehors l’appoint de force nécessaire pour renverser la tyrannie de la faction triomphante. C’est aux Langobards qu’ils résolurent de s’adresser. Mais les satellites du duc de Népi gardaient soigneusement les issues de la ville. Pour déjouer cette surveillance, Christophe et Sergius durent se servir d’un subterfuge. Ils annoncèrent le projet d’aller embrasser la vie religieuse dans le monastère de Saint-Sauveur de Spolète. Il était impossible à un parti soi-disant pontifical de s’opposer à un tel dessein. Toutefois l’intrus, inquiet sur les démarches de deux personnages aussi considérables, ne voulut les laisser partir qu’à bon escient. Il manda à Rome même l’abbé de Spolète, et le chargea d’emmener avec lui les deux postulants. Mais, au sortir du territoire romain, ils réussirent à s’échapper et s’ouvrirent de leur plan au duc langobard Théodice, qui les fit escorter jusqu’à Pavie, auprès du roi Desiderius. Celui-ci, satisfait de pouvoir s’immiscer dans les affaires de Rome, mais moins soucieux d’y rétablir la paix que de s’y créer un parti militant sans se compromettre en faveur de l’orthodoxie, borna son secours à laisser les deux négociateurs libres de chercher des auxiliaires dans ses États. Il leur adjoignit à cet effet le prêtre langobard Valdipert. Cette intervention, en quelque sorte anonyme, lui réservait la faculté, suivant l’événement, de désavouer l’entreprise si elle échouait, ou de s’attribuer le mérite et les bénéfices du succès. Ce qui avait pu vraisemblablement porter ses adversaires à rechercher l’appui suspect de la cour de Pavie, c’est que l’antipape lui-même, dans son imperturbable audace, prétendait continuer l’alliance du saint-siège avec la monarchie carolingienne. Il est vrai que les deux lettres qu’il adressa dans ce but à Pépin[6] n’obtinrent pas de réponse, sans qu’on sache cependant si le roi, alors absorbé par la guerre d’Aquitaine, était ou non informé de l’irrégularité de l’élection de Constantin. Ces lettres, du reste, étaient faites pour inspirer la défiance. Elles portent la trace d’un trouble d’âme bien profond et sans précédent dans la correspondance des papes légitimes, chez qui, une fois couronnés de la tiare, l’angoisse naturelle à une telle élévation avait toujours fait place à un sentiment aussi calme qu’indomptable de leur mission et de ses prérogatives. Constantin n’avait pas cette assurance et ne savait pas l’affecter. Il proteste que le vœu unanime du peuple de Rome et des cités environnantes lui a imposé la charge pastorale qu’il n’avait ni ambitionnée ni méritée. Il confesse que ni services antérieurs rendus par lui à l’Église, ni vertus signalées, ne le recommandaient aux suffrages. Il ne parle que de sa stupeur et de ses profondes terreurs en présence de la formidable responsabilité qu’il a acceptée. Il trouve cependant quelque sujet de confiance en se comparant à Matthieu le publicain, que le Dieu ‘le miséricorde avait choisi pour prêcher au monde la parole évangélique. Évitant, du reste, prudemment d’indiquer si ce sont les difficultés matérielles ou spirituelles du souverain pontificat qui l’épouvantent à ce point, il déclare mettre tout son espoir clans l’amitié du prince des Franks, et lui garantit en retour, en son propre nom et au nom de tout son peuple, un inviolable attachement. La ruse au dehors pas plus que la violence au dedans ne purent le maintenir longtemps dans le rang auguste qu’il avait usurpé. Treize mois après le coup de main du duc de Népi, Christophe et Sergius, à la tête d’une petite armée recrutée dans les cités de Riéti et de Forconia, paraissaient à l’improviste aux portes de Rome et en forçaient l’entrée. Toto fut tué dans le combat : en quelques heures son parti fut abattu, et l’antipape, tombé aux mains des vainqueurs, passa du palais de Latran dans un cachot (28 juillet 768). L’agent de Desiderius, Valdipert, profitant du désordre de celte révolution subite, se hâta dès le lendemain de réunir un certain nombre de Romains du parti langobard et de leur faire élire comme pape un moine, nommé Philippe, dévoué au même parti. Mais Christophe n’avait pas combattu une faction pour en servir une autre. Il déclara qu’il ne déposerait pas les armes avant que le peuple eût chassé de Latran le nouvel intrus, et le moine Philippe revint coucher le soir même dans la cellule qu’il avait quittée le matin pour se faire sacrer chef de l’Église universelle. Heureux encore d’échapper par cette obscurité aux représailles dont son prédécesseur devait être bientôt victime. Ayant délivré le saint-siège de deux factions étrangères également redoutables, le primicier protégea, sans essayer de le dominer, le libre suffrage des électeurs réguliers de la papauté. « Il convoqua, dans les formes voulues, les trois ordres de la cité romaine : les prêtres, avec les primats du clergé ; les chefs de la classe militaire, avec toute la milice (exercitus) ; les sénateurs, des notables (cives honesti) et tout le peuple, depuis le plus humble jusqu’au plus grand[7]. Leur choix unanime se porta sur le prêtre Étienne, qui devint Étienne III (8 août 768). Cette proclamation ne suffit pas pour rétablir la concorde dans Borne, où treize mois d’anarchie avaient déchaîné et surexcité les plus mauvaises passions. La populace, renforcée des bandes de Toscans et de Campaniens, n’avait pas désarmé. Les destinées du gouvernement étant enfin fixées, elle ne renonça pas à ses violences ; mais elle les tourna dès lors contre les vaincus, ses favoris de la veille. Elle se vengea par la cruauté de son servilisme et de ses palinodies. Arrachés à leurs retraites, même aux asiles religieux qui devaient les rendre inviolables, et aux prisons qui les gardaient pour les tribunaux, les principaux auteurs de la révolution avortée périrent en quelques jours sous les coups de ces bandes sanguinaires. Le frère de Constantin, Passivus, son vidame, l’évêque Théodore, un autre de ses partisans, Gracilis, tribun d’Alatri, et, par un étrange rapprochement, l’adversaire de tous ces hommes, le prêtre Valdipert, eurent la langue et les yeux arrachés, et expirèrent ainsi dans les rues et les carrefours au milieu des plus affreux tourments. L’antipape, à son tour, tombé aux mains de ces forcenés, n’en fut qu’à grand’peine tiré vivant et après avoir eu les yeux crevés[8]. Le nouveau pontife, moins souverain que prisonnier dans son palais, n’avait pas autour de lui assez d’éléments d’ordre pour arrêter ce débordement de crimes. Aussitôt élu, il fit appel au concours du roi frank, que son titre de patrice constituait le lieutenant civil du pape à Rome. Il dépêcha au delà des Alpes Sergius, alors nomenclateur de l’Église romaine et l’un des principaux auteurs de la chute de Constantin, qui devait bientôt payer de sa vie, ainsi que son père, le crime d’avoir servi les intérêts du saint-siège plutôt que les intrigues de la cour de Pavie. III Quand il arriva en Gaule, Pépin venait de mourir ; mais la reine Bertrade et son fils lui firent l’accueil le plus empressé. Sa mission, d’ailleurs sans caractère politique, n’avait d’autre objet que de notifier aux patrices l’élection canonique du souverain pontife, et de les prier d’envoyer douze prélats de l’Église franke siéger, avec ceux de l’État pontifical, dans le concile de Latran, convoqué pour juger l’antipape Constantin. La cour carolingienne députa au concile une représentation digne du premier des royaumes chrétiens et dans laquelle figuraient, avec quelques évêques, les métropolitains de Mayence, de Reims, de Sens, de Tours, de Bourges, de Lyon et de Narbonne. L’assemblée de Latran, en traitant des questions de discipline ecclésiastique, rendit un décret qui intéressait d’une façon plus particulière l’autorité patriciale des rois franks. Là, en effet, furent réglées, suivant l’esprit des anciennes lois, les formes nouvelles de l’élection des papes[9]. L’intrusion de Constantin avait démontré le danger de laisser au suffrage populaire, si peu libre et si peu éclairé, la désignation du chef temporel de la république romaine. Il fallait conserver à la papauté son caractère éminemment sacerdotal. C’est pourquoi le droit électoral fut restreint au clergé de Rome, et l’éligibilité aux seuls membres du collège des cardinaux. La solution apportée par le concile aux embarras du gouvernement pontifical n’avait pas de quoi satisfaire le roi Desiderius. Le triomphe de l’orthodoxie n’était pas, à ses yeux, un loyer suffisant de la part qu’il avait prise à la lutte contre les schismatiques. Il prétendait se faire payer par Étienne III du concours des auxiliaires langobards à l’entreprise de Christophe et de Sergius. Une indemnité en argent pouvait seule le dédommager et le consoler de l’avortement du plan de son affidé Valdipert et de l’échec du faux pape Philippe. Étienne ayant repoussé ses étranges réclamations, il s’en vengea, suivant l’usage de ses devanciers et des Césars byzantins, ses patrons, en mettant sous séquestre les patrimoines du saint- siége enclavés dans ses provinces. Un des partis de la noblesse romaine, ayant à sa tête le cubiculaire Paul Afiarta, était dévoué à la cause langobarde et travaillait, mais en vain, à supplanter dans la confiance du pape Christophe et Sergius et les autres partisans de l’alliance franke. Deux années, passées en négociations et en intrigues infructueuses, décidèrent enfin Desiderius à intervenir en personne (770). Mais, fidèle aux traditions de sa race, il n’eut garde d’agir ouvertement. Il s’avança jusqu’aux portes de Rome, sous prétexte de faire un pèlerinage aux tombeaux des apôtres, et fit prier le pape d’y venir conférer avec lui. Cette entrevue, où le pape, loin de souscrire aux prétentions du roi, réclama de lui l’exécution de ses engagements vis-à-vis du saint-siège et de la république romaine, n’avança les choses qu’en prouvant l’inutilité des manœuvres diplomatiques et l’impossibilité d’un accord. Selon toute vraisemblance, le dessein et l’espoir de Desiderius avait été de terminer le différend au moyen d’une transaction où il eût obtenu décharge de ses obligations en retour de l’abandon, plus ou moins longuement débattu, des droits chimériques qu’il invoquait. Impuissant à convaincre ou à séduire son auguste adversaire, il recourut à la violence. A la suite de la conférence, la faction de Paul Afiarta se rua en armes sur la maison de Christophe et de Sergius pour les massacrer. Ceux-ci, escortés de leurs amis, cherchèrent un refuge dans le palais de Latran ; la soldatesque du cubiculaire les y poursuivit, envahit la demeure pontificale et ne s’arrêta qu’à grand’peine, et en frémissant de rage, devant l’héroïque attitude et les solennelles protestations du pontife outragé. La multitude enfin se dispersa, déconcertée ; mais le cubiculaire et ses satellites n’en restèrent pas moins maîtres du palais. Étienne, otage de l’émeute, fut de nouveau entraîné le lendemain à la basilique de Saint-Pierre. A peine y était-il entré, que Desiderius en fit fermer toutes les issues, et, cessant de feindre, laissa éclater sa colère. Il parla, il commanda en vainqueur. Christophe et Sergius, ayant rallié une troupe nombreuse de leurs partisans, se tenaient à la porte de la ville, prêts à enlever le pape de vive force, si les Langobards attentaient à sa liberté. Tout à coup deux évêques leur apportent, au nom du pape même, mais en réalité à son insu et à la suggestion de Desiderius, l’ordre de déposer les armes et de se rendre de leur personne à la basilique Vaticane, à moins qu’ils n’aimassent mieux se soustraire, en entrant sur-le-champ dans un monastère, aux conséquences de l’usurpation d’autorité qu’ils venaient de commettre. Ce fatal message désorganise leur petite armée. La crédulité chez les uns, chez les autres la crainte du péril, entraînent une désertion générale. Après de longues hésitations, et quand déjà sonnait la cloche des matines, les deux chefs, forts de leur innocence vis-à-vis du saint-siège, se décident à paraître à la conférence. C’était leur perte. Desiderius les arrête comme prisonniers de guerre ; le pape, épouvanté de leur imprudence, leur suggère la seule voie de salut qui reste. Il les presse, les conjure d’embrasser la vie religieuse. Desiderius consent à cette combinaison, qui doit le délivrer de l’influence politique de ces deux hommes. Peut-être même (sa perfide cruauté autorise de tels soupçons et l’avenir allait les justifier) caressait-il déjà l’arrière-pensée que sa vengeance serait d’autant plus aisée, en s’exerçant sur des hommes dépouillés de leurs hautes magistratures et confondus dans les rangs des simples clercs. Le primicier et son fils se résignent au sacrifice de la puissance pour sauver leur vie, et, séance tenante, ils se laissent incorporer au clergé de la basilique Vaticane. Cette formalité assurait le présent sans engager l’avenir, puisqu’ils n’étaient encore liés par aucun vœu. De son côté, le pape s’occupe tout aussitôt de préparer leur évasion. Il en trouve le moyen et le leur fait connaître en grand secret : une porte doit leur être ouverte la nuit suivante. Mais le parti langobard arrangeait aussi ses plans dans le mystère, et malheureusement il prit les devants. Au coucher du soleil, le cubiculaire sort de Rome à la tête de sa bande, s’abouche avec le roi, arrache Christophe et Sergius de leur asile sacré, leur fait crever les yeux et les jette dans un cachot. Le père y succomba au bout de trois jours. Le fils survécut quelques années ; mais il ne recouvra pas sa liberté, et la rage inassouvie de ses ennemis lui réservait un nouveau supplice[10]. En ce temps-là, un message fut apporté de la part d’Étienne III à la dame Bertrade, sa religieuse fille consacrée à Dieu, et au seigneur son très excellent fils Charles, roi des Franks et patrice des Romains. Les événements dont nous venons d’emprunter le récit aux fastes pontificaux du bibliothécaire Anastase, étaient présentés dans ce document sous un jour bien différent et tout à l’honneur du roi langobard. Le primicier et son fils, ce même Sergius chargé naguère d’une mission de confiance à la cour carolingienne, y étaient dénoncés comme les tyrans du saint-siège, comme des traîtres, des assassins qui avaient conspiré la mort du souverain pontife, associant à cet horrible dessein un Frank envoyé du roi Carloman. C’était au dévouement de Desiderius, son fidèle allié, qu’Étienne se proclamait redevable de son salut. Que vos très chrétiennes Excellences sachent, disait en terminant cette pièce singulière, que notre très cher fils le roi Desiderius, que Dieu protége, s’est définitivement accordé avec nous, et qu’il a rempli, à notre pleine et entière satisfaction, ses engagements vis-à-vis de saint Pierre[11]. Il est aisé de reconnaître, à ce dernier trait notamment, l’inspiration de cette lettre mensongère. La perfidie ne tarda pas d’ailleurs à être révélée d’une manière positive à la cour carolingienne. Desiderius avait renouvelé un artifice déjà employé par son prédécesseur Aistulf. II avait dicté la lettre au pape, son captif au Vatican, ou plutôt, sans doute, il avait dû la fabriquer lui-même, à l’insu de son auteur prétendu, de même que l’insidieux message qui lui avait livré sans défense Christophe et Sergius. Le désir de profiter de la mésintelligence qui régnait alors entre les deux fils de Pépin, et de l’aggraver encore, se manifeste dans ce document perfide, adressé seulement à l’un des deux rois, et où le représentant de l’autre est accusé de complicité dans une tentative d’assassinat contre le pape. Desiderius avait des intérêts de plus d’une sorte au succès de sa supercherie diplomatique. Le changement de règne dans la monarchie carolingienne avait produit en sa faveur un revirement bien étrange. Rompant avec toutes les traditions de la nouvelle dynastie, la reine mère était sympathique à l’alliance langobarde. Était-ce chez elle un penchant naturel, l’instinct de solidarité entre les races germaniques, — ainsi que certains historiens le supposent, attribuant à cette divergence d’opinion la disgrâce où Pépin avait tenu sa femme pendant plusieurs années ; — était-ce, au contraire, un simple expédient politique, destiné à parer aux dangers présents et par lequel elle eût voulu neutraliser, en lui ôtant son principal appui, la rébellion, toujours renaissante, des vassaux de Bavière et d’Aquitaine ? Quoi qu’il en soit, ces tendances anciennes ou nouvelles de Bertrade avaient déjà engagé la royauté franke dans une ligne de conduite qui menaçait à la fois de lui faire perdre le bénéfice de son rôle providentiel à la tête de la chrétienté et de compromettre l’indépendance du pouvoir pontifical. Or, en vertu de son sacre et grâce à la déférence filiale des jeunes rois, la veuve de Pépin exerçait, depuis la mort de son mari, une influence prépondérante dans le gouvernement[12] ; et le plan à la réalisation duquel elle employait cette influence, c’était de fonder sur les liens du sang, par un double mariage entre leurs familles royales, l’alliance des deux monarchies barbares appelées désormais à soutenir l’une et l’autre le développement parallèle de leurs destinées en deçà et au delà des Alpes. Bertrade avait promis la main de sa fille Gisèle à Adelgis, héritier du trône langobard, et elle voulait faire épouser à l’un de ses fils la fille de Desiderius. Rien ne pouvait, après de telles négociations, lui être plus agréable que l’annonce d’un accord entre le saint-siège et la cour de Pavie ; car, en dépit des erreurs de sa politique, elle était, par piété, sincèrement dévouée à l’Église, et elle voulait, elle croyait peut-être travailler à son tour, et aussi efficacement que son mari, à fortifier le trône apostolique. Elle ne garda pas longtemps ses illusions chimériques sur l’union des deux gouvernements italiens qu’elle avait rêvé de concilier. En réponse à l’étonnant message rapporté plus haut, une ambassade avait été envoyée à Rome par Charles et sa mère. Carloman, depuis sa rupture avec son frère, ne s’associait plus aux actes de cette nature. Le chef de l’ambassade, l’abbé Ithier, au lieu de n’avoir qu’à constater le rapprochement des cours de Rome et de Pavie et à les en féliciter l’une et l’autre, arriva fort à propos pour employer l’influence du nom frank à la défense des intérêts du saint-siège contre son soi-disant allié. La besogne qui lui échut, en qualité de représentant du patrice Charles, et dont il s’acquitta d’ailleurs, au témoignage du pape, avec autant d’habileté que de zèle, fut la reprise légale des patrimoines de l’Église, confisqués à la faveur des derniers troubles dans le duché langobard de Bénévent[13]. La nécessité d’une telle intervention formait un commentaire imprévu, mais concluant, de la fameuse lettre du Vatican. Ainsi déçue, Bertrade n’en demeura pas moins attachée à ses projets, dont le résultat, pour être plus éloigné et plus difficile à atteindre, ne lui semblait pas moins avantageux. Elle n’y épargna point sa peine, et elle entreprit dans ce but, au printemps de 770, un long voyage diplomatique. Le premier point à gagner, avant de chercher des alliances à la monarchie franke, c’était de rétablir l’harmonie dans le gouvernement de cette monarchie même par le rapprochement de ses deux chefs. C’est à quoi elle travailla avec succès dans une entrevue avec Carloman, à Seltz. Le pape, aussitôt informé de cet heureux événement par un message commun des deux frères réconciliés, se hâta de leur en exprimer sa joie : Votre réconciliation, leur écrivit-il, excite l’allégresse de votre sainte mère l’Église et de tout son peuple... Unissez donc vos efforts, et sans retard, pour contraindre les Langobards aux restitutions et aux satisfactions qu’ils doivent à votre protecteur, le bienheureux Pierre[14]. Après Carloman, ce fut Tassilon de Bavière qu’elle alla visiter et qu’elle réussit à faire rentrer dans la fidélité au trône carolingien. Puis, fière de ce double triomphe de sa persévérance et de son adresse, elle passa en Italie, afin de solliciter l’agrément du pape aux mariages langobards. C’était là la plus épineuse de ses négociations, et il fallait même, pour l’entreprendre, une singulière obstination d’esprit ; car Étienne avait, par avance, notifié son opposition la plus formelle aux alliances projetées. Il était convaincu, et une expérience solennelle de deux siècles confirmait son opinion, que le royaume langobard était l’ennemi-né de la république romaine, et que favoriser l’un c’était nécessairement trahir l’autre. La cause de l’indépendance de Rome s’identifiait avec celle du catholicisme ; par une conséquence fatale, le gouvernement de Pavie, tant qu’il ne renonçait pas à ses projets unitaires, était voué à une politique antireligieuse. Toutes les révoltes contre l’Église, d’où qu’elles vinssent, avaient, en effet, trouvé en lui un allié et un patron. Il était iconoclaste avec les Grecs, et, dans ses États même, s’il avait abandonné l’arianisme, qui était trop antipathique aux populations des autres provinces italiennes dont il rêvait l’annexion, il travaillait ostensiblement à détacher le clergé de son chef et à constituer une Église nationale schismatique. Il fallait donc absolument choisir entre deux alliances inconciliables, et accepter courageusement les conséquences logiques de son choix. Aux yeux d’Étienne, le choix qui s’imposait à la famille carolingienne, sacrée de la main d’un pontife et investie du patriciat romain, ne pouvait être douteux, et c’est ce qu’il avait rappelé aux princes franks, à la première nouvelle des combinaisons matrimoniales projetées par leur mère. Voici les principaux passages de la lettre que la surprise et l’indignation lui inspirèrent en cette circonstance, et où la vivacité du ton et la sévérité de certaines expressions ne sont que la conséquence facile à comprendre des nombreux et légitimes griefs de la papauté contre ses perpétuels agresseurs : Aux seigneurs, ses très excellents fils, Charles et Carloman, rois des Franks et patrices des Romains, Étienne pape... C’est ordinairement par les faiblesses de la nature humaine que l’antique ennemi arrive à s’emparer de l’âme des fidèles. Ainsi se servit-il de la fragilité de la femme pour porter au premier homme, dans le paradis, ses conseils empestés et lui faire transgresser le précepte divin. Les fidèles doivent donc être d’autant plus attentifs à se garder de ses attaques, que nous le voyons plus acharné et plus habile à conjurer leur perte. Aussi avons-nous été pénétré de douleur en apprenant que Desiderius, le roi des Langobards, cherche à faire épouser sa fille à l’un de vous, ce qui est manifestement une inspiration diabolique. Ce ne serait pas là une union matrimoniale, mais le plus dégradant des accouplements qui se puisse imaginer. Combien ne voyons-nous pas d’hommes, dans les récits de l’Écriture sainte, qu’un mariage irrégulièrement contracté chez une nation étrangère détourna de la loi de Dieu et conduisit jusqu’aux plus grands crimes ! Ne serait-ce pas, ô très excellents fils et magnifiques rois, le comble de la démence si la glorieuse race des Franks, placée si haut au-dessus de toutes les autres, si votre douce et noble dynastie se souillait, ce qu’à Dieu ne plaise, du contact de cette race langobarde, perfide et malsaine, indigne d’être comptée au rang des nations, et par qui la lèpre s’est répandue dans le monde ! Quelle folie de supposer que des rois aussi illustres que vous descendent à cette abominable dégradation ! Comment, en effet, associer les ténèbres à la lumière, et qu’y a-t-il de commun entre le fidèle et l’infidèle ? (II Cor., VI, 14.) Déjà, d’ailleurs, la volonté de Dieu et le choix de votre père vous ont unis en légitime mariage[15] à de belles épouses de la même patrie que vous, ainsi qu’il convient à de nobles rois, et c’est à elles que vous devez conserver votre amour. Vous n’avez pas le droit de les congédier pour en épouser d’autres, ni de vous attacher par les liens du sang à une nation étrangère. Nul de vos aïeux n’en a agi ainsi : ni votre grand-père, ni votre bisaïeul, ni votre père n’ont pris leur femme dans un royaume étranger. Nul ne prit jamais une femme d’un autre pays sans être induit à pécher. Mais pour vous ce serait une impiété d’ajouter de nouvelles épouses à celles que vous avez déjà acceptées. Vous ne vous permettrez pas une telle iniquité, vous qui obéissez à la loi de Dieu et qui punissez les méfaits d’autrui. Laissez agir ainsi les peuples païens ; mais gardez-vous de les imiter, vous qui êtes chrétiens, vous qui êtes d’une race sainte, vous dont la royauté est un sacerdoce. Rappelez-vous l’onction dont la main du vicaire de saint Pierre vous a sanctifiés ; rappelez-vous que notre prédécesseur de pieuse mémoire, le seigneur pape Étienne, défendit à votre glorieux père de se séparer jamais de la dame votre mère, et que lui, en roi très chrétien, s’est soumis à cet ordre salutaire. N’oubliez pas que vous avez juré à saint Pierre, en la personne de ses vicaires, d’avoir pour amis nos amis et pour ennemis nos ennemis. Comment, maintenant, sans violer vos promesses, pourriez-vous faire alliance avec ces parjures Langobards, toujours animés contre l’Église de Dieu, envahisseurs de notre province de Home et nos ennemis acharnés ? Souvenez-vous de la réponse de votre père à l’empereur Constantin Copronyme, qui lui demandait pour son fils la main de votre sœur, la très noble Gisèle. Il déclara que votre famille ne s’unissait pas aux nations étrangères, et qu’elle ne faisait rien contre la volonté du siége apostolique. Pourquoi vous, au rebours des exemples paternels, agiriez-vous contrairement aux désirs du vicaire du Prince des apôtres ? Souvenez-vous que votre glorieux père, s’engageant en votre nom, promit à notre prédécesseur que vous garderiez fidélité à la sainte Église et obéissance à ses pontifes. Vous-mêmes, vous avez plusieurs fois, par ambassades et par lettres, ratifié et renouvelé ces promesses de votre père, et notre fidèle nomenclateur Sergius nous apportait encore naguère vos déclarations explicites dans le même sens. ... Aussi le bienheureux Pierre, Prince des apôtres, gardien des clefs du royaume des cieux et investi du pouvoir de lier et de délier au ciel et sur la terre, adjure Vos Excellences, par la voix de notre misère et par celle de tous les évêques, prêtres, clercs, abbés et religieux de notre sainte Église, unis aux grands, aux magistrats et à tout notre peuple de Rome, au nom du Dieu vivant et véritable, juge des vivants et des morts, par la terreur du dernier jugement, par tous les divins mystères, par le corps sacré de saint Pierre, que vous n’épousiez, ni l’un ni l’autre, la fille de Desiderius, roi des Langobards, et que votre noble sœur Gisèle ne soit pas non plus livrée au fils de ce Desiderius... Nous vous adressons cette lettre d’exhortation, arrosée de nos larmes, après l’avoir déposée sur la Confession de saint Pierre et y avoir offert le saint sacrifice. Et si l’un de vous, ce qu’à Dieu ne plaise, avait la témérité de passer outre à nos défenses, qu’il sache que, par l’autorité de mon seigneur Pierre, Prince des apôtres, il sera frappé d’anathème, rejeté de la présence de Dieu et voué aux flammes éternelles, avec le démon, au milieu de ses pompes exécrables et dans la société des impies. Au contraire, en observant et en gardant nos commandements, les bénédictions de Dieu embelliront votre vie, et vous mériterez de jouir des récompenses éternelles avec tous les saints et les élus[16]. Dans quelle mesure le pontife céda-t-il aux instances de la reine mère ? Aucun document historique ne fait connaître les détails et les résultats de cette entrevue. Mais il paraît certain qu’elle produisit quelque apaisement dans la querelle des Romains et des Langobards. On voit, en effet, Desiderius effectuer, à cette époque, de nombreuses restitutions qu’il avait jusque-là refusées[17]. Bertrade obtint-elle à ce prix l’adhésion formelle d’Étienne à ses plans de mariages ? La lumière manque sur ce point intéressant. Toujours est-il que, si elle n’avait pas réussi à faire lever les interdictions ecclésiastiques annoncées à la fin de la lettre apostolique citée plus haut, elle les brava. Car, s’étant rendue à Pavie et y ayant conclu le traité d’alliance offensive et défensive sur lequel elle fondait tant d’espérances et dont une des clauses stipulait l’inviolabilité du territoire pontifical, elle emmena avec elle en Gaule la princesse Desiderata pour en faire sa bru. C’est à son fils aîné, Charles, qu’elle destinait cette épouse si laborieusement conquise. Carloman, du reste, était marié à cette époque, on en a la preuve certaine, avec une femme de race franke, nommée Gerberge, qui, précisément en ce temps-là, lui donnait un fils. Le pape, dans une lettre adressée en 770 au roi de Neustrie, accepte et réclame même le titre de parrain du nouveau-né[18]. Une telle démarche, à défaut de renseignements positifs, tend à démontrer qu’Adrien n’était point revenu de ses sentiments d’opposition aux mariages langobards, et que, Charles ayant enfreint ses défenses, il adoptait la famille de son frère cadet. Mais, avant d’envisager ces conséquences lointaines de l’union de Charles avec Desiderata, il se présente à examiner une question bien autrement grave et, par malheur, à peu près insoluble : c’est de savoir si ce jeune roi était encore, en 770, libre de contracter un mariage. Non, si fon s’en tient à l’interprétation communément admise du passage de la lettre pontificale relatif aux belles jeunes filles de race franke avec lesquelles les deux fils de Pépin auraient formé des liens légitimes (legitimo conjugio copulati estis) du vivant et par la volonté du roi leur père. Il semble bien difficile de ne pas voir dans ces paroles la preuve d’un mariage véritable, et l’on ne comprendrait guère, du reste, qu’un prince frank eût gardé le célibat jusqu’à vingt-huit ans. Carloman, mort à vingt et un ans, avait déjà deux fils, et cette paternité précoce était tout à fait dans les mœurs du temps. On cannait la femme franke de Carloman ; les historiens la nomment Gerberge. Ils ne fournissent pas d’indication aussi précise en ce qui concerne Charlemagne. Il est bien avéré qu’il avait un fils né avant son avènement au trône[19], et dont la mère, aussi de race franke, s’appelait Himiltrude ; mais cette Himiltrude passe généralement, sur des témoignages plus ou moins vagues des chroniques contemporaines, pour n’avoir été qu’une concubine[20]. Toutefois on sait que les barbares furent longtemps, quoique convertis, avant de juger la légitimité des mariages au point de vue des lois de la morale chrétienne. L’alliance était illégitime à leurs yeux, selon l’esprit du vieux droit germanique, quand la femme était d’une condition inférieure à celle de l’homme qui l’épousait. Les exemples de cette doctrine païenne abondent dans les récits de nos anciens annalistes. Aussi l’objection tirée de textes dont on connaît l’inspiration peu rigoureuse en cette matière ne suffit pas pour faire rejeter l’identité d’Himiltrude et de la jeune Franke désignée d’une manière si précise par Étienne III. Nous n’hésitons pas à l’admettre, au moins comme l’hypothèse la plus plausible. Mais les paroles du pape ont-elles rapport à un mariage consommé et ne désignent-elles pas plutôt de simples fiançailles ? Cette dernière opinion, peu conciliable pourtant avec les expressions très catégoriques du texte, a trouvé, parmi les modernes, des partisans d’une grande autorité, notamment les Bollandistes[21]. Parmi les arguments qu’ils invoquent, il en est un surtout, d’un caractère anecdotique, dont le poids est considérable, et qui autorise certes toutes les hésitations. Le voici, d’après les récits hagiographiques. L’Église a placé parmi les saints le moine Adalhard, élevé avec le roi Charles dans l’école palatine et membre lui-même de la famille carolingienne par son père, Bernard, fils naturel de Charles-Martel. Très jeune encore et attaché à la truste du roi son cousin, lorsque celui-ci épousa Desiderata, Adalhard dut, selon l’usage, prêter serment de fidélité à l’étrangère devenue sa souveraine. Mais, quelques mois après, le roi Charles ayant renvoyé Desiderata à son père, sans égard au serment de ses grands, et fait choix d’une autre épouse, Adalhard considéra cette conduite comme un parjure et déclara qu’il ne servirait jamais la nouvelle reine. Il quitta donc les palais des rois, abandonna les pompes et les vanités du siècle, et alla se faire moine à Corbie[22]. — Si le noble adolescent, observe à ce sujet l’auteur de l’Histoire générale de l’Église, crut devoir fuir un palais d’où la princesse langobarde, après avoir reçu le serment de fidélité des leudes franks, était ignominieusement renvoyée, combien plus vive n’eût pas été son indignation s’il avait vu antérieurement une autre reine légitime, en pleine possession du titre et des droits d’épouse, chassée du trône pour faire place à la fille du roi langobard ! Certainement donc Desiderata fut la première femme que saint Adalhard vit présenter à la cour de Charlemagne en qualité de reine. Les expressions de la lettre d’Étienne, dont on s’appuyait pour établir l’existence d’un mariage précédent, doivent s’entendre dans le sens que Pépin le Bref avait, de son vivant, désigné et peut-être fiancé aux princes ses fils les jeunes et nobles Frankes qu’il voulait leur faire épouser plus tard[23]. Telle est, en résumé, cette théorie assurément spécieuse, et dont le but avoué est de justifier par la critique historique cette assertion de Bossuet, que « les mœurs de Charlemagne furent toujours pures, quoi que l’on en ait écrit dans les bas siècles. » Or, quelle que soit la valeur de ce jugement de Bossuet, que nous aurons à discuter plus tard, ceux qui prétendent le confirmer ici arrivent justement au résultat contraire, puisqu’ils concluent à la bâtardise de Pépin le Bossu, fils incontesté de Charles et d’Himiltrude. Reste une hypothèse propre à tout concilier. Si elle ne repose pas sur des textes positifs, elle n’est du moins contredite par aucun, et on peut l’appuyer d’un argument indirect, mais concluant, qui est le mariage contracté canoniquement par Charlemagne, en 771, avec Hildegarde, fille d’un comte alleman ou suève. Cette hypothèse est celle de la mort d’Himiltrude, en cette même année 770, postérieurement à la lettre du pape, mais avant que l’Église fût appelée à bénir une seconde union de son mari. Cette seconde union fut-elle consacrée en 770 en faveur de la fille de Desiderius, ou Himiltrude ne fut-elle réellement remplacée que par Hildegarde, dont le mariage suivit de près la rupture de Charles avec la princesse langobarde ? Ce point, impossible à éclaircir, est d’ailleurs de peu d’importance. Le roi renvoya au bout de quelques mois Desiderata, qui ne lui avait jamais plu, et dont, dit le chroniqueur, il ne se préoccupa jamais plus que d’une morte, pour le motif qu’elle était d’une santé chétive et jugée incapable d’avoir des enfants[24]. Fiancée ou épouse, la constitution maladive et la stérilité reconnue de Desiderata était un cas légal de séparation, et l’Église, opposée dès le début à cette alliance, n’eut alors pas plus de droit que d’intérêt à couvrir de sa sanction la validité d’un lien ainsi frappé de nullité. Des deux mariages qui devaient cimenter l’union franco-langobarde, et que le pape avait également interdits l’un et l’autre sous peine d’anathème, aucun ne se réalisa. Gisèle n’épousa point Adelgis, peut-être à cause de la brouille des deux cours que provoqua la répudiation de Desiderata. Renonçant de bonne heure au monde, la fille de Pépin prit le voile au monastère de Chelles, dont plus tard elle devint abbesse. L’échec de cette combinaison malencontreuse ruina l’influence politique de la reine Bertrade. Ce fut la seule circonstance, dit Éginhard, où un désaccord éclata entre Charlemagne et sa mère[25]. Mais ce désaccord mit fin à une situation équivoque, où les devoirs du roi étaient chaque jour exposés à se confondre, au détriment de l’intérêt public, ou à lutter, malgré la voix de la nature, avec les sentiments du fils. Charles s’affranchit tout à fait de la tutelle gouvernementale de sa mère, officiellement consacrée jusque-là par l’association du nom de Bertrade à celui de son fils dans les documents de chancellerie. Le jeune prince ne voulut plus régner que par la grâce de Dieu, et telle est la formule qu’il adopta dans ses protocoles, où son nom seul figura désormais avec le titre royal. La mort de Carloman, arrivant sur ces entrefaites, fit disparaître l’unique obstacle qui pouvait gêner encore la naissante ambition de Charlemagne et l’essor de son génie. Le second fils de Bertrade mourut le 4 décembre 771, à Samoucy, dans le Laonnois. L’aîné, en apprenant cette nouvelle, accourut à sa métairie de Corbeny, aux frontières du diocèse de Reims et de la province d’Austrasie, pour recevoir la part d’héritage que cet événement lui rendait. Pépin, on se le rappelle, rompant avec les traditions mérovingiennes, avait partagé entre ses deux successeurs, agréés par les leudes, non pas le territoire, mais l’administration de l’empire frank. Le décès de l’un conférait de plein droit au survivant l’autorité tout entière. Ainsi le comprirent les fidèles de Carloman, qui, à la suite de l’archichapelain Fulrad, abbé de Saint-Denis, et des comtes Varin et Adalhard, s’empressèrent de venir reconnaître les droits du chef unique de la monarchie[26]. Les enfants de Carloman, Siagrius et Pépin, encore au berceau, n’avaient aucun titre à l’héritage politique de leur père. Ni le principe national et absolu de la capacité, incompatible avec la faiblesse de leur âge, ni la cérémonie du sacre, devenue la source de la souveraineté pour la dynastie carolingienne, n’autorisaient la revendication d’un trône en leur faveur. Aussi n’eurent-ils point de partisans qui osèrent afficher une semblable prétention. Quelques-uns seulement des antrustions de Carloman, sans doute ceux qui s’étaient le plus compromis vis-à-vis de Charles dans la querelle des deux frères, refusèrent de se rallier à celui-ci. Le plus célèbre de ces opposants au pouvoir nouveau fut le duc Otker, chargé antérieurement de plusieurs missions diplomatiques auprès du saint-siège. Ils s’attachèrent à la vie aventureuse de Gerberge, qui s’en alla chercher un refuge à la cour du roi Desiderius. Précaution bien inutile, dit avec colère Charlemagne lui-même[27], quand il connut cet acte d’injurieuse défiance. En effet, si l’intérêt de la patrie, si même l’ambition lui faisait refuser une couronne à ses neveux, il n’avait, certes, à leur égard aucune intention criminelle. Son caractère, fier et dominateur, mais plein de droiture, répugnait aux petitesses de la jalousie et de la trahison. D’ailleurs il n’avait rien à craindre d’aussi faibles rivaux, et leur impuissance les protégeait assez. |
[1] Annales Loisel., — Eginardi. — Mettens., ap. D. Bouquet, t. V, p. 37, 200, 340.
[2] Monach. Engolism., Vita Karoli Magni, ap. D. Bouquet, t. V, p. 184.
[3] Annales Francor., ann. 769, ap. D. Bouquet, t. V.
[4] Eginh., Vita Karoli Magni, ap. D. Bouquet, t. V, p.91.
[5] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. générale de l’Église, t. XVII, ch. V, p. 392 et suiv.
[6] Ap. D. Bouquet, t. V. p. 534 et suiv.
[7] Anast., Lib. Pontific., ap. Darras, l. c., p. 395.
[8] Anast., Lib. Pontific., ap. Darras, l. c., p. 395.
[9] Labb., Concil., t. VI, col. 1722.
[10] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de L’Église, t. XVII, ch. V, p. 411 et suiv.
[11] Stephan. III, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 537, 538.
[12] La reine mère avait la première place dans les relations diplomatiques, ainsi que le témoigne cette suscription ordinaire des premières lettres du pape Étienne III : Domnœ religiosœ filiœ Bertradœ, Deo consecratœ, seu Domno excellentissimo filio Carolo, regi Francorum et patricio Romanorum, Stephanus papa. Ap. D. Bouquet, t. V, p. 537 et suiv.
[13] Stephan. III, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 538.
[14] Stephan. III, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 539.
[15] Etenim mitissimi et a Deo instituti benignissimi reges, jam Dei voluntate et consilio conjugio legitimo ex præceptione genitoris vestri copulati estis, accipientes de eadem vestra patria pulcherrimas conjuges. (Stephan. III, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 542.)
[16] Stephan. III, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 542.
[17] Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. V, p. 437.
[18] Stephan. III, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V. p. 541.
[19] Vid. D. Bouquet, t. V, p. 97, n.
[20] Annal. Loisel ; Annal. Francor. ; Chron. Moissac., ad 792, ap. D. Bouquet, t. V, p. 48, 65, 73 ; Paul. Diac., de Episcopis mettens., ibid., p. 191.
[21] Bolland., Acta B. Hildegardis reginæ, 30 april.
[22] Bolland., Acta S. Adalhardi, 2 januar.
[23] Darras, t. XVII, ch. V, p. 440.
[24] Monach. Sangall., de Gestia Caroli Magni, lib. II, cap. XXVI.
[25] Eginh., Vita Karoli Magni, cap. VIII.
[26] Eginh., Annales, ann. 771.
[27] Eginh., Annales, ann. 771.