754-768
L’ARMÉE franke était déjà arrivée au bord du Rhône, lorsque la dernière négociation, entamée avec Aistulf à la sollicitation du pape, suspendit sa marche. C’est à Vienne que Pépin, suivi jusque-là par toute sa famille, attendit le retour de ses ambassadeurs et reçut la réponse hautaine du roi des Langobards. Laissant Bertrade dans cette ville, il fit aussitôt avancer ses troupes vers les passages de la frontière italienne. Le prince-moine Carloman, qui s’était joint à l’expédition pour regagner avec plus de sécurité le mont Cassin, resta, lui aussi, à Vienne, retenu par les premières atteintes d’une fièvre qui ne tarda pas à l’emporter (17 août). Il parait que les deux fils de Pépin, malgré leur jeune âge, l’accompagnèrent au delà des monts, et que Charlemagne fit ainsi ses premières armes parmi les défenseurs du saint-siège. Si aucun texte contemporain ne le dit formellement, la preuve de ce fait, que les chroniqueurs ont passé sous silence, résulte clairement des lettres du pape Étienne, signalant la participation des deux jeunes princes à l’entreprise paternelle. Définitivement ouverte vers la fin de l’été 754, la campagne fut inaugurée et presque en même temps terminée par un coup décisif. Aistulf avait pris de solides positions dans le val de Suse, prêt à en défendre vigoureusement le passage. Mais le roi frank, arrêtant le gros de ses forces à Maurienne, n’eut besoin que d’une habile manœuvre d’avant-garde, mal expliquée d’ailleurs par les historiens, pour culbuter l’ennemi hors de ses retranchements. Ce fut une déroute complète, dit la chronique de Frédégaire. Une foule de ducs, de comtes et autres chefs langobards trouvèrent la mort sur le champ de bataille. Aistulf n’échappa qu’à grand’peine, en se laissant glisser le long d’une rampe escarpée, et courut, avec de misérables débris, s’enfermer dans Pavie. Son camp, avec les richesses et les provisions considérables qu’il contenait, tomba aux mains des vainqueurs. Dès lors rien n’empêcha les bataillons franks de défiler à travers les gorges du mont Cenis et de se répandre dans les vallées du Pô et du Tésin, où ils ravagèrent tout le pays et livrèrent les citadelles aux flammes. Aistulf se vit bientôt bloqué dans sa capitale, sans moyen sérieux de résistance et sans issue pour fuir. Le pape intervint alors de nouveau afin d’arrêter l’effusion du sang, et, cette fois, ses efforts furent couronnés de succès. Aistulf s’empressa d’acquiescer à toutes les propositions de paix qu’on lui offrit. Il s’engagea à faire au saint-siège toutes les restitutions qu’il lui devait, renonça à la possession de la Pentapole, Narni, Ceccano, et, en général, de tous les territoires qu’il avait usurpés. Il compta au roi Pépin une ‘somme de trente mille sous d’or, s’obligeant, en outre, à lui payer un tribut annuel de cinq mille sous, à vivre sous la suzeraineté franke et à ne faire aucun acte d’hostilité contre la république romaine. Ces diverses clauses furent jurées solennellement par le roi et par tous les grands de sa suite, dont quarante furent livrés en otage pour la garantie de la convention[1]. Pépin transporta sur-le-champ au pape la souveraineté des provinces cédées ; puis, ayant reçu la bénédiction du seigneur apostolique, qu’il renvoya en paix à Rome, lui-même rentra victorieux dans son royaume. Aucun corps de troupes frankes ne resta en Italie pour assurer l’exécution du traité de paix. Pépin, confiant plus que de raison dans la loyauté d’Aistulf, en dépit des appréhensions du souverain pontife, se contenta de faire accompagner celui-ci jusqu’à sa capitale par une escorte d’honneur, composée de l’élite de ses antrustions, sous la conduite du prince Hiéronyme (Jérôme), fils bâtard de Charles-Martel, et de l’archichapelain Fulrad. L’enthousiasme des Romains fut au comble à l’arrivée du pontife libérateur. Mais l’allégresse devait être de courte durée. Aistulf, en effet, ne s’était montré si accommodant sur les conditions de la paix que parce qu’il était résolu à ne pas les accomplir. Il avait hâte seulement d’éloigner l’ennemi. A peine les troupes de Pépin, rentrées en Gaule, avaient-elles été licenciées pour l’hivernage, que l’hériban langobard se formait autour d’Aistulf pour punir le pape de son alliance avec les étrangers. Au lieu d’être évacuées suivant les conventions, les provinces de la Pentapole et de l’exarchat furent soumises à une occupation plus rigoureuse, et quand, au bout de quelques jours, l’escorte franke quitta Rome, les hostilités avaient déjà recommencé. Fulrad emporta une lettre d’Étienne adressée aux seigneurs, ses très excellents fils, Pépin, roi et son compère spirituel, Charles et Carloman, aussi rois, tous trois patrices des Romains, dans laquelle il annonçait que l’intervention des Franks, loin d’assurer la tranquillité de la république romaine, n’avait fait qu’aggraver ses périls. Nous aurions désiré, très excellents fils, écrit le pape, retarder ce message. Mais Aistulf, roi des Langobards, ne cesse de nous susciter des tribulations, et notre cœur est accablé de douleur, notre esprit est plein de tristesse... notre compère spirituel, et vous, ses très doux fils ! pour répondre à la miséricorde de Dieu qui vous a, du ciel, envoyé la victoire, vous vous êtes efforcés de rétablir la juridiction de saint Pierre, et votre munificence a confirmé par un acte de donation les restitutions promises par Aistulf. Mais ce que nous avions prédit de la malice de ce roi impie s’est déjà réalisé, le parjure se joue de ses serments. Il n’a pas permis qu’un seul palme de territoire fût rendu à saint Pierre, à la sainte Église de Dieu ou à la république romaine. Quels maux il nous fait endurer depuis le jour de votre départ, de quels outrages il couvre la sainte Église de Dieu, aucune langue humaine ne saurait l’exprimer. Nous regrettons bien amèrement, très excellents fils, que vous n’ayez pas alors écouté nos observations et, les ayez traitées comme des illusions sans fondement... Dupes de votre confiance envers un roi inique, vous voyez maintenant violé par lui l’acte de donation émané de votre volonté. Je vous conjure, fils très excellents, au nom du Seigneur, de Notre-Dame, sa sainte et glorieuse mère, et du bienheureux Pierre, prince des apôtres, de qui vous tenez l’onction royale, d’avoir pitié de la sainte Église de Dieu, de faire exécuter la donation que vous avez offerte à votre protecteur et notre maître, le bienheureux Pierre, et de ne plus croire aux paroles captieuses et aux déclarations illusoires de ce misérable roi ni de ses agents. L’apôtre saint Paul dit : Il vaut mieux ne point faire de vœux que d’en négliger l’accomplissement. Nous vous avons confié tous les intérêts de la sainte Église de Dieu, et vous rendrez compte à Dieu et à saint Pierre, au jour terrible du jugement, de la manière dont vous aurez combattu pour sa cause et pour la restitution de ses domaines. Depuis longtemps cette noble mission vous était réservée, d’exalter l’Église et de fonder la juridiction du Prince des apôtres. Aucun de vos pères n’a mérité cette gloire, mais c’est vous que Dieu a choisis et appelés dès l’origine des temps. Hâtez-vous donc, car il est écrit : La foi se justifie par les œuvres. Notre fils, votre conseiller Fulrad, et ses compagnons vous feront connaître les tribulations que nous avons subies et auxquelles nous sommes journellement en butte. Prenez en main la cause de saint Pierre, afin que vous soyez victorieux en cette vie par la grâce de Dieu, et que, par l’intercession du Prince des apôtres, vous goûtiez plus tard les joies éternelles. Adieu, très excellents fils[2]. On à jugé intéressant de citer, dès le début de cet ouvrage, et en son entier, la première lettre d’Étienne II, non seulement parce que l’enfant de douze ans qui devait être Charlemagne y est associé déjà, en sa qualité de patrice, à la politique religieuse de Pépin, mais encore parce que le texte de ce document explique mieux que tous les commentaires la nature des relations existant, dès cette époque, entre le saint-siège opprimé et ses puissants alliés de France. Le pape, en réclamant le secours des rois carolingiens, n’hésite pas à leur rappeler que c’est à saint Pierre qu’ils doivent leur couronne, et que Dieu, les ayant choisis de préférence pour être les défenseurs de l’Église, leur demandera compte de ce qu’ils auront fait en faveur de son vicaire. On voit ainsi de quel côté il place l’obligation. Le ton général de cette pièce est bien celui du pasteur suprême des chrétiens, indiquant à des fidèles le devoir qui s’impose à leur conscience. Certes, il y a loin de cette situation aux théories accréditées de nos jours par tant d’ouvrages, d’ailleurs considérables mais animés de préoccupations politiques en contradiction avec l’histoire, sur l’effacement et même la vassalité où les papes se seraient tenus vis-à-vis de leurs bienfaiteurs carolingiens, en échange de services qui n’auraient procuré, du reste, au saint-siège qu’une dotation territoriale sans souveraineté proprement dite. Il ne faut pas oublier que le document qui précède, ainsi que les extraits de la correspondance pontificale offrant le même caractère qui trouveront leur place dans le cours de ce récit, ont été recueillis et conservés à la postérité par les soins de Charlemagne lui-même, c’est-à-dire du puissant empereur dont on a voulu faire un tuteur ombrageux et despotique de la papauté, à la manière des Césars du moyen âge, et selon l’idéal si déplorablement poursuivi par Napoléon à l’égard de Pie VII ! Quelques semaines plus tard, à la fin de décembre, nouveau message, conçu dans le même sens, mais plus pressant encore, et confié à l’évêque de Nomentum, Villarius, l’année précédente, avait accompagné le pape dans son voyage en Gaule. Non content de retenir l’exarchat et la Pentapole, Aistulf avait lancé ses troupes sur le duché de Rome, rassuré désormais du côté des Alpes, dont les neiges rendaient, pour de longs mois, le passage impraticable à une armée. Il voulait mettre à profit cette inaction forcée des Franks pour achever d’absorber la Péninsule, et c’était une lutte à mort qu’il engageait avec la papauté, gardienne de l’indépendance romaine. Le ter janvier, les bandes langobardes, ayant ravagé la Toscane, venaient mettre le siége devant la Ville éternelle, et, pendant cinquante-cinq jours, le blocus fut si étroit que le pape ne put faire sortir aucun courrier. Sa situation était pleine d’angoisses. Plusieurs fois, le roi fit crier par ses hérauts aux défenseurs des remparts : Ouvrez-moi une de vos portes, livrez-moi votre pontife, et je vous traiterai avec indulgence. Sinon, je renverse ces murailles et vous passe tous au fil de l’épée. Nous verrons qui pourra vous tirer de mes mains[3]. Il ne fallait qu’un traître pour fournir à l’ennemi le moyen d’accomplir ses desseins perfides. Heureusement ni la trahison ni la peur ne provoquèrent de défaillances au sein d’une population livrée aux horreurs d’un siége, et menacée, pour prix de son courage, des plus terribles représailles : tant la haine de la domination langobarde était un sentiment universel et véritablement national ! Les assiégeants semblaient prendre à tâche de justifier et d’accroître leur réputation de barbarie, en foulant aux pieds les lois les plus sacrées de la religion et de l’humanité. Les invasions des hordes païennes qui avaient submergé l’empire depuis trois siècles n’avaient pas répandu dans la campagne romaine autant de ruines et d’épouvante que cette incursion d’un peuple qui se proclamait chrétien. Le fer et le feu venaient, sous sa main, de transformer en désert toutes les localités suburbaines. Les églises étaient réduites en cendres, et les soldats d’Aistulf, émules des Grecs, avaient pris plaisir à livrer aux flammes les images pieuses. Ils allaient jusqu’à mêler les hosties consacrées avec leurs aliments dans les marmites du bivouac, et à se les partager dans des festins sacrilèges. Leur brutalité, s’exerçant sur des vierges arrachées des cloîtres et sur de jeunes mères que ne protégeaient pas les cris de leurs petits enfants suspendus à la mamelle, témoignait assez de la nécessité d’une intervention étrangère pour sauver d’un cataclysme irréparable le foyer sacré de civilisation qui n’avait pas cessé jusque-là de rayonner sur le monde. Telle fut la pensée qui inspira un nouveau message du pape, que, le 24 février, trois envoyés réussirent à emporter vers la libre terre des Gaules, en s’échappant de Rome par la voie de mer. Tableau navrant des- crimes des assiégeants et de la grandeur du désastre matériel et moral inséparable de leur triomphe, l’appel du pontife s’adressait non plus seulement aux rois, mais à tous les guerriers de la nation franke et à leurs pasteurs religieux. Le mallum national du printemps était proche. Il ne suffisait pas de réchauffer le zèle de Pépin pour la cause du saint-siège : il fallait porter la conviction et l’enthousiasme dans cette réunion militaire. Secrètement gagnés par les intrigues de la cour de Pavie ou indifférents à des événements qu’ils ne considéraient que comme une crise de politique étrangère, nombre de leudes d’en deçà des Alpes avaient manifesté, on l’a vu, au début de la première expédition, une vive répugnance à se mêler des affaires de l’Italie. Il importait donc de leur faire comprendre l’intérêt éminemment religieux de cette intervention. Le pape trouva, pour y réussir, une haute et féconde inspiration. Élevant la question au-dessus de toutes considérations humaines, s’effaçant lui-même pour ne laisser en cause que le vicaire de Jésus-Christ, il écrivit une lettre, au nom même de l’apôtre saint Pierre, aux défenseurs privilégiés de son Église. L’appel de saint Pierre et de son représentant fut entendu dans le royaume carolingien. « En apprenant la trahison d’Aistulf, dit le continuateur de Frédégaire, Pépin ne put dissimuler son indignation : il résolut de rentrer en Italie et convoqua son armée. » Aussitôt après le mallum national, il franchit de nouveau les Alpes, culbutant, comme l’année précédente, les défenseurs du val de Suse. Aistulf, abandonnant alors sa folle entreprise du siége de Borne, courut se renfermer dans sa capitale, qui ne tarda pas à voir, pour la seconde fois, les bataillons franks se presser autour de ses murs, grossis encore des contingents baïvares, que leur duc Tassilon s’était empressé d’amener par les montagnes de la Rhétie, à la convocation de son oncle et suzerain, Pépin. Les grands vassaux de Germanie et des Gaules n’osaient plus refuser leurs services au fils tout-puissant de Charles-Martel. A peine débloquée, Rome recevait dans ses murs deux ambassadeurs de Constantinople : le protosyncelle Grégoire et le silentiaire Jean, chargés de négocier le retour à l’empire grec des territoires arrachés à la conquête langobarde. Ils s’alarmèrent en apprenant de la bouche d’Étienne l’intervention de Pépin et le projet de remaniement politique de la Péninsule manifesté dans sa déclaration de Quierzy. Surpris, ou du moins feignant l’incrédulité à cette nouvelle, ils obtinrent du pape qu’il les fit transporter en Gaule par la voie de mer pour la vérifier et surtout pour en conjurer l’effet. Quand ils débarquèrent à Marseille, Pépin était déjà devant Pavie, arbitre du sort d’Aistulf et près de recevoir sa capitulation. Le protosyncelle l’y rejoignit en grande hâte, mais sa démarche demeura sans aucun résultat. En vain offrit-il de la part de sa cour les plus riches présents pour que l’exarchat de Ravenne fût rétabli dans la dépendance de Constantinople : Aucune raison, répondit Pépin, ne me fera enlever de nouveau ces provinces au pouvoir du bienheureux Pierre, à la juridiction de l’Église romaine et du pontife assis sur le siége apostolique. Je jure que si je me suis tant de fois exposé au hasard des batailles, dans cette lutte contre Aistulf, ce n’est pas pour des intérêts humains, mais uniquement par amour envers le bienheureux Pierre et afin d’obtenir le pardon de mes péchés. Tous les trésors du monde ne me feraient pas retirer au Prince des apôtres ce que je lui ai une fois offert[4]. Au défaut des considérations religieuses, la prudence la plus élémentaire, d’accord d’ailleurs avec l’équité, devait dicter au vainqueur une semblable réponse. Rattacher à l’empire les provinces italiennes convoitées par les Langobards, t’eût été éterniser la guerre. Rejetée avec horreur par ces peuples, qu’elle ne savait que tyranniser et non défendre, l’autorité de Byzance n’avait plus aucun fondement en deçà de l’Adriatique. C’étaient ses anciens sujets qui avaient prononcé sa déchéance, et la décision du roi frank ne faisait que donner une légitime et nécessaire satisfaction à leurs aspirations, clairement exprimées depuis un quart de siècle. La paix fut accordée à Aistulf aux mêmes conditions que l’année précédente : seulement, à la restitution consentie par lui il dut ajouter deux places nouvelles, Comacchio et Narni. L’archichapelain Fulrad reçut mission de son maître d’aller prendre possession, au nom du pape, des vingt-deux villes reconquises ; puis il vint solennellement en déposer les clefs sur la Confession de saint Pierre, en même temps que le nouvel acte de cession, rédigé par Aistulf[5]. Ce document, consécration définitive des préliminaires de Quierzy, fut conservé dans les archives du Vatican, où, au siècle suivant, Anastase, gardien fidèle de ce dépôt, signalait encore sa présence et en transcrivait les clauses, pour les insérer clans sa vaste compilation des fastes pontificaux (Liber Pontificalis). Dès lors les États du pape étaient constitués et avaient pris une existence internationale, si l’on peut ainsi parler. Toutefois il s’en fallait que les Langobards, deux fois vaincus, fussent résignés à l’exécution du traité. Malgré la remise des clefs des villes de la Pentapole et de l’exarchat, malgré ses propres serments, Aistulf n’avait pas encore cessé d’exercer la souveraineté dans une grande partie des territoires cédés, lorsque, l’année d’après, il mourut d’un accident de chasse (756). On voit combien la situation alors avait peu avancé, par cette lettre d’Étienne : Que Dieu te bénisse, écrivait-il à Pépin, qu’il protége tes aimables enfants, mes fils spirituels, les seigneurs Charles et Carloman, institués par Dieu rois des Franks et patrices des Romains, avec leur mère très chrétienne, l’excellente reine, ta douce épouse, fidèle servante de Dieu, notre commère spirituelle ; que Dieu multiplie votre race, qu’il la bénisse à jamais, qu’il la maintienne sur le trône, qu’il garde prospère sous votre autorité toute la nation des Franks... Je t’implore à genoux, et te prie en toute confiance de continuer à travailler au bien de l’Église et de faire restituer intégralement à ta mère spirituelle, la sainte Église, le reste des cités et des territoires qui obéissaient autrefois à un même gouvernement, afin d’assurer la tranquillité du peuple que vous avez sauvé des mains de ses ennemis. Notre fils aimé de Dieu, Fulrad, votre fidèle, en observant l’état des choses, a pu se rendre compte que ce peuple ne peut subsister sans l’union sous un même pouvoir des territoires qui ont toujours eu des destinées politiques communes... Le tyran Aistulf, le bourreau des chrétiens, le destructeur des églises, vient d’être frappé par la justice de Dieu et précipité dans le gouffre de l’enfer... Grâce à la providence de Dieu et à l’intercession de saint Pierre, sous tes auspices et par les soins de notre fils Fulrad, ton fidèle Desiderius, homme très doux (vir milissimus), a été choisi pour roi des Langobards. En présence de Fulrad, il a juré de restituer à saint Pierre le reste de ses villes : Faënza, Imola, Osimo, Ancône et Umano, avec leurs territoires ; puis il nous a promis, par l’entremise du duc Garinod et de Grimoald, de nous rendre la cité de Bologne et de demeurer toujours en paix avec cette Église de Dieu et avec notre peuple : il a témoigné de sa fidélité à votre trône, que Dieu protége ! et il nous a demandé de prier ta bonté de nouer avec lui et avec toute la nation des Langobards des liens de concorde et de paix[6]. Intervention aussi fatale que généreuse du pontife, que la promptitude de sa mort, arrivée le 26 avril 757, empêcha seule d’assister à l’écroulement prochain de ses rêves pacifiques. Son protégé, cet homme si doux au moment de l’élection, si humble devant le pape et le roi des Franks, c’était le Didier de nos chroniques romanes, le perfide continuateur de la politique d’Aistulf, qui devait jouer et perdre sans retour, dans une lutte d’intrigues contre Charlemagne, non seulement sa couronne, mais l’existence de la monarchie langobarde. Quels que fussent, au début, les sentiments réels de Desiderius et les secrets calculs de son ambition dans le choix et la pondération de ses alliances, les événements l’entraînèrent presque aussitôt dans la politique antiromaine qui était la tradition de ses devanciers. Les deux duchés de Spolète et de Bénévent, avant-postes infidèles du royaume langobard, avaient profité du changement de règne pour reprendre leurs vieux rêves d’indépendance. Leurs ducs avaient secoué la suzeraineté du trône électif de Pavie, et celui de Spolète s’était même confédéré avec les autres États de la république romaine. Desiderius accusa, on ne sait sur quels fondements, le saint-siège d’avoir favorisé cette révolte, et Paul Ier, frère et successeur d’Étienne, avait ceint la tiare depuis un an à peine quand il vit de nouveau la guerre déchaînée autour de sa capitale. Une prompte et terrible expédition du roi fit rentrer d’abord Spolète dans le devoir, et comme les Bénéventins opposaient une plus longue résistance, Desiderius invoqua contre eux le secours des Grecs, offrant, en retour, à l’empereur de l’aider à reconquérir l’exarchat. Un ambassadeur de Constantin Copronyme promit le débarquement d’une flotte à Otrante. La coalition des ennemis du saint-siège, dénoncée aussitôt par Paul à son patrice, avait déjà, de son côté, dirigé ses vues et ses intrigues vers la cour franke et travaillé à endormir sa surveillance. Constantin Copronyme, plus apte à soutenir le Langobard par la diplomatie que par les armes, avait dépêché auprès de Pépin un émissaire, dont les riches présents, sinon les plans politiques probablement de beaucoup de mystère, obtenaient alors en Gaule le plus vif succès. Il avait offert à la chapelle royale les premières orgues qu’on eût encore vues en Occident, et cette merveille excitait parmi les barbares un prodigieux enthousiasme. Mais il n’y avait pas là de quoi faire chanceler un seul instant la résolution du monarque, quand le motif des prévenances byzantines lui eut été révélé. Le pape, d’ailleurs, ne négligeait rien pour tenir en éveil le zèle de la famille carolingienne. Nous avons trois lettres qu’il écrivit en ces circonstances aux deux fils de Pépin. Elles méritent d’être citées ici ; car, outre qu’elles prouvent la présence des deux jeunes princes parmi les combattants des premières campagnes d’Italie, elles fournissent un intéressant exemple du ton de paternelle autorité avec lequel le pape s’adressait à celui qui devait être Charlemagne. Elles peuvent servir aussi à accentuer une fois de plus le caractère de déférence religieuse qui domine dans tous les actes de la monarchie carolingienne en faveur de l’indépendance temporelle du saint-siège. La première de ces lettres est ainsi conçue : Aux seigneurs, ses très nobles et très excellents fils, Charles et Carloman, rois des Franks et patrices des Romains, Paul pape. Jadis Dieu tout-puissant, considérant l’affliction de son peuple d’Israël, opprimé par les impies Égyptiens, eut pitié de lui et lui envoya son serviteur Moïse, dont il se servit pour opérer des miracles et des prodiges, tirer son peuple de la servitude, lui donner des lois et le conduire en la terre du repos, si longtemps désirée. Il lui adjoignit Josué, chargé de combattre les combats du Seigneur, et tant d’autres adorateurs zélés de son saint nom, qu’il donna comme protecteurs aux Hébreux. Mais il n’y eut aucun d’eux en qui sa divine Majesté mit ses complaisances .comme dans le roi David, dont il dit : C’est le serviteur selon mon cœur, et je l’ai oint de l’huile sainte. Aussi lui accorda-t-il, à lui et à sa postérité, de posséder à jamais un trône glorieux. De même, très excellents et très nobles fils, que Dieu a faits rois, ce Dieu, notre Seigneur, a mis ses complaisances en Vos Excellences très chrétiennes. Vous sanctifiant dès le sein de votre mère, il vous a élevés au plus haut faîte de la puissance royale ; il a envoyé son apôtre le bienheureux Pierre, en la personne de son vicaire, pour vous oindre de l’huile sainte, vous et votre très excellent père ; il vous a comblés de bénédictions célestes et vous a donné la mission d’exalter et de défendre énergiquement la sainte Église catholique et apostolique, ainsi que l’orthodoxie de la foi chrétienne. Déjà remplis de la grâce du Saint-Esprit et aidés des secours d’en haut, vous avez, très excellents fils, apporté tous vos efforts à l’accomplissement de cette tâche, et, grâce à votre dévouement et aux combats que vous avez livrés pour elle, la sainte Église de Dieu, votre mère spirituelle, délivrée des embûches de ses ennemis, se réjouit en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Vos actions pieuses ont éclaté aux yeux de Dieu, et vos noms sont écrits au céleste royaume, avec ceux des rois David et Salomon et de ses autres grands serviteurs. Redevable à vos services du relèvement du saint-siège, notre cœur nous pousse, très chrétiens et très chers fils, à nous tenir au courant de votre prospérité et à nous en réjouir dans le Seigneur. C’est pourquoi notre affection paternelle vous adresse, dans ces lettres apostoliques, ses salutations, et sera heureuse de recevoir les vôtres par notre fidèle messager, Pierre, premier défenseur de notre sainte Église, que nous envoyons vers Vos Excellences. Nous vous prions de l’accueillir avec bienveillance, et de nous procurer l’assurance et la joie de vous savoir en bonne santé. Nous invitons instamment Vos Excellences, très chers fils, à marcher sur les traces de vos pieux parents, de votre bisaïeul, de votre grand-père et de votre très excellent père, le grand roi à qui Dieu a donné la couronne, et de la très excellente reine votre mère, que Dieu conserve ! Ils se sont montrés, plus que tous les autres rois, fidèles à Dieu et à saint Pierre et leurs mérites brillent dans le royaume céleste. A ces causes, nous supplions le Dieu de toute miséricorde de vous couvrir de sa grâce protectrice, de vous accorder des règnes longs et prospères, d’étendre les limites de vos États, de vous envoyer d’en haut la victoire, d’abattre à vos pieds vos ennemis et, après le trône terrestre, de vous en donner un dans le ciel pendant l’éternité des siècles. Adieu[7]. A ce témoignage d’affection et de confiance, venant de si haut récompenser leur jeune courage, Charles et son frère firent une réponse, malheureusement perdue, empreinte de toute la généreuse ardeur de leur âge. Elle leur valut peu après la lettre suivante du pontife, où se manifeste, avec une appréhension plus intense des périls de l’Église, un degré plus intime de familiarité et presque d’abandon à l’égard de ses précoces défenseurs. Vous ajoutez un merveilleux éclat à la splendeur du rang suprême en donnant au monde ce spectacle d’enfants d’une race illustre qui s’illustrent encore par des actions pieuses et par la noblesse de leur vie. De ce divin privilège la naissance ne vous a donné qu’une moitié, et vous tirez l’autre de vos œuvres. Et quoi d’étonnant si vous êtes ornés de tant de gloire, puisqu’il est écrit : La postérité des justes sera bénie ! Nous glorifions et nous louons la clémence de notre Dieu, qui vous a comblés des grâces du Saint-Esprit et a fait de vous ses prédestinés dès avant votre naissance ; car ceux qu’il prévoit, il les prédestine ; ceux qu’il prédestine, il les appelle ; ceux qu’il appelle, il les exalte. (Rom., VIII, 30.) Et Dieu vous a réellement exaltés dans sa miséricorde en vous sacrant rois par l’entremise de son apôtre saint Pierre, en vous constituant les défenseurs de la sainte Église et de la foi orthodoxe, afin qu’associés aux mérites de cette fonction de votre père très chrétien, vous ayez part à la magnifique récompense qui lui sera décernée dans le ciel et que vous soyez comptés dans l’assemblée des saints. Le premier défenseur, Pierre, notre envoyé, revenu de la Gaule, nous a remis la lettre que vous nous adressez. En la lisant, l’allégresse inondait notre cœur. Vous y témoignez, très excellents fils, de la résolution de persévérer toujours dans votre attachement à saint Pierre, à votre mère spirituelle, la sainte Église de Dieu, et à nous, et de combattre énergiquement pour la défense de l’Église et de la foi orthodoxe. A la vérité, nous avons besoin, très excellents rois, de nous confier à votre fidélité ; car c’est en vous, après Dieu, que nous plaçons notre espoir suprême. Que Dieu tout-puissant, qui est riche en miséricordes, vous conduise à l’âge d’hommes, qu’il vous accorde des jours longs et heureux, qu’il vous prête la force de son bras, qu’il vous rende victorieux de toutes les nations barbares, qu’il étende les frontières de votre royaume et qu’il fasse asseoir sur votre trône puissant les descendants de votre illustre race jusqu’à la fin des temps, pour l’exaltation éternelle de sa sainte Église universelle et pour la défense de la foi orthodoxe. Je vous prie, très excellents fils, d’imiter votre père très chrétien, de suivre ses traces agréables à Dieu et de vous appliquer comme lui à achever la bonne œuvre que vous avez entreprise, en combattant comme des hommes avec lui, afin que la sainte Église de Dieu arrive à la plénitude de ses triomphes ; que, saint Pierre ayant recouvré par votre aide ce qui lui appartient, vous obteniez aussi, par l’intervention de ce Prince des apôtres, votre récompense dans le ciel, et que votre nom demeure glorieux à travers les siècles dans la mémoire des hommes ! Que Dieu tout-puissant, qui d’un mot a tiré toutes choses de rien, vous rende dociles à ses commandements, qu’il dirige vos pensées selon ses desseins, qu’il vous donne la prudence et l’habileté nécessaires au gouvernement d’un empire, qu’il abaisse devant vous les nations rivales, et qu’après vous avoir donné en cette vie les honneurs du trône, il vous accorde la joie des récompenses célestes[8]. Les jeunes princes, ayant exprimé, dans un nouveau message, le regret de ne pouvoir mettre au service de leur père spirituel opprimé d’autre secours que celui de leurs faibles bras, reçurent cette gracieuse réponse : Les religieux abbés Drochtegang et Wulfard nous ont rendu le message de Vos Excellences. Il vous est pénible, dites-vous, de n’avoir pu remettre aux porteurs quelques offrandes pour nous. Eh ! qu’est-ce donc que les présents par lesquels vous penseriez nous être plus agréables, très doux et très aimants fils, et très victorieux rois ! Il ne saurait y en avoir qui nous fussent plus précieux que l’assurance de votre prospérité et de vos succès. Notre vrai trésor est dans la satisfaction de vos triomphes ; car ils sont le gage du triomphe de la sainte Église de Dieu, de la défense de la foi orthodoxe et de l’inébranlable protection que nous attendons de vous[9]. Quand le pape écrivait ces lignes, où respire une sérénité inaccoutumée, le danger de l’invasion langobarde était écarté, du moins pour un temps. Pépin n’avait pas même eu besoin de tirer l’épée, et l’occasion, peut-être secrètement désirée, avait manqué au jeune Charles de justifier ses récentes protestations de dévouement. Il avait suffi de l’arrivée de deux ambassadeurs franks, l’archevêque de Rouen, Remedius, fils naturel de Charles-Martel, et le comte Otker, pour contraindre Desiderius à l’exécution de ses engagements. L’empire, en effet, avait cette fois encore fait l’aveu de son irrémédiable décadence militaire ; l’année écoulée, nulle voile grecque ne paraissait en vue du port d’Otrante, lieu fixé pour le débarquement des impériaux. Ainsi abandonné d’un côté et pressé de l’autre, le roi de Pavie n’eut qu’à se résigner au parti que lui dictait l’infériorité de ses forces. Il commença, au mois d’avril 759, la restitution effective, à la république romaine, -des cités et territoires que lui attribuaient ses traditions et les traités. Toutefois cette restitution, paralysée de mille manières et traînée en longueur, dans l’attente de quelque événement qui lui permît de se dédire, ne devait être terminée qu’au bout de sept ans ! II Lorsque la nouvelle des premières concessions de Desiderius fut apportée par une lettre pontificale à Pépin, patrice des Romains, ce prince, par un autre triomphe, non moins heureux, de sa politique, venait de rendre à la chrétienté, sur la terre même des Gaules, un des plus signalés services qu’elle eût reçus de sa race. Le fils de Charles-Martel, complétant l’œuvre de son père, ressaisissait enfin, en 759, après quarante-huit ans de domination musulmane, la Septimanie, qui comprenait presque tout notre Languedoc. L’expédition de 752 avait préparé l’affranchissement politique de cette contrée, en déterminant la formation au sein de la population gothique, et avec l’appui de la monarchie carolingienne, d’un parti de résistance nationale contre les Sarrasins. La lutte sourde et continue de ce parti, secondée par les déchirements intérieurs de l’islamisme, avait amené insensiblement la délivrance complète du territoire jusqu’aux Pyrénées. Dans sa nouvelle conquête, Pépin se retrouvait aux prises avec son éternel rival, le duc d’Aquitaine, qui, lui aussi, avait essayé de profiter de l’affaiblissement de la puissance musulmane pour s’emparer de la Septimanie, et qui, ne pardonnant pas aux seigneurs du pays de lui préférer le roi du Nord, les en avait châtiés par des incursions cruelles. Aux yeux du chef aquitain et de ses soldats, prétendant représenter la plus vieille population indigène des provinces méridionales, les Goths, comme les Franks, n’étaient que des envahisseurs barbares et des ennemis presque aussi exécrés que les sectateurs de Mahomet. Pépin, au lieu de poursuivre d’abord par les armes la réparation de ses griefs, eut recours aux négociations pacifiques. Ses ambassadeurs vinrent, en 760, demander à Vaïfer de cesser ses entreprises et ses exactions sur les domaines ecclésiastiques qu’il avait usurpés, de payer le wehrgeld (composition pécuniaire) des Goths, sujets de la couronne franke, qu’il avait fait mourir dans les combats ou dans les supplices, et enfin de restituer à leur maître les nombreux leudes, déserteurs de la truste royale, auxquels sa cour servait d’asile. Vaïfer, comme il fallait s’y attendre, ne répondit que par un refus hautain. Pépin alors déclara la guerre, bien résolu à supprimer l’autonomie de l’Aquitaine, incompatible avec la possession de la Septimanie et la paix du royaume. Mais Vaïfer n’était pas homme à soutenir la lutte avec cette obstination loyale. Surpris et vaincu dès la première campagne et réduit à demander grâce, il fit sa soumission sans réserve et prêta tous les serments qu’on voulut. Puis, au printemps d’après, trouvant une occasion facile de prendre sa revanche, à la suite du licenciement anticipé de l’armée franke, il envahit et ravagea la Bourgogne, dégarnie de troupes, et revint à la hâte comme un larron chargé de butin. Cette audacieuse violation de la foi jurée fut le signal des terribles guerres du Midi, principale œuvre militaire de Pépin, et où l’indépendance aquitanique devait périr pour jamais : lugubre et monotone série de dévastations systématiques et d’égorgements sans merci, qui remplit de sang et de ruines, durant sept années consécutives, les riches provinces d’entre la Loire et la Garonne. Les, impitoyables lois de la politique étouffèrent de part et d’autre la voix de l’humanité. L’unité future de la nation française était à ce prix ! Convoquant et rassemblant à la hâte ses contingents dispersés, Pépin fond sur l’Aquitaine. Il emmenait avec lui son fils aîné, Charles[10], déjà entré dans sa vingtième année et qu’il était temps de former à la grande guerre. Cette campagne de l’automne 761, non moins foudroyante que celle de l’année précédente, fut féconde pour le jeune prince en leçons de toutes sortes. Vaïfer ne tenta pas d’arrêter l’irruption par une bataille rangée. Il avait compté disputer le terrain pied à pied en jetant de solides garnisons dans les citadelles de sa frontière. Rien ne put résister à l’ardeur de vengeance des Franks et à la supériorité de science militaire développée chez eux par la forte discipline des chefs carolingiens. L’art des singes se relevait alors de l’abaissement où il était tombé depuis la disparition des armées régulières de l’empire romain. Les châteaux de Bourbon (l’Archambauld) et de Chantelle, postes avancés de l’Arvernie, furent emportés d’assaut et livrés aux flammes, et leurs défenseurs emmenés en captivité. La puissante cité d’Auvergne fie tarda pas à avoir le même sort, malgré l’héroïque résistance de sa garnison vasconne et la position formidable de sa forteresse de Clermont, dont elle prit plus tard le nom. Pépin, dit un annaliste, voulait épargner la ville. Mais telle était la fureur des soldats victorieux, qu’au mépris des ordres du roi la place fut incendiée. Une grande partie de la garnison périt dans les flammes ; tout le reste, hommes, femmes et enfants, fut passé au fil de l’épée. Entre les Franks et les Vascons, races également belliqueuses et fières, toute rencontre devait être un carnage et aboutir à l’extermination du plus faible. On le vit bien, seize ans plus tard, à Roncevaux. Le triomphe de l’insubordination militaire dans l’exécution de Clermont montra au jeune Charles ce qu’il restait à faire, même après les grands progrès réalisés en ce sens par ses aïeux, pour dompter dans la nation l’esprit général d’anarchie, legs funeste des longues dissensions mérovingiennes. L’épouvante ouvrit aux vainqueurs toutes les places d’Auvergne et de Limousin, et les Franks, à leur tour, en regagnant leurs hivernages, ne laissèrent derrière eux qu’un pays horriblement dépouillé et saccagé. Les deux campagnes suivantes, où le jeune Charles continua de faire l’apprentissage de son rude métier de roi, portèrent les armes victorieuses de son père jusqu’à Cahors. Rien ne restait debout sur le passage de cet ouragan humain. Non content de détruire les citadelles et les villas publiques de Vaïfer, Pépin fit arracher les vignobles de la vallée de la Vezère, les plus fertiles et les plus savoureux que l’on connût alors dans cette région du sud-ouest, et dont la réputation précéda de longtemps celle des vins de Bordeaux. Il sentait qu’il n’y avait que la ruine totale du pays qui pût réduire ces indomptables populations romanes du Midi à subir le joug des hommes du Nord. Les intrigues politiques ne servaient pas mieux que la fortune des batailles la cause désespérée des Aquitains. Leur chef eut beau pousser à la défection le jeune et versatile Tassilon, la retraite inopinée des Baïvares n’arrêta pas la marche des Franks, et Vaïfer, pour qui cette diversion était la seule chance de salut, fut de nouveau contraint de solliciter la paix. Il réclama l’intégrité de son territoire, s’engageant à payer tous les tributs et revenus annuels que les rois franks avaient autrefois tirés de l’Aquitaine (763). Pépin refusa. Il n’admettait aucun partage avec son rival. Toutefois la nécessité de surveiller la Germanie, que Tassilon travaillait à soulever, en retenant l’armée franke durant tout l’été de 764 en observation le long du Rhin, procura néanmoins à Vaïfer une année de répit. C’était sans doute tout ce qu’il avait souhaité d’obtenir par ses négociations ; car, dès le printemps 765, ce fut lui qui reprit l’offensive. Les trois corps de troupes qu’il lança à la fois sur la Touraine, le Lyonnais et la Septimanie furent également repoussés avec pertes. Pour comble, la soumission de Tassilon, survenue sur ces entrefaites, le laissant seul exposé aux coups du roi, l’obligea à concentrer ses forces décimées. Il se replia derrière la Dordogne, après avoir démantelé toutes ses places au nord de cette ligne. Pépin n’eut qu’à prendre possession, presque sans coup férir, des provinces abandonnées, où il établit des gouverneurs et des garnisons à demeure. Les sauvages retraites du Périgord et du Quercy ne devaient pas protéger longtemps l’infortuné défenseur de l’indépendance de la Gaule méridionale. Dès l’année d’après, Pépin, l’enveloppant du côté de l’est, lui enlevait Toulouse, sa capitale, et occupait le cours de la Garonne. La noblesse aquitaine et même vasconne embrassait en masse le parti du vainqueur. La conquête du pays était moralement accomplie. Cernée de tous côtés, traquée à travers ses montagnes boisées et jusqu’au fond des cavernes des rochers, la petite troupe restée fidèle à Vaïfer était vouée à une destruction prochaine. Elle déshonora par un crime son héroïque résistance. Les compagnons du duc proscrit achetèrent leur grâce en assassinant leur chef (2 juin 768). Ainsi finit le royaume d’Aquitaine, reproduction factice du type de la monarchie romaine, assez analogue, quoique moralement bien supérieur, au régime mérovingien. En proie aux discordes intestines, impuissant contre les invasions musulmanes, il était fatalement condamné à perdre son autonomie ; car il n’était ni assez chrétien ni assez guerrier pour prendre son rang et pour le soutenir parmi les États libres du moyen âge. III La guerre d’Aquitaine était venue à point pour fournir à Desiderius le moyen de se dégager vis-à-vis du saint-siège. Il ne manqua pas de mettre à profit cette diversion. D’ailleurs, la vieille alliance conclue vingt ans auparavant entre Hunald et Aistulf subsistait toujours entre leurs .successeurs, fondée sur la communauté d’intérêt des Langobards et des Aquitains plus que sur les convenances personnelles de leurs chefs, et resserrée encore par le formidable accroissement de puissance que la nouvelle dynastie avait donné à la France. Le jeune duc des Baïvares, Tassilon, jaloux, lui aussi, de gouverner en souverain son duché héréditaire, n’avait pas cessé de sympathiser avec les ennemis de son oncle, lors même qu’il était contraint de marcher contre eux. On a vu comment, en 763, dès qu’il vit la résistance opiniâtre des méridionaux balancer les chances du succès, il osa de nouveau manifester ses sentiments séparatistes en désertant l’armée d’invasion. Embrassant également à cette époque l’empire grec, la quadruple alliance, bien qu’elle fût tout expectante, plus occupée d’intrigues que de combats, et qu’elle ne fournît aucun secours militaire à Vaïfer, ne laissait pas de susciter des embarras à Pépin. Elle faisait surtout gravement échec à sa politique en Italie. La position de Paul Ier était singulièrement difficile. Pendant que Desiderius le tenait en quelque sorte prisonnier dans Borne, surveillait la frontière des Gaules et interceptait ses courriers, l’empereur Constantin Copronyme, ayant le champ libre, recommençait à essayer sur l’esprit du roi frank les habiletés diplomatiques familières à la cour byzantine, et s’appliquait à semer la mésintelligence entre lui et le pontife, condamné au silence. Or en même temps Tassilon, éclairé sur l’impuissance de la coalition et désespérant de reconquérir pour cette fois encore l’indépendance de ses États, s’adressait justement au pape afin d’obtenir, par son intercession, sa rentrée en grâce auprès de son suzerain. Délicate mission, faite pour exciter davantage les colères du roi langobard et lui faire redoubler sa surveillance. Les émissaires pontificaux réussirent cependant à la déjouer, et, en 764, les communications étaient rétablies entre la cour de Rome et le camp du monarque carolingien. Paul apprit alors par un envoyé Frank la démarche de l’ambassade grecque et son échec complet ; Pépin même lui transmit le texte des lettres impériales qu’il avait reçues. Nous sommes impuissant, répondit-il, à vous témoigner notre reconnaissance pour le sincère attachement que vous portez à votre mère spirituelle la sainte Église de Dieu, et à notre faiblesse... Vous nous assurez que ni flatteries ni promesses ne parviendront à vous détourner de l’amour et de la fidélité que vous avez jurés au Prince des apôtres et à son vicaire. Nous avons déjà fait l’expérience de votre inébranlable constance, et elle s’est assez affirmée par des actes ; nous sommes convaincu que l’offre même de tous les trésors du monde ne ferait pas fléchir votre âme héroïque ; car c’est vous que le Dieu tout-puissant a choisi entre les rois du siècle, vous en qui il a mis toutes ses complaisances, pour que votre épée protége contre ses ennemis la sainte Église romaine, universelle, tête de toutes les églises et fondement de la foi chrétienne[11]. L’année d’après, lorsque la guerre se rallumait avec plus de fureur en Aquitaine, elle menaça aussi d’embraser la Péninsule. Le bruit se répandit, soudain que la flotte grecque, attendue depuis six ans par Desiderius, avait enfin mis à la voile. Le pape se hâta d’en donner avis à Pépin. Que Votre Excellence sache que nous avons été informé, par des personnes toutes dévouées à la sainte Église, que six patrices, envoyés de Constantinople contre nous avec trois cents vaisseaux, vont débarquer en Sicile. Quel est le but de cet armement et quelle en a été la cause ? Nous ne le savons pas au juste. On nous annonce seulement que la flotte doit vous attaquer après nous, et effectuer une descente en Gaule[12]. Cette nouvelle, on le vit bientôt, n’était qu’une manœuvre du roi langobard, à la faveur de laquelle il pensait amener le pape à transiger sur l’exécution des traités de restitution. Il n’y réussit point, quoiqu’à la terreur des représailles byzantines il crût bon d’ajouter lui-même des actes de guerre ouverte, et qu’il se fût remis à piller le territoire pontifical. Loin de rien céder de ses droits à l’intimidation et à la violence, Paul en appela au roi des Franks, garant des traités[13]. Il ne lui demanda pas de soldats, seulement des négociateurs munis de ses instructions expresses. Tant il savait qu’une simple parole venue de la France suffirait à désarmer son rival ! La confiance du pape fut pleinement justifiée. Privé encore une fois de ses auxiliaires extérieurs, voyant Tassilon s’humilier de lui-même, l’Aquitaine abandonner la cause désespérée de Vaïfer, l’empire tourner sa diplomatie, sa seule arme, du côté du plus fort, et rechercher des alliances de famille avec la dynastie carolingienne, Desiderius n’eut qu’à faire sa soumission, heureux de conserver sa couronne. Il laissa donc les commissaires franks, d’accord avec les légats pontificaux et- les représentants des cités de la Pentapole, régler les détails de la nouvelle division territoriale de la Péninsule[14]. Cette opération était à peine terminée, que Paul Ier mourait, le 28 juin 767. IV Pépin ne lui survécut qu’une année environ. Atteint de la fièvre à Saintes, aussitôt après avoir achevé d’organiser l’administration de l’Aquitaine, il sentit tout d’abord que son heure était venue, et il se prépara à la mort en chrétien, plein d’humilité et de foi. Il voulut mettre ses derniers moments sous la protection des grands patrons de son royaume. Dans cette pensée, il se fit transporter sur son lit de douleurs au tombeau de saint Martin, à Tours ; puis au monastère de Saint-Denis, où il rendit l’âme, le 24 septembre 768. Ses deux fils, Charles et Carloman, l’y ensevelirent, comme il le leur avait recommandé, sous le porche extérieur de la basilique, à la place où les pénitents se tenaient prosternés durant les cérémonies sacrées. A ce trait on reconnaît que la royauté du moyen âge, celle de saint Louis, est déjà inaugurée. La Providence avait mesuré juste à Pépin le temps de réaliser l’unité politique de la Gaule. Grâce à lui, du Rhin aux Pyrénées et des Alpes à l’Océan, l’empire frank ne connaissait plus, moins de trente ans après Charles-Martel, d’autre domination héréditaire que celle de la famille carolingienne. Mais cette œuvre capitale de sa vie était bien précaire. En dépit du génie des chefs qu’elle s’était donnés, la société issue de l’invasion germanique n’avait pas encore le sens de la magistrature royale, conception d’origine toute romaine. Aussi ne dépendit-il pas de ses conseillers, attachés par routine ou par ambition personnelle aux errements mérovingiens, que le fondateur de la seconde dynastie ne défit lui-même dans son testament l’unité qui lui avait coûté tant de travaux. Les leudes convoqués en assemblée nationale à Saint-Denis, autour de son lit de mort, réclamèrent, selon l’usage, l’attribution d’un royaume particulier à chacun des fils de leur roi électif. Si l’on en croit Éginhard, ils auraient même subordonné à ce démembrement du territoire national la reconnaissance du droit successoral des deux jeunes princes. Les Franks, dit-il, ayant fait solennellement une assemblée générale, les prirent tous deux pour rois, à cette condition qu’ils partageraient également tout le corps du royaume[15]. Heureusement Pépin, à l’inspiration sans doute du clergé, dont l’influence est là évidente, sut donner au parti aristocratique une apparente satisfaction, qui n’eut cependant ni le caractère ni les conséquences fatales des partages de la première race. Le principe de la division fut, en effet, maintenu, mais elle ne porta que sur le domaine utile et non sur la monarchie elle-même. Soumis à une sorte de duumvirat, l’empire n’en continua pas moins de former un seul État, centralisé pour le gouvernement, quoique ses provinces fussent groupées, quant à la perception des taxes publiques et à certains détails d’administration secondaire, en deux apanages ou dotations territoriales distinctes. Cet arrangement de famille eut d’ailleurs si peu de conséquence dans le système gouvernemental proprement dit, que les chroniqueurs, même les plus rapprochés du partage, ne sont pas d’accord sur sa base géographique. Suivant Éginhard, elle aurait été la même en 768 qu’en 741, et Charles aurait obtenu les territoires autrefois dévolus à son père, tandis que les provinces du premier Carloman auraient échu au second. Mais Éginhard, peu au courant, comme il l’avoue lui-même, de ce qui concernait la jeunesse de Charlemagne, et n’ayant écrit ses souvenirs que dans un âge avancé, quand il ne restait plus de témoins de cette première époque, commet ici une erreur manifeste. De nombreux documents diplomatiques prouvent, en effet, que Charles, du vivant de son frère, exerçait une action administrative directe dans les pays qui avaient formé le royaume de leur oncle. De fait il était naturel qu’étant l’aîné il obtînt le premier lot, celui des régions de l’Est, assigné pareillement autrefois à l’aîné des fils de Charles-Martel. Cette opinion s’appuie sur le témoignage formel du continuateur de Frédégaire, auteur tout à fait contemporain, dont l’ouvrage fut composé à la demande du comte Nibelung, cousin de Pépin le Bref. Elle résulte en même temps de la comparaison raisonnée des textes historiques avec les documents émanés des chancelleries des fils de Pépin. Par cette méthode, un critique savant et ingénieux est parvenu à tracer, avec une précision presque mathématique, la ligne de démarcation des deux grands départements administratifs de la France créés par l’assemblée de Saint-Denis. Voici d’ailleurs les conclusions de son travail : « En résumé, Charles obtint le nord et l’ouest du royaume de Pépin, et Carloman le sud-est. Ce partage peut paraître singulier au premier abord ; mais il faut se rappeler que ce royaume se composait de deux parties bien distinctes : l’une où les Franks se trouvaient en grand nombre ; l’autre conquise, mais non occupée par eux. Pépin dut diviser séparément chacune de ces parties pour distribuer également les leudes et les terres entre ses fils, et en même temps pour les intéresser tous à la conservation de l’Aquitaine, sa récente conquête... La limite des deux États semble avoir été, pour la Gaule occidentale, celle qui avait séparé les anciennes provinces romaines et qui séparait encore les provinces ecclésiastiques, savoir : celles d’Auch, de Bordeaux, de Tours, de Rouen d’une part ; celles de Narbonne, de Bourges et de Sens de l’autre. La province de Reims fut fractionnée en deux parties, séparées à peu près par le cours de l’Oise. A Charles échurent les diocèses de Térouenne, Tournay, Cambrai, Arras, Amiens, Beauvais et Noyon ; à Carloman, ceux de Laon, Soissons, Senlis, Reims et Châlons. La province de Mayence, qui s’étendait sur les deux rives du Rhin, et dont les diocèses de Cologne, de Liége et d’Utrecht faisaient encore partie à cette époque, appartint presque en entier à Charles ; mais son frère posséda les provinces de Trèves, de Lyon, de Besançon, de Vienne, d’Arles, d’Aix et d’Embrun[16]. Loin donc de respecter, cette fois, les limites des anciens royaumes rivaux d’Austrasie, de Neustrie et de Bourgogne, on s’était, au contraire, appliqué à prévenir l’isolement et l’indépendance réciproque des deux souverains. Leurs domaines respectifs, accolés longitudinalement avec des frontières factices, se complétaient l’un l’autre au point de vue politique et stratégique, et cette situation les mettait eux-mêmes dans la nécessité de se prêter un appui mutuel. Bien des causes de conflit étaient encore inhérentes à ce compromis bizarre entre les traditions de l’époque barbare et les tendances plus rationnelles de la nouvelle dynastie. On avait bien pu mesurer et répartir avec égalité les territoires ; mais le moyen de maintenir l’équilibre des influences dans le domaine resté indivis de la puissance publique ? Il était aisé de prévoir que le moins entreprenant ou le moins habile des deux frères ne tarderait pas à descendre au rôle d’un roi fainéant. |
[1] Annal. Franc., citées ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XV Il, p. 295, note.
[2] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 486.
[3] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V.
[4] Anast. Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. III.
[5] Gosselin, du Pouvoir du pape au moyen âge, p. 243.
[6] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 756.
[7] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V.
[8] Stephan. Il, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 516.
[9] Stephan. Il, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 517.
[10] Annales Pelaviens., ann. 761, ap. D. Bouquet, t. V, p. 136.
[11] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 524.
[12] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 526.
[13] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 528.
[14] Stephan. II, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 529.
[15] Eginh., Vita Karoli Magni, cap. III.
[16] Krœber, Partage du royaume des Francs entre Charlemagne et Carloman, ap. Biblioth. de l’École des chartes, IVe série, t. II, p. 341.