HISTOIRE DE LA COMMUNE DE PARIS

PREMIÈRE PARTIE. — LA RÉVOLUTION DU 18 MARS

 

CHAPITRE III. — LES PRINCIPES ET LES IDÉES DU PROLÉTARIAT PENDANT LA RÉVOLUTION DU 18 MARS.

 

 

APRÈS la conduite honnête et modeste du Comité Central, on aurait naturellement pu supposer qu'il aurait eu l'approbation du monde politique et de la presse. Eh bien, il n'en a pas été ainsi : à la nouvelle de la convocation des électeurs tous les membres du gouvernement, et de l'assemblée de Versailles ont jeté les hauts cris, tous ont crié à l'usurpation, à l'anarchie, à la démagogie ! Les journaux ont protesté contre la conduite du Conseil Central de la garde nationale, qui, selon eux, n'avait pas le droit de convoquer les électeurs, et usurpait la souveraineté du peuple en le faisant. Et, mettant aussitôt en pratique leurs théories réactionnaires et jésuitiques, 21 journaux publièrent, en y adhérant, la protestation suivante :

Considérant que la convocation des électeurs constitue un acte de souveraineté nationale, qui ne peut- être accompli que par les pouvoirs émanant du suffrage universel ;

Considérant que le comité établi à l'Hôtel-de-Ville n'a en conséquence ni droit, ni qualité pour faire une telle convocation ;

Les représentants des journaux considèrent la convocation fixée au 22 courant, jour des élections, comme nulle et non avenue, et engagent les électeurs à ne point la prendre en considération.

Ont signé :

Le Journal des Débats, Le Constitutionnel, L'E lecteur-Libre, La Petite Presse, La Vérité, Le Figaro, Le Gaulois, Paris-journal, Le Petit-journal, Le National, L'Univers, La Cloche, La Patrie, Le Français, Le Bien-Public, Le Journal des Villes et des Campagnes, Le Journal de Paris, Le Moniteur Universel, La France-Nouvelle, La Gazette de France, Le Monde.

 

Cet appel ouvert à la désobéissance et à la résistance au décret du Comité Central de la garde nationale, était une véritable excitation à la guerre civile, et aurait pu être réprimé comme telle par le Comité.

Ce dernier était, comme nous l'avons dit, régulièrement issu de la libre élection de 215 bataillons de la garde nationale sur 265 ; il représentait donc incontestablement la grande majorité de la garde nationale, comprenant tous les citoyens. Et sous l'empire du suffrage universel et du gouvernement des majorités, personne ne pouvait lui contester sérieusement son droit. Personne mieux que le Conseil Central ne représentait la souveraineté du peuple de Paris. Il avait donc le droit incontestable de convoquer les électeurs pour la nomination d'une assemblée communale, et c'était en outre son devoir le plus strict, et toute l'argumentation de la presse réactionnaire contre ce droit et ce devoir était sans aucune valeur.

Et non-seulement le Conseil Central avait le droit pour lui, mais encore il disposait de la force, puisque l'armée appelée à agir contre lui avait refusé de le faire et s'était jointe à la garde nationale pour servir la cause du Conseil Central.

Il eut été bien facile à ce dernier s'il l'eut voulu de punir sévèrement les rédacteurs des 21 journaux qui avaient osé publier la protestation, véritable excitation à la guerre civile, que nous venons de citer. Eh bien, il ne le fit pas. Il préféra user de mansuétude et de longanimité en ne poursuivant pas cette presse coupable, coutumière de toutes les réactions et de toutes les violences. Il se contenta de faire publier au Journal Officiel l'avertissement suivant :

Après les excitations à la guerre civile, les injures grossières et les calomnies odieuses, devait nécessairement venir la provocation ouverte à la désobéissance aux décrets du gouvernement siégeant à l'Hôtel-de-Ville, régulièrement élu par l'immense majorité des bataillons de la garde nationale de Paris, 215 sur 265 environ.

Plusieurs journaux publient en effet aujourd'hui une provocation à la désobéissance à l'arrêté du Comité Central de la garde nationale, convoquant les électeurs pour le 22 courant afin d'élire l'assemblée communale de la ville de Paris.

Cette pièce est un véritable attentat contre la souveraineté du peuple de Paris, commis par les rédacteurs de la presse réactionnaire.

Comme il a déjà été déclaré, le Comité Central de la garde nationale siégeant à l'Hôtel-de-Ville respecte la liberté de la presse, c'est-à-dire le droit qu'ont tous les citoyens de contrôler, de discuter et de critiquer ses actes, à l'aide de tous les moyens de publicité. Mais il entend faire respecter les décisions des représentants de la souveraineté du peuple de Paris, et il ne permettra pas impunément que l'on y porte atteinte plus longtemps, en continuant à exciter à la désobéissance à ses décisions et à ses décrets.

Une répression sévère sera la conséquence de tels attentats, s'ils continuent à se produire.

P. VÉSINIER, délégué au Journal Officiel.

 

Le Comité Central de la garde nationale publiait de son côté la remarquable déclaration suivante, que nous recommandons à l'attention de nos lecteurs :

FÉDÉRATION RÉPUBLICAINE DE LA GARDE NATIONALE.

Organe du Comité Central.

Si le Comité Central de la garde nationale était un gouvernement, il pourrait, pour la dignité de ses électeurs, dédaigner de se justifier. Mais, comme sa première affirmation a été de déclarer : qu'il ne prétendait pas prendre la place de ceux que le souffle populaire avait renversés, tenant par simple honnêteté à rester exactement dans la limite expresse du mandat qui lui a été confié, il est néanmoins un composé de personnalités, qui ont le droit de se défendre.

Enfant de la République, qui écrit sur sa devise le grand mot de Fraternité, il pardonne à ses détracteurs ; mais il veut détromper les honnêtes gens qui ont accepté la calomnie par ignorance.

Il n'a pas été occulte : ses membres ont mis leurs noms à toutes ses affiches. Si ces noms étaient obscurs, ils n'ont pas fui la responsabilité, et elle était grande.

Il n'a pas été inconnu, car il était issu de la libre expression des suffrages de deux cent quinze bataillons de la garde nationale.

Il n'a pas été fauteur de désordres, car la garde nationale, qui lui a fait l'honneur d'accepter sa direction, n'a commis ni excès ni représailles ; elle s'est montrée imposante et forte par la sagesse et la modération de sa conduite.

Et pourtant les provocations n'ont pas manqué ; et pourtant le gouvernement n'a cessé, par les moyens les plus honteux, de tenter l'essai du plus épouvantable des crimes : la guerre civile.

Il a calomnié Paris, et a ameuté contre lui la province.

Il a armé contre nous nos frères de l'armée, qu'il a fait mourir de froid sur nos places, tandis que leurs foyers les attendaient.

Il a voulu nous imposer un général en chef.

Il a, par des tentatives nocturnes, tenté de nous désarmer de nos canons, après avoir été empêché par nous de les livrer aux Prussiens.

Il a, enfin, avec le concours de ses complices effarés de Bordeaux, dit à Paris : Tu viens de te montrer héroïque ; or, nous avons peur de toi, donc nous t'arrachons ta couronne de capitale !

Qu'a fait le Comité Central pour répondre à ces attaques ? Il a fondé la Fédération ; il a prêché la modération, disons le mot, la générosité ; au moment où l'attaque armée commençait, il disait à tous : Jamais d'agression ! et ne ripostez qu'à la dernière extrémité !

Il a appelé a lui toutes les intelligences, toutes les capacités ; il a demandé le concours du corps des officiers ; il a ouvert sa porte chaque fois que l'on y frappait au nom de la République.

De quel côté étaient donc le droit et la justice ? De quel côté était la mauvaise foi ?

Cette histoire est trop courte et trop près de nous, pour que chacun ne l'ait pas encore à la mémoire. Si nous l'écrivons à la veille du jour où nous allons nous retirer, c'est, nous le répétons, pour les honnêtes gens, qui ont accepté légèrement des calomnies dignes seulement de ceux qui les avaient lancées.

Un des plus grands sujets de colère de ces derniers contre nous est l'obscurité de nos noms. Hélas ! bien des noms étaient connus, très-connus, et cette notoriété nous a été bien fatale ! . . .

Voulez-vous connaître un des derniers moyens qu'ils ont employés contre nous ? Ils refusaient du pain aux troupes qui ont mieux aimé se laisser désarmer que de tirer sur le peuple. Et ils nous appellent assassins, eux qui punissaient les refus d'assassinat par la faim !

D'abord, nous le disons avec indignation : la boue sanglante dont on essaye de flétrir notre honneur est une ignoble infamie. Jamais un arrêt d'exécution n'a été signé par nous ; jamais la garde nationale n'a pris part à l'exécution d'un crime.

Quel intérêt y aurait-elle ? Quel intérêt y aurions-nous ?

C'est aussi absurde qu'infâme.

Au surplus, il est presque honteux de nous défendre. Notre conduite montre, en définitive, ce que nous sommes.

Avons-nous brigué des traitements ou des honneurs ? Si nous sommes inconnus, ayant pu obtenir, comme nous l'avons fait, la confiance de 215 bataillons, n'est-ce pas parce que nous avons dédaigné de nous faire une propagande ? La notoriété s'obtient à bon marché : quelques phrases creuses ou un peu de lâcheté suffit ; un passé tout récent l'a prouvé.

Nous, chargés d'un mandat qui faisait peser sur nos têtes une terrible responsabilité, nous l'avons accompli sans hésitation, sans peur, et dès que nous voici arrivés au but, nous disons au peuple qui nous a assez estimés pour écouter nos avis, qui ont souvent froissé son impatience : Voici le mandat que tu nous as confié : là où notre intérêt personnel commence, notre devoir finit ; fais ta volonté. Mon maître, tu t'es fait libre. Obscurs, il y a quelques jours, nous allons rentrer obscurs dans tes rangs, et montrer aux gouvernants que l'on peut descendre, la tête haute ; les marches de ton Hôtel-de-Ville, avec la certitude de trouver au bas l'étreinte de ta loyale et robuste main.

Les Membres du Comité Central :

ANT. ARNAUD, ASSY, BILLORAY, FERRAT, BABICK, ED. MOREAU, C. DUPONT, VARLIN, BOURSIER, MORTIER, GOUHIER, LA VALETTE, FR. JOURDE, ROUSSEAU, CH. LULLIER, HENRI FORTUNÉ, G. ARNOLD, VIARD, BLANCHET, J. GROLLARD, BARROUD, H. GERESME, FABRE, BERGERET, BOUIT.

 

Le Journal Officiel contenait en outre une adresse aux départements pleine de convenance et de modération, dans laquelle les événements de la capitale étaient exposés avec autant de simplicité que de vérité ; voici ce document, dont la publication produisit le meilleur effet en province :

Aux Départements.

Le peuple de Paris, après avoir donné, depuis le 4 septembre, une preuve incontestable et éclatante de son patriotisme et de son dévouement à la République, après avoir supporté avec une résignation et un courage au dessus de tout éloge les souffrances et les luttes d'un siège long et pénible, vient de se montrer de nouveau à la hauteur des circonstances présentes par le courage et le dévouement que la patrie était en droit d'attendre de lui.

Par son attitude calme, imposante et forte, par son esprit d'ordre républicain, il a su rallier l'immense majorité de la garde nationale, s'attirer les sympathies et le concours actif de l'armée, maintenir la tranquillité publique, éviter l'effusion du sang, réorganiser les services publics, respecter les conventions internationales et les préliminaires de paix.

Il espère que toute la presse reconnaîtra et constatera sa modération et son honnêteté, son courage et son dévouement, et que les calomnies ridicules et odieuses répandues depuis quelques jours en province cesseront.

Les départements, éclairés et désabusés, rendront justice au peuple de la capitale, et ils comprendront que l'union de toute la nation est indispensable au salut commun.

Les grandes villes ont prouvé, lors des élections de 1869 et du plébiscite, qu'elles étaient animées du même esprit républicain que Paris : les nouvelles autorités républicaines espèrent donc qu'elles lui apporteront leur concours sérieux et énergique dans les circonstances présentes, et qu'elles les aideront à mener à bien l'œuvre de régénération et de salut qu'elles ont entreprise au milieu des plus grands périls.

Les campagnes seront jalouses d'imiter les villes. La France tout entière, après les désastres qu'elle vient d'éprouver, n'aura qu'un but : assurer le salut commun.

C'est là une grande tâche, digne du peuple français, et il n'y faillira pas.

La province, en s'unissant à la capitale, prouvera à l'Europe et au monde tout entier que la France veut éviter toute division intestine, toute effusion de

Les pouvoirs actuels sont essentiellement provisoires, et ils seront remplacés par un conseil communal qui sera élu mercredi prochain, le 22 courant.

Que la province se hâte donc d'imiter l'exemple de la capitale en s'organisant d'une façon républicaine, et se mette au plus tôt en rapport avec elle au moyen de délégués.

Le même esprit de concorde, d'union, d'amour républicain, nous inspirera tous. N'ayons qu'un espoir, qu'un but : le salut de la patrie et le triomphe définitif de la République démocratique, sociale, un et indivisible.

Le délégué au Journal Officiel.

 

Le rédacteur en chef de l'organe officiel du Comité Central, délégué à ce journal, avait aussi publié un article sur le prolétariat et sur la bourgeoisie, dans lequel il définissait le rôle que la première de ces classes sociales était appelée à jouer dans la révolution qui venait de s'accomplir.

Nous empruntons cet article, avec les réflexions qui l'accompagnent, à un journal bonapartiste qui l'a reproduit. Il est selon nous très-intéressant de voir juger les hommes de la Commune par les défenseurs de l'Empire, et l'appréciation de ces derniers est d'autant plus curieuse qu'elle s'adresse au rédacteur en chef du Journal Officiel, qui est un des ennemis les plus acharnés de l'Empire. Il a combattu à outrance le coup d'État du deux-décembre 1851, et il a été condamné à la transportation.

L'auteur des réflexions qui accompagnent la citation de l'article du Journal Officiel ignorait cela.

Voici le document en question, précédé et suivi des appréciations du journaliste impérialiste :

Accorderons-nous aujourd'hui notre attention à ce gouvernement infâme, dont le premier soin, après avoir perfidement et maladroitement provoqué Paris, a été d'annoncer à ses préfets qu'il s'est empressé de se mettre en sûreté à Versailles ?

D'autres que les morts la réclament en ce moment.

Accorderons-nous notre attention à ces journalistes, qui après avoir applaudi au Quatre-septembre, condamnent, impitoyablement le Dix-huit mars, sans même paraître avoir conscience de l'étroite solidarité de ces deux dates ?

D'autres que la vénalité impuissante et le cynisme audacieux la réclament en ce moment.

Accorderons-nous notre attention à ces députés de Paris qui, frappés d'épouvante par leur œuvre, la désavouent à Versailles, et abandonnent à lui-même le peuple qu'ils ont égaré, de peur d'avoir à se placer demain entre sa poitrine et les boulets que M. Thiers fait fondre pour la trouer ?

D'autres que les hypocrites et les lâches la réclament en ce moment.

C'est aux vainqueurs du gouvernement de M. Thiers ; c'est aux adversaires logiques d'une assemblée usurpatrice ; c'est aux justiciers instinctifs d'une presse condamnée à l'égout ; c'est aux instruments enfin affranchis de trente meneurs politiques, démasqués par leur propre victoire, que nous voulons consacrer aujourd'hui notre attention, dit l'écrivain bonapartiste.

Nous tenons d'abord à reproduire la remarquable réplique opposée par le Moniteur du Comité Central à ses accusateurs. La voici, telle qu'elle a paru lundi à Paris :

 

Les journaux réactionnaires continuent à tromper l'opinion publique, en dénaturant avec préméditation et mauvaise foi les évènements politiques dont la capitale est le théâtre depuis trois jours. Les calomnies les plus grossières, les inculpations les plus fausses et les plus outrageantes sont publiées contre les hommes courageux et désintéressés qui, au milieu des plus grands périls, ont assumé la lourde responsabilité du salut de la République.

L'histoire impartiale leur rendra certainement la justice qu'ils méritent, et constatera que la Révolution du 18 mars est une nouvelle étape importante dans la marche du progrès.

D'obscurs prolétaires, hier encore inconnus, et dont les noms retentiront bientôt dans le monde entier, animés d'un amour profond de la justice et du droit, d'un dévouement sans borne à la France, s'inspirant de ces généreux sentiments et de leur courage à toute épreuve, ont résolu de sauver à la fois la patrie envahie et la liberté menacée. Ce sera là leur mérite devant leurs contemporains et devant la postérité.

Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques.

Ils ont usé du pouvoir que le peuple a remis entre leurs mains avec une modération et une sagesse qu'on ne saurait trop louer.

Ils sont restés calmes devant les provocations de leurs ennemis, et prudents en présence de l'étranger.

Ils ont fait preuve du plus grand désintéressement et de l'abnégation la plus absolue. A peine arrivés au pouvoir, ils ont eu hâte de convoquer dans ses comices le peuple de Paris, afin qu'il nomme immédiatement une municipalité communale dans les mains de laquelle ils abdiqueront leur autorité d'un jour.

Il n'est pas d'exemple dans l'histoire d'un gouvernement provisoire qui se soit plus empressé de déposer son mandat dans les mains des élus du suffrage universel.

En présence de cette conduite si désintéressée, si honnête et si démocratique, on se demande avec étonnement comment il peut se trouver une presse assez injuste, malhonnête et éhontée pour déverser la calomnie, l'injure et l'outrage sur des citoyens respectables, dont les actes ne méritent jusqu'à ce jour qu'éloge et qu'admiration.

Les amis de l'humanité, les défenseurs du droit, victorieux ou vaincus, seront donc toujours les victimes du mensonge et de la calomnie ?

Les travailleurs, ceux qui produisent tout et ne jouissent de rien, ceux qui souffrent de la misère accumulée, fruit de leur labeur et de leurs sueurs, devront-ils donc sans cesse être en butte à l'outrage ?

Ne leur sera-t-il jamais permis de travailler à leur émancipation sans soulever contre eux un concert de malédictions ?

La bourgeoisie, leur aînée, qui a accompli son émancipation il y a plus de trois-quarts de siècle, qui les a précédés dans la voie de la Révolution, ne comprend-elle pas aujourd'hui que le tour de l'émancipation du prolétariat est arrivé ?

Les désastres et les calamités publiques dans lesquels son incapacité politique et sa décrépitude morale et intellectuelle ont plongé la France devraient pourtant lui prouver qu'elle a fini son temps, qu'elle a accompli la tâche qui lui avait été imposée en 89, et qu'elle doit sinon céder la place aux travailleurs, au moins les laisser arriver à leur tour à l'émancipation sociale.

En présence des catastrophes actuelles, il n'est pas trop du concours de tous pour nous sauver.

Pourquoi donc continue-t-elle avec un aveuglement fatal et une persistance inouïe à refuser au prolétariat sa part légitime d'émancipation ?

Pourquoi lui conteste-t-elle sans cesse le droit commun ; pourquoi s'oppose-t-elle de toutes ses forces et par tous les moyens au libre développement des travailleurs ?

Pourquoi met-elle sans cesse en péril toutes les conquêtes de l'esprit humain accomplies par la grande révolution française ?

Si depuis le 4 septembre dernier la classe gouvernante avait laissé un libre cours aux aspirations et aux besoins du peuple ; si elle avait accordé franchement aux travailleurs le droit commun, l'exercice de toutes les libertés ; si elle leur avait permis de développer toutes leurs facultés, d'exercer tous leurs droits et de satisfaire leurs besoins ; si elle n'avait pas préféré la ruine de la patrie au triomphe certain de la République en. Europe, nous n'en serions pas où nous en sommes et nos désastres eussent été évités.

Le prolétariat, en face de la menace permanente de ses droits, de la négation absolue de toutes ses légitimes aspirations, de la ruine de la patrie et de toutes ses espérances, a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir.

C'est pourquoi il a répondu par la révolution aux provocations insensées et criminelles d'un gouvernement aveugle et coupable, qui n'a pas craint de déchaîner la guerre civile en présence de l'invasion et de l'occupation étrangères.

L'armée, que le pouvoir espérait faire marcher contre le peuple, a refusé de tourner ses armes contre lui, elle lui a tendu une main fraternelle et s'est jointe à ses frères.

Que les quelques gouttes de sang versé, toujours regrettables, retombent sur la tête des provocateurs de la guerre civile et des ennemis du peuple, qui, depuis près d'un demi-siècle, ont été les auteurs de toutes nos luttes intestines et de toutes nos ruines nationales.

Le cours du progrès, un instant interrompu, reprendra sa marche, et le prolétariat accomplira, malgré tout, son émancipation !

VÉSINIER, délégué au Journal Officiel.

 

Ce langage ne contraste-t-il pas, de la façon la plus favorable pour son auteur, avec celui que tinrent les hommes du Quatre-septembre, que tenait hier le gouvernement de M. Thiers, et que les députés de Paris eussent assurément prêté aux travailleurs, s'ils avaient eu le courage d'accepter la direction d'une révolution qui devra ses proportions encore inconnues à leur lâcheté enfin évidente ?

Il y a loin de ces déclarations précises, de ces prétentions modestes, de ces sentiments désintéressés et patriotiques aux mensonges imposés au télégraphe, aux forfanteries ambitieuses, aux exigences dictatoriales, aux sentiments égoïstes de MM. Favre, Thiers et Floquet.

Nous déshonorions hier gratuitement l'auteur de cet article en le mettant au rang de ces hommes. Les lignes que nous venons de reproduire nous obligent à déclarer que nous avons eu tort. Le délégué au Journal Officiel est un honnête homme. MM. Thiers, Favre et Floquet ne sont pas d'honnêtes gens.

 

Le Comité Central des vingt arrondissements de Paris a aussi publié sous la forme d'un manifeste un programme très-remarquable des réformes à accomplir par la Commune.

Voici ce document :

Manifeste du Comité des Vingt Arrondissements.

Paris, par la Révolution du 18 mars, par l'effort spontané et courageux de sa garde nationale, a reconquis son autonomie, c'est-à-dire le droit d'organiser sa force publique, sa police et son administration financière.

Au lendemain de la défaite sanglante et désastreuse que la France vient de subir, comme le châtiment de soixante-dix ans d'empire, de monarchie, de réaction cléricale, parlementaire, autoritaire et conciliatrice, notre patrie se relève, ressuscite, commence une vie nouvelle et reprend la tradition des anciennes Communes et de la Révolution française ; cette tradition lui a donné la victoire et mérité le respect et la sympathie des nations dans le passé, lui donnera l'indépendance, la richesse, la gloire pacifique, et l'amour des peuples dans l'avenir.

Jamais heure ne fut plus solennelle. Cette révolution que nos pères ont commencée et que nous achevons, poursuivie à travers les siècles avec tant d'abnégation et d'héroïsme par les artisans du moyen-âge, par les bourgeois de la renaissance, par. les combattants de 1789, qui a coûté la vie à tant de héros glorieux ou obscurs, va se consommer sans lutte sanglante, par la toute puissance de la volonté populaire qui se prononcera souverainement en déposant son bulletin dans l'urne.

Pour assurer le triomphe de l'idée révolutionnaire et communale dont nous poursuivons le pacifique accomplissement, il importe d'en déterminer les principes généraux et d'en formuler le programme que vos mandataires devront réaliser et défendre.

La Commune est la base de tout état politique, comme la famille est l'embryon de la société.

Elle doit être autonome, c'est-à-dire se gouverner et s'administrer elle-même suivant son génie particulier, ses traditions, ses besoins, exister comme personne morale conservant dans le groupe politique, national et spécial, son entière liberté, son caractère propre, sa souveraineté complète, comme l'individu au milieu de la cité.

Pour s'assurer le développement économique le plus large, l'indépendance et la sécurité nationale et territoriale, elle peut et doit s'associer, c'est-à-dire se fédérer avec toutes les autres communes ou associations de communes qui composent la nation. Elle a, pour la décider, les affinités de race, de langage, la situation géographique, la communauté de souvenirs, de relations et d'intérêts.

L'autonomie de la commune garantit au citoyen la liberté, l'ordre à la cité ; et la fédération de toutes les communes augmente par la réciprocité, la force, la richesse, les débouchés et les ressources de chacune d'elles, en la faisant profiter des efforts de toutes.

C'est cette idée communale poursuivie depuis le douzième siècle, affirmée par la morale, le droit et la science qui vient de triompher le 18 mars 1871.

Elle implique, comme forme politique, la République, seule compatible avec la liberté et la souveraineté populaire.

La liberté la plus complète de parler, d'écrire, de se réunir et de s'associer.

Le respect de l'individu et l'inviolabilité de sa pensée.

La souveraineté du suffrage universel, restant toujours maître de lui-même et pouvant se convoquer et se manifester incessamment.

Le principe de l'élection appliqué à tous les fonctionnaires ou magistrats.

La responsabilité des mandataires, et, par conséquent, leur révocabilité permanente.

Le mandat impératif, c'est-à-dire précisant et limitant le pouvoir et la mission du mandataire.

En ce qui concerne Paris, ce mandat peut être, ainsi déterminé :

Réorganisation immédiate des districts de la cité, suivant la situation industrielle et commerciale de chaque quartier.

Autonomie de la garde nationale, formée de tous les électeurs, nommant tous ses chefs et son état-major général, conservant l'organisation civile et fédérative représentée par le Comité Central, et à laquelle la Révolution du 18 mars doit son triomphe.

Suppression de la préfecture de police. Surveillance de la cité exercée par la garde nationale placée sous les ordres immédiats de la Commune.

Suppression, quant à Paris, de l'armée permanente, aussi dangereuse pour la liberté civique qu'onéreuse pour l'économie sociale.

Organisation financière qui permette à la ville de Paris de disposer intérieurement et librement de son budget, sous réserve de sa part de contributions dans les dépenses générales et services publics, et qui répartisse suivant le droit et l'équité les charges du contribuable d'après les services reçus.

Suppression de toutes subventions favorisant les cultes, les théâtres, ou la presse.

Propagation de l'enseignement laïque, intégral, professionnel, conciliant la liberté de conscience, les intérêts, les droits de l'enfant avec les droits et la liberté du père de famille.

Ouverture immédiate d'une vaste enquête, établissant la responsabilité incombant aux hommes publics dans les désastres qui viennent d'accabler la France ; précisant la situation financière, commerciale, industrielle et sociale de la cité, le capital et la force dont elle dispose, les ressources dont elle jouit, et fournissant les éléments d'une liquidation générale et amiable nécessaire à l'acquittement de l'arriéré et à la reconstitution du crédit.

Organisation d'un système d'assurance communale contre tous les risques sociaux, y compris le chômage et la faillite.

Recherche incessante et assidue des moyens les plus propres à fournir au producteur le capital, l'instrument de travail, les débouchés et le crédit, afin d'en finir pour toujours avec le salariat et l'horrible paupérisme, afin d'éviter à jamais le retour des revendications sanglantes et des guerres civiles, qui en sont les conséquences fatales.

Tel est le mandat que nous donnons et que nous vous demandons, citoyens, de donner à vos élus. S'ils le remplissent comme ils le doivent, avec intelligence et fidélité, Paris sera devenu, par la Révolution radieuse et fraternelle du 18 mars, la cité la plus libre et la plus heureuse entre toutes les villes, non pas seulement la capitale de la France, mais la capitale du monde.

C'est à vous, citoyens, à consommer pacifiquement avec la fierté et le calme de la souveraineté, l'acte qui sera peut-être le plus grand que doive voir le siècle et qu'aura vu l'histoire, en allant déposer dans l'urne le bulletin de vote qui affirmera votre capacité, votre idée, votre force.

Pour et par délégation du comité des vingt arrondissements.

PIERRE DENIS, DUPAS, LEFRANÇAIS, ÉDOUARD ROULLIER, JULES VALLÈS.

 

Il suffit de jeter un coup d'œil sur les documents que nous venons de citer pour se convaincre qu'à côté des causes matérielles, des accidents de guerre, des phénomènes politiques qui ont occasionné la Révolution du 18 mars, il y avait d'autres causes de l'ordre philosophique, économique et social, encore beaucoup plus graves, beaucoup plus urgentes, et d'une solution plus utile et surtout plus impérieusement réclamée.

Disons d'abord que l'enseignement philosophique et religieux n'est plus en harmonie avec les besoins de notre époque, que les progrès de l'esprit humain, aussi bien que les lumières et la raison, repoussent les théories philosophiques surannées, les superstitions et les dogmes absurdes des religions modernes. Sans insister d'avantage sur ce point, et abordant le domaine économique et social, nous disons : que les classes privilégiées et gouvernantes veuillent ou non le comprendre, la grande question de notre époque, celle dont la solution doit être trouvée et appliquée, c'est celle du prolétariat.

Il faut absolument et sous peine de décadence ou de mort que cette question soit résolument abordée. Il faut que le prolétariat soit transformé, que le salariat soit aboli. Il faut que le problème social soit résolu.

La société actuelle ne peut plus fonctionner, elle ne peut plus durer, elle ne peut plus vivre. Il faut qu'elle meurt ou qu'elle se transforme. Mais ne pouvant mourir elle se transformera.

Le progrès des arts et des sciences, en se développant grandit l'horizon, les besoins, et les appétits des classes déshérités ; leur donne plus de lumières, augmente aussi la connaissance de leurs droits, leur en donne la conscience sérieuse et raisonnée, les pousse bon gré mal gré à la conquête de ces droits et à la satisfaction de leurs besoins ; ces derniers étant en raison directe du développement intellectuel des individus.

Une autre cause de transformation sociale, c'est que dans notre milieu économique la vie matérielle devient toujours plus difficile pour les travailleurs prolétaires.

L'équilibre entre la production et la consommation se rompt tous les jours d'avantage. La différence ou le rapport entre les salaires et les besoins de la vie matérielle devient de plus en plus grand.' C'est-à-dire que le prix du travail payé à l'ouvrier pour un produit devient tous les jours plus faible, tandis que le prix de vente des aliments augmente considérablement. La différence entre le prix de fabrication des produits et celui de leur vente augmentant, la misère suit la même proportion ; les ouvriers, dont le salaire baisse, et qui vivent de produits, ne peuvent plus racheter de ces derniers qu'une portion insuffisante à leurs besoins ; ils souffrent donc, ils sont dans la gêne, dans la misère, et ne tardent pas à tomber dans le paupérisme.

Notre société, chose triste à dire, en est arrivée à ce point, à cette situation terrible, mais qu'il faut bien constater : la misère des travailleurs-prolétaires croît en raison directe et proportionnelle des progrès du travail, de l'industrie, des arts, des métiers, des sciences, et de la richesse sociale ; cette dernière étant accumulée entre les mains de quelques uns, d'une infinie minorité exploiteuse, à laquelle elle profite seule et fournit les moyens d'opprimer la majorité travailleuse, dont elle augmente sans cesse la misère. Un organisme social qui en est arrivé là, qui produit des effets aussi désastreux, lesquels vont en s'empirant chaque jour, est un ordre social mauvais, condamné à périr, et dont les jours sont comptés.

Les sociétés comme les individus ne peuvent exister qu'à de certaines conditions normales ; quand ces dernières leur font défaut, quand les éléments strictement nécessaires à leur vie leur manquent, elles agonisent et succombent bientôt.

Ce sont là précisément les phénomènes qui se produisent aujourd'hui ; aveugle qui ne les voit pas, coupables sont ceux qui ne veulent pas céder à l'évidence, et qui cherchent dans les moyens empiriques des remèdes qu'ils ne pourraient trouver que dans la science sociale.

C'est parce que la classe gouvernante a méconnu tout cela, parce qu'elle a volontairement fermé les yeux à la lumière, parce qu'elle s'est bouché les oreilles pour ne pas entendre, parce qu'elle a refusé avec persistance de comprendre, que nous en sommes arrivés à la crise dans laquelle nous sommes plongés aujourd'hui, et c'est pour cela que la Révolution du 18 mars s'est produite.

Que les hommes du pouvoir, leurs satellites, leurs co-intéressés, leurs co-associés, leurs complices, et leurs valets, qui nous insultent, nous diffament et nous calomnient journellement de la manière la plus infâme, étudient les causes du mal que nous signalons, qu'ils en recherchent les remèdes naturels, enseignés par la science, cela vaudra mieux que de nous outrager. Qu'ils nous lisent ; qu'ils s'enquièrent de notre passé, de notre conduite présente, de nos idées, de nos principes, de nos tendances, de notre but, et ils verront que ceux qu'ils traitent si facilement de barbares, d'ignorants stupides et grossiers, d'incapables et de coupables, de malhonnêtes gens, de canaille, de misérables, de scélérats et de brigands, sont des gens honnêtes et sérieux, intelligents et capables, qu'ils feraient mieux d'étudier et d'écouter, que d'injurier.

Chercher à déshonorer des adversaires en économie sociale, des contradicteurs en philosophie et des ennemis politiques, les emprisonner, les proscrire, les fusiller, les massacrer en masse, épouvanter, terroriser une population, dépeupler une ville comme Paris, ce ne sont pas là des solutions au mal social que nous signalons ; c'est vouloir l'aggraver au lieu de le guérir, que de faire de pareilles choses.

Toutes les fautes, tous les crimes, des individus comme des partis et des sociétés, sont des déviations aux lois naturelles, des déraillements de l'esprit humain, des outrages au bon sens, à la raison, à la justice et au droit ; ils produisent de graves accidents, des perturbations profondes, des catastrophes et des révolutions, quand ce sont les classes gouvernantes qui s'en rendent coupables.

Le Dix-huit mars devrait avoir ouvert les yeux aux moins clairvoyants ; cette grande commotion sociale devrait leur avoir persuadé et les avoir convaincu que le grand, le difficile problème du prolétariat exige une solution.

Eh bien, malheureusement il n'en a pas été ainsi ; les terribles événements qui se sont accomplis depuis le 18 mars, la réaction inexorable, sanglante et folle qui s'est produite après cette date, nous a prouvé que les émigrés de Versailles, comme ceux de Coblentz, n'ont rien oublié et rien appris ; qu'ils sont sourds, aveugles et sans pitié.

Ils nous conduisent inexorablement et fatalement aux plus épouvantables malheurs, aux catastrophes les plus terribles, et aux abîmes. Mais malgré eux et contre eux la solution qu'ils redoutent le plus, parce qu'elle mettra un terme à leur triple exploitation religieuse, politique et économique, s'accomplira. Le prolétariat contemporain sera aboli, comme l'ont été l'esclavage antique et le servage moderne.