HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre onzième.

 

 

La plupart des habitants de Rome crurent recevoir la vie une seconde fois en apprenant la mort de Marius. Mais leur joie fut de peu de durée, et ils s’aperçurent bientôt qu’ils n’avaient fait que changer de tyran. Le jeune Marius hérita de sa cruauté comme de son pouvoir, et il célébra les obsèques de son père par la mort de plusieurs sénateurs qui avaient échappé aux premières fureurs de la proscription. Ce jeune homme s’unit étroitement avec Cinna, et ils associèrent dans leur faction Valerius Flaccus créature de Marius. Ils le firent même nommer pour lui succéder au consulat, et ce nouveau magistrat pour gagner les bonnes grâces de la multitude, proposa une loi qui déclarait les débiteurs quittes de leurs dettes en payant à leurs créanciers la quatrième partie du principal. Ils délibérèrent ensuite sur les moyens d’empêcher le retour de Sylla, et ils convinrent pour cela d’envoyer une armée en Asie contre Mithridate, sous prétexte que la guerre que lui faisait Sylla était sans l’aveu de la république, et que l’autorité de ce général proscrit par arrêt du Sénat, n’était pas légitime. Cinna fit comprendre à Valerius qu’il était de leur intérêt qu’il se chargeât de cette entreprise : et il le flatta que les soldats de leur ennemi voyant un consul dans la province, passeraient bientôt sous ses enseignes : ou du moins que son armée tiendrait en respect celle de Sylla, et retarderait sa marche si en sa présence il entreprenait de passer en Italie.

Valerius partit de Rome avec deux légions. C’était un homme d’un caractère hautain et violent ; fier de sa nouvelle dignité ; cruel dans ses châtiments à l’égard du simple soldat ; odieux aux officiers qu’il traitait avec trop de hauteur, et incapable de reconnaissance, parce qu’il attribuait la complaisance qu’on avait pour lui à la seule crainte de sa puissance et de son ressentiment.

Comme Cinna n’était pas persuadé de sa capacité, on lui avait donné pour conseil et pour lieutenant, un sénateur appelé Fimbria, aussi estimé dans les troupes par sa valeur, que Valerius en était haï par sa dureté. Ces deux chefs ne furent pas longtemps sans se brouiller : le lieutenant persuadé de l’incapacité de son général, ne faisait pas assez d’attention à sa dignité ; et le consul sans égards pour le mérite d’un officier d’aussi grande considération que Fimbria, voulait tourner la subordination militaire dans une obéissance servile. L’aigreur et l’animosité succédèrent à ces dispositions ; et à peine furent-ils arrivés en Asie que leur mécontentement éclata au sujet d’un logement que le questeur de l’armée et Fimbria se disputèrent. Le consul saisit avec plaisir cette occasion de mortifier son lieutenant, et décida en faveur du questeur. Fimbria outré de cette préférence, le menaça publiquement de quitter le service. Valerius pour lui faire sentir qu’il pouvait se passer de lui, donna sur le champ son emploi à un autre. Ce second affront porta le ressentiment de Fimbria jusqu’à la fureur ; les soldats qui l’aimaient s’intéressèrent dans son injure : tout le camp se souleva. Valerius au lieu d’opposer sa présence et son autorité aux mutins, s’enfuit lâchement ; et ce général déserteur de sa propre armée, se jeta dans une ville voisine, et se cacha au fond d’un puits.

Fimbria emporté par sa passion, le poursuit, entre dans la place, découvre le lieu de sa retraite, l’en fait tirer, et tue de sa main son consul et son général. Pour se faire un rempart contre le ressentiment de Cinna, il se fait prêter serment par toute l’armée, persuadé qu’il serait toujours innocent tant qu’il serait à la tête des légions, et que la crainte seule qu’il ne se jetât dans le parti de Sylla, ferait dissimuler sa faute.

Comme il était soldat et capitaine, il remporta de grands avantages sur Mithridate et sur ses lieutenants. Il s’attacha particulièrement à ce prince qu’il força après une victoire, d’abandonner Pergame le siège de son empire, et de se retirer dans Pitane, place forte, où il pouvait recevoir du secours par la mer. Fimbria ne laissa pas de l’y assiéger : mais comme il n’avait point de flotte pour en fermer le port, il écrivit à Lucullus qui commandait celle de Sylla, de s’avancer, et de vouloir contribuer, nonobstant la différence des partis, à la prise du plus grand ennemi des romains. Sa perte était infaillible, si ce lieutenant de Sylla eût voulu agir de concert avec Fimbria : mais quelque honneur que lui eût fait la prise d’un si grand roi, Lucullus ne crut pas devoir rien entreprendre sans la participation et les ordres de son général. Peut-être même qu’il se fit un juste scrupule, d’entretenir la moindre relation avec un homme qui venait d’assassiner un consul. Ainsi Mithridate ayant la mer libre se tira de cette place, et continua la guerre avec différents succès contre Fimbria, et contre Sylla.

Celui-ci en moins de trois ans avait repris toutes les villes de la Grèce, défait en deux batailles rangée proche de Chéronée et d’Orchomène, Taxiles, Archélaüs et Dorilés généraux de Mithridate, qui commandaient dans la Béotie une armée composée de plus de cent mille hommes : et il avait triomphé de ces forces redoutables, sans avoir plus de quinze mille hommes, et sans pouvoir tirer aucun secours de Rome où le parti de Marius dominait. Mais comme la guerre, quand on la fait heureusement, fournit aux besoins de la guerre, ses victoires amenèrent dans son camp les richesses et l’abondance. Son armée se grossit, on accourait de toutes parts pour combattre sous ses enseignes, et l’Asie lui fournit des sommes immenses. Sylla avec ce secours et à la tête d’une armée victorieuse, aurait poussé loin ses conquêtes, si l’inquiétude de ce qui se passait à Rome, et le désir de relever son parti, n’eût balancé dans son esprit les avantages qu’il se pouvait promettre de la continuation de la guerre. Il était cependant bien résolu de ne point quitter l’Asie, qu’il n’eût réduit son ennemi par la force des armes, ou par un traité, dans les anciennes bornes de ses états. Pendant qu’il était dans cette agitation, Mithridate qui n’avait pas de son côté des inquiétudes moins violentes, et qui craignait qu’un aussi grand capitaine et aussi heureux dans toutes ses entreprises, ne le chassât entièrement de l’Asie, envoya des ordres secrets à Archélaüs un de ses généraux, de tâcher de faire la paix à quelque prix que ce fût.

Archélaüs en fit jeter quelques propos à Sylla par un marchand qui à la faveur du commerce allait librement de l’un à l’autre camp. La négociation se noua insensiblement, et les deux généraux après quelques préliminaires se trouvèrent dans un endroit dont ils étaient convenus. Archélaüs qui n’ignorait pas de quelle importance il était à Sylla de pouvoir repasser en Italie, lui proposa d’unir ses intérêts avec ceux de Mithridate, et que son maître lui fournirait de l’argent, des troupes et des vaisseaux pour faire la guerre à Cinna et Marius.

Sylla sans paraître d’abord offensé de pareilles propositions, l’exhorta de son côté à se tirer de la servitude où il vivait sous un prince impérieux et cruel. Il lui proposa de prendre le titre de roi dans son gouvernement, et il lui offrit de lui faire donner la qualité d’allié et d’ami du peuple romain, s’il voulait lui livrer la flotte de Mithridate dont il avait le commandement. Archélaüs rejeta avec indignation une pareille proposition, et témoigna même au général des romains combien il se tenait offensé qu’il l’eût crû capable d’une pareille trahison. Alors Sylla prenant cet air de grandeur et de dignité qui était si naturel aux romains : si n’étant qu’un esclave, lui dit-il, et tout au plus l’officier d’un roi barbare, tu regarde comme une lâcheté de quitter le service de ton maître ; comment as-tu été assez hardi pour proposer d’abandonner les intérêts de la république, à un romain tel que Sylla ? Crois-tu que les choses soient égales entre nous ? As-tu oublié mes victoires ? Ne te souviens-tu plus que tu es ce même Archélaüs que j’ai défait dans deux batailles, et que j’ai forcé dans la dernière, d’aller se cacher dans les marais d’Orchomène ?

Archélaüs déconcerté par une réponse si fière, ne se soutint plus dans la suite de la négociation : Sylla s’en rendit le maître, et donna la loi en victorieux. Il lui dit que si Mithridate voulait obtenir la paix, il fallait que ce prince abandonnât l’Asie mineure et la Paphlagonie ; qu’il rendît la Bithynie à Nicomède, et la Cappadoce à Ariobarzane ; qu’il payât aux romains deux mille talents pour les frais de la guerre, et leur remît 70 galères.

Sylla à ces conditions s’obligea de son côté de faire confirmer à Mithridate par le Sénat la possession des états qui lui resteraient, et de le faire déclarer ami et allié du peuple romain. Le traité ayant été arrêté à ces conditions, les articles en furent envoyés à Mithridate. Ce prince les renvoya aussitôt par des ambassadeurs qui dirent à Sylla que le roi leur maître y souscrirait volontiers, à l’exception de la Paphlagonie qu’il voulait retenir, et de ses galères dont il ne pouvait se défaire. Sylla leur répondit fièrement : Mithridate, à ce que vous dites, veut retenir la Paphlagonie, et refuse de me remettre ses galères à moi qui devais prétendre qu’il se jetât à mes pieds si je lui laissais seulement la main dont il a tué tant de citoyens romains. Mais peut-être tiendra-t-il un autre langage, si je le puis joindre. Les ambassadeurs consternés de cette réponse gardaient le silence. Mais Archélaüs en lui prenant la main le pria d’adoucir son courroux. Il lui demanda seulement le temps de pouvoir se rendre auprès du roi son maître, et il l’assura qu’il en rapporterait la ratification du traité qu’il avait signé avec lui, ou qu’il se tuerait lui-même en sa présence.

Archélaüs sur la parole de Sylla, fit une extrême diligence, et ayant joint Mithridate, il sut lui représenter si vivement les forces de son ennemi, et les périls auxquels il s’exposait en continuant la guerre contre un si grand capitaine, que son maître, quoique toujours ennemi mortel des romains, comprit qu’il était de son intérêt de surseoir au moins pour quelque temps, l’exécution de ses desseins, d’attendre que quelque nouvelle conjoncture le débarrassât de Sylla, et le mît en état de reprendre les armes avec plus de succès.

Dans cette vue il renvoya Archélaüs à Sylla pour l’assurer qu’il lui porterait lui-même la ratification entière du traité ; et qu’il souhaitait seulement de le pouvoir entretenir avant qu’il retournât en Italie. Mithridate demandait cette entrevue, parce que en faisant la paix avec Sylla, il ne se trouvait pas délivré de la guerre que Fimbria lui faisait, et qu’il voulait concerter avec lui de quelle manière il en devait user avec cet aventurier qui ne reconnaissait pas les ordres de Sylla.

Sylla étant demeuré d’accord de l’entrevue, elle se fit à Dardane, ville de la Troade. Mithridate en abordant le général romain, lui présenta la main en signe d’amitié. Sylla avant que de répondre à cette démarche d’honnêteté, lui demanda s’il acceptait la paix aux conditions dont Archélaüs était convenu ? Mithridate surpris de la hauteur et de la fierté du général romain, après avoir dit quelque chose pour justifier sa prise d’armes, déclara qu’il ratifiait le traité dans toutes ses parties. Alors Sylla l’embrassa, et lui présenta Ariobarzane et Nicomède dont il avait ménagé le rétablissement par le traité de paix. Il l’assura en même temps, qu’il allait mettre Fimbria hors d’état de lui donner aucune inquiétude. Ils se séparèrent ensuite après s’être donné réciproquement des marques extérieures d’estime et d’amitié, si peu solides entre les grands, et surtout entre des ennemis nouvellement réconciliés.

Quelque avantageux que fût ce traité pour les romains et sur tout pour Sylla, on ne laissa pas d’en murmurer dans son camp. Les soldats qui n’avaient pas le même intérêt que leur général de repasser en Italie, se plaignaient qu’il n’achevât pas de vaincre un ennemi qui n’était plus en état de lui résister. Sylla pour justifier sa conduite, leur fit comprendre que s’il eût rejeté les propositions de paix, Mithridate à son refus n’aurait pas manqué de traiter avec Fimbria, et que si ces deux ennemis avaient joint leurs forces, ils l’auraient contraint, ou d’abandonner ses conquêtes, ou de hasarder une bataille contre des troupes supérieures en nombre, et commandées par deux grands capitaines qui auraient pu en un seul jour lui faire perdre le fruit de toutes ses victoires.

Sylla marcha ensuite droit à Fimbria, et fit marquer son camp fort près du sien. Il l’envoya aussitôt sommer de lui remettre comme à un proconsul le commandement d’une armée dont il ne s’était emparé que par un crime, sans l’aveu du Sénat, et le consentement du peuple romain.

Fimbria lui fit dire que son autorité n’était pas plus légitime, et que personne n’ignorait les décrets rendus à Rome contre lui. Les deux généraux se fortifièrent ensuite chacun dans leur camp. Mais comme les soldats des deux partis étaient de la même nation, et la plupart de la même ville, au lieu de se charger quand ils se rencontraient au fourrage, ils se saluaient humainement. Il y en eut même quelques-uns du camp de Fimbria, qui à l’insu de leurs officiers, passèrent secrètement dans celui de Sylla pour aller voir leurs parents et leurs amis.

Ce commerce clandestin devint à la fin pernicieux à Fimbria. Les soldats de Sylla, instruits par leur général, gagnèrent par des libéralités secrètes ceux de Fimbria. Ces soldats de retour, en corrompirent d’autres : plusieurs s’échappèrent à la faveur de la nuit, et passèrent dans le camp ennemi. La désertion devint presque générale : les traîtres ne craignant plus ni la honte, ni le châtiment, levèrent leurs enseignes, et s’allèrent rendre par troupes à Sylla. Fimbria se voyant trahi et abandonné par la plus grande partie de son armée, fit demander une entrevue à Sylla. Mais ce général, revêtu de la dignité de proconsul, ne trouvant pas qu’il lui convînt de se mettre en quelque sorte d’égalité avec un aventurier, se contenta d’y envoyer en sa place un officier appelé Rutilius. Fimbria se plaignit d’abord amèrement que Sylla eût refusé à un de ses concitoyens la conférence qu’il venait d’accorder à un roi barbare : et après avoir dit quelque chose pour se justifier au sujet de la mort du consul Valerius, il demanda à Rutilius ce qu’il pouvait espérer de Sylla. L’officier lui répondit que Sylla lui ordonnait en qualité de proconsul, de sortir à l’instant d’une province dont il avait le gouvernement. Il ajouta avec une froideur mêlée de mépris, qu’on lui permettrait de gagner le bord de la mer pour s’embarquer.

Fimbria jugeant bien par une réponse si dure, que sa perte était résolue, lui répartit brusquement qu’il savait un chemin plus court : et en même temps il se passa son épée au travers du corps. Mais le coup ne s’étant pas trouvé mortel, il se fit achever par un de ses esclaves qui se tua ensuite sur le corps de son maître. Le reste de ses troupes prit parti dans l’armée de Sylla, et ce général après avoir laissé le soin des affaires de l’Asie à Lucullus, fit prendre le chemin de l’Italie à son armée.

Au bruit de sa marche, Cinna et Carbon tous deux consuls, le jeune Marius et les autres chefs de ce parti, lèvent des troupes, et enrôlent les légions, appellent à leur secours les samnites, et forment différents corps d’armées pour s’opposer à leur ennemi commun. Cinna avait résolu de le prévenir d’aller au devant de son armée, et de porter la guerre en Dalmatie. Il fit passer d’abord quelques troupes ; mais le reste ayant refusé de s’embarquer, il s’éleva une sédition dans son camp. Dans ce tumulte un soldat des plus mutins, et qu’il voulait faire arrêter, lui passa son épée au travers du corps et le tua. Carbon se voyant privé de son collègue, évita sous différents prétextes qu’on ne procédât à l’élection de son successeur pour demeurer maître du gouvernement.

Il resta seul dans cette dignité jusqu’à la fin de l’année, que Lucius Scipion et Norbanus lui succédèrent. Cependant Sylla continuait son chemin, et après de longues marches et différents embarquements, il se rendit à Durazzo ; d’autres disent à Patras où il trouva une flotte qui devait porter ses troupes en Italie : mais avant que de s’embarquer, il assembla son armée. Après avoir loué le courage et la valeur que les soldats avaient fait paraître pendant toute la guerre, il leur laissa entrevoir quelque légère appréhension qu’ils ne se débandassent sitôt qu’ils se verraient dans leur patrie. Ses soldats touchés d’une crainte qui semblait blesser l’affection qu’ils avaient pour leur général, firent un nouveau serment de demeurer sous leurs enseignes tant que la guerre civile durerait. Ils l’assurèrent même qu’ils ne violeraient jamais la discipline militaire, et chacun lui offrit pour gage de sa foi ce qu’il avait gagné d’argent dans la guerre de Mithridate.

Sylla ne voulut point recevoir leur argent : il les remercia, et leur fit espérer de magnifiques récompenses. Il s’embarqua ensuite à Brunduzium sans trouver aucun obstacle de la part de ses ennemis. L’armée s’y reposa quelques jours pour se rétablir des fatigues de la mer, et reprit sa marche pour aller chercher les ennemis.

Metellus le pieux qui, sous le consulat d’Octavius, s’était retiré en Ligurie pendant la tyrannie du vieux Marius, vint joindre Sylla à la tête d’un gros corps de troupes qu’il leva facilement par l’estime générale qu’il avait acquise dans les armées. Il les commandait en qualité de proconsul, suivant l’usage de ce temps-là, qui laissait ce titre à ceux qui n’étaient point rentrés dans Rome, depuis qu’ils en avaient été revêtus. Sylla qui n’avait pas une dignité supérieure, le reçut comme son collègue, quoique par la supériorité de ses forces, et l’éclat de ses victoires, il retînt toujours la principale autorité : Marcus Crassus, patricien, et de la maison Licinia, proscrit par Marius et Cinna, s’était déjà rendu auprès de lui. Sylla en entrant en Italie lui donna commission d’aller dans le pays des Marses, pour y faire de nouvelles levées. Mais comme il fallait passer au travers de différents quartiers de l’armée ennemie, il demanda une escorte.

Ce général qui voulait accoutumer ses officiers à des entreprises hardies, lui répondit fièrement : je te donne pour gardes ton père, ton frère, tes parents et tes amis qui ont été massacrés par nos tyrans, et dont je veux venger la mort. Crassus touché de ce discours partit sur le champ ; passa au travers de différents corps de l’armée ennemie ; leva un grand nombre de troupes par son crédit et ses amis ; vint rejoindre Sylla, et partagea depuis avec lui tous les périls et toute la gloire de cette guerre.

Mais de tous les secours que reçût Sylla en entrant en Italie, aucun ne lui fit tant de plaisir que celui que lui amena Cn Pompeïus connu sous le nom du Grand Pompée. Il n’avait pas encore vingt trois ans : cependant sans aucune autorité publique, il leva une armée dans le Picenum où son père avait un grand nombre de clients et d’amis, et fit déclarer la plupart des villes de ce canton en faveur de Sylla. Son armée était composée de trois légions ; Brutus un des chefs du parti contraire, se trouva à son passage : les deux armées en vinrent aux mains : la cavalerie de Brutus composée de gaulois, chargea la première.

Pompée lui opposa la sienne, et s’avançant lui-même à la tête de son escadron, il tua d’un coup de javelot le gaulois qui commandait le corps qui lui était opposé. Il se jeta ensuite l’épée à la main dans ces escadrons étonnés de la mort de leur chef. Cette cavalerie poussée vivement tomba sur son infanterie qu’elle mit en désordre : il fut impossible à Brutus quelque effort qu’il fît, de les rallier ; et Pompée après en avoir taillé en pièces une partie, et dissipé l’autre, s’ouvrit un passage, et fut joindre Sylla.

Ce général voyant arriver ce jeune romain à la tête d’une armée victorieuse, descendit de cheval pour lui faire plus d’honneur, et l’embrassa tendrement. On fut surpris que Sylla le plus fier des romains donnât à ce jeune homme qui n’avait point encore d’entrée dans le Sénat, le titre d’imperator, dont on honorait en ces temps-là les généraux de la république après qu’ils avaient remporté une victoire. Mais Sylla sans s’embarrasser ni des lois ni des règles de la discipline militaire, crut que dans la conjoncture où il se trouvait, c’était acheter encore à bon marché un homme de cette importance, et qui ne lui coûtait pour ainsi dire qu’un vain titre d’honneur ; en effet jamais secours ne lui avait été plus nécessaire. Il n’avait pas ramené de l’Asie plus de trente mille hommes, et ses ennemis avaient 450 enseignes de gens de pied distribués en différents corps d’armées, sans compter la cavalerie ; tout cela commandé par quinze officiers généraux, à la tête desquels étaient L Cornélius Scipion, et C Junius Norbanus qui avaient la principale autorité en qualité de consuls de cette année. Ces armées même grossissaient à tous moments par la crainte qu’on avait du ressentiment de Sylla. On ne doutait point qu’il ne se vengeât cruellement, et qu’il ne répandît beaucoup de sang, s’il pouvait se rendre maître de Rome. Quoiqu’il y eût toujours deux partis dans la ville, celui du Sénat et le parti du peuple, la crainte du dehors et un intérêt commun qui est le plus sur lien de la concorde, les unissait tous contre une puissance redoutable.

Sylla aussi habile dans l’intrigue et dans les négociations secrètes, que grand capitaine, se voyant environné de tant de corps différents, joignit la ruse à la valeur. L Scipion l’un des consuls était campé assez près de lui, il lui fit parler d’accommodement, et pour l’y déterminer, ses agents lui représentèrent avec beaucoup d’art, que Sylla était sensiblement touché des malheurs auxquels la république allait être exposée par une guerre civile, quelque en fût le succès pour l’un ou pour l’autre parti, et qu’il demandait seulement pour pouvoir mettre les armes bas avec honneur, qu’on lui rendît ses biens et le titre des dignités dont on l’avait injustement dépouillé.

Scipion qui désirait la paix de bonne foi, séduit par des propositions si spécieuses, en parut content, et ne demanda que le temps nécessaire pour en faire part à Norbanus son collègue, qui commandait un autre corps d’armée. Il se fit pendant ce temps-là une suspension d’armes entre les deux camps. Les soldats de Sylla à la faveur de cette trêve, se glissèrent dans celui de Scipion, sous prétexte de visiter leurs amis : ils en corrompirent plusieurs à prix d’argent. Sylla les avait dressés à ce manège, comme nous venons de le voir au sujet de Fimbria : ce qui faisait dire à Carbon qu’il avait à combattre en Sylla, un renard et un lion ; mais que le lion lui donnait bien moins de peine que le renard.

Sylla étant assuré d’un grand nombre des soldats de Scipion, se présenta devant le camp ennemi à la tête de vingt cohortes. Les soldats de garde au lieu de le charger, le saluèrent comme leur général, et l’introduisirent dans le camp. Il s’en rendit maître sans tirer l’épée : et tout cela fut exécuté si promptement, que Scipion n’en apprit la nouvelle que par les soldats même de Sylla qui l’arrêtèrent dans sa tente avec son fils, et qui les amenèrent à leur général. Sylla ne souffrit point qu’on leur fît aucun outrage. Il employa au contraire tous ses soins pour gagner le consul, et l’obliger à prendre son parti ; mais l’ayant trouvé inébranlable, il lui rendit généreusement la liberté, et lui permit de se retirer, à condition qu’il ne commanderait plus les armées contre lui.

L’adresse lui ayant si bien réussi, il crut qu’il aurait le même succès contre Norbanus l’autre consul. Il lui envoya des députés pour demander une conférence ; mais Norbanus instruit par la disgrâce de son collègue, retint ces députés et marcha droit au camp de Sylla dans le dessein de le surprendre. Sylla à l’approche des ennemis, n’eut pas le temps de ranger ses troupes en bataille. Ses soldats néanmoins ne s’épouvantèrent point, et quoiqu’ils ne prissent pour ainsi dire l’ordre que de leur courage, ils se battirent avec tant de résolution, que Norbanus après avoir perdu plus de sept mille hommes, fut obligé de faire une retraite précipitée et peu différente d’une fuite. Il se jeta dans Capoue avec le débris du corps qu’il commandait, dans la vue de défendre cette place, si Sylla entreprenait d’en former le siège.

Le reste de la campagne fut employé de part et d’autre en des négociations secrètes. Chaque parti tâchait de débaucher les alliés de l’autre. Sylla grand maître dans cet art, fit passer des sommes considérables jusqu’au pied des Alpes, pour y gagner les Gaulois cisalpins, et ses agents lui en amenèrent un puissant secours. Ses ennemis de leur côté envoyèrent en Espagne, Sertorius qui par sa valeur se rendit maître d’une partie de ces grandes provinces qui servirent depuis d’asile et de retraite à ceux de son parti : le jeune Marius détermina en même temps les Samnites à se déclarer en sa faveur. Ces peuples mirent quarante mille hommes sur pied, et ils en donnèrent le commandement à Pontius-Telesinus le premier capitaine de leur nation, et qui avait acquis beaucoup de gloire dans la guerre sociale. Un si puissant secours était moins l’effet de leur attachement au parti de Marius, qu’une suite de leur ancienne jalousie de l’agrandissement de la république : trop faibles contre toutes les forces réunies des romains, ils ne se déclarèrent pour un parti, que pour pouvoir les perdre tous les deux plus facilement, ou du moins pour affaiblir un état voisin devenu trop puissant et trop redoutable.

On procéda ensuite dans Rome à l’élection des consuls. Papirius Carbon fut élu pour la troisième fois, et on lui donna pour collègue le jeune Marius, fils du consulaire, quoiqu’il n’eût que vingt-six ans. On crut le devoir élever à cette suprême dignité, malgré l’usage et les lois, pour mettre un grand nom à la tête du parti, et pour maintenir toujours par le souvenir de son père le peuple dans ses intérêts. Les armées se mirent en campagne sitôt que le printemps fut venu. Marius à la tête de 85 cohortes, présenta la bataille à Sylla. Ce général qui avait des secrètes intelligences dans l’armée ennemie, accepta le défi : on se battit de part et d’autre avec beaucoup de courage. Le soldat dans l’une et l’autre armée voulait vaincre ou périr, et la fortune ne s’était point encore déclarée pour aucun parti, lorsque quelques escadrons de l’armée de Marius, et cinq cohortes de son aile gauche, qui avaient été gagnés par l’argent de Sylla, y mirent du désordre par une fuite concertée avec le général. Leur exemple en entraîna beaucoup d’autres : la terreur se répandit dans toute l’armée ; ce fut moins dans la suite un combat qu’une déroute. Il y eut plusieurs cohortes taillées en pièces. Le grand nom de C Marius, le père, n’obscurcit point la gloire de son fils. Ce jeune homme fit voir dans la bataille toute la capacité d’un vieil général, et le courage déterminé d’un jeune officier. Il rallia plusieurs fois ses troupes ; revint à la charge, et ne se retira que des derniers du combat. Enfin après avoir vu que tout était péri par les armes, ou dissipé par la fuite, il se jeta dans Préneste, place forte qui s’était déclarée pour son parti.

C’était la plus grande faute qu’il pouvait faire, surtout ayant encore plusieurs armées à ses ordres, et qui tenaient la campagne. Sylla qui se flattait de mettre fin à la guerre par la prise du général, investit aussitôt cette ville : on y fit des lignes fortifiées de redoutes, et la circonvallation étant achevée, il laissa le soin de ce blocus à Lucretius-Ofella un de ses lieutenants, qu’il avait eu l’adresse de détacher du parti de Marius. Sylla mit des corps avancés dans tous les défilés par où on pouvait arriver à Préneste, et il fit camper son armée d’une manière qu’elle couvrait également le blocus et ces différents postes.

Il marcha ensuite avec un détachement vers Rome. Les partisans de Marius consternés de sa défaite avaient abandonné la ville. Sylla y entra sans résistance ; les habitants désolés par la famine et par tous les maux qui suivent la guerre civile, lui ouvrirent leurs portes. Sylla s’étant rendu maître de la place, assembla le peuple, se plaignit qu’il se fût laissé séduire à la malice de ses ennemis ; et après avoir fait vendre les biens des partisans de Marius, il retourna à son armée pour tâcher par la prise de ce chef, de mettre fin à la guerre civile. Marius au désespoir de s’être enfermé dans Préneste, et livré pour ainsi dire entre les mains de son ennemi, attribua la cause de ses disgrâces à une intelligence secrète, que Sylla entretenait dans son parti. Il envoya un ordre à Brutus préteur de Rome de se défaire de ceux qui lui étaient suspects, et le préteur en conséquence de cette cruelle proscription, fit poignarder à l’issue du Sénat, L Domitius, Mutius Scevola grand pontife et jurisconsulte excellent, et P Antistius. On fut surpris de voir C Carbon frère du consul enveloppé dans cette proscription.

Il y a de l’apparence que Marius n’aurait point donné cet ordre, et que Brutus n’aurait osé l’exécuter sans la participation du consul même. Du moins n’en fit-il paraître aucun ressentiment ; tant il est vrai que dans la fureur des guerres civiles, les nœuds que forme la nature, sont des liens trop faibles pour réunir ceux que l’ambition et l’intérêt ont séparés.

En effet la mort de C Carbon massacré par ordre de Marius, et pour ainsi dire aux yeux de son frère, n’empêcha point ce consul d’employer tous ses soins pour faire lever le siège de Préneste. Ce blocus devint alors le principal objet de la guerre.

Carbon voulant jeter du secours dans la place, se battit un jour entier contre l’armée de Sylla sans pouvoir venir à bout de son dessein. Pendant qu’ils étaient aux mains, Marcius autre général du parti de Marius, à la tête de huit légions, entreprit d’un autre côté de forcer les défilés. Mais il trouva à son chemin Pompée qui le repoussa, et tailla en pièces une partie de ses troupes ; Metellus eut le même avantage peu après contre Carbon et Norbanus. Ces deux généraux ayant joint leurs forces et fait une marche forcée pour le surprendre, arrivèrent le soir proche de son camp, qu’ils attaquèrent brusquement. Mais Metellus qui passait avec justice pour un des plus grands capitaines de ce siècle, leur fit voir qu’on ne surprend jamais un habile général. Il avait placé son camp dans un endroit environné de vignes fort épaisses, et qui lui servaient comme de palissades. Carbon et Norbanus attaquèrent ce camp avec plus d’impétuosité que d’ordre.

Leurs soldats embarrassés dans ces vignes, ne pouvaient former leurs bataillons qui arrivaient en désordre aux pieds du retranchement. Les soldats de Metellus du haut de ces retranchements en tuèrent un grand nombre à coup de traits, et les voyant ébranlés, ils firent une sortie où il en périt encore beaucoup. La nuit qui survint couvrit la honte de ceux qui fuyaient, et il y en eut jusqu’à six mille qui ne pouvant se débarrasser de ces vignes, se rendirent à Metellus. Sur le bruit de cette défaite, une autre légion qui était proche du camp de Metellus, prit le même parti malgré Albinovanus qui la commandait, et qui revint seul joindre Norbanus.

Mais il ne persista pas longtemps dans cette fidélité, comme s’il ne fût revenu que pour trahir son général d’une manière encore plus infâme. Il pria quelque temps après Norbanus de manger chez lui avec ses lieutenants C Apustius et Flavius Fimbria frère de celui qui s’était tué en Asie. Il invita à ce festin les principaux officiers du même parti ; et au milieu du repas, il les fit égorger tous à l’exception du général que quelques affaires avaient empêché de s’y trouver. Après une action si noire, l’assassin fut se rendre à Sylla avec les complices de son crime. Norbanus désespéré de tant de mauvais succès, et ne sachant plus à qui se fier, se jeta dans une barque qui le porta à Rhodes. Sylla l’envoya redemander aussitôt aux rhodiens : et pendant que les magistrats délibéraient sur une affaire si délicate, Norbanus dans la crainte d’être livré à son ennemi, se tua au milieu de la place.

Carbon n’eut pas un sort plus heureux, il tenta encore plusieurs fois de dégager Marius de Préneste, et il l’entreprit toujours inutilement. Lucullus un des lieutenants de Sylla, et qui était revenu de l’Asie, défit proche de plaisance une partie de son armée, et Pompée tailla en pièces proche de Clusium vingt mille hommes qui lui restaient du débris de tant de combats.

Le consul ne se trouvant plus assez de forces pour tenir la campagne, abandonna l’Italie, et s’embarqua pour passer en Afrique. Mais après avoir erré quelque temps sur la mer, il tomba entre les mains de Pompée, qui pour couper les racines de la guerre civile, le fit mourir. Il ne restait de ce grand nombre de chefs qui avaient embrassé le parti de Marius, que Carinas, Marcius, et Damasippus qui étaient encore à la tête de quatre légions. Ces romains obstinés à continuer la guerre, se joignirent à Telesinus général des Samnites.

Ils résolurent de concert de faire un dernier effort, et de périr ou de faire lever le siège de Préneste. Telesinus s’avança fièrement pour tâcher d’enfoncer les lignes. Il avait dans son armée plus de soixante-mille hommes, tous samnites et ennemis jurés du nom romain, ou soldats romains, et qui ne pouvaient espérer de salut que par la défaite du parti contraire. Sylla à la tête d’une armée victorieuse s’avança pour les rencontrer, et il envoya ordre à Pompée qui commandait un autre corps d’armée, de suivre Telesinus, et de le prendre en queue pendant qu’il l’attaquerait de front. Mais dans les mouvements que faisaient ces deux généraux, Telesinus plus habile que l’un et l’autre, leur donna le change, et par une contremarche qu’il fit toute la nuit, il s’avança du côté de Rome qu’il savait être sans défense. Son armée dans l’espérance du pillage de cette grande ville, fit ce chemin avec tant d’ardeur, qu’on en vit paraître la tête le lendemain sur les montagnes voisines de Rome.

Jamais surprise ne fut égale à celle de ces habitants. Ils se voyaient à la veille d’être la proie d’une armée étrangère, qui sous prétexte qu’on avait reçu Sylla dans la place, ne manquerait pas de venger cette désertion par le meurtre et le pillage des citoyens. On ferme aussi tôt les portes de la ville ; les hommes prennent les armes, et bordent les murailles de machines et de gens de trait, pendant que les femmes toutes en pleurs courent dans les temples pour invoquer le secours des dieux. La peur et le tumulte augmentent à mesure que Telesinus approche de la ville.

C’était un autre Annibal aux portes de Rome, et il s’en croyait déjà maître. Pour lors il lève le masque ; il ne dissimule plus cette haine implacable qu’il portait aux romains : aussi ennemi de Marius que de Sylla, son dessein était de détruire Rome, et d’ensevelir sous ses ruines le dernier de ses habitants. Il allait de rang en rang pour encourager ses soldats : il faut abattre, leur criait-il, la forêt où se retirent ces loups ravissants. Portez le fer et le feu de tous côtés ; n’épargnez rien : jamais les hommes ne seront libres, tant qu’il y aura des romains en vie. Ses troupes animées par ces discours, s’avancent avec fureur.

Ce qu’il y avait de jeunesse dans Rome fit une sortie sous les ordres d’Appius Claudius, moins pour empêcher les approches à une armée si redoutable, que pour différer la perte de la ville, et donner le temps à Sylla de venir à son secours. Les romains se battirent comme des gens qui combattaient pour la défense de leur patrie, à la vue de leurs concitoyens, de leurs femmes, et de leurs enfants.

Appius fut tué dans ce combat : et il n’y avait pas d’apparence, vu l’inégalité des forces, que ceux qu’il commandait, puissent espérer un autre sort, lorsqu’on vit entrer dans Rome sept cens chevaux auxquels Sylla avait ordonné d’aller à toute bride se jeter dans la ville. Ils n’y furent pas plutôt arrivés qu’ils sortirent par une autre porte, et qu’ils se joignirent à ceux qui combattaient contre les premières troupes de l’armée des Samnites.

Sylla s’avançait avec toute la diligence que lui pouvait permettre son infanterie, et il était au désespoir quand il pensait que Rome qu’il envisageait comme le prix de ses victoires, était en péril de tomber en des mains étrangères. Enfin il arriva sur le midi, et campa proche le temple de Venus. à peine eut-il donné le temps à ses soldats de se reposer un moment, qu’il leur fit reprendre les armes, et régla l’ordre de la bataille.

Il donna le commandement de l’aile droite à M Crassus : pour lui il se mit à la tête de la gauche. La plupart de ses principaux officiers voulaient l’obliger à différer la bataille pour le jour suivant. Ils lui représentèrent qu’il y allait de toute sa fortune dans cette occasion ; que ses troupes fatiguées par une marche précipitée, avaient besoin de repos, sur tout ayant à combattre contre les samnites, et les lucaniens peuples belliqueux, contre lesquels les romains n’avaient jamais eu d’avantage. Mais Sylla emporté par son courage fit sonner la charge, et marcha aux ennemis. Le combat fut sanglant et opiniâtré, sur tout à l’aile gauche où il commandait. Les samnites se battirent avec une valeur extraordinaire ; poussèrent ses troupes et les mirent en désordre. Plusieurs cohortes, et des légions entières ne pouvant soutenir leurs efforts, prennent ouvertement la fuite. Sylla y accourt pour les rallier, il se jette l’épée à la main au-devant des fuyards pour les arrêter.

Mais le soldat effrayé ne connaît plus de commandement ; chacun pour mettre sa vie à couvert, tâche de se jeter dans Rome. Les habitants craignant que les vainqueurs n’entrassent avec les vaincus, ferment la porte de ce côté-là, et laissent tomber la herse qui par sa chute écrasa plusieurs sénateurs de l’armée de Sylla. On dit que ce général dans un si grand péril tira de son sein une médaille ou une petite statue d’Apollon qu’il y portait ; et comme le péril et la crainte réveillent les sentiments de religion, on prétend qu’il lui adressa ces paroles comme à sa divinité tutélaire : ô toi qui as fait sortir Cornélius Sylla victorieux de tant de batailles, ne l’as-tu conduit par des victoires continuelles jusqu’aux portes de sa patrie, que pour l’y faire périr plus honteusement ? Il rallia ensuite ceux de ses soldats qui n’avaient pu se jeter dans la ville. Ces troupes quoique effrayées, mais forcées par la nécessité, firent face aux ennemis. Le combat recommença avec une nouvelle fureur : il n’y eut que la nuit qui le fit cesser. Sylla désespéré de ce mauvais succès, et sans savoir ce qui s’était passé a son aile droite, se retira dans son camp.

La nuit était fort avancée lorsque Crassus lui envoya dire qu’il avait vaincu les ennemis, et qu’il les avait poursuivis jusqu’à Antenne, où la nuit l’avait forcé de camper. Sylla s’y rendit à la pointe du jour ; et après avoir donné à son lieutenant et à ses troupes toutes les louanges que méritait un si grand service, il fut visiter le champ de bataille qu’il trouva couvert de plus de cinquante mille morts. On démêla parmi les autres le corps de Telesinus qui conservait encore les traits de ce grand courage et de l’animosité qu’il avait fait paraître dans la bataille. On prit huit mille prisonniers que Sylla fit tuer sur le champ à coups de traits.

Marcius et Carinas ayant été arrêtés dans la fuite, eurent la tête coupée, et Sylla les envoya à Lucretius comme des preuves de sa victoire, et avec ordre de les faire porter autour des murailles de Préneste. Les habitants et la garnison ayant appris cette défaite, la fuite de Norbanus et de Carbon, et se voyant sans vivres et sans ressources, ouvrirent leurs portes.

Marius tâcha de s’échapper par des conduits souterrains avec un jeune samnite frère de Telesinus. Mais ayant trouvé toutes les issues qui se rendaient dans la campagne, occupées par les soldats de Sylla, ces deux chefs se donnèrent mutuellement la mort, pour ne point tomber vivants entre les mains de leur ennemi. Sylla fit égorger les habitants, et ne pardonna qu’aux femmes et aux enfants.

Ceux de la ville de Norbe qui après un long siège, et une défense opiniâtre se voyaient à la veille d’éprouver un pareil sort, mirent le feu à leurs maisons, et se tuèrent ensuite les uns les autres, tant pour priver le soldat du butin, que pour ne pas laisser à Sylla le pouvoir de disposer de leurs vies. La prise de cette place mit fin à la guerre civile, et Sylla victorieux de tant d’ennemis différents entra dans Rome à la tête de ses troupes : heureux s’il eut conservé dans la paix, la gloire qu’il venait d’acquérir dans la guerre, ou qu’il eût cessé de vivre en même temps qu’il acheva de vaincre.

Les lieutenants de Sylla se rendirent maîtres de toutes les villes de l’Italie et mirent de puissantes garnisons dans les places qui s’étaient déclarées pour le parti de Marius. Ce qui restait de troupes du débris de tant d’armées qu’on avait opposées à Sylla, lui envoyèrent des députés pour en obtenir quartier. Il leur fit dire qu’il donnerait la vie à ceux qui s’en rendraient dignes par la mort de leurs compagnons : espèce toute nouvelle de proscription qui obligea ces malheureux à tourner leurs armes les uns contre les autres. Il en périt un grand nombre : six mille qui échappèrent à ce massacre, se rendirent à Rome.

Sylla les fit enfermer dans l’hippodrome, et convoqua en même temps le Sénat dans le temple de Bellone qui était voisin. Comme il était naturellement éloquent, il ne parla qu’en termes magnifiques de la grandeur de ses exploits. Pendant que tout le Sénat était attentif à sa harangue, ses troupes par son ordre se jetèrent dans l’hippodrome, et égorgèrent ces six mille hommes dont nous venons de parler. Le Sénat qui n’était pas instruit de ses ordres, étonné des cris de ces malheureux qu’on massacrait, parut consterné, et crut qu’il avait abandonné la ville entière au pillage de ses soldats. Mais Sylla sans s’émouvoir et sans changer de couleur, leur dit froidement de ne pas s’inquiéter de ce qui se passait au dehors, et que ce n’était que des malheureux qui avaient osé prendre les armes contre lui, qu’il faisait punir. Il ajouta d’un ton fier et superbe, qu’il traiterait de la même manière tous ses ennemis, et qu’il ne pardonnerait à aucun de quelque condition qu’il fût : et en sortant de l’assemblée, il fit afficher dans la place publique les noms de quarante sénateurs, et de seize cens chevaliers qu’il proscrivait.

Deux jours après, il proscrivit encore quarante autres sénateurs et un nombre infini des plus riches citoyens de Rome. Il déclara infâmes et déchus du droit de bourgeoisie les fils et les petits-fils des proscrits. Il ordonna par un édit public que ceux qui auraient sauvé un proscrit, ou qui l’auraient retiré dans leur maison, seraient proscrits en sa place. Il mit à prix la tête des proscrits ; et il fixa chaque meurtre à deux talents. Les esclaves qui avaient assassiné leurs maîtres recevaient cette récompense de leur trahison, et à la honte de l’humanité on vît des enfants dénaturés les mains encore sanglantes, la demander pour la mort de leurs propres pères qu’ils avaient massacrés.

Lucius Catilina qui pour s’emparer du bien de son frère, l’avait fait mourir, pria Sylla auquel il était attaché, de mettre ce frère qu’il avait tué depuis longtemps, au nombre des proscrits afin de couvrir par-là l’énormité de son crime. Sylla lui ayant accordé sa demande, Catilina pour lui en marquer sa reconnaissance, alla tuer au même moment Marcus Marius frère du consul, et lui en apporta la tête dans la place publique. Comme il avait encore les mains souillées du sang de ce malheureux, il entra dans le temple d’Apollon qui était proche de la place, et les lava dans l’eau lustrale de ce temple comme pour ajouter l’impiété et le sacrilège au meurtre et à l’assassinat.

Cette cruelle proscription n’enveloppa pas seulement ceux du parti contraire. Sylla à qui la mort d’un homme ne coûtait rien, permit à ses amis et à ses officiers de se venger impunément de leurs ennemis particuliers. Les grands biens devinrent un crime, et quiconque passait pour riche n’était point innocent.

Quintus Aurelius citoyen paisible, qui avait toujours vécu dans une heureuse obscurité, sans être connu ni de Marius ni de Sylla, apercevant avec étonnement son nom dans ces tables fatales où l’on écrivait ceux des proscrits, s’écria avec douleur : malheureux que je suis ! C’est ma belle maison d’Albe qui me fait mourir, et à deux pas de-là il fut assassiné par un meurtrier qui s’était chargé de le tuer. C’étaient tous les jours de nouvelles proscriptions et de nouveaux meurtres, et personne ne pouvait compter sur un jour de vie.

Dans cette désolation générale, il n’y eut que C Metellus qui fut assez hardi pour oser demander à Sylla en plein Sénat, quel terme il mettait à la misère de ses concitoyens : nous ne te demandons pas, lui dit-il, que tu pardonne à ceux que tu as résolu de faire mourir : mais délivre-nous d’une incertitude pire que la mort, et du moins apprends nous ceux que tu veux sauver. Sylla sans paraître s’offenser d’un discours si hardi, lui répondit froidement qu’il ne s’était pas encore déterminé sur le nombre de ceux à qui il voulait laisser la vie. Mais qu’a l’égard des autres, il avait proscrit d’abord les premiers dont il s’était souvenu, qu’il se réservait la liberté d’en user de la même manière à l’avenir, à mesure que sa mémoire lui fournirait les noms de ses ennemis. Il étendit ensuite sur des villes et sur des nations entières, cette proscription qui n’était tombée d’abord que sur des particuliers. Il s’empara par une manière de confiscation, des biens, des maisons et du territoire de toutes les villes d’Italie qui pendant la guerre civile s’étaient déclarées pour Marius. Il en fit la récompense de ses soldats qu’il attacha de nouveau à sa fortune et à ses intérêts. Mais comme ces usurpations et beaucoup d’autres dont nous aurons lieu de parler dans la suite, pouvaient n’être pas durables, ceux qui en profitaient lui firent insinuer qu’il devait se revêtir de la dignité de dictateur, afin de donner force de loi, et une apparence de droit à tant de dispositions différences qu’il faisait dans la république.

Nous avons déjà dit que les romains après avoir aboli la royauté, en avaient cependant conservé comme la représentation dans la dignité de dictateur. La puissance de ce souverain magistrat était sans bornes : l’autorité des consuls et des autres magistrats subalternes, si on en excepte celle des tribuns, cessait absolument par son élection. Il avait pouvoir de vie et de mort sur ses concitoyens : il était l’arbitre de la paix et de la guerre, et il pouvait lever des troupes ou congédier les armées quand il le jugerait à propos, sans que personne fût en droit de lui demander raison de sa conduite.

Vingt-quatre licteurs qui portaient les faisceaux et les haches, le précédaient quand il sortait en public, et un des principaux officiers de la république qui commandait la cavalerie, le suivait partout. Le dictateur avait seul le droit de le nommer : il s’en servait comme du capitaine de ses gardes, pour exécuter ses ordres. En un mot le dictateur avait toute la puissance et l’appareil de la royauté.

Mais comme il aurait pu abuser d’un pouvoir si absolu, et peut-être plus grand que ne l’avaient jamais eu les anciens rois de Rome, on n’avait recours à cette suprême dignité, que dans les périls extrêmes de la république, comme lorsqu’on était attaqué par des ennemis redoutables, ou que la république était agitée par de dangereuses séditions : et on prenait toujours la précaution de ne déférer cette puissance suspecte à des républicains, tout au plus que pour six mois. Sylla maître absolu dans Rome, la voulut avoir pour un temps indéfini. C’est ainsi que les romains qui avaient passé de la domination des rois sous le gouvernement républicain des consuls, et des tribuns militaires, retombèrent après plusieurs siècles sous la puissance absolue d’un seul : quoique Sylla pour diminuer l’horreur qu’en avaient des républicains, eût masqué une véritable royauté sous le titre et la dignité de dictateur.

Mais les romains étaient trop habiles pour ne pas s’apercevoir que sous des noms anciens et connus, il s’élevait une puissance toute nouvelle et incompatible avec la liberté. Sylla dictateur perpétuel, ou pour mieux dire le roi et le souverain absolu de Rome, changea à son gré la forme du gouvernement. Il abolit d’anciennes lois, en établit de nouvelles, se rendit maître du trésor public, et disposa souverainement des biens de ses concitoyens, qu’il regardait comme faisant partie de ses conquêtes.

Crassus lui seul en eut la meilleure partie. Cet homme qu’on a appelé le plus riche des romains, n’avait point de honte de lui demander la confiscation des proscrits, ou d’acheter leurs biens à vil prix quand on les vendait publiquement dans la place. Sylla aussi libéral envers ses amis, que dur et inexorable envers ses ennemis, se faisait un plaisir de répandre à pleines mains les trésors de la république sur ceux qui s’étaient attachés à sa fortune. Mais aussi il en exigeait une dépendance entière. Pompée par son ordre répudia sa femme appelée Antistia, fille du sénateur Antistius, que le jeune Marius avait fait mourir, et fut obligé d’épouser Emilie belle-fille de Sylla, issue du premier mariage de sa femme Metella avec Scaurus.

Ce fut par ce même pouvoir souverain qu’il exerçait indifféremment sur tous les romains, qu’il voulut contraindre Jules César neveu de Marius, de répudier pareillement Cornélie sa femme, et fille de Cinna. Mais César à peine sorti de l’enfance, osa lui résister.

Il se présenta même avec une hardiesse surprenante devant une assemblée du peuple pour demander la prêtrise de Jupiter. Sylla non seulement lui fit donner l’exclusion, mais il résolut encore de le proscrire. Ce ne fut qu’avec des peines infinies que ses amis obtinrent sa grâce : et sur ce qu’ils représentèrent qu’il n’y avait rien à craindre d’un homme si jeune, on prétend qu’il leur répondit, que dans cet homme si jeune, il découvrait plusieurs Marius. Les parents et les amis de César instruits de ce discours, et sachant combien tous ceux qui avaient appartenu à Marius étaient odieux au dictateur, l’engagèrent à sortir de Rome, où il ne revint qu’après la mort de Sylla.

De ces soins domestiques le dictateur passa au gouvernement civil, et au règlement du Sénat. Il y fit entrer trois cens chevaliers pour remplacer ce grand nombre de sénateurs qui étaient péris dans la guerre civile, ou par les proscriptions. Mais pour diminuer en même temps l’autorité des chevaliers, il ôta à cet ordre le droit de connaître du crime de concussion et de péculat que Caïus Gracchus leur avait attribué. Il augmenta en même temps le nombre des plébéiens, de dix mille esclaves des proscrits auxquels il donna le nom de cornéliens, pour les faire souvenir de l’auteur de leur liberté. Il publia ensuite différentes lois, dont les unes étaient nouvelles, et les autres les mêmes qu’il avait fait recevoir pendant son consulat, mais que Marius et Cinna avaient abrogées. Son principal objet était de réprimer l’ambition de ceux qui voulaient tout d’un coup parvenir aux premières dignités de l’état, et d’abaisser en même temps l’autorité des tribuns du peuple, auxquels il avait toujours été très opposé. Il ordonna par la première de ces lois, que personne ne serait reçu à la charge de préteur, qu’il n’eût passé par celle de questeur ; et qu’aucun citoyen ne pourrait parvenir au consulat qu’après avoir exercé la préture, ni obtenir la même dignité une seconde fois, que dix ans après l’avoir exercée.

Par une seconde loi, il exclut ceux qui auraient été tribuns du peuple, de toute autre magistrature : ce qui avilit entièrement cette dignité, la plus puissante après la dictature, et la plus redoutable de la république. Il fit recevoir ces lois dans des assemblées du peuple romain. Tous les suffrages furent pour la publication : personne n’osa être d’un avis contraire à celui du dictateur ; et l’exemple de Lucretius Ofella fit voir combien il était dangereux de s’y opposer, ou de ne s’y pas soumettre.

Lucretius était un des lieutenants de Sylla, qui lui avait rendu des services les plus importants. C’est lui qui avait assiégé et pris Préneste, et réduit le jeune Marius à la funeste nécessité de se tuer. Cet officier aspirait au consulat, quoiqu’il n’eût pas passé par la préture. Sylla lui fit dire de se désister de ses prétentions, comme étant contraires aux lois nouvelles qu’il venait d’établir. Lucretius se fiant sur ses services, ne crut pas que les lois fussent faites pour un lieutenant de Sylla : et comme il avait une puissante brigue parmi le peuple, il ne laissa pas de paraître le jour de l’assemblée au nombre des candidats. Sylla offensé de sa poursuite, le fit poignarder sur le champ par un centenier. Le peuple qui ignorait la cause de ce meurtre, se jeta sur l’officier, et le traîna devant le dictateur pour le faire punir. Sylla ordonna qu’on le mît en liberté, et adressant la parole au peuple : sachez, romains, leur dit-il, que c’est par mon ordre qu’on a tué cet homme qui ne voulait pas m’obéir, et qu’on fera le même traitement à ceux qui entreprendront de violer mes lois et mes ordonnances. Le peuple se retira, consterné de se voir sous une domination si tyrannique.

Cependant cet homme qui avait usurpé un empire si absolu, et qui pour y parvenir avait essuyé tant de périls, et donné tant de batailles, s’avisa tout d’un coup d’y renoncer. Sylla après avoir fait périr dans les guerres civiles plus de cent mille de ses concitoyens ; après avoir fait massacrer quatre-vingt-dix sénateurs, dont il y en avait quinze consulaires, et plus de deux mille six cent chevaliers ; cet homme, dis-je, dont la vengeance avait été la première passion, rassasié de tant de sang qu’il avait fait répandre, fut assez hardi pour se dépouiller de la souveraine puissance. Il se démit de la dictature, et se réduisit de lui-même au rang d’un simple citoyen, sans craindre le ressentiment de tant d’illustres familles dont il avait fait périr les chefs par ses cruelles proscriptions. On dit au contraire qu’après s’être déposé de la dictature, il cria tout haut au milieu de la place qu’il était prêt de rendre compte de sa conduite. Il renvoya en même temps ses licteurs ; licencia ses gardes, et se promena encore quelque temps sur la place avec quelques-uns de ses amis, et devant la multitude du peuple, qui frappée d’étonnement, regardait un changement si peu attendu, comme un prodige. Il retourna le soir à sa maison, seul, et comme un simple particulier, et sans que personne parmi un si grand nombre d’ennemis qu’il s’était faits, osât lui manquer de respect. Il n’y eut dans une si grande ville qu’un jeune étourdi qui l’insulta publiquement : il le suivit en lui disant des injures jusqu’à la porte de sa maison. Sylla ne daigna pas lui répondre ; et il dit seulement par une espèce de prédiction, que l’insolence de ce jeune homme serait cause que si quelqu’un après lui parvenait au même degré de puissance, il ne s’en démettrait pas aussi facilement qu’il venait de le faire. La plupart des romains regardèrent une abdication si surprenante comme le dernier effort de la magnanimité. On oublia ses proscriptions ; on lui passa tant de meurtres qu’il avait fait faire, en faveur de la liberté qu’il avait rendue à sa patrie.

Ses ennemis au contraire attribuèrent un si grand changement à l’inquiétude naturelle de son esprit, et à la crainte continuelle où il était qu’il ne se trouvât quelque romain assez généreux pour lui ôter d’un seul coup l’empire et la vie. Quoi qu’il en soit de ces différents motifs, Sylla après tant de sang répandu, mourut tranquillement dans son lit, comme l’aurait pu espérer le plus paisible citoyen de la république. Il composa lui-même son épitaphe peu de jours avant sa mort, et on y trouve son véritable caractère : elle contient, que jamais personne ne l’avait surpassé ni à faire du bien à ses amis, ni à faire du mal à ses ennemis. Son abdication de la dictature fit voir que l’ambition et l’envie de régner n’avait pas été sa passion dominante, et qu’il ne s’était emparé de la souveraine puissance que pour pouvoir se venger plus sûrement de ses ennemis. Mais l’exemple dangereux d’un simple citoyen qui avait su s’élever à l’empire, et s’y maintenir, laissa apercevoir à ceux qui lui succédèrent que le peuple romain pouvait souffrir un maître ; ce qui causa de nouvelles révolutions. à peine Sylla avait les yeux fermés, que M Æmilius Lepidus premier consul, entreprit à son exemple de se rendre maître du gouvernement. Mais pour un si haut dessein, il avait plus d’ambition que de crédit et de forces.

C’était un homme sans considération dans les armées, meilleur courtisan que soldat, d’une profonde dissimulation, et qui ne s’était élevé qu’à force de bassesses. Quoiqu’il se fût déclaré pour le parti de la noblesse qui lui paraissait le plus puissant, ou pour mieux dire qu’il eût plié sous l’autorité absolue de Sylla, le dictateur qui avait démêlé son caractère, et qui s’en défiait, ne voulut jamais consentir qu’il parvînt au consulat. Mais depuis qu’il eut abdiqué la dictature, Pompée qui avait la principale autorité dans les affaires, séduit par le feint attachement de Lepidus, favorisa ouvertement son élection ; et le jour des comices il le fit nommer premier consul par préférence à Q Catulus son collègue, et fils de ce consulaire que Marius avait fait mourir.

On rapporte que Sylla voyant revenir Pompée de la place, transporté de joie de l’élection de Lepidus qu’il regardait comme sa créature, et surtout de la préférence qu’il lui avait fait remporter sur Catulus, lui cria tout haut : n’as-tu point de honte, jeune homme, de t’applaudir d’avoir fait déclarer pour premier consul, un homme tel que Lepidus, au préjudice de Catulus un de nos meilleurs citoyens ? Il l’avertit ensuite qu’il s’attendît à ne trouver dans Lepidus qu’un ami faible et équivoque ; mais peut-être un dangereux ennemi, qui, s’il y trouvait son avantage, tournerait contre son bienfaiteur même l’autorité qu’il lui avait procurée si imprudemment.

La conduite que tint Lepidus fit voir que son véritable caractère n’avait pas échappé à Sylla, malgré toute la dissimulation dont il avait tâché de le couvrir. Il resta en apparence dans le parti de la noblesse pendant la vie de Sylla qu’il redoutait toujours ; mais il ne le vit pas plutôt mort, qu’il chercha par de nouvelles divisions, à s’emparer à son exemple de la souveraine puissance, et à usurper la même autorité.

Nous avons vu plus d’une fois dans la suite de cette histoire, que tantôt les intérêts du peuple, tantôt ceux du Sénat avaient servi de prétexte aux grands de Rome, pour satisfaire leur ambition. L’une et l’autre route étaient ouvertes à Lepidus. Il est vrai que pour s’accommoder à l’état présent de la république, il s’était déclaré pour le parti de la noblesse, comme nous le venons de dire ; mais de pareils engagements n’étaient pas pour arrêter un homme ambitieux : et comme d’ailleurs il voyait à la tête de ce parti Pompée, Metellus, Crassus, et même Catulus son collègue qui le surpassaient en crédit et en considération, il crut qu’il acquerrait un plus grand nombre de partisans s’il passait dans le parti de Marius dont la plupart des chefs avaient péri dans la guerre civile, et qui ne subsistait plus, que par l’ancienne animosité du peuple contre la noblesse.

Ce fut pour relever ce dernier parti qu’il proposa d’abolir une partie des lois de Sylla. Catulus son collègue au consulat, s’y opposa avec beaucoup de fermeté. Les deux partis se déclarèrent pour l’un ou l’autre consul. Lepidus pour fortifier le sien, et pour mettre les peuples d’Italie dans ses intérêts, leur fit dire qu’il était dans le dessein de les rétablir dans les trente-cinq anciennes tribus, et de leur faire rendre les terres dont le dictateur les avait privés pour en faire la récompense de ses soldats. Cette déclaration ne manqua pas de grossir considérablement le nombre de ses partisans. Rome se voyait à la veille de servir encore de théâtre à une nouvelle guerre civile ; mais le Sénat interposa son autorité, et tira parole avec serment des deux consuls, que pendant leur consulat ils ne prendraient point les armes l’un contre l’autre.

Lepidus en sortant de charge, se crut dégagé de son serment. On lui avait décerné à l’issue du consulat, le gouvernement de la Gaule Cisalpine : il y leva aussitôt une armée, et il fit entrer dans son parti Brutus et Perpenna, tous deux prétoriens, qui avaient à leurs ordres l’un et l’autre un corps de troupes considérable, et qui campaient près de Modène. Lepidus fortifié de ce secours, et ne voyant aucune armée en Italie qu’on pût lui opposer, marcha droit à Rome, dans l’espérance de devenir un autre Sylla, s’il pouvait se rendre maître de la ville. Le Sénat averti de sa marche et de ses desseins, se mit en état de lui en défendre l’entrée. On eut bientôt enrôlé les légions.

Catulus qui en eut le commandement, campa hors des portes de la ville. Lepidus pour grossir son parti, fit semer des billets dans Rome, dans lesquels il invitait le peuple et les partisans de Marius de le venir joindre. Mais comme on n’était pas prévenu en faveur de son habileté et de son courage, et que d’ailleurs le peuple ne pouvait souffrir qu’on parlât d’incorporer les peuples d’Italie dans les anciennes tribus, personne ne branla en sa faveur. Cependant comme il était trop avancé pour reculer, on en vint bientôt aux mains ; et Catulus à la tête des légions et de tout ce qu’il y avait de noblesse dans Rome, le chargea si brusquement, qu’après une léger résistance, il tailla en pièces une partie de son armée, et obligea le reste à prendre la fuite. Lepidus désespéré de ce mauvais succès, après avoir erré quelque temps, inconnu et caché en différents endroits de l’Italie, passa enfin dans l’île de Sardaigne où il avait quelques partisans. Perpenna un de ses officiers, l’y vint joindre avec les débris de son armée. Plusieurs partisans de Marius se rendirent auprès de lui. Il fit de nouvelles levées : son parti grossit insensiblement ; et il se vit bientôt une nouvelle armée. Son dessein était de porter la guerre en Sicile où il avait des intelligences secrètes. Mais on apprit peu de temps après, qu’il était mort de chagrin, ayant intercepté une lettre qui ne lui permettait pas de douter de l’infidélité de sa femme. Sa mort dissipa son parti.

Brutus ne se sentant pas assez fort pour tenir la campagne, se jeta dans Modène, moins pour continuer la guerre, que pour avoir le temps de capituler, et de faire sa condition meilleure. En effet, Pompée ayant eu ordre de l’y assiéger, il ne parut pas plutôt devant la place, que Brutus lui en fit ouvrir les portes, et il ne demanda pour toute condition que de pouvoir se retirer en sûreté dans une petite bourgade située sur les rives du Pô. Pompée en convint : il écrivit même au Sénat, que la prompte soumission de Brutus avait mis fin à la guerre. Cependant au préjudice du traité et de sa parole, peu de jours après il l’envoya poignarder dans cette bourgade qu’il avait choisie pour retraite ; soit qu’il eût appris qu’il cabalait encore secrètement, soit que ce jeune général élevé dans la cruelle politique de Sylla, ne crût pas qu’on dût laisser vivre aucun chef du parti ennemi. Perpenna craignant un pareil sort, rassembla les débris des troupes de Lepidus et de Brutus ; et se trouvant à la tête de cinquante-trois cohortes, il les conduisit en Espagne.

Son dessein était de s’y cantonner, et d’y faire la guerre en son nom, et sans dépendre d’aucun chef, à l’exemple de Sertorius capitaine d’une grande réputation, qui soutenait encore le parti de Marius dans la Lusitanie. Sylla avait fait déférer le gouvernement de ces grandes provinces à Metellus un de ses lieutenants. Le Sénat craignant qu’il ne pût résister à ces deux chefs, s’ils joignaient leurs forces, envoya à son secours Pompée avec de nouvelles troupes. Pompée, l’homme de confiance du Sénat, et qui depuis la mort de Sylla passait pour le premier général de la république, se mit aussitôt en chemin, et il menait avec lui ces mêmes troupes qui avaient défait plus d’une fois celles du parti de Marius. Les soldats de Perpenna qui n’étaient pas prévenus en faveur de la capacité de leur commandant, apprenant que Pompée marchait à eux, prirent les armes, levèrent leurs enseignes, et sans consulter Perpenna, lui crièrent qu’il fallait aller joindre Sertorius. Qu’ils avaient besoin d’un capitaine aussi plein d’expérience pour les commander, et que s’il refusait de les conduire dans son camp, ils en trouveraient bien le chemin, et qu’ils lui porteraient leurs enseignes.

Perpenna fut outré de cette désertion générale : mais ne pouvant trouver de sûreté pour lui-même que parmi les complices de sa révolte, il fut obligé de les suivre. Il se rendit au camp de Sertorius, et de général absolu et indépendant, il se vit réduit par ses propres soldats à la fonction d’officier subalterne la jonction de Pompée avec Metellus, et celle de Perpenna avec Sertorius, donnèrent une nouvelle chaleur aux armes. Sertorius capitaine expérimenté et entreprenant, eut presque toujours l’avantage, surtout contre Pompée, que l’envie de se distinguer, et la crainte de partager sa gloire tenait ordinairement séparé de Metellus. Ce jeune général dont la réputation était si grande à Rome, eut même le chagrin devoir prendre et brûler à ses yeux la ville de Lauron que Sertorius assiégeait, et qu’il tenta inutilement de secourir.

On dit que s’étant trop avancé, et ne considérant que l’armée ennemie qui formait le siège, et qu’il avait devant lui, il vit sur les hauteurs voisines des troupes de montagnards qui y parurent tout d’un coup, et qui, en faisant des courses dans la plaine, l’empêchaient de s’y étendre et de pouvoir fourrager : en sorte qu’étant venu pour faire lever un siège, il se trouvait lui-même comme assiégé et investi par ces différents partis, qui ne lui permettaient pas de s’écarter. Sertorius ayant fait observer à ses principaux capitaines la disposition de son camp, et les différents endroits qu’occupaient ses troupes, ajouta, en parlant avec mépris de Pompée, que cet écolier de Sylla ne savait pas encore son métier, et qu’il lui apprendrait dans peu qu’un général d’armée doit plutôt regarder derrière lui que devant.

En effet, Pompée craignant que ces troupes de Sertorius qui occupaient les hauteurs, ne devinssent assez fortes et assez nombreuses pour lui fermer le chemin de la retraite, prit le parti de se retirer de bonne heure : il fallut qu’il renonçât à l’espérance de jeter du secours dans la place assiégée. Sertorius l’emporta l’épée à la main ; et quoiqu’il ne fût pas cruel, il crut être obligé d’y faire mettre le feu pour intimider les autres villes d’Espagne, et leur faire sentir que la protection de Pompée était d’un faible secours contre ses armes et son ressentiment.

Pompée au désespoir d’avoir vu brûler une ville pour s’être déclaré en sa faveur, cherchait toutes les occasions d’avoir sa revanche. Il crut l’avoir trouvée proche Sucrône : et quoique Metellus ne fût pas loin, il s’imagina être assez fort pour défaire l’ennemi sans son secours. Il l’attaqua dans une plaine ; mais Sertorius dont la cavalerie espagnole était supérieure à celle des romains, le poussa si vivement, que ces italiens rompus, jetèrent le désordre et la confusion dans l’infanterie. Pompée pensa être pris : et son armée aurait été entièrement défaite, si Metellus ne s’était avancé à son secours. Sertorius voyant approcher les légions de ce vieux général, se retira dans son camp, et dit à ses officiers en plaisantant : que si cette vieille, en parlant de Metellus, n’eût retiré ce jeune enfant de ses mains, il allait le renvoyer à Rome à ses parents, après l’avoir corrigé comme il le méritait.

Pompée moins présomptueux, et devenu sage par un peu d’adversité, jugea bien qu’il ne pouvait pas sans péril s’éloigner de Metellus. Ils joignirent leurs troupes : mais malgré cette jonction qui les rendait supérieurs en forces, ils ne laissaient pas d’éprouver de nouveaux périls dans tous les lieux où ils campaient. Ils avaient à faire à un ennemi qui les venait surprendre tantôt de jour, tantôt de nuit. Ses troupes la plupart composées d’espagnols et de montagnards, vifs et agiles, faisaient de continuelles attaques, et des retraites aussi promptes, sans que les soldats romains pesamment armés, et accoutumés à combattre de pied ferme, les pussent joindre. Lui seul conduisait toutes les entreprises : il semblait qu’il se multipliât : les deux généraux de Rome le trouvaient à la tête de toutes les attaques. S’il avait de l’avantage, il poussait ses ennemis sans leur donner le temps de se reconnaître ; et s’il trouvait trop de résistance, et qu’il craignît d’être enveloppé, il avait accoutumé ses soldats à se disperser. Ils gagnaient les montagnes et les rochers ; et au moindre signal ils savaient se rallier auprès de leur général : on le voyait revenir à la charge par un autre endroit. Il semblait que ce fût de nouvelles troupes et une autre armée qu’il eût trouvée toute prête à entrer en action : par cette manière de faire la guerre, favorisée de la situation des lieux, il ne laissait jamais en repos ni ses ennemis ni ses propres troupes.

Sa réputation et les nouvelles des avantages qu’il remportait tous les jours sur les deux généraux les plus estimés à Rome, passa jusque en Asie. Nous avons vu que Mithridate pressé par Sylla, avait été obligé pour obtenir la paix, de prendre la loi du vainqueur, et de souscrire à toutes les conditions qu’il lui avait voulu imposer ; et que le général romain n’avait arrêté le progrès de ses armes que pour les pouvoir tourner contre Marius et ses autres ennemis particuliers.

Mithridate crut après la mort de Sylla, et pendant les guerres civiles qui agitaient la république, que la conjoncture était favorable pour renouveler la guerre. Il leva une puissante armée ; et afin de fomenter la guerre civile, et d’entretenir une diversion utile à ses desseins, il fit proposer à Sertorius d’unir leurs intérêts. Ses envoyés lui offrirent des sommes considérables pour fournir aux frais de la guerre avec une flotte qui serait à ses ordres, à condition qu’il souffrirait que ce prince recouvrât les provinces de l’Asie, que la nécessité de ses affaires l’avait forcé d’abandonner par le traité qu’il avait fait avec Sylla.

Sertorius assembla son conseil : tous ceux qu’il y appela ne trouvèrent pas qu’il y eût matière à délibérer : et ils lui représentèrent que pour un secours aussi présent et aussi effectif que l’argent et la flotte qu’on lui offrait, il ne lui en coûterait qu’un vain consentement qu’on lui demandait pour une entreprise qui ne dépendait pas même de lui. Mais Sertorius avec une grandeur d’âme digne d’un véritable romain, protesta qu’il n’entendrait jamais à aucun traité qui blesserait la gloire ou les intérêts de sa patrie, et qu’il ne voudrait pas même d’une victoire sur ses propres ennemis, qui ne serait pas acquise par des voies légitimes. Et ayant fait entrer les ambassadeurs de Mithridate, il leur déclara qu’il souffrirait que le roi leur maître reprît la Bithynie et la Cappadoce, provinces sur lesquelles le peuple romain n’avait aucun droit ; mais qu’il ne consentirait jamais qu’il mît le pied dans l’Asie mineure qui appartenait à la république, et à laquelle il avait renoncé par un traité solennel. Il renvoya ces ministres avec cette réponse ; et on dit que Mithridate l’ayant apprise, se tourna rempli d’étonnement vers quelques-uns de ses courtisans, et leur dit : qu’est-ce que ce romain ne prétendrait pas nous prescrire, s’il était à Rome, puisque des bords de la mer Atlantique où il est relégué, il entreprend de donner des bornes à notre empire ?

Cependant ce prince reconnaissant combien il avait d’intérêt d’entretenir la guerre civile, conclut depuis le traité aux conditions même que Sertorius avait prescrites. Le roi de Pont lui fournit trois cent talents et quarante vaisseaux : et Sertorius donna au roi de Pont un corps de troupes sous le commandement de Marius Varius, un de ces sénateurs proscrits par Sylla, et qui s’était réfugié auprès de lui. Ce sénateur étant arrivé en Asie, fit respecter le nom et la puissance de son général dans tous les lieux où il porta ses armes. Comme s’il eût été autorisé par le Sénat et le peuple romain, il déchargea en son nom la plupart des villes des taxes exorbitantes dont Sylla les avait accablées.

Une conduite si modérée et si habile, lui en fit ouvrir les portes sans le secours de ses armes, et le nom seul de Sertorius faisait plus de conquêtes que toutes les forces de Mithridate. Mais ce grand capitaine qui avait échappé à tous les périls de la guerre, périt par la perfidie des romains même de son parti. Perpenna qui ne pouvait lui pardonner l’autorité qu’il avait prise sur ses propres troupes, et qui se flattait d’occuper sa place, s’il pouvait s’en défaire, conjura sa perte ; et il fit entrer dans ce complot plusieurs officiers, sous prétexte que Sertorius méprisait les romains, et donnait toute sa confiance aux espagnols. Les conjurés l’assassinèrent dans un festin. Perpenna prit ensuite le commandement de l’armée ; mais il n’avait ni la capacité de son prédécesseur, ni la confiance des soldats, qui détestaient sa perfidie. Metellus et Pompée avaient été obligés alors de se séparer pour faire subsister plus facilement leur cavalerie. Pompée fut instruit le premier de la mort de Sertorius et de la disposition des esprits. Il s’approcha aussitôt du camp de Perpenna : une partie des soldats de ce nouveau général l’abandonnèrent ; les autres quand on les attaqua, ne firent qu’une faible résistance. Chacun se dispersa ; Perpenna dans cette déroute ne sut que s’enfuir et se cacher. Il fut trouvé dans un buisson : Pompée lui fit couper la tête sur le champ, et par sa mort la guerre d’Espagne fut terminée.

Pompée ramena son armée victorieuse en Italie. Spartacus gladiateur y avait excité une guerre dangereuse. Ce gladiateur homme de courage, s’échappa de Capoue, où il était gardé avec soixante et dix de ses camarades. Il les exhorta ensuite de sacrifier leur vie plutôt pour la défense de leur liberté, que pour servir de spectacle à l’inhumanité de leurs patrons. Un grand nombre d’esclaves fugitifs se joignirent à lui : la licence et l’espérance du butin lui attirèrent une foule de petit peuple de la campagne ; en sorte qu’il se vit bientôt à la tête d’une armée considérable. Le Sénat qui méprisait Spartacus, se contenta d’abord d’envoyer contre lui Varinius Glaber, et P Valerius tous deux préteurs. On ne leur donna même que peu de troupes, parce qu’on aurait eu honte de faire marcher les légions contre des esclaves et des brigands, que la présence seule du magistrat devait dissiper. Spartacus tailla en pièces les troupes qu’on lui avait opposées.

Cette défaite malgré l’inégalité du nombre, causa autant de surprise que d’indignation au Sénat. L’affaire paraissant plus sérieuse qu’on ne l’avait crue d’abord, les consuls eurent ordre de se mettre en campagne chacun à la tête d’un corps considérable. Les magistrats ne pouvant se persuader que des esclaves et des fugitifs osassent soutenir la présence des légions, marchèrent avec négligence contre des ennemis qu’ils méprisaient. Spartacus en profita : il choisit son camp et le champ de bataille comme aurait pu faire un grand général ; et il fit combattre ses compagnons avec un courage si déterminé, que les soldats romains qui croyaient marcher à une victoire certaine, trouvant une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas, se débandèrent et prirent la fuite. Les consuls les rallièrent, et il y eut un second combat près de Picene, mais qui ne leur fut pas plus heureux. Les romains prirent encore la fuite ; et il n’y avait qu’une intelligence criminelle avec les ennemis, qui pût en quelque manière justifier une lâcheté si extraordinaire.

De si grands avantages attirèrent une foule innombrable de peuple sous les enseignes de Spartacus : et ce gladiateur se vit jusqu’à six vingt mille hommes à ses ordres, pâtres, bandits, esclaves, transfuges, tous gens féroces et cruels, qui portaient le fer et le feu de tous côtés, et qui n’envisageaient dans cette révolte qu’une licence effrénée, et l’impunité de leurs crimes. Il y avait près de trois ans que cette guerre domestique durait en Italie avec autant de honte que de désavantage pour la république, lorsque le Sénat en donna la conduite à Licinius Crassus un des premiers capitaines du parti de Sylla, et qui avait eu beaucoup de part à ses victoires.

La fortune changea sous un habile général. Crassus savait faire la guerre, et la fit heureusement. Il commença par rétablir la discipline militaire dans les troupes. On décima par son ordre celles qui avaient fui lâchement dans les derniers combats. Cette utile sévérité le fit autant craindre de ses propres soldats, que des ennemis. Les romains virent bien que sous ce général il fallait vaincre ou mourir : et un corps de dix mille hommes de ces rebelles s’étant éloigné du gros de l’armée, pour fourrager, il les surprit, tomba dessus, et les tailla en pièces.

Il défit ensuite dans une bataille rangée leur armée entière, et en remporta une victoire complète. Spartacus traînant les restes de sa déroute, voulait gagner les bords de la mer pour passer en Sicile, où un grand nombre d’esclaves lui faisait espérer de pouvoir se rétablir. Mais Crassus le prévint, lui coupa le chemin de la mer, et l’investit dans son propre camp. Spartacus désespérant de pouvoir échapper, se résolut de tenter encore une fois le sort des armes. Il rangea son armée en bataille avec toute l’habileté d’un grand capitaine : il ne lui manquait qu’une meilleure cause.

On dit que comme on lui eut amené un cheval un peu avant que le combat commençât, il tira son épée, le tua, et se tournant vers ses soldats : si je suis victorieux, leur dit-il, je n’en manquerai pas ; et si nous sommes défaits, je n’ai pas envie de m’en servir. Il se mit ensuite à la tête de son infanterie. Ces gens animés par l’exemple de leur général, se battirent en désespérés. La victoire fut longtemps en balance : enfin la valeur des légions en décida. On fit une cruelle boucherie de ces brigands : Spartacus blessé à la cuisse d’un coup de javeline, se défendit encore longtemps en combattant à genoux, et tenant son bouclier d’une main et son épée de l’autre. Enfin percé de coups, il tomba sur un monceau, ou de romains qu’il avait immolés à sa fureur, ou de ses propres soldats qui s’étaient fait tuer aux pieds de leur général en le défendant. Ceux qui purent échapper à l’épée des victorieux, gagnèrent les montagnes, et se rallièrent ensuite.

Pompée en revenant d’Espagne les rencontra, et défit sans peine des troupes fugitives, sans chefs et sans retraite. Cependant pour diminuer la gloire de Crassus, et augmenter la sienne, il n’eut point de honte d’écrire au Sénat que Crassus avait défait Spartacus : mais moi, dit-il dans sa lettre, j’ai coupé la racine de cette guerre, et je viens d’exterminer le dernier de ces brigands. Crassus se sentit cruellement offensé d’une lettre qui en lui ôtant l’honneur d’avoir fini cette guerre, semblait écrite pour préparer les esprits à lui refuser le triomphe. Mais comme il aspirait en même temps au consulat, et que Pompée pouvait tout alors dans Rome, il dissimula cette injure publique avec un silence profond, et qui cachait tout son ressentiment. Pompée était appelé lui-même au consulat par les voeux de tout le peuple romain. Crassus qui craignait qu’il ne lui fît donner l’exclusion, le fit prier par des amis communs qu’ils pussent agir de concert, et qu’il voulût bien le recevoir pour son collègue dans cette suprême dignité. Pompée ravi de l’avoir réduit à recourir à son crédit, témoigna publiquement qu’il serait aussi obligé à ses amis, de l’élection de Crassus, que de la sienne propre. Les deux factions réunies, emportèrent tous les suffrages. Crassus qui selon les lois de Sylla, avait passé par la charge de préteur, fut élu consul : et on défera la même dignité à Pompée, quoiqu’il ne fût que simple chevalier, qu’il n’eût pas été seulement questeur, et qu’à peine il eût trente-quatre ans. Mais sa haute réputation, et l’éclat de ses victoires, couvrirent ces irrégularités : on ne crut pas qu’un citoyen qui avait été honoré du triomphe avant l’âge de vingt-quatre ans, et avant que d’avoir entrée au Sénat, dût être assujetti aux règles ordinaires.

Ce ne fut pas la seule occasion dans laquelle l’estime ou la complaisance de ses concitoyens, et quelquefois sa propre ambition, le mirent au dessus des lois. C’était un usage dans la république qu’un général victorieux, et qui demandait l’honneur du triomphe, ne devait point entrer dans la ville avant que de l’avoir obtenu. Par la même loi, tout citoyen qui aspirait au consulat, devait être dans la ville, pour solliciter en personne la dignité qu’il briguait. Il semblait que Pompée et Crassus eussent renoncé au triomphe, étant entrés dans Rome pour demander le consulat.

Mais après leur élection, on fut surpris qu’ils prétendissent encore au triomphe, comme s’ils étaient restés chacun à la tête de leurs armées. Jusqu’alors ils avaient agi de concert : mais comme l’affaire du triomphe souffrait des difficultés, et qu’on les pressait de licencier les armées qu’ils tenaient l’un et l’autre aux portes de Rome, Crassus qui ménageait moins Pompée depuis qu’il était parvenu au consulat, représenta que son collègue ayant terminé la guerre d’Espagne, devait être le premier à congédier ses troupes. Pompée de son côté irrité de ce que Crassus voulait l’obliger de désarmer avant lui, s’en défendait, sur ce qu’il attendait, disait-il, Metellus qui devait triompher avec lui. Ces prétentions opposées firent éclater leur animosité. Pompée ne pouvait souffrir que Crassus, qu’il regardait comme lui étant fort inférieur dans le commandement des armées, et qui n’avait même acquis le consulat que par son crédit, osât entrer en concurrence avec lui ; et Crassus le plus riche particulier de la république, comptait ses trésors pour des victoires, et ne pouvait se résoudre à plier sous un homme qui n’avait pas tant d’argent que lui. Au travers de ces contestations, le public n’avait pas de peine à démêler que ces deux hommes également ambitieux et puissants, voulaient retenir leurs troupes, moins pour la cérémonie du triomphe, que pour se conserver plus de forces et d’autorité l’un contre l’autre. Le Sénat et le peuple épouvantés par la crainte de retomber dans les malheurs d’une guerre civile, les conjurèrent de sacrifier leurs ressentiments particuliers à la tranquillité publique. Le peuple même dans un jour d’assemblée se jetant à leurs genoux, les supplia de vouloir bien se réconcilier. Pompée affecta une fierté inflexible, et parut toujours inexorable : Crassus de son côté ne montrait pas moins de hauteur. Mais les aruspices ayant déclaré que l’état était menacé des dernières calamités si les consuls ne se réunissaient, Crassus touché d’un sentiment de religion se leva le premier, et présenta la main à Pompée qui l’embrassa ensuite : et après avoir triomphé l’un et l’autre ils licencièrent de concert leurs armées.

Cette réconciliation n’était pas si sincère que l’un et l’autre ne cherchât à se fortifier par un plus grand nombre de partisans : il était surtout question de gagner l’affection du peuple. Crassus pour le mettre dans ses intérêts, fit dresser mille tables où il traita toute la ville. Il fit distribuer en même temps aux familles de la populace et du petit peuple, du bled pour les nourrir pendant trois mois. On sera moins surpris d’une libéralité si prodigieuse, si on considère que Crassus possédait la valeur de plus de sept mille talents de bien : et c’était par ces sortes de dépenses publiques que les grands de Rome achetaient les suffrages de la multitude.

Pompée de son côté pour renchérir sur les bienfaits de Crassus, et pour mettre dans ses intérêts les tribuns du peuple, fit recevoir des lois qui rendaient à ces magistrats toute l’autorité dont ils avaient été privés par celles de Sylla. Sans égards pour la mémoire de son général et de son bienfaiteur, il fit revivre les ordonnances de C Gracchus qui attribuaient à l’ordre des chevaliers, la connaissance des causes criminelles que Sylla avait renvoyées au Sénat.

C’est ainsi que ces hommes ambitieux se jouaient tour à tour des lois, et augmentaient tantôt l’autorité du Sénat, tantôt celle du peuple selon qu’il convenait à leurs intérêts. On ne peut exprimer les transports de joie que les tribuns firent éclater au sujet du rétablissement de leur autorité : ils en avaient la principale obligation à Pompée, ils ne tardèrent guère à lui en marquer leur reconnaissance. La guerre avait été résolue contre les pirates qui infestaient les côtes de la république. Ils en firent décerner le commandement à Pompée, et ils lui attribuèrent une autorité absolue par terre et par mer, soit pour lever des troupes, soit pour armer des vaisseaux.

Les pirates dont il est question, sortaient des côtes de la Cilicie. Ils ne montaient d’abord qu’un petit nombre de barques armées, et de brigantins qui couraient les mers pour enlever quelques marchands ou des passagers qu’ils faisaient esclaves. Leur nombre et leur audace s’accrurent par la protection de Mithridate qui les prit à son service pendant qu’il faisait la guerre contre les romains. Ils armèrent de grands vaisseaux ; formèrent des flottes redoutables, et étendirent leurs courses jusque sur les côtes d’Italie. Ils faisaient même des descentes ; pillaient les temples les plus fameux ; ruinaient les petites villes, et en enlevaient les habitants. Enfin leur puissance augmenta à un point, qu’ils avaient plus de mille vaisseaux partagés en différentes escadres qui tenaient bloqués tous les ports de la république : en sorte qu’il n’en pouvait presque sortir aucun vaisseau qui ne fût pris : ce qui avait ruiné absolument le commerce.

C’est contre ces pirates que Pompée fut envoyé. Pour le mettre en état de faire un puissant armement, le peuple qui l’idolâtrait lui décerna une autorité sans bornes. Le décret de sa commission portait expressément que sa puissance s’étendrait dans toute la Méditerranée depuis les colonnes d’Hercule, et jusqu’à quatre cens stades dans la terre ferme : qu’il lèverait autant de soldats et de matelots qu’il jugerait à propos : qu’il pourrait prendre dans le trésor public tout l’argent qu’il croirait nécessaire sans être obligé d’en rendre compte, et qu’il pourrait choisir dans le corps du Sénat quinze personnes pour lui servir de lieutenants, et pour exécuter ses ordres dans les lieux où il ne pourrait pas commander en personne. Un pouvoir si étendu, et cette autorité absolue confiée à un seul citoyen, donna beaucoup d’inquiétude et même de jalousie au Sénat. Plusieurs de ce corps accusèrent hautement Pompée de vouloir s’emparer de la souveraineté de l’état ; et l’un des consuls irrité qu’on lui eût décerné cette commission à son préjudice, lui dit avec une espèce de menace : qu’en affectant comme il faisait d’imiter les manières hautaines de Romulus, il pourrait bien avoir le même sort.

Catulus plus modéré, prit un tour plus adroit ; et pour dissuader le peuple de donner un pouvoir si étendu à un seul citoyen, il commença dans une assemblée par faire l’éloge de Pompée ; et il fit mention en des termes magnifiques des actions les plus éclatantes de ce général. Mais comme s’il se fût intéressé à sa conservation, il se plaignit que le peuple exposât le plus grand capitaine de la république à tous les périls qui se présentaient. Et si vous le perdez, dit-il au peuple, quel autre pourrez-vous mettre en sa place ? Alors la multitude s’écria tout d’une voix et avec de grands cris : nous t’y mettrons toi-même.

Catulus ne pouvant résister ni à la volonté déterminée de tout le peuple, ni au témoignage si honorable qu’on rendait à sa valeur, se retira. Un autre sénateur appelé Roscius ayant voulu prendre la parole, fut interrompu par les cris confus du peuple qui souffrait impatiemment qu’on lui fît des remontrances à ce sujet. Roscius fut réduit à s’expliquer par signes, et en élevant deux doigts de la main, il voulait faire comprendre qu’on devait au moins donner un collègue à Pompée : mais toutes ces démonstrations furent inutiles. Le peuple même irrité de la jalousie et de la résistance du Sénat, augmenta encore le pouvoir de Pompée, et on ajouta au décret de sa commission, qu’il pourrait armer cinq cens vaisseaux, les charger de vingt-six mille hommes de débarquement, et qu’il aurait vingt-quatre sénateurs et deux questeurs à ses ordres.

C’est ainsi que ce peuple si jaloux de sa liberté, séduit par les tribuns, se précipitait dans la servitude : et il ne tenait qu’à Pompée de se rendre le souverain de la république. Mais ceux qui le connaissaient bien, jugèrent qu’il n’y avait rien à craindre d’un homme qui avait plus de vanité que d’ambition, et qui était plus sensible à l’éclat que lui donnait un si grand emploi, qu’aux moyens de le rendre perpétuel et indépendant. Cette guerre ne dura qu’une campagne. Pompée ayant mis en mer une puissante flotte, défit celle des pirates. Il prit un grand nombre de ces brigands : et au lieu de les faire mourir, il les relégua dans le fond des terres, et dans des lieux éloignés des bords de la mer. Par-là en leur donnant moyen de vivre sans piraterie, il les empêcha de pirater.