HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre dixième.

 

 

Le jour du triomphe de Marius, le peuple fit éclater sa joie, non seulement par rapport à l’intérêt public, mais encore par la raison que le consulat de ce plébéien étant son ouvrage, il se regardait comme auteur de sa victoire, et associé à son triomphe. Les tribuns dans leurs harangues continuelles, en prenaient lieu d’insulter aux patriciens : ils leurs demandaient fièrement, quel capitaine et quel général de leur corps était comparable à ce plébéien, et s’ils prétendaient encore que la valeur, le courage, et la capacité dans le commandement des armées, ne se dussent trouver que dans la noblesse d’origine. Les patriciens au contraire, pour diminuer la gloire de Marius, publiaient que tout l’honneur de cette guerre était dû à Metellus, qui après deux grandes victoires, avait poussé Jugurtha jusque à l’extrémité de ses états ; et que Marius serait encore en Afrique, si Sylla autre patricien ne s’était pas rendu maître de la personne du roi de Numidie. Sylla même encore plus jaloux de la gloire de Marius que celui-ci ne l’avait été des conquêtes de Metellus, fit graver sur une pierre l’histoire de cet événement pour en perpétuer la mémoire. On y voyait de quelle manière Bocchus lui livrait Jugurtha : et pour chagriner Marius, il se servit toujours depuis de cette pierre pour cachet : circonstance peu considérable dans l’histoire, si elle n’avait pas donné lieu aux dissensions qui éclatèrent depuis entre ces deux grands hommes ; et auxquelles le Sénat et le peuple prirent tant de part.

Mais cette concurrence, et cet esprit de parti furent suspendus au bruit de l’approche de ces barbares, dont nous venons de parler. Plus de trois cens mille hommes connus sous le nom de Teutons et de Cimbres, et sortis de la Chersonèse Cimbrique, s’étaient unis pour chercher de nouvelles terres, et un climat plus doux et plus tempéré. Ces barbares suivis d’une foule innombrable de vieillards, de femmes, et d’enfants, se partagèrent en deux corps. Les teutons passèrent dans les Gaules où ils firent de grands ravages : les Cimbres prirent une autre route ; taillèrent en pièces l’armée commandée par M Junius Silanus, et défirent ensuite M Aurelius Scaurus, et C Manlius.

Tant de pertes, le nombre et la férocité de ces barbares épouvantèrent les romains. L’envie disparut ; les deux partis qui partageaient Rome se réunirent ; tout le monde comme de concert, chargea Marius du soin de cette guerre. On lui décerna de suite un second et un troisième consulat qu’il employa à lever de grandes armées, et à fortifier les détroits et les passages de l’Italie. Il revint à Rome pour présider à l’élection des nouveaux consuls : il déclara qu’après trois consulats, il ne concourrait plus pour cette dignité, et qu’il la refuserait même quand on la lui offrirait. Mais ceux qui connaissaient à quel point il était dévoré d’ambition, se moquaient de cette fausse modestie, et on regarda comme une comédie, le rôle qu’il fit jouer en même temps à un certain Saturninus sa créature, et tribun du peuple, qui l’appelait publiquement traître et méchant, de refuser de servir sa patrie, et qui exhortait le peuple à le forcer de prendre le commandement de l’armée.

L’artifice était trop grossier pour échapper à la pénétration de gens aussi éclairés que les romains. Mais comme on n’avait point alors de capitaine plus habile, et que Metellus était trop âgé pour se charger de la conduite d’une guerre où il ne fallait pas moins d’activité que de valeur ; Marius fut élu consul pour la quatrième fois, et on lui donna pour collègue Catulus Luctatius, personnage qui ne lui était pas inférieur dans la science militaire, et qui le surpassait par sa modestie, sa probité, et la douceur de ses moeurs.

Les deux consuls partagèrent les légions. Marius avec une partie fut au devant des teutons qu’il rencontra en Provence, et qu’il défit proche la ville d’Aix ; on prétend que le combat dura deux jours entiers ; que cent cinquante mille Teutons y périrent, et que par une défaite si générale, cette nation barbare fut presque éteinte. Les Cimbres plus heureux d’abord, avaient franchi les Alpes, et pénétré jusque dans la Gaule Cisalpine. Catulus les attendait aux bords de Lathefis : mais comme il n’avait que vingt mille hommes à opposer à une armée innombrable, la consternation s’empara de l’esprit de ses soldats ; plusieurs s’enfuirent avant que d’avoir vu l’ennemi, et le général romain fut obligé pour sauver le reste, d’abandonner les bords de la rivière, et de se camper dans des défilés où il ne pût être forcé.

Marius à l’entrée de son cinquième consulat, vint à son secours avec son armée victorieuse. Les deux consuls ayant joint leurs forces, donnèrent bataille aux Cimbres, dans les pleines de Verceil. Ces barbares furent défaits, et les romains remportèrent une victoire si complète, que si on en croit leurs historiens, il y eut cent vingt mille Cimbres qui demeurèrent sur le champ de bataille, sans compter soixante mille prisonniers. Les deux consuls triomphèrent conjointement de la défaite de ces barbares, et Marius insatiable d’honneurs, brigua un sixième consulat avec autant d’ardeur qu’il avait fait le premier. On prétend même qu’il l’acheta par des largesses qu’il fit faire secrètement aux chefs des tribus, et à ceux qui avaient le plus de crédit parmi la multitude ; et qu’il se servit en même temps de cet indigne moyen pour faire donner l’exclusion à Metellus, que ses vertus, son expérience, et les voeux de tous les gens de bien, appelaient au gouvernement de la république. On lui préféra Valerius Flaccus, qui fut moins le collègue que l’esclave de Marius.

Cet homme si grand par sa valeur, et qui avait été si utile à sa patrie pendant la guerre, en devint le tyran durant la paix. Dans ce haut point de gloire où ses victoires l’avaient élevé, la présence seule de Metellus plus estimé que lui par ses vertus, lui était insupportable. Non content de l’avoir exclus du consulat, il employa les plus bas et les plus indignes artifices pour le faire bannir de Rome. Il s’allia pour cela avec deux sénateurs appelés l’un Glaucia, et l’autre Saturninus, tous deux ennemis déclarés de Metellus, les plus méchants hommes qu’il y eût dans la république, et que ce grave sénateur aurait chassés du Sénat pendant sa censure, sans l’opposition de son collègue, auprès duquel ils avaient trouvé du crédit.

Ces trois hommes unirent leurs ressentiments et leurs cabales. Marius était consul, Glaucia préteur, et Saturninus qui avait déjà été tribun du peuple, briguait une seconde fois cette dignité, afin de pouvoir tourner contre Metellus, le pouvoir qui y était attaché. Mais le jour de l’élection étant arrivé, Nonius un des compétiteurs de Saturninus, représenta au peuple avec des couleurs si vives les différents crimes dont il était noirci, que ce peuple en qui il se trouvait encore quelque reste de l’ancienne probité de ses ancêtres, eut honte de mettre un si méchant homme à sa tête. On lui refusa toutes les voix, et Nonius fut élu en sa place.

Cette préférence lui coûta la vie : Saturninus le fit poignarder à l’issue de l’assemblée, et Glaucia avec lequel il avait concerté cet assassinat, ayant convoqué le lendemain de grand matin une nouvelle assemblée, ses partisans nommèrent tumultuairement Saturninus pour tribun, avant que la plus grande partie du peuple eût pu se rendre sur la place. Ces trois hommes maîtres alors du gouvernement, travaillèrent à perdre Metellus. Pour y parvenir, Saturninus en qualité de tribun du peuple, renouvela l’ancienne querelle du partage des terres : mais afin de ranimer une faction qui paraissait éteinte, il en changea l’objet.

Comme Marius et Catulus par la défaite des Cimbres, avaient repris des terres dont ces barbares s’étaient emparés dans la Gaule Cisalpine, il proposa de les partager entre les plus pauvres citoyens qui habitaient la campagne, la plupart gens sans aveu, dont Marius s’était servi à la guerre, et qui lui étaient entièrement dévoués. Il ajouta à cette proposition que si le peuple l’avait agréable, le Sénat serait obligé de l’approuver dans cinq jours ; que chaque sénateur serait obligé d’en faire le serment dans le temple de Saturne, et que ceux qui refuseraient de le prêter, seraient exclus du Sénat, et condamnés à une amende de vingt talents. On indiqua ensuite le jour de l’assemblée : Marius fit avertir secrètement les partisans qu’il avait à la campagne, de s’y trouver en plus grand nombre qu’ils pourraient, et il y en accourut de différents endroits de l’Italie. Saturninus se flattait à la faveur de leur nombre, de faire passer sa loi. Mais les habitants de la ville jaloux de la préférence que l’on voulait donner à ceux de la campagne, s’y opposèrent hautement.

Cette assemblée tumultueuse se partagea en deux partis : les bourgeois se trouvant les plus faibles, crièrent pour faire rompre l’assemblée, qu’on avait entendu tonner : ce qui selon les lois et les principes de la religion, obligeait de suspendre ce jour là toutes délibérations. Mais ces paysans mêlés d’anciens soldats, la plupart gens de main, sans s’arrêter à cette observation superstitieuse, chargèrent les bourgeois à coups de pierres et de bâtons ; les chassèrent de la place, et firent ensuite recevoir la loi. Marius qui conduisait secrètement tous les ressors de cette cabale, convoqua le Sénat en qualité de consul, pour délibérer sur le serment prescrit par la loi, et qu’on voulait exiger impérieusement de tous les sénateurs. Comme il connaissait Metellus pour un homme droit et ferme dans ses résolutions, il feignit, pour le faire donner dans le piége, de détester une loi si injuste, qui n’avait pour but, disait-il, que de renouveler les anciennes séditions. Il ajouta que pour lui, il ne prêterait jamais un pareil serment si préjudiciable au repos de la république. Metellus, comme il l’avait bien prévu, ne manqua pas de se déclarer de son sentiment ; et son avis fut suivi par tout le Sénat.

Marius ayant tiré une pareille déclaration d’un homme incapable de varier, convoqua le Sénat le cinquième jour prescrit par la loi, pour prêter serment, et alors il se montra plus à découvert. Il dit qu’il avait fait de sérieuses réflexions sur cette grande affaire ; qu’infailliblement on exciterait une dangereuse sédition si on persistait absolument à rejeter le serment proposé ; qu’on avait tout à craindre de la fureur et du ressentiment de cette foule de gens grossiers et emportés. Mais que pour les éblouir et les renvoyer hors de Rome, il croyait qu’on pouvait se tirer d’embarras à la faveur d’un serment conçu en termes équivoques ; qu’il était d’avis qu’on jurât d’observer la loi, mais avec cette restriction, s’il y avait loi. Il ajouta qu’après que ces habitants de la campagne seraient retirés, il serait aisé dans une autre assemblée moins tumultueuse, de faire voir au peuple de la ville, qu’on ne pouvait regarder comme loi, la proposition d’un tribun qui n’avait été reçue que par des séditieux, et dans des circonstances qui rendaient nuls tous les actes de ce jour.

Le fourbe ayant ainsi déguisé son manque de parole, sort du Sénat suivi de sa cabale ; court au temple de Saturne, et y prête un serment pur et simple. Ses partisans en firent autant, et la plupart des autres sénateurs, soit par faiblesse ou par la crainte de l’exil, suivirent son exemple : Metellus seul persista courageusement dans son premier avis. C’était aussi sur sa fermeté que ses ennemis avaient principalement compté, pour exécuter le dessein qu’ils avaient de le perdre. Saturninus voyant qu’il n’avait point prêté le serment dans le temps prescrit par la loi, envoya un huissier pour le faire sortir du Sénat. Mais les autres tribuns du peuple qui n’étaient point de cette cabale, et qui révéraient la vertu de Metellus, s’opposèrent unanimement à l’insulte qu’on voulait faire à ce grand homme.

Saturninus irrité de l’obstacle qu’il trouvait à ses desseins, fait revenir à Rome ces habitants de la campagne, dont nous avons parlé. Il convoque l’assemblée ; monte à la tribune aux harangues, et après s’être déchaîné contre Metellus, il déclare à cette populace qu’ils ne doivent point s’attendre au partage des terres, ni à l’exécution de la loi, tant que Metellus serait dans Rome. Sur les remontrances de ce séditieux tribun, l’assemblée condamna Metellus à un exil, si dans le jour même il ne prêtait le serment porté par la loi. Les grands de Rome, tout le Sénat, et même les plus honnêtes gens parmi le peuple, voulaient s’opposer à un plébiscite si injuste. Plusieurs même par attachement pour la personne de Metellus, s’armèrent secrètement sous leurs longues robes, et sous leurs habits de ville. Mais ce sage sénateur qui aimait véritablement sa patrie, après les avoir remerciés tendrement de l’affection qu’ils lui faisaient paraître, leur déclara qu’il ne souffrirait jamais qu’à son occasion, il y eût une goutte de sang répandu. Et on prétend qu’après s’être résolu de subir son exil, il dit à ses amis particuliers, pour justifier le parti qu’il prenait, qu’ou bien le calme se rétablirait dans la république, et qu’alors il ne doutait point qu’on ne le rappelât, ou que si le gouvernement demeurait entre les mains de gens comme Saturninus, rien ne pouvait lui être plus avantageux que de demeurer éloigné de Rome. Il partit ensuite pour son exil : sa vertu et sa haute réputation lui firent des concitoyens dans tous les lieux où il passa : il ne se trouva étranger en aucun endroit : et ayant fixé son séjour dans l’île de Rhodes, il y jouit dans un doux repos, de cet empire naturel que la vertu donne sans le secours des dignités.

La république par la retraite de Metellus, demeura en proie à Saturninus. Marius pour reconnaître les services qu’il lui avait rendus dans cette affaire, souffrait qu’il exerçât dans Rome une tyrannie déclarée. Il n’y avait plus de liberté dans les élections ; et la violence décidait de tout. Ce tribun furieux, toujours escorté d’une troupe d’assassins qui lui servaient de satellites, se fit continuer dans le tribunat pour la troisième fois, et fit nommer pour un de ses collègues, un esclave fugitif appelé L Equilius Firmanus, qui se disait fils de Tiberius Gracchus. Enfin il en vint à ce point de violence, que voulant élever au consulat Glaucia le complice de tous ses crimes, il fit tuer à coups de bâton par P Mettius un de ses satellites, Memmius illustre patricien, qui se trouva compétiteur de Glaucia.

Cet assassinat fit prendre les armes aux plus honnêtes gens ; le peuple même se joignit au Sénat ; la place publique était comme un champ de bataille où l’on répandait impunément le sang des citoyens. Saturninus, Glaucia, et leurs partisans ne se trouvant pas les plus forts, se saisirent du capitole. Le Sénat par un décret public les déclara ennemis de la patrie, et ordonna à Marius de les poursuivre. Il fut obligé d’armer ; mais ce fut avec une lenteur qui fit bien voir que ce n’était pas sans répugnance qu’il exécutait les ordres du Sénat.

Le peuple qui n’ignorait ni son penchant, ni ses liaisons secrètes, ennuyé des longueurs qu’il affectait, et souffrant impatiemment ces scélérats dans l’endroit le plus fort de la ville, coupa les tuyaux qui portaient de l’eau dans le capitole, et réduisit bientôt ces séditieux à mourir de soif. La plupart plutôt que de se rendre, voulaient mettre le feu à des maisons voisines, dans l’espérance de s’échapper à la faveur de la confusion et du tumulte que produisent ordinairement ces sortes d’accidents. Mais Saturninus et Glaucia qui comptaient sur leurs liaisons avec Marius, se remirent entre ses mains. Il les fit enfermer dans le palais, comme s’il eût voulu leur faire faire leur procès dans les formes. Mais cette maison leur servait plutôt d’asile que de prison, et il y avait mis des gardes, moins pour les empêcher de s’enfuir, que pour les défendre contre les entreprises de leurs ennemis.

Ces précautions n’empêchèrent point le peuple en fureur, de se faire justice lui-même. Une partie chasse les gardes, et entoure la maison où ils étaient enfermés ; d’autres montent sur le toit, le découvrent, et à coups de tuiles et de pierres, ils assomment Saturninus, Glaucia, et cette troupe de scélérats qui y avaient été renfermés avec eux. Leur mort fut comme le signal du rappel de Metellus. Ses parents, ses amis, ou pour mieux dire, le Sénat entier, le demandèrent au peuple dans une assemblée publique. Tous les suffrages lui furent favorables, et il n’y eut qu’un seul tribun du peuple appelé Furius, qui osât s’opposer aux voeux de tous ses concitoyens.

Ce tribun n’était que le fils d’un affranchi : mais comme il était revêtu d’une dignité qui donnait droit d’opposition, les amis de Metellus firent tout ce qu’ils purent pour l’obliger à lever celle qu’il avait formée. Le fils même de Metellus se jeta à ses pieds au milieu de l’assemblée, et le conjura les larmes aux yeux, de lui rendre son père. Ce qui lui fit donner depuis, le nom de Metellus le pieux. Mais le tribun inexorable, rejeta sa prière avec dureté. Heureusement C Canuleïus aussi tribun du peuple, touché de voir un jeune homme de si grande maison, traité si indignement par le fils d’un esclave, attaqua lui-même Furius, et se rendit sur le champ son accusateur. Il représenta au peuple, avec beaucoup d’éloquence, son inhumanité, et l’abus qu’il faisait des privilèges de sa charge. Il disait que pour satisfaire sa passion particulière, il voulait priver la ville et la patrie d’un des meilleurs citoyens de la république. Enfin il sut rendre son collègue si odieux, que le peuple sans vouloir entendre l’accusé dans ses défenses, le mit en pièces sur le champ. Et le tribunat, cette magistrature sacrée qui n’avait été établie que pour la défense et la conservation des citoyens, fut violée dans la personne d’un tribun, pour avoir voulu porter trop loin son autorité.

Le rappel de Metellus ne trouvant plus d’obstacle, il revint à Rome. Toute la ville sortit au devant de lui, et son retour fut un véritable triomphe. La journée entière ne suffit pas pour recevoir les compliments du Sénat, et les applaudissements du peuple : tout le monde crut voir rentrer avec lui la justice, la paix, et la liberté. Il n’y eut que le seul Marius qui toujours jaloux de sa gloire, et ne pouvant empêcher ni souffrir son retour, sortit de Rome, et s’embarqua, sous prétexte d’aller en Asie faire certains sacrifices qu’il avait voués, à ce qu’il disait, à la mère des dieux, pendant la guerre des teutons et des cimbres. Outre la présence de Metellus qu’il fuyait, et qui semblait lui faire un reproche continuel de son ingratitude, il y avait encore un motif secret qui l’avait obligé de s’éloigner de Rome, et de passer en Asie. Marius grand capitaine, mais d’une humeur farouche, et accoutumé à cette autorité absolue que donne le commandement des armées, languissait au milieu de la paix, et il n’avait pas même les talents nécessaires pour se faire valoir dans une république où l’éloquence donnait tant de part au gouvernement.

La guerre lui était nécessaire pour renouveler son crédit. Quand il partit pour l’Asie, il se fit donner une commission secrète du Sénat d’observer la conduite de Mithridate le plus puissant roi de l’Asie, qu’on soupçonnait de faire des ligues, et d’armer contre les romains. Marius aurait été ravi qu’il eût fait éclater ses desseins, dans la vue d’avoir le commandement de cette guerre, d’obtenir de nouveaux triomphes, et de remplir sa maison des richesses de l’Orient.

On prétend qu’étant passé à la cour de ce prince, et lui ayant fait quelques ouvertures de la part du Sénat pour sonder ses intentions ; comme Mithridate ne lui rendait pas une réponse assez précise : il faut Mithridate, lui dit-il, ou que tu fasse en sorte de te rendre plus puissant que les romains, ou que tu subisse la loi du plus fort. Le roi de Pont le plus fier de tous les princes de son temps, et accoutumé à ce langage servile qu’on parle dans le palais des rois, parut surpris du discours hardi de ce républicain. Mais comme il n’était pas moins bon politique que grand capitaine, et que ses forces n’étaient pas encore sur pied, il dissimula son mécontentement, et renvoya Marius comblé de présents. Ce romain après avoir parcouru une partie de l’Asie, revint à Rome, où il trouva peu d’amis et encore moins de considération. Ses manières dures et impérieuses ne convenaient pas dans un état libre où tous les citoyens se croyaient égaux, et où les plus grands ne faisaient des créatures et ne les conservaient que par des caresses et des bienfaits. Il eut le sort des plus grands capitaines qui vieillissent dans une longue paix. On oublia jusque à ses victoires, et on ne le regardait au plus, dit Plutarque, que comme ces vieilles armes couvertes de rouilles, dont on ne croit pas avoir jamais besoin. D’ailleurs il s’était élevé d’autres capitaines plus jeunes, et qui s’étaient emparés de la faveur du public : et parmi ceux du parti de la noblesse qui étaient les plus distingués, Sylla dont nous avons déjà parlé, tenait le premier rang.

On a vu par quelle adresse ce patricien avait mis fin tout d’un coup à la guerre de Numidie, en obligeant Bocchus de lui livrer Jugurtha. Ce fut avec la même habileté, que pendant que les romains étaient aux prises avec les Cimbres et les Teutons, il empêcha les Marses de se déclarer en faveur de ces barbares. Personne après Marius, dont il était lieutenant, n’eut tant de part à la défaite des teutons, et il fit même prisonnier un de ces rois barbares.

Marius jaloux de toute espèce de mérite ; mais encore plus de la réputation que donnaient les armes, obligea Sylla à force de mauvais traitements de se retirer. Catulus qui connaissait sa capacité et sa valeur, lui offrit dans son armée l’emploi qu’il avait dans celle de Marius. Il y ajouta une confiance parfaite. Sylla, vif, actif, et plein de courage, le soulageait dans toutes les fonctions de général : et comme Catulus était âgé et pesant, tout roulait sur Sylla. Marches, campements, la conduite des partis, et jusque au soin des vivres, il se mêlait de tout. Et pendant que les troupes de Marius manquaient de provisions, il y en avait en si grande abondance dans le camp de Catulus, que ses soldats en donnaient libéralement à ceux de son collègue. On dit que Marius en conçut une furieuse jalousie contre Sylla ; qu’il regarda cette libéralité comme une manière indirecte de séduire ses soldats, et que ce fut un des motifs qui firent naître entre eux cette haine dont les suites furent si funestes à la république. Elle commença à éclater au sujet de quelques figures de la victoire, et de certaines images d’or que Bocchus consacra dans le capitole. Ces images représentaient la manière dont il avait remis Jugurtha entre les mains de Sylla.

Marius voulut faire enlever ces monuments, qui semblaient rapporter à son questeur qui n’était qu’un officier subalterne, toute la gloire d’un évènement qui s’était passé sous son consulat. Sylla de son côté s’y opposa avec une fermeté invincible : on fut prêt d’en venir aux armes, dans un temps où tout se décidait à Rome par la force et la violence. Chacun prit parti selon ses intérêts et ses engagements ; Rome entière se partagea, et un si petit sujet soutenu de part et d’autre par deux hommes fiers, hautains, et qui se haïssaient, fit renaître cette antipathie entre la noblesse et le peuple, presque aussi ancienne que la fondation de la république. On cabale ; il se forme des factions ; chacun s’assure de ses amis et de ses créatures. Enfin la ville était dans cette agitation qui précède ordinairement les guerres civiles, lorsque la mort de Livius Drufus donna lieu à la guerre sociale  qui suspendit ces divisions domestiques.

Peut-être qu’il ne sera pas inutile de démêler ici de quelle manière cette guerre étrangère prit son origine dans Rome même, et se répandit ensuite dans toute l’Italie. La république romaine observait différentes formes de gouvernement à l’égard des différents peuples qui lui étaient soumis. Les citoyens romains, soit qu’ils habitassent dans Rome, ou qu’ils demeurassent à la campagne, inscrits dans le rôle des tribus, donnaient leur nom aux censeurs, celui de leurs enfants, de leurs esclaves, et le dénombrement de leurs biens : sur quoi on réglait le tribut qu’ils devaient payer. C’étaient les citoyens seuls qui composaient ces légions invincibles qui rendirent Rome la maîtresse du monde. Ils élisaient leurs capitaines et leurs magistrats. Ils décidaient eux-mêmes de la guerre et de la paix ; et le droit de suffrage attaché à la qualité de tout citoyen romain, le rendait participant de la souveraineté de l’état. Les peuples du Latium ou du pays latin, s’étaient donnés à la république, ou avaient été subjugués par la force des armes. Ils payaient les tribus qui leur étaient imposés, et fournissaient dans des temps de guerre le nombre de cavalerie et d’infanterie qui leur était prescrit. Du reste, quoiqu’ils fissent en quelque manière partie de la république, et qu’ils en supportassent les charges, ils n’étaient point admis aux dignités, et ils n’avaient pas même le droit de suffrage. Il est vrai que dans des temps difficiles, pour les attacher plus étroitement aux intérêts de la république, on s’était quelquefois relâché là-dessus, comme on en usa dans la seconde guerre punique ; de peur que ces différents peuples qui tous unis ensemble, faisaient la principale force de la république, ne se laissassent séduire par Annibal aussi adroit à ménager ces sortes de défections et de révoltes, que redoutable les armes à la main. Mais quand le péril fut passé, les romains n’oublièrent rien pour faire regarder ces concessions comme des grâces passagères, et qui ne fondaient point de droit. Du reste, chaque ville du Latium était gouvernée par un de ses citoyens élu à la pluralité des voix, qui sous le titre de préteur leur administrait la justice : et ce préteur après être sorti de charge, était censé citoyen romain. Cette fonction lui servait de titre de noblesse, et ce privilège distinguait ce canton des autres pays qu’on appelait les provinces de la république, où l’on envoyait de Rome un préteur pour rendre la justice, et un questeur pour lever les tribus.

Il y avait longtemps, comme nous l’avons déjà dit, que ces peuples voisins de Rome demandaient la qualité de citoyens romains. Ils représentaient qu’ils payaient des tribus considérables ; que dans la guerre leur pays seul fournissait une fois plus de troupes que Rome et son territoire ; que la république devait en partie à leur valeur ce haut degré de puissance où elle était parvenue, et qu’il était juste qu’ils eussent part aux honneurs d’un état dont ils avaient étendu l’empire par leurs armes. Nous venons de voir de quelle manière Caïus Gracchus périt pour avoir voulu procurer aux latins ce droit de citoyens romains. Le Sénat et les grands s’y opposèrent, sous prétexte qu’il n’était pas juste qu’on leur donnât pour égaux et pour concitoyens des sujets de la république. Mais le véritable motif de leur opposition venait de ce qu’ils ne pouvaient souffrir qu’on rendît le parti du peuple plus fort, en le rendant plus nombreux par cette association.

La mort de Caïus n’épouvanta point Drufus, parce qu’il se flatta de réussir en prenant une autre route, et en cherchant de se rendre médiateur entre ces différents partis : dessein louable à la vérité, mais également au dessus de son habileté et de son crédit. Ce fut pour se rendre agréable aux uns et aux autres, qu’il proposa pendant son second tribunat de rendre au Sénat la connaissance des crimes de concussion attribuée au corps des chevaliers, de dédommager ce second ordre, en donnant entrée dans le Sénat à trois cens chevaliers ; et à la faveur de ces deux lois, il tâcha de faire passer celles de Caïus Gracchus touchant le partage des terres et le droit de cité, en faveur des latins.

Mais il trouva les sénateurs et les chevaliers également opposés à ces propositions. Le Sénat parut offensé qu’un tribun entreprît de faire entrer dans une compagnie aussi auguste que le Sénat, trois cens chevaliers, qui se rendraient maîtres de toutes les délibérations : et ceux de l’ordre des chevaliers qui pouvaient appréhender de n’être pas élevés à la dignité de sénateurs, ne voulaient point consentir qu’on privât leur corps d’une juridiction et d’un tribunal qui leur donnait une grande considération dans Rome : de sorte que ces deux ordres, quoique dans des intérêts opposés, s’accordèrent à rejeter les lois de Drufus. Il trouva encore plus d’opposition dans celles de Caïus, qu’il voulait renouveler : le nom seul des lois agraires souleva tous ceux qui possédaient les terres de conquêtes : et les grands de Rome accoutumés à cet empire qu’ils exerçaient sur les peuples soumis à la république, et dont ils tiraient même par différents emplois des richesses considérables, ne purent pardonner à Drufus, de vouloir leur donner pour concitoyens des gens qu’ils regardaient comme leurs sujets. Des intérêts aussi opposés firent naître des contestations continuelles dans toutes les assemblées ; et comme tout s’y décidait alors moins par les règles de l’équité, que par la force et la puissance de chaque parti, une foule de latins étaient accourus à Rome pour soutenir leur protecteur ; mais il ne put échapper à la fureur de ses ennemis. Pressé d’une multitude de peuple qui entourait son tribunal, il fut blessé au côté d’un coup de couteau que le meurtrier laissa dans la plaie, et dont il mourut. Il ne fut pas possible de démêler l’auteur du meurtre, parce qu’il se perdit dans la foule : mais Quintius Valerius tribun du peuple, s’en rendit suspect, par une loi qu’il proposa depuis la mort de Drufus. Cette loi déclarait criminels et ennemis de l’état tous ceux qui renouvelleraient la proposition d’accorder le privilège de citoyens aux étrangers et aux peuples d’Italie sujets de la république.

La mort de Drufus assassiné dans son tribunal pour avoir voulu procurer à ces peuples le droit de bourgeoisie, fit naître la guerre qu’on appela sociale  ou des alliés. Ces peuples outrés de se voir exclus de leurs prétentions par la mort de leur protecteur, résolurent d’en obtenir l’effet les armes à la main. Les villes principales s’envoyèrent d’abord des députations secrètes pour se communiquer leur ressentiment commun. Elles signèrent ensuite une ligue, et se donnèrent réciproquement des otages. Chaque canton fit provision d’armes et de chevaux ; on enrôla des soldats, on en nomma les chefs. T Afranius, P Ventidius, M Egnatius, et Vetius Cato, tous capitaines de réputation, devaient commander différents corps. Mais avant que de faire aucun acte d’hostilité, ils envoyèrent des députés à Rome pour demander de la part de tous les peuples d’Italie alliés ou dépendants de la république, d’être reçus au nombre des citoyens romains.

Le Sénat également instruit de leurs prétentions et de leurs forces, refusa avec hauteur d’entendre leurs députés ; et on leur fit dire qu’ils n’auraient point d’audience jusqu’à ce que ceux qui les avaient envoyés eussent renoncé à la confédération qu’ils venaient de signer : et on les congédia avec cette réponse. Les alliés au retour de leurs ambassadeurs, prirent en même temps les armes de tous côtés. On vit tout d’un coup au milieu de l’Italie une armée de cent mille hommes tous conjurés contre Rome : et ce qui rendait ces troupes redoutables, c’est qu’elles étaient commandées par d’excellents chefs, et qui avaient été élevés dans les armées et dans la discipline des romains.

Le Sénat arma de son côté avec une extrême diligence, et mit sur pied un plus grand nombre de légions qu’à l’ordinaire. Sextus Julius César, et P Rutilius Lupus tous deux consuls cette année, marchèrent en campagne, et commandèrent chacun une armée. On leur donna pour lieutenants C Marius, Cn Pompeïus, Cornélius Sylla et Licinius Crassus qui passaient pour les plus grands capitaines de la république, et qui tous avaient commandé des armées en qualité de consuls et de généraux. Mais l’amour de la patrie faisait que ceux même qui avaient commandé en chefs une année, ne dédaignaient point de servir la suivante dans la même armée en qualité de lieutenants. On donna à ceux-ci le titre de proconsuls : et quoique toujours soumis aux ordres des deux consuls, ils commandaient séparément, à cause des différents endroits où l’on fut obligé de faire la guerre.

Jamais la république n’avait eu tant d’armées différentes en même temps dans l’Italie. De peur de surprise, on mit des gardes aux portes de Rome, pendant une guerre, dans laquelle les soldats des deux partis étaient habillés de la même manière, parlaient la même langue, et se connaissaient les uns les autres ; en sorte qu’il était difficile de distinguer le citoyen de l’ennemi. Il y eut des combats sanglants, des batailles, et des prises de villes. La fortune passa plus d’une fois dans l’un et l’autre parti, qui s’affaiblirent réciproquement, sans rien relâcher de leur animosité et de leur fureur. Enfin le Sénat s’apercevant que la république ne remportait pas même de victoires qui ne lui fussent funestes, et qu’en faisant périr des alliés, elle perdait autant de soldats qui composaient auparavant ses armées ; ce corps si sage se relâcha de sa première fermeté, mais il ne céda que peu à peu, pour conserver toujours la dignité du nom romain, et même pour jeter de la division entre les alliés. On n’accorda d’abord ce droit et ce privilège de citoyens, qui faisait le sujet de la guerre, qu’aux peuples voisins de Rome, ou qui n’avaient point pris les armes, ou qui offrirent les premiers de les quitter. Cette conduite ralentit l’ardeur des ennemis ; les alliés dans une défiance réciproque, se pressèrent de faire chacun leur traité en particulier ; et les romains de leur côté trouvèrent plus de grandeur à se relâcher en faveur d’ennemis divisés et affaiblis, que de céder au corps entier de la ligue, lors même qu’elle était en sa plus grande vigueur. Enfin tous ces peuples obtinrent successivement le droit de bourgeoisie romaine, à l’exception des lucaniens et des samnites leurs voisins, peuples féroces et courageux, jaloux et ennemis de la grandeur de Rome, et qui soutinrent encore quelque temps la guerre, mais plus par leur animosité, que par leurs forces.

Quoique le Sénat eût accordé ce droit de bourgeoisie aux voisins de Rome, il le réduisit presque à rien par la forme qu’il donna au traité : et au lieu de distribuer cette foule de peuples dont on faisait de nouveaux citoyens, dans les trente-cinq tribus anciennes, où ils auraient été maîtres de la plupart des délibérations par leur grand nombre, le Sénat eut l’adresse de les ranger de leur consentement sous huit tribus nouvelles. Comme elles se trouvèrent par leur institution les dernières à opiner, à peine comptait-on leurs suffrages quand les anciennes étaient de concert ; et le droit de bourgeoisie qui avait coûté tant de sang aux alliés, ne devint presque à leur égard qu’un vain titre, sans fonction et sans autorité. Ils ne furent pas longtemps sans s’apercevoir qu’on ne les avait placés tous ensemble dans les huit dernières tribus, que pour rendre leurs suffrages inutiles.

Cependant le Sénat par cette politique, se flattait d’avoir rétabli le calme dans l’Italie, et il songeait à porter ses armes en Orient, lorsque la jalousie entre les grands fit succéder la guerre civile à la guerre sociale. Marius âgé de plus de soixante et dix ans, n’avait pas soutenu dans cette dernière guerre cette haute réputation qu’il avait acquise dans celle des Teutons et des Cimbres, soit par la pesanteur qu’amènent les années, ou que la fortune ne lui eût pas fourni d’occasions de se signaler : il s’était même presque toujours tenu sur la défensive. Sylla au contraire vif, actif, impétueux, avait gagné de grandes batailles, pris des villes considérables ; et il s’était distingué dans toute cette guerre par de si glorieux succès, qu’à la paix le consulat fut la première récompense de ses services. On lui décerna ensuite le gouvernement de l’Asie Mineure, avec la commission de faire la guerre à Mithridate, le plus puissant prince de l’orient, grand capitaine ; mais injuste, cruel, sanguinaire, comme la plupart des conquérants, et dont l’empire n’était presque composé que des états qu’il avait usurpés sur ses voisins. Ses forces étaient proportionnées à ses desseins et à son ambition. On comptait dans ses armées jusqu’à deux cens cinquante mille hommes d’infanterie, cinquante mille chevaux, un nombre infini de chariots armés, et ses ports renfermaient plus de quatre cens vaisseaux de guerre. D’habiles généraux étaient à la tête de ces corps différents ; mais il en était toujours le premier général : et quand il ne les commandait pas en personne, lui seul en réglait les opérations. Il s’était emparé de la Cappadoce et de la Bithynie, qu’il avait conquises sur Ariobarzane et sur Nicomède qui en étaient les souverains et les alliés du peuple romain.

La Thrace, la Macédoine, la Grèce, Athènes, la plupart des îles Cyclades avaient subi le même sort : et le Sénat lui ayant fait dire qu’il eût à retirer ses armes de toutes ces provinces qui étaient sous la protection de la république ; ce prince pour faire voir qu’il n’en redoutait ni la puissance ni le ressentiment, fit égorger en un jour marqué cent cinquante mille romains, la plupart marchands, qui à la faveur de la paix négociaient, et s’étaient établis dans l’Orient et dans les principales villes de la Grèce.

Il menaçait Rome même, et toute l’Italie de l’effort de ses armes, quand le soin de cette guerre échut à Sylla. Marius dont l’ambition était toujours vive, et qui, comme nous avons vu, aspirait à ce commandement, regarda cette préférence comme une injustice.

Il semblait que tous les emplois de la république lui appartinssent. Il résolut d’enlever à Sylla celui de faire la guerre à Mithridate. Il mit dans ses intérêts un tribun du peuple appelé P Sulpicius grand ennemi de Sylla, homme éloquent, vif, entreprenant, d’ailleurs considéré à Rome par des biens immenses, par un grand nombre de clients, et encore plus craint par le mal qu’il pouvait faire, et par le crédit que lui donnait sa charge. Ces deux hommes unis par la haine commune qu’ils avaient l’un et l’autre contre Sylla, et contre le corps de la noblesse, convinrent avant que de se déclarer, de grossir leur faction.

Pour y réussir, Sulpicius qui avait reconnu combien les alliés étaient mécontents de se voir placés dans les huit dernières tribus de la république, proposa en leur faveur de supprimer ces huit tribus, et de distribuer ensuite tous ces peuples de l’Italie dont elles étaient composées, dans les trente-cinq anciennes tribus. Il se flattait par leur grand nombre de se rendre maître de toutes les délibérations publiques. Les anciens citoyens éclairés par le Sénat, n’eurent pas de peine à s’apercevoir que si on mêlait parmi eux les nouveaux, des étrangers qui venaient d’être admis par grâce au rang des citoyens, ruineraient insensiblement le crédit des auteurs même du bienfait. Ces considérations les déterminèrent à s’opposer à la publication de la loi. Le tribun de son côté soutenu de ces nouveaux citoyens qu’il avait fait venir exprès à Rome, voulait la faire recevoir par la force. Les deux partis en vinrent aux mains, il y eut dans ce tumulte un grand nombre de citoyens tués de part et d’autre ; la nuit qui survint, dissipa l’assemblée, sans qu’il y eût rien d’arrêté.

Les consuls pour reculer le temps d’une nouvelle convocation, ordonnèrent sous différents prétextes, des fêtes solennelles, pendant lesquelles il était défendu de vaquer à aucune affaire. Sulpicius sans avoir égard à ces fêtes, convoqua une nouvelle assemblée. Il s’y rendit à la tête de six cens hommes de son parti qui avaient des armes sous leur robe : espèce de satellites dont il se faisait accompagner par tout, et qu’il appelait l’anti-Sénat. Il fit sommer les deux consuls de se rendre à l’assemblée, et d’y révoquer sur le champ, les fêtes qu’ils avaient ordonnées, afin que le peuple pût donner ses suffrages au sujet de l’abrogation des huit dernières tribus, qu’il avait proposée dans la dernière assemblée.

Ce discours excita un grand tumulte entre les anciens et les nouveaux citoyens. Les partisans du tribun mirent l’épée à la main, et chargèrent la multitude ; le peuple s’enfuit, et le fils de Q Pompeïus qui était gendre de Sylla, fut tué en voulant secourir son père : Pompeïus se cacha dans la foule, Sylla poursuivi par ses ennemis, se jeta dans la maison même de Marius dont il trouva la porte ouverte. Marius quoique naturellement cruel et vindicatif, ne voulut point faire tuer un homme à qui sa maison venait de servir d’asile : il lui sauva la vie. Mais il fut obligé pour la conserver, de revenir sur la place, et de déclarer qu’il révoquait l’institution des fêtes. Il se retira ensuite de cette assemblée, et ne trouvant plus pour lui de sûreté dans Rome où le parti contraire prévalait, il en sortit sur le champ, et se rendit en diligence à la tête des troupes qu’il avait commandées pendant la guerre sociale, et qui devaient marcher sous ses ordres en Orient contre Mithridate.

Les fêtes étant révoquées, et les deux consuls en fuite, Sulpicius maître de Rome fit recevoir sans peine la loi qui avait été cause du tumulte : et par la même loi, il ôta à Sylla le commandement de l’armée qui devait marcher en Asie contre Mithridate, dont il fit décerner la commission par le peuple à Marius. Ce général envoya aussitôt des officiers de son parti pour en prendre le commandement, en attendant qu’il y fût arrivé : mais Sylla les avait prévenus, comme nous l’avons dit, il avait mis tous les soldats dans ses intérêts, par l’espérance de les enrichir des dépouilles de l’Orient, en sorte qu’au lieu de recevoir les ordres de Marius, ils assommèrent ses officiers, et ils conjurèrent Sylla de les mener contre les ennemis qu’il avait à Rome, avant même que de passer en Asie. Marius irrité de la mort de ses officiers, usa de représailles, fit tuer plusieurs amis de Sylla, et piller leurs maisons. Ce qui obligea les autres de sortir de la ville avec précipitation, et de chercher un asile dans le camp de Sylla. Ces massacres déterminèrent ce dernier à marcher droit à Rome. Il était à la tête de six légions dont les soldats animés de son esprit, ne respiraient que la vengeance et le pillage. Mais plusieurs officiers ne pouvant se résoudre à tourner leurs armes contre leur patrie, quittèrent le service, en sorte qu’on ne voyait sur le chemin de Rome que gens qui fuyaient de la ville au camp, pour échapper à la cruauté de Marius ; et d’autres qui passaient du camp dans Rome pour n’être pas obligés de prendre parti dans cette guerre civile. Cependant Sylla avançait toujours, et il fut rencontré sur le chemin par Q Pompeïus son collègue au consulat, qui se joignit à lui.

Marius et Sulpicius qui n’avaient point d’armée à lui opposer, interposèrent l’autorité des magistrats, et lui envoyèrent Brutus et Servilius tous deux préteurs et leurs partisans, qui défendirent à Sylla avec hauteur, de continuer sa marche. Ses soldats irrités de la fierté avec laquelle ces deux préteurs avaient parlé à leur général, rompirent les faisceaux et les haches que les licteurs portaient devant ces magistrats. Ils se jetèrent sur eux, déchirèrent leurs robes de pourpre ; et ils les auraient tués, si Sylla ne s’y fût opposé.

Le désordre dans lequel ces deux magistrats rentrèrent dans Rome, fit comprendre qu’on avait perdu tout respect pour les lois, et que la force et la violence allaient décider de tout. Marius et Sulpicius qui ne se trouvaient pas en état de résister à un ennemi puissant et irrité, lui dépêchèrent sous le nom du Sénat, de nouveaux députés pour tâcher de retarder sa marche. Ces députés le prièrent de s’arrêter à la cinquième pierre de Rome. Ils lui dirent que le Sénat s’assemblerait hors de la ville au champ de mars ; que Marius et Sulpicius s’y rendraient, et qu’on tâcherait de trouver les moyens de concilier ses intérêts, et de lui donner satisfaction.

Les deux consuls qui reconnurent qu’on ne cherchait qu’à les amuser, pour donner le temps à Marius de lever des troupes, feignirent pour tromper les députés, de se rendre à leurs propositions. Sylla en leur présence, commanda à ses officiers de marquer un camp, et de distribuer les logements dans l’endroit où il se trouvait. Mais ces envoyés ne furent pas plutôt partis, qu’il les fit suivre par sa cavalerie : il se mit ensuite en marche avec toute son armée, et parut aux portes de Rome quand ses ennemis le croyaient encore dans son camp.

Ses troupes entrèrent dans la ville l’épée à la main, et comme elles auraient fait dans une place ennemie et prise d’assaut. Marius et Sulpicius, quoique surpris, s’opposèrent à leur passage avec un gros de leurs partisans qui s’étaient réunis auprès d’eux : et le peuple qui craignait le pillage, se déclara en leur faveur, et lançait des traits et des pierres du haut des maisons sur les soldats de Sylla.

Mais ce général ayant menacé de les brûler, et ayant paru un flambeau à la main, le peuple cessa ce genre d’hostilité, et demeura spectateur du combat entre les deux partis. Marius et Sulpicius l’appelèrent vainement à leur secours, ils promirent même inutilement la liberté aux esclaves qui prendraient les armes en leur faveur, personne ne branla : et les troupes de Sylla avançant toujours, les poussèrent jusqu’au temple de la déesse Tellus, d’où ils furent obligés de s’enfuir et de sortir de Rome. Sylla s’en voyant maître, mit des corps de garde dans toutes les places de la ville pour empêcher le désordre. Il fit même punir sévèrement quelques soldats qui s’étaient jetés dans des maisons pour les piller, et il passa toute la nuit à visiter lui-même les différents quartiers pour contenir le soldat toujours insolent dans la victoire, et pour empêcher que les citoyens ne fussent outragés.

Les deux consuls ayant employé toute la nuit à pourvoir à la sûreté publique, songèrent le lendemain à faire autoriser une conduite si extraordinaire par de nouvelles lois, et à se revêtir au moins des apparences de la justice, qui ne manquent guère à ceux qui ont la force de leur côté. Pour y parvenir, ils formèrent le dessein de relever l’autorité du Sénat que les tribuns du peuple avaient fort affaiblie par ce nombre infini de lois nouvelles faites en faveur du peuple, et dont la plupart n’avaient été promulguées que par des séditieux, les armes à la main.

Ils convoquèrent dans cette vue une assemblée du peuple romain. Sylla naturellement éloquent, déplora en des termes également vifs et touchants les malheurs de la république. Il représenta à l’assemblée que les dissensions qui agitaient depuis si longtemps la ville et l’état, ne provenaient que de l’esprit inquiet et séditieux des tribuns, qui pour se faire valoir n’oubliaient rien pour exciter la haine du peuple contre le Sénat. Que ces magistrats populaires qui n’avaient été établis dans leur origine que pour empêcher qu’on ne fît violence à aucun citoyen romain, s’étaient emparés insensiblement, et sous différents prétextes, du gouvernement entier de la république.

Que par de nouvelles lois inconnues à leurs ancêtres, ils avaient trouvé le secret d’anéantir l’autorité des consuls et la dignité du Sénat. Que pour faire tolérer ces usurpations qu’ils revêtaient du nom respectable de lois, ils avaient aboli dans les élections des magistrats l’usage établi de tout temps de recueillir les suffrages par centuries, et qu’ils avaient substitué à cette ancienne forme celle de faire donner les voix par tribus, surtout dans l’élection des tribuns du peuple. Que par ce changement dans lequel on comptait les suffrages par têtes, au lieu de les compter par centuries, le petit peuple se trouvait maître des élections, et que son choix tombait toujours plutôt sur les plus séditieux, que sur les gens de bien. Que pour détruire des abus si pernicieux au repos de la république, il était d’avis que désormais personne, de quelque condition qu’il fût, ne pût proposer au peuple aucune loi qui n’eût été auparavant approuvée par le Sénat. Enfin que dans les élections on ne recueillît plus les suffrages que par classes : espèce de rôles dans lesquels tous les citoyens étaient divisés par centuries selon leurs facultés, mais dont la première classe composée des plus riches, renfermait seule plus de centuries que toutes les autres classes ensemble : ce qui rendait cette première classe, quand toutes ses centuries étaient d’accord, arbitre de toutes les délibérations. Sylla ajouta qu’il fallait interdire aux tribuns ces harangues continuelles qui étaient autant de trompettes de sédition, et que pour mettre des bornes à l’ambition effrénée de ces magistrats populaires, il était à propos de déclarer par une loi solennelle, que tout citoyen qui aurait exercé le tribunat, serait incapable dans la suite de toute autre magistrature.

Ces propositions de la part d’un homme qui était à la tête de six légions, et maître de Rome, devinrent aussitôt des lois. Personne n’osa s’y opposer : tout plia sous son autorité, et Rome sous son consulat prit comme une nouvelle face.

Quand il eut établi solidement son autorité, il songea à venger ses injures particulières. Nous avons dit que Marius de concert avec le tribun Sulpicius, s’était fait décerner le commandement de l’armée destinée contre Mithridate. Sylla fit casser ce décret, et en même temps il fit annuler la dernière loi promulguée par Sulpicius, qui admettait les alliés dans les trente-cinq tribus anciennes. Tout ce qui s’était passé fut attribué à la force et à la violence, et celui même qui s’en plaignait tenait, pour ainsi dire, actuellement le poignard sur la gorge à ses concitoyens. On accusa ensuite C Marius, le jeune Marius son fils, douze sénateurs des principaux de leur parti, et le tribun Sulpicius, d’être les auteurs de la dernière sédition. Ils étaient absents, et ils avaient pour partie celui qui commandait dans Rome avec une autorité absolue. Ainsi leur procès fut bientôt fait. Ils furent déclarés ennemis du peuple romain : on mit leurs têtes à prix : on leur interdit le feu et l’eau, c’est à dire tous les secours de la société ; et on publia à son de trompe à Rome et dans toutes les provinces dépendantes de la république, le décret du Sénat, qui ordonnait qu’on eût à les poursuivre aux dépens du public, et qu’on les fît mourir sitôt qu’ils auraient été arrêtés. Sylla dépêcha en même temps des troupes de tous côtés pour les faire périr. Marius échappa à leur poursuite : mais le tribun Sulpicius fut trouvé par des cavaliers de Sylla, caché dans les marais du Laurentum. On lui coupa la tête qui fut apportée à Rome, et attachée aux rostres ou tribune aux harangues. Ce spectacle affreux fut un présage de tout le sang que l’ambition et la haine de Marius et de Sylla firent répandre dans la suite, à Rome et dans tout l’empire romain.

Le peuple ne vit qu’avec une secrète indignation la tête d’un de ses magistrats attachée sur son propre tribunal. Et le Sénat même, quoique ravi de voir le parti du peuple abaissé, ne laissa pas de murmurer de la proscription de C Marius, et des autres sénateurs de son parti. La plupart de ce corps jaloux de l’honneur et de la dignité de leur compagnie, ne pouvaient souffrir qu’on eût proscrit leurs collègues, comme on aurait fait des brigands et des scélérats. Quelques-uns reprochaient secrètement à Sylla qu’il voulait faire périr un homme plus généreux que lui, et que si Marius l’eût livré à ceux qui le poursuivaient, il se serait vu par sa mort le maître absolu du gouvernement. Ces discours répétés depuis en différentes manières dans les compagnies, donnaient de l’éloignement à tout le monde pour la personne de Sylla. Il en fit l’expérience dans l’élection de quelques magistrats, où la qualité de ses créatures fut à l’égard du peuple un titre d’exclusion. Sylla au lieu de s’en fâcher, affecta de s’en faire un nouveau mérite. Il dit à ses amis que le peu d’égards que le peuple avait eu pour sa recommandation, était une preuve que sous son consulat Rome jouissait d’une entière liberté : et pour soutenir toujours le même caractère aux yeux du public, il laissa élire pour l’un des consuls de l’année suivante, Cinna de la même maison que lui, mais d’un parti contraire, et qui le fit repentir dans la suite de cette feinte modération aussi opposée à son humeur qu’à ses intérêts.

Cornélius Cinna, quoique d’une maison patricienne, s’était attaché au parti du peuple, où il espérait trouver plus de considération que dans celui de la noblesse, rempli de grands capitaines et d’habiles magistrats. C’était un homme sans moeurs et sans réflexion, précipité dans ses desseins : cependant tout téméraire et inconsidéré qu’il était dans ses engagements, il les soutenait avec un courage et une grandeur d’âme digne d’un meilleur citoyen. Il ne fut pas plutôt entré dans l’exercice de sa magistrature, qu’il se vanta insolemment de faire abolir toutes les lois de Sylla. Il l’attaqua même indirectement : et pour essayer ses forces et la disposition du peuple, il hasarda une de ses créatures qui osa se déclarer accusateur de Sylla. Mais ce grand homme méprisant également et la bassesse de l’accusateur, et la légèreté de celui qui le faisait agir, sans daigner seulement répondre à l’accusation, laissa la le procès et les juges, et partit pour aller faire la guerre à Mithridate.

Il se flattait que son parti serait toujours assez puissant pour tenir en respect le nouveau consul, homme peu estimé, et d’ailleurs haï par son humeur hautaine et violente. Mais la suite lui fit voir que dans les dissensions domestiques et les guerres civiles, il ne faut jamais se trop fier ni à ses meilleurs amis, ni mépriser le moindre de ses ennemis. Cinna n’avait pas à la vérité un assez puissant parti pour introduire un nouveau changement dans le gouvernement de l’état ; mais il eut des amis plus habiles que lui, qui lui firent comprendre que pour se soutenir contre Sylla, il devait faire rappeler Marius, et opposer à Sylla ce grand capitaine, si fameux par ses victoires. Il fallait pour cela faire casser l’arrêt de la proscription : mais cette cassation d’un arrêt si solennel paraissait presque impossible, par rapport au puissant parti que Sylla avait laissé dans Rome. Cinna pour en balancer le crédit, et pour s’assurer du plus grand nombre des suffrages, entreprit de gagner les alliés.

Nous avons dit avec quelle adresse le Sénat les avait comme relégués dans les huit dernières tribus, afin que leurs suffrages ne fussent jamais comptés : et on a vu que par un dessein contraire Marius et Sulpicius les avaient incorporés dans les trente-cinq premières tribus, mais que Sylla avait depuis fait abroger cette loi : Cinna résolut de la faire revivre. Pour y réussir, il leur fit dire secrètement de se rendre à Rome le premier jour d’assemblée, d’y venir en plus grand nombre qu’ils pourraient, et d’apporter des épées sous leurs robes. Tout cela fut exécuté selon son projet : et le jour de l’assemblée la place publique fut remplie d’un si grand nombre de ces alliés, que les habitants même de Rome eurent bien de la peine à en approcher. Cinna monta lui-même à la tribune, et par un discours étudié, il représenta à l’assemblée que les latins et les italiens étant de même nation que les romains, que parlants le même langage, vivants sous des lois à peu près semblables, et exposants tous les jours leur vie pour soutenir la gloire et les intérêts de la république, il était juste de ne former qu’un corps et qu’une seule république des différents peuples de l’Italie. Que pour rendre cette union parfaite, il fallait supprimer les huit dernières tribus, et placer dans les anciennes les nouveaux citoyens, selon que le sort en déciderait. Que c’était le seul moyen d’entretenir la paix et l’union entre les différents ordres de l’état, d’en augmenter les forces, et de les rendre redoutables aux ennemis du nom romain.

Ce discours du consul fut reçu avec de grands applaudissements de la part des alliés. Ils demandèrent à haute voix, et avec de grands cris, qu’on prît les suffrages pour faire recevoir cette loi. Mais les anciens citoyens indignés de voir un patricien et un consul faire le personnage séditieux d’un tribun du peuple, s’opposèrent hautement à la réception de cette nouvelle loi. Qu’il suffise à ces étrangers, disaient-ils, d’être associés au nom romain ; d’en avoir les droits et les privilèges, et de se voir aujourd’hui de sujets, devenus citoyens de Rome, sans prétendre encore se mêler malgré nous dans nos tribus pour y donner la loi par le nombre de leurs suffrages.

L’opposition de sentiments et de partis fit naître des disputes qui dégénérèrent bientôt en invectives et en injures. Pour lors les alliés tirants les épées qu’ils portaient sous leurs robes, chargèrent les anciens citoyens, et les obligèrent de quitter la place et de s’enfuir. La plupart coururent en porter leurs plaintes au Sénat, et ils s’adressèrent à Octavius collègue de Cinna au consulat, ami et partisan déclaré de Sylla. Ce consul qui avait prévu les desseins de son collègue, sous prétexte de maintenir la paix dans la ville, tenait auprès de lui un nombre considérable de ses partisans tous bien armés. Il n’eut pas plutôt appris ce qui se passait dans la place, qu’il y courut à la tête des créatures de Sylla. Il écarte le peuple qui lui fait place, tant par respect pour sa dignité, que par la crainte de ce grand nombre de gens armés dont il était accompagné. Octavius sans égards pour personne, charge les latins, les pousse, écarte la multitude et la met en fuite. Les habitants de Rome prennent les armes, attaquent les alliés dispersés dans les rues, les poursuivent l’épée dans les reins, et les forcent enfin de sortir de Rome.

Cinna s’en voyant abandonné, court toute la ville pour rallier ses partisans, et il invite même jusque aux esclaves de se joindre à lui par l’espérance de la liberté qu’il promet à ceux qui prendront les armes en sa faveur. Le premier magistrat de la république, et celui qui était préposé pour y entretenir la paix, n’oublie rien pour exciter une sédition. Mais personne ne branla : et après des efforts impuissants, il fut obligé de céder au parti contraire. Il sortit de Rome, et fut rejoindre cette foule d’italiens qu’il y avait fait venir. Il parcourut successivement la plupart de leurs villes. Il fut à Tibur, à Préneste, à Nole, et dans tous les lieux où il passa, il exhortait le peuple à prendre les armes pour se venger des romains. Il était secondé par C Milonius, par C Marius Graditianus, et surtout par Quintus Sertorius excellent capitaine, qui s’était joint à ce parti pour se venger de celui de Sylla qui lui avait donné l’exclusion dans une élection pour l’édilité. Ces sénateurs par leurs intrigues excitèrent le ressentiment des alliés : la guerre fut résolue dans la plupart de ces villes : l’embrasement devint bientôt général ; et Cinna à la tête de ce nouveau parti, commença à faire des levées de troupes et d’argent. Le Sénat instruit de ses mauvais desseins, lui fit son procès. Il fut déclaré déchu du titre de citoyen, et de la dignité de consul, et on substitua en sa place Lucius Merula prêtre de Jupiter, et un des plus hommes de bien de la république.

Cinna n’apprit sa condamnation qu’avec une nouvelle fureur. Son esprit naturellement fier et emporté, ne formait que des projets funestes contre ses ennemis. Mais comme il avait besoin de forces pour se soutenir, il résolut de faire entrer dans son parti un corps de troupes romaines qui campait alors proche de Capoue.

Il se rendit en diligence au camp, et avant qu’on y eût appris les nouvelles de sa déposition, il s’adressa d’abord à quelques tribuns militaires, qu’il eut l’adresse de gagner et de mettre dans ses intérêts. Ces officiers de concert avec lui, convoquèrent l’assemblée : les soldats furent d’abord surpris d’y voir paraître le consul sans licteurs, sans faisceaux, et sans aucune marque de sa dignité. Cinna prenant alors la parole : vous voyez en ma personne, leur dit-il, un exemple bien extraordinaire de la tyrannie du Sénat. Vous m’aviez fait consul : le peuple romain m’avait conféré cette dignité par ses suffrages, et le Sénat vient de m’en priver sans m’entendre, et sans même avoir consulté le peuple. Après un pareil attentat, que pouvez-vous espérer de votre liberté, de vos droits et de vos suffrages ? Ce sont cependant ces mêmes suffrages dont j’avais voulu augmenter le nombre pour soutenir votre autorité, qui m’ont attiré une si cruelle injure. Si j’avais été moins attaché aux intérêts du peuple, je serais encore à la tête du Sénat, et vous me verriez dans votre tribunal avec toutes les marques de ma dignité ; au lieu que je ne m’y présente qu’en suppliant, et comme un malheureux proscrit, sans patrie, sans maison, sans dieux pénates, forcé d’errer à l’aventure, ou de me cacher dans un pays où j’ai droit de commander. En même temps il déchire sa robe, comme un homme pénétré de la plus vive douleur ; il atteste les dieux vengeurs de l’injustice, et se jette à terre prêt à se percer de son épée, et comme s’il n’eût pas voulu survivre à sa disgrâce. Les soldats émus d’un spectacle si touchant, le relèvent et le rapportent sur son tribunal. Chacun l’exhorte à prendre courage ; on lui rend les faisceaux, on lui donne des licteurs ; et l’armée gagnée par ses principaux officiers, le reconnaît pour consul et pour son général, et lui prête serment de fidélité.

Cinna qu’on avait jusqu’alors méprisé à Rome, devint redoutable : et on regarda cette désertion de toute l’armée comme le commencement d’une guerre civile. Les deux consuls Octavius et Merula, firent aussitôt de nouvelles levées par ordre du Sénat : on tira des troupes des alliés qui n’étaient point entrés dans le parti de Cinna, et on rappela en même temps Cn Pompeïus, père du grand Pompée, collègue de Sylla au consulat. Il commandait alors un corps de troupes sur les côtes de la mer Ionienne, et il vint camper devant la porte Collatine pour couvrir Rome.

Mais la république tira peu de secours de ce général, qui se ménagea toujours avec tant d’adresse entre les deux partis, depuis l’éloignement de Sylla, qu’on ne sut jamais lequel il favorisait. Peut-être même qu’il cherchait à s’élever sur les ruines de l’un et de l’autre : ce qui par la suite le rendit également odieux aux deux factions. Cependant le parti de Cinna se fortifiait tous les jours, plusieurs sénateurs accoururent dans son camp : et on apprit en même temps que Caïus Marius avec son fils était en chemin pour s’y rendre. Ce fameux chef de parti était alors comme relégué dans l’île de Cercinne sur les côtes d’Afrique, où il s’était réfugié avec son fils et quelques sénateurs romains qui s’étaient attachés à sa fortune.

Nous avons vu que Sylla l’avait poussé hors de Rome, et qu’après sa suite, il avait été proscrit, et sa tête mise à prix. Caïus Marius âgé de plus de soixante et dix ans, après six consulats qu’il avait exercés avec autant d’autorité que de gloire, se vit réduit à se sauver de Rome, à pied, et sans avoir ni ami ni domestique qui l’accompagnât dans sa fuite. Après avoir fait quelque chemin dans un état si déplorable, il fut obligé, pour éviter les gens de Sylla qui le poursuivaient, de se jeter dans un marais, où il passa toute la nuit enseveli et enfoncé dans la bourbe jusqu’au col. Il en sortit au point du jour pour tâcher de gagner les bords de la mer, dans l’espérance de trouver quelque vaisseau qui lui faciliterait sa sortie de l’Italie. Mais ayant été reconnu par des gens de Minturne, on l’arrêta : il fut conduit dans cette ville la corde au col, tout nu et couvert de boue. Le magistrat pour obéir aux ordres du Sénat, lui envoya aussitôt un esclave public, cimbre de nation, pour le faire mourir.

Marius voyant entrer cet esclave dans sa prison, et jugeant de son dessein par une épée nue, qu’il avait à la main, lui cria d’une voix forte : barbare, as-tu bien la hardiesse d’assassiner Caius Marius ! l’esclave épouvanté du nom seul d’un homme si redoutable aux Cimbres, jette son épée et sort de la prison tout ému, et en criant : il m’est impossible de tuer Marius. Les magistrats de Minturne regardèrent la peur et le trouble de cet esclave comme un mouvement du ciel qui veillait à la conservation de ce grand homme. Et touchés d’un sentiment de religion, ils lui rendirent la liberté : qu’il aille, dirent-ils, errant où ses destinées le conduisent, et que par tout ailleurs il subisse le décret du Sénat. Nous supplions seulement les dieux qu’ils nous pardonnent, si une autorité supérieure nous contraint de chasser de notre ville celui qui a sauvé autrefois toute l’Italie de l’incursion des barbares.

Ceux de Minturne lui fournirent même un vaisseau qui le porta d’abord dans l’île d’Ænaria, où il y trouva un sénateur de ses partisans appelé Granius, et quelques autres proscrits de ses amis qui lui apprirent que son fils s’était réfugié à la cour de Mandrestal roi de Numidie : ce qui détermina Marius à passer en Afrique. Il fut obligé par la tempête de relâcher sur les côtes de Sicile, et il y trouva de nouveaux périls. à peine était-il débarqué, qu’un questeur romain qui commandait dans le pays, et qui par hasard se trouva au même endroit, voulut l’arrêter. On en vint aux mains, et Marius n’échappa de ce péril qu’après avoir perdu seize hommes de ceux qui l’accompagnaient, et qui firent ferme sur le bord de la mer pendant qu’il se rembarquait. Il arriva ensuite en Afrique après quelques jours de navigation, et mit pied à terre proche de Carthage. Sextilius commandait dans cette province en qualité de préteur ; et comme Marius ne l’avait jamais désobligé, il se flatta qu’il voudrait bien ignorer l’endroit de sa retraite, et qu’il trouverait enfin un asile où il pourrait se rétablir tranquillement des fatigues de la mer.

Mais à peine avait-il passé quelques jours sur ce rivage, qu’il vit arriver un licteur qui lui signifia un ordre du préteur de sortir de son gouvernement, avec menace de le poursuivre comme un ennemi du peuple romain, s’il y restait plus longtemps. Marius pénétré de douleur et de colère de ne pouvoir pas trouver un coin de terre où il pût être en sûreté, après s’être vu, pour ainsi dire, maître du monde entier, gardait un morne silence en regardant fièrement ce licteur. Mais en étant pressé de lui donner réponse ; reporte à ton maître, lui dit-il, que tu as vu C Marius banni de son pays, assis sur les ruines de Carthage ;  comme si par la comparaison de ses disgrâces avec la chute du puissant empire des carthaginois, il eût voulu instruire le préteur de l’instabilité des plus grandes fortunes.

Il se rembarqua ensuite malgré la rigueur de la saison, et il passa une partie de l’hiver dans son vaisseau à errer dans ces mers, en attendant le retour d’un de ses gens qu’il avait envoyé en Numidie au jeune Marius son fils, afin qu’il lui procurât une retraite dans le pays de Mandrestal. Mais il fut bien surpris lorsqu’il le vit arriver lui-même, et qu’il apprit qu’il s’était heureusement échappé d’un asile qui était devenu sa prison. Ce prince barbare l’avait reçu d’abord avec les égards que tous les rois avaient pour les romains, et qui étaient dus surtout au grand nom de Marius si fameux dans la Numidie. Mais ayant appris sa disgrâce, il résolut de retenir son fils, comme un otage que la fortune lui avait envoyé, et de s’en faire un mérite en faveur du parti qui prévaudrait. Et quoiqu’il gardât toujours en apparence les mêmes égards et les mêmes mesures d’honnêteté, le jeune Marius n’avait pas été longtemps sans s’apercevoir qu’il n’était plus libre, et que c’était moins pour lui faire honneur, que pour l’observer, que Mandrestal le faisait accompagner par tout où il portait ses pas, d’un grand nombre de seigneurs numides qui ne le perdaient jamais de vue.

Heureusement le jeune romain avait su plaire à une des femmes du roi. L’amour déguisé en pitié, rendit cette princesse sensible à ses malheurs, et malgré son inclination secrète, elle fut assez généreuse pour lui faciliter les moyens de s’échapper. Il vint joindre son père, comme nous l’avons dit ; et Marius ayant appris les mouvements de Rome par un envoyé de Cinna, résolut de se rendre dans son armée pour tâcher de relever son parti. Il s’embarqua de nouveau, et après quelques jours de navigation, il aborda sur les côtes d’Étrurie, d’où il envoya offrir ses services à Cinna, comme un simple citoyen à son consul.

Cinna apprenant cette grande nouvelle, en fit part à Quintus Sertorius un de ses lieutenants, et lui demanda son avis. Sertorius grand capitaine, mais sage et modéré, et qui redoutait l’humeur farouche et vindicative de Marius, ne fut point d’avis qu’on le reçût dans l’armée. Il représenta à Cinna qu’il était assez puissant pour triompher seul de tous ses ennemis ; que Marius ne serait pas plutôt à la tête de l’armée, qu’il rappellerait à lui toute l’autorité. Qu’il lui enlèverait la gloire des heureux succès ; et d’ailleurs que c’était un homme sur la foi duquel il n’était pas toujours sûr de se reposer. Cinna convint de la solidité de toutes ces raisons. Mais le moyen, dit-il, de renvoyer un homme que j’ai invité moi-même à se rendre dans mon armée, et à unir ses ressentiments aux miens contre nos ennemis communs ? — Puisque c’est vous qui l’avez appelé, lui répondit Sertorius, la délibération est inutile, et il ne vous reste d’autre parti à prendre, après vous être joint, que de veiller autant sur sa conduite, que sur les entreprises et les desseins de vos ennemis déclarés.

Cinna après cette conférence secrète, écrivit à Marius pour l’inviter de nouveau à se rendre dans son armée. Il le traitait de proconsul dans sa lettre, et il lui envoya des licteurs et tous les ornements d’un proconsulaire. Marius se rendit au camp de Cinna ; mais il renvoya les licteurs avec toutes les autres marques de la dignité proconsulaire, comme peu convenables à sa fortune. Il affectait au contraire de ne porter qu’une méchante robe ; ses cheveux et sa barbe étaient négligés ; il marchait lentement, et comme un homme abattu par tant de disgrâces. Mais au travers de cette triste contenance qu’il affectait, on démêlait quelque chose de si fier sur son visage, qu’il excitait plutôt de la frayeur que de la compassion.

On ne sut pas plutôt à Rome que Marius était revenu en Italie dans le dessein d’y faire la guerre, qu’il sortit de cette ville plus de cinq cent citoyens qui se rendirent auprès de lui. Il parcourut ensuite toute l’Italie : et alla de ville en ville, publiant qu’il ne prenait les armes que pour faire recevoir leurs citoyens dans le corps de la république, et dans les anciennes tribus. Les peuples flattés de cette espérance, lui donnèrent des troupes et de l’argent.

Un grand nombre de soldats romains qui avaient servi autrefois sous lui, vinrent lui offrir leurs services. Pour grossir ses troupes encore davantage, il fit publier à son de trompe qu’il accorderait la liberté à tous les esclaves qui le viendraient trouver. Il y en accourut un grand nombre à qui il fit donner des armes : et il choisit les mieux faits pour lui servir de gardes.

Cinna et Marius se trouvant un assez grand nombre de troupes pour pouvoir assiéger Rome, en approchèrent sans trouver aucun obstacle. Cinna et Carbon un de ses lieutenants, se campèrent sur les bords du Tibre, Sertorius au dessus, et Marius du côté de la mer : leur dessein était d’empêcher qu’on ne fît entrer des vivres dans la place. Cn Pompeïus avait à la vérité un corps considérable de troupes qui pouvait en faciliter l’entrée ; mais la conduite de ce général était si équivoque, ses démarches si concertées, et ses desseins si cachés, qu’on ne pouvait pas compter sur son secours. Il fut tué quelque temps après dans un orage, par un coup de tonnerre ; et on remarqua que la joie de sa mort avait été égale dans la ville et dans le camp ennemi. Le consul Octavius fut obligé de prendre sa place. Personne ne doutait de sa probité et de la droiture de ses intentions ; mais c’était un mauvais soldat qui succédait à un grand capitaine. C’était même plutôt un bon citoyen, qu’un homme capable du gouvernement, attaché jusqu’au scrupule à une timide observation des lois, et ignorant cette grande maxime, qu’il faut se mettre au dessus des lois même, quand il s’agit du salut de la patrie. On le vit refuser le secours des esclaves qui étaient en grand nombre dans Rome ; et il répondit sèchement à ses officiers qui le pressaient de les armer pour la défense de la ville, qu’il n’accorderait jamais à des esclaves le droit de bourgeoisie, qu’il avait ôté à Caïus Marius, et que ce serait violer les lois pour la défense desquelles il avait pris les armes.

Cependant Cinna et Marius serraient de près la ville de Rome, et l’armée même d’Octavius se trouvait comme assiégée. On ne pouvait point rappeler Sylla trop éloigné, et occupé dans le fond de l’Asie contre Mithridate. Ainsi il ne restait de ressource au Sénat que dans un corps de troupes commandé par Cecilius Metellus fils du numidique, qui faisait actuellement la guerre aux samnites, peuples courageux, ennemis de tout tems du nom romain, et qui soutenaient opiniâtrement les restes de la ligue sociale dont nous venons de parler.

Le Sénat qui connaissait la valeur et la capacité de ce général, lui envoya ordre de terminer cette guerre aux conditions les plus honorables qu’il pourrait ; de ramener incessamment son armée au secours de sa patrie, et même en cas qu’il ne pût faire la paix, de laisser ses troupes sous les ordres de ses lieutenants, et de venir servir auprès du consul. Metellus, en conséquence de cet ordre, fit faire quelques propositions aux généraux ennemis. Mais comme dans le traité il voulait toujours soutenir la dignité du nom romain, Marius intervint pendant que la négociation traînait, et il fit offrir aux samnites des conditions si avantageuses, qu’ils se déclarèrent en sa faveur ; en sorte que Metellus perdant l’espérance de la paix, laissa ses troupes sous le commandement de ses lieutenants, et se rendit au camp d’Octavius.

Les soldats de ce consul qui le méprisaient autant qu’ils estimaient Metellus, demandèrent ce dernier avec de grands cris pour leur général ; et ils déclarèrent hautement que quand ils auraient un si brave homme à leur tête, ils sauraient bien repousser tous les efforts des ennemis, et sauver Rome et la république. Mais Metellus aussi modeste que brave, rejeta avec indignation ces louanges séditieuses. Il reprocha aux soldats leur peu de discipline, et il leur parla avec tant de hauteur, que la plupart piqués de ses reproches, se jetèrent dans l’armée de Marius. Ce qui fait voir que dans les guerres civiles, les chefs de parti ne peuvent trop ménager des soldats que leur exemple rend mutins, et qui ne croient pas combattre contre leur patrie, quand ils ne servent que dans des troupes de leur nation. Marius pour augmenter le désordre, fit crier proche des murailles de Rome, qu’il donnerait la liberté à tous les esclaves qui viendraient prendre parti dans ses troupes : ce qui en attirait tous les jours un grand nombre.

Le peuple d’ailleurs qui veut toujours avoir du pain de quelque côté qu’il vienne, se plaignait hautement que le Sénat pour ses intérêts particuliers, entretenait une guerre qui exposait leurs femmes et leurs enfants à mourir de faim. La plupart même des sénateurs qui avaient paru d’abord les plus zélés, ne conservaient plus qu’une froide bienséance pour le parti. Et comme la fidélité est rare dans les guerres civiles, par les mutuelles liaisons qui se trouvent entre les gens de différents partis, on ne voyait que transfuges et que négociateurs secrets qui passaient de la ville dans le camp pour y faire des traités particuliers.

Le Sénat voyant que son parti et son autorité diminuaient tous les jours, et craignant un soulèvement général, crut devoir entrer en négociation. On envoya des députés à Cinna pour lui faire quelques propositions de paix. Cinna avant que de leur donner audience, leur fit demander s’ils avaient ordre de le reconnaître pour un des consuls de la république, ou s’ils ne prétendaient traiter avec lui que comme avec une personne privée. Les députés n’ayant rien dans leurs instructions touchant une proposition si délicate, retournèrent dans la ville prendre de nouveaux ordres. Le Sénat embarrassé de la question de Cinna, ne savait quel parti prendre. Il n’y avait pas d’apparence de déposer un aussi homme de bien que Merula, qui d’ailleurs avait été élevé à cette dignité sans l’avoir recherchée. D’un autre côté le peuple pressé de la faim, demandait du pain avec de grands cris ; et il était à craindre qu’il n’introduisît l’ennemi dans la ville.

Merula sut par sa générosité tirer le Sénat d’embarras : il renonça au consulat, et par sa démission, le Sénat libre de ses derniers engagements, envoya de nouveaux députés à Cinna, comme au consul du peuple romain. Cinna les reçut dans son tribunal avec tout l’appareil du premier magistrat de la république. Les envoyés l’invitèrent de la part du Sénat de rentrer dans Rome et dans les fonctions de sa dignité ; et ils ne lui demandèrent pour toutes conditions que de vouloir bien épargner le sang de ses concitoyens, et de faire serment qu’il n’en ferait mourir aucun, que suivant les lois, et conformément aux règles ordinaires de la justice. Cinna refusa de faire ce serment ; mais il protesta qu’il ne donnerait jamais son consentement à la mort d’aucun citoyen. Il fit même dire au consul Octavius qu’il ne ferait pas mal de s’éloigner de Rome, jusqu’à ce que le calme y fût rétabli. Marius était debout à côté du tribunal de Cinna. Il ne parla point aux envoyés ; mais son silence, une mine farouche, et des yeux étincelants de colère, leur firent comprendre que cet homme furieux dans ses vengeances ne respirait que le sang et le carnage. Metellus voyant les affaires de Rome désespérées, ne voulut pas y entrer. Il aima mieux se bannir de sa patrie, que de reconnaître l’autorité de Cinna ; et il se retira sur les côtes de la Ligurie. Octavius au contraire protesta qu’étant consul, il ne sortirait point de la ville : il se plaça dans son tribunal avec ses habits consulaires, environné de ses licteurs, et là il résolut d’attendre ce qu’il plairait aux ennemis d’ordonner de son sort.

Cinna et Marius se présentèrent aux portes de Rome à la tête de leurs troupes. Cinna entra le premier accompagné de ses gardes : mais Marius s’arrêta à la porte ; et comme ses amis l’invitaient d’entrer, il leur dit qu’ayant été banni par un décret public, il en fallait un autre qui autorisât son retour. Cet homme cruel et farouche feignait de respecter encore les lois : il fallut pour le contenter assembler le peuple dans la place. Mais à peine deux ou trois des premières tribus eurent-elles donné leurs suffrages, qu’en trouvant la cérémonie trop longue, et impatient de satisfaire son humeur cruelle, il laissa tomber le masque, et se jeta dans la ville avec une troupe de satellites qui massacrèrent sur le champ ceux qu’il leur avait prescrits. Caïus et Lucius Julius, Serranus, P Lentulus, C Numitorius, M Bebius Crassus tous sénateurs illustres, furent égorgés dans les rues, et immolés les premiers à la vengeance de Marius. Il fit porter leurs têtes sur la tribune aux harangues : et comme s’il eût voulu étendre sa vengeance au-delà même de la mort, il ordonna qu’on laissât ces cadavres mutilés dans les rues pour être dévorés par les chiens.

Des deux consuls, Octavius fut tué dans son tribunal contre la parole de Cinna : et Merula sachant qu’il était proscrit, se fit couper les veines pour ne pas laisser à son ennemi le cruel plaisir d’ordonner du genre de son supplice. Mais comme il était prêtre de Jupiter, et que par les lois de la religion il était défendu aux personnes revêtues de ce caractère de mourir avec la mitre sur la tête, on trouva après sa mort un écrit dans lequel il témoignait qu’avant que de se donner la mort, il avait eu la précaution de déposer cet ornement sacré, pour ne le pas profaner, disait-il, par l’effusion de son sang. On égorgea ensuite Marc Antoine, dont la retraite avait été découverte par les satellites de Marius. C’était un sénateur d’une illustre maison plébéienne, et qui se prétendait descendue d’un Anthon, fils d’Hercule ; mais plus illustrée par ce sénateur qui avait été consul et censeur, et qui passait pour le plus célèbre orateur de son temps. Quintus Catulus autre consulaire, et illustre par la victoire des Cimbres qui lui était commune avec ce tyran, ayant appris qu’il l’avait proscrit, s’enferma dans une chambre où il se fit étouffer par la vapeur du charbon qu’il y avait fait allumer. Rome voyait périr tous les jours ses plus illustres citoyens que les satellites de Marius massacraient impitoyablement. Cette troupe furieuse d’esclaves qu’il avait fait les ministres de ses vengeances, égorgeaient les chefs de famille, pillaient les maisons, violaient les femmes, et enlevaient les enfants. Au moindre signe que leur faisait Marius, ils poignardaient ceux qui se présentaient devant lui : ils avaient même ordre de tuer sur le champ tous ceux à qui il ne rendait pas le salut ; de sorte que ses propres officiers et ses amis même ne l’abordaient jamais qu’en tremblant, et toujours incertains de leur destinée.

Au milieu de tant de sang répandu, Marius se plaignait que la principale victime lui était échappée, et qu’il manquait à sa vengeance de n’en pouvoir étendre les effets sur la personne de Sylla. Mais ce général était trop éloigné, et même trop puissant, pour avoir rien à craindre de la cruauté de son ennemi. Le tyran pour soulager son ressentiment, tâcha de le frapper par les endroits les plus sensibles. Il fit chercher avec soin Metella, sa femme, fille de Metellus le numidique, et ses enfants, pour les faire mourir. Ce ne fut que par un bonheur extraordinaire qu’ils échappèrent à la fureur de ce barbare. Les principaux amis de Sylla les firent sortir de Rome, et les conduisirent jusque dans son camp.

Marius outré de leur fuite, étendit sa vengeance jusque sur les choses les plus insensibles. Il fit raser la maison de son ennemi, confisquer ses biens : et pendant que Sylla ajoutait de grandes provinces, et des royaumes entiers à la domination des romains, il n’eut point de honte de le faire déclarer ennemi de la république. Le Sénat qui savait ajuster sa jurisprudence et ses arrêts à la volonté de ceux qui dominaient, n’eut point de peine à le trouver criminel. Il cassa toutes les lois qu’il avait fait recevoir pendant son consulat, tout prêt d’en faire autant des ordonnances de Marius, si le parti contraire pouvait prévaloir.

Cinna et Marius se firent déférer en même temps le consulat pour l’année suivante, afin de se fortifier de l’autorité de cette souveraineté magistrature contre le ressentiment et les forces de Sylla dont ils redoutaient le retour en Italie.

En effet sa femme, ses enfants, ses amis et tous les proscrits qui s’étaient réfugiés dans son camp, le sollicitaient tous les jours de tourner ses armes contre ses propres ennemis, et de délivrer sa patrie des tyrans qui l’opprimaient depuis si longtemps. Mais Sylla supérieur à ses ressentiments particuliers, crut qu’il était plus honnête de combattre les ennemis de l’état, que de ruiner les affaires de la république par une vengeance précipitée ; et il résolut d’achever de vaincre l’ennemi étranger avant que d’attaquer le domestique.

Cependant il écrivit une grande lettre au Sénat, dans laquelle il représentait vivement ses services, et les injures qu’il avait reçues : et il la finissait par des plaintes mêlées de menaces. Vous savez, pères conscrits, leur disait-il, tous les travaux que nous avons essuyés en différents climats pour la république. Questeur en Numidie, tribun militaire dans la guerre des Cimbres, lieutenant en Cilicie, préteur dans la guerre des alliés, et proconsul contre Mithridate, vos armes ont toujours été heureuses entre mes mains. J’ai vaincu en plusieurs batailles les lieutenants de ce redoutable ennemi des romains. J’ai chassé ses garnisons de la Grèce, et j’espère le réduire bientôt dans les anciennes bornes de son royaume de Pont. Il ajoutait que pour récompense de ses services, le Sénat, à l’instigation de ses ennemis, avait mis sa tête à prix ; qu’on avait fait mourir ses amis ; forcé sa femme et ses enfants de s’enfuir de Rome pour sauver leur vie ; démoli sa maison ; confisqué ses biens, et cassé les lois qui avaient été promulguées sous son consulat. Mais qu’il espérait se rendre dans peu de temps à Rome à la tête d’une armée puissante et victorieuse, et qu’alors il se vengerait hautement des injures particulières et publiques.

Cette lettre et les nouvelles qui venaient tous les jours de l’armée de Sylla, que ce général se disposait à tourner ses armes contre les deux consuls, leur donnaient beaucoup d’inquiétude. Marius accablé d’années, et le corps épuisé par les fatigues de la guerre, craignait d’être obligé de se remettre en campagne, surtout quand il envisageait qu’il aurait à combattre contre un ennemi puissant, grand capitaine, toujours heureux, encore dans la force de l’âge, vif, actif, diligent, et qui l’avait déjà chassé une fois de Rome.

Il repassait dans son esprit ses anciennes disgrâces, sa fuite, son exil, les périls qu’il avait courus tant sur terre que sur mer, et il craignait de se voir exposé encore à son âge aux mêmes dangers. Ces tristes réflexions ne l’abandonnaient point, et il en perdit même le sommeil. Ce fut pour se le procurer, et pour se débarrasser de ces idées funestes, qu’il se jeta dans la débauche de la table. Il cherchait à noyer ses inquiétudes dans le vin ; et il ne trouvait de repos que quand il n’avait plus de raison. Ce nouveau genre de vie, et les excès qu’il fit, lui causèrent une pleurésie dont il mourut le dix-septième jour de son septième consulat. Un historien semble insinuer qu’il avança lui-même la fin de ses jours, quoiqu’il n’en marque point la manière. Il rapporte seulement que Marius se promenant un soir après soupé avec ses amis, les entretint longtemps des principaux évènements de sa vie, et qu’après avoir rapporté tout ce qu’il avait éprouvé de l’une et l’autre fortune, il avait ajouté qu’il ne croyait pas qu’il fût d’un homme de bons sens, à son âge, de se confier davantage à une divinité si inconstante. Qu’en finissant ce discours, il embrassa tous ceux qui étaient présents avec un attendrissement qui ne lui était pas ordinaire ; et qu’ensuite il se mit au lit où il mourut peu de jours après.