HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre septième.

 

 

Outre le soulagement du peuple, le Sénat en établissant des fonds pour le payement des troupes, avait en vue de porter la guerre plus loin, et de la pouvoir soutenir plus longtemps. Avant cet établissement on faisait moins la guerre que des courses, qui se terminaient ordinairement par un combat. Ces petites guerres ne duraient pas plus de vingt ou trente jours, et souvent bien moins, le soldat faute de paye ne pouvant pas tenir la campagne plus longtemps. Mais quand le Sénat se vit en état de pouvoir entretenir en tout temps un corps réglé de troupes, il forma de plus grands projets, et il fit dessein d’assiéger Véies place des plus fortes de l’Italie, qui servait de boulevard à la Toscane, et qui ne le cédait pas même à Rome ni pour la valeur ni pour la richesse de ses habitants. Les toscans vivaient en forme de république comme les Sabins, les Volsques, les romains, et la plupart des autres peuples d’Italie. La seule ville de Véies la plus puissante de cette communauté, avait élu un roi depuis peu ; et ce changement dans le gouvernement avait rendu les autres petits états de cette province, moins affectionnés à ses intérêts.

Les romains instruits de ce refroidissement, résolurent de tirer raison du pillage que les Véiens avaient fait sur le territoire de Rome. Après avoir terminé avec avantage la guerre contre les Volsques, ils donnèrent tous leurs soins pour faire un puissant armement, qui pût répondre à la grandeur de cette entreprise. Tite-Live prétend qu’on élut exprès huit tribuns militaires, ce qu’on n’avait jamais vu dans la république, quoique d’autres historiens n’en marquent que six. On trouve encore au sujet de ce siège une autre différence dans les auteurs ; les uns placent le tribunat de M Furius Camillus, et d’Appius Claudius Crassus, sous l’an 348 de Rome, et d’autres prétendent qu’ils ne parvinrent à cette dignité que l’an 350 : encore n’est-il pas bien certain si Camille cette année n’était pas plutôt censeur que tribun militaire. Quoi qu’il en soit de ces différentes opinions, on va voir par la suite de l’histoire que ces deux magistrats eurent la principale gloire de cette guerre.

Appius était petit fils du décemvir, et fils d’un autre Appius Claudius tribun militaire l’an trois cent vingt-neuf de la fondation de Rome. Cette conformité de nom propre, et de prénom que nous avons rencontrée tant de fois dans les sénateurs de la famille Claudia, fait voir qu’ils étaient tous les aînés de leur maison suivant ce qui se pratiquait à Rome, où le fils aîné portait toujours le même nom que son père ; au lieu que les cadets étaient distingués ou par des noms tirés de l’ordre de leur naissance, ou du temps et de l’heure dans laquelle ils étaient nommés. Appius resta à Rome pour faire tête aux tribuns, et pour réprimer les mutineries ordinaires du peuple ; Camille en qualité de tribun militaire, ou depuis comme dictateur, termina cette guerre heureusement. On peut juger de la force de la place par la longueur du siège qui dura dix ans entiers avec différents succès. Les généraux romains plutôt que de le discontinuer, firent faire des logements pour mettre le soldat à couvert des rigueurs de l’hiver.

Les tribuns n’en eurent pas plutôt appris la nouvelle qu’ils s’en firent un prétexte pour se déchaîner à leur ordinaire contre le Sénat. Ils disaient dans toutes les assemblées, qu’ils s’étaient toujours bien doutés que les présents du Sénat cachaient un poison secret ; que cette solde nouvelle qu’on vantait avec tant d’ostentation, n’était qu’un appas dont les patriciens s’étaient servis pour éblouir le peuple ; que sa liberté avait été achetée à ce prix ; que les tribuns militaires en retenant les soldats dans le camp pendant l’hiver, n’avaient eu pour objet que de priver le parti du peuple du secours de leurs suffrages ; que le Sénat et les patriciens allaient régner impérieusement dans toutes les assemblées. Mais qu’il fallait leur faire connaître qu’ils commandaient à des hommes libres, et que le peuple devait ordonner aux généraux de ramener les troupes à Rome à la fin de chaque campagne, en sorte que le pauvre citoyen qui exposait tous les jours sa vie pour la défense de sa patrie, pût jouir d’un peu de repos, revoir sa maison, sa femme et ses enfants, et donner ses suffrages dans l’élection des magistrats.

Appius, que les tribuns militaires avaient laissé à Rome pour s’opposer aux entreprises des tribuns du peuple, ayant appris ces bruits séditieux, convoqua une assemblée, et se plaignit d’abord avec beaucoup de douceur et de modération, que la place fût devenue le rendez-vous de tous les mutins, et le théâtre de toutes les séditions. Qu’on méprisait publiquement le Sénat, les magistrats, et les lois, et qu’il ne manquait plus aux tribuns du peuple que d’aller jusque dans le camp corrompre l’armée, et la soustraire à l’obéissance de ses généraux. Il leur reprocha qu’ils ne cherchaient qu’à rompre l’union qui était entre les différents ordres de l’état ; qu’ils étaient les seuls auteurs de toutes les divisions ; qu’ils les fomentaient tous les jours par leurs harangues séditieuses, et que plus ennemis de Rome que les Véiens même, il leur importait peu du succès du siège, pourvu que leurs généraux n’en eussent pas la gloire. Il ne fallait point entreprendre ce siège, ajouta-t-il, ou il faut le continuer. Abandonnerons-nous nôtre camp, nos légions, les forts que nous avons élevés de distance en distance, nos tours, nos mantelets et nos gabions, pour recommencer l’été prochain les mêmes travaux ? Mais qui répondra à vos tribuns qui vous donnent un conseil si salutaire, que toute la Toscane faisant céder l’aversion que ces peuples ont pour le roi des Véiens, au véritable intérêt de leur pays, ne prendra pas les armes pour venir à son secours ? Pouvez-vous même douter que les Véiens pendant l’intermission du siège, ne fassent entrer des troupes et des munitions dans la place ? Qui vous a dit qu’ils ne vous préviendront pas l’année prochaine, et que plus forts et plus irrités par le dégât qu’on a fait sur leurs terres, ils ne ravageront pas les nôtres ? Mais dans quel mépris ne tombera pas la république, si les nations voisines de Rome, jalouses de sa grandeur, s’aperçoivent que vos généraux enchaînés par les lois nouvelles de vos tribuns, n’osent tenir la campagne, ni achever un siége sitôt que les beaux jours sont finis ? Au lieu que rien ne rendra le peuple romain plus redoutable que quand on sera persuadé que la rigueur des saisons n’est point capable de suspendre ses entreprises, et qu’il veut vaincre ou mourir au pied des remparts ennemis.

Le peuple prévenu par ses tribuns, ne fit pas beaucoup d’attention aux remontrances d’Appius. Mais une perte que les romains souffrirent au siége, fit ce que n’avait pu faire un discours si sensé. Les Véiens dans une sortie surprirent les assiégeants, en tuèrent un grand nombre, mirent le feu à leurs machines, et ruinèrent la plupart de leurs ouvrages. Cette nouvelle au lieu d’abattre les esprits, inspira aux romains une nouvelle ardeur pour la continuation du siège. Les chevaliers auxquels l’état devait fournir des chevaux, offrirent de se monter à leurs dépens. Le peuple à leur exemple s’écria qu’il était prêt de marcher pour remplacer les soldats qu’on avait perdu, et jura de ne point partir du camp que la ville n’eût été prise. Le Sénat donna de grandes louanges aux uns et aux autres. Il fut résolu de donner la paye à tous les volontaires qui se rendraient au siège. On assigna en même temps une solde particulière pour les gens de cheval, et ce fut la première fois que la cavalerie commença à être payée des deniers publics.

Les tribuns du peuple, ne virent pas sans beaucoup d’inquiétude et de jalousie, que la perte qu’on venait de faire au camp, au lieu d’exciter les plaintes et les murmures de la multitude, n’avait servi qu’à augmenter l’ardeur et le courage de tous les ordres pour la continuation de ce siège. Mais une nouvelle défaite leur fournit l’occasion et le prétexte de se pouvoir déchaîner impunément contre le Sénat.

Les Capenates et les Falisques peuples de la Toscane, les plus voisins des Véiens, et par conséquent les plus intéressés à leur conservation, armèrent secrètement. Ils joignirent leurs troupes, surprirent et attaquèrent le camp des ennemis. L Virginius, et M Sergius tous deux tribuns militaires commandaient à ce siège. La jalousie si ordinaire dans une autorité égale, les avait brouillés : ils avaient chacun un corps de troupes à leurs ordres, et comme séparés en deux camps différents. Les ennemis tombent d’un côté sur celui de Sergius en même temps que les assiégés de concert avec eux, font une sortie et l’attaquent de l’autre. Le soldat qui croit avoir sur les bras toutes les forces de la Toscane, s’étonne, combat faiblement, et plutôt pour défendre sa vie que pour attaquer celle de l’ennemi. Bientôt il cherche à se mettre en sûreté par une fuite précipitée ; tout s’ébranle, et la déroute devient générale. Il n’y avait que Virginius qui pût sauver l’armée de son collègue, ses troupes étaient rangées en bataille ; mais l’animosité de ces deux généraux était si grande, que Sergius aima mieux périr que de demander du secours à son ennemi : Virginius de son côté ravi de le voir battu, refusa à ses propres officiers d’envoyer des troupes pour le dégager, s’il ne l’en faisait solliciter. Les ennemis profitèrent de la division des chefs : l’armée de Sergius en déroute se réfugia à Rome qui n’était éloignée du camp que de six lieues, et Sergius s’y rendit moins pour justifier sa conduite que pour faire condamner celle de son collègue.

Le Sénat dans ce désordre ordonna à Virginius de laisser son armée sous le commandement de ses lieutenants, et de venir incessamment à Rome pour répondre aux plaintes que son collègue faisait contre lui. L’affaire fut discutée avec beaucoup d’aigreur, et les deux tribuns militaires se répandirent en invectives l’un contre l’autre. Le Sénat les trouvant également coupables, l’un pour n’avoir pas fait combattre ses troupes avec assez de courage, et l’autre pour avoir mieux aimé laisser périr son collègue que de sauver ses concitoyens, ordonna qu’ils abdiqueraient tous deux leur dignité, et qu’on procéderait incessamment à une nouvelle élection. Les deux tribuns se défendirent d’abord de déférer à cette ordonnance sous prétexte que leur autorité n’était pas expirée. Les tribuns du peuple saisirent cette occasion pour étendre leur puissance, et menacèrent ces deux généraux de les faire arrêter s’ils n’obéissaient aux ordres du Sénat. Servilius Ahala premier tribun militaire indigné de la manière hautaine dont ces magistrats plébéiens traitaient ses collègues : il ne vous appartient point, leur dit-il, de menacer ceux qui ont droit de vous commander. Mes collègues n’ignorent pas l’obéissance que nous devons tous aux décrets du Sénat ; et s’ils sont réfractaires à ses ordonnances, je nommerai un dictateur, qui par son autorité absolue saura bien sans votre intervention, les obliger à se démettre de leurs charges. Les deux tribuns ne pouvant résister plus longtemps à ce consentement unanime du Sénat, abdiquèrent leur magistrature, et on procéda à une nouvelle élection.

Mais les tribuns du peuple ne se contentèrent pas de la déposition de ces deux généraux, et pendant que ceux qui avaient pris leur place conduisaient une nouvelle armée au siège de Véies, ces magistrats plébéiens donnèrent assignation à Sergius et à Virginius devant l’assemblée du peuple. Ils n’oublièrent rien dans cette occasion pour aigrir les esprits de la multitude, non seulement contre ces deux accusés, mais encore contre le corps entier du Sénat.

Ils représentèrent avec autant d’art que de malice, que l’unique objet de cette compagnie était de diminuer le nombre du peuple, d’affaiblir sa puissance, d’empêcher ses assemblées, ou du moins d’en éloigner la convocation. Que la dernière disgrâce ne devait point être considérée comme un de ces malheurs ordinaires, qui peuvent arriver même aux plus grands capitaines ; mais que c’était une suite de cette conspiration secrète de faire périr le peuple. Que les généraux après avoir employé une campagne entière au siège de Véies, n’avaient laissé brûler leurs gabions, emporter leurs forts, et ruiner tous leurs ouvrages, que pour prolonger la guerre. Qu’on avait ensuite vendu le camp de Sergius aux ennemis. Que ce général plutôt que de demander du secours à son collègue, avait mieux aimé laisser tailler en pièces ses soldats ; et que Virginius avait regardé cette déroute des légions comme une victoire qui, sans tirer l’épée, le délivrait lui et son parti d’autant d’ennemis qu’il y avait de plébéiens dans ces différents corps. Qu’après une action si infâme, le Sénat se flattait d’éblouir encore le peuple, sous prétexte qu’il avait obligé les deux généraux à quitter le commandement de leurs armées. Mais que le peuple devait faire voir par le châtiment rigoureux qu’il ordonnerait contre les coupables, qu’il n’était pas capable de se laisser tromper par un artifice si grossier. Que pour prévenir dans la suite les mauvais desseins de la noblesse, il ne fallait remplir le tribunat militaire que de braves plébéiens qui veillassent également à la défense de la patrie, et à la conservation particulière du peuple.

En vain Sergius allégua pour son excuse le sort ordinaire des armes, la terreur qui s’était répandue dans son armée, et l’infidélité de son collègue qui l’avait abandonné et comme livré à l’ennemi qui l’attaquait de deux côtés. On ne voulut point distinguer son malheur d’un crime, il fut condamné à une grosse amende, aussi bien que Virginius, quoiqu’il alléguât qu’il était injuste de le punir des fautes de son collègue.

Les tribuns du peuple se prévalant de l’animosité qu’ils avaient excitée contre les patriciens, ne cessaient dans toutes les assemblées de représenter à la multitude que le temps était venu de s’affranchir de la tyrannie du Sénat. Qu’il fallait ôter l’autorité souveraine et les principales dignités de la république aux Sergiens et aux Virginiens, pour la faire passer à des plébéiens dignes de ces emplois honorables. Ils crient en public que la liberté du peuple est en péril. Ils briguent et ils cabalent en particulier. Enfin ils se donnèrent tant de mouvement, que dans la prochaine élection et la suivante, ils firent nommer des plébéiens pour tribuns militaires : nouvelle révolution dans le gouvernement de la république, mais dont les suites furent funestes à l’état par différents avantages que les ennemis de Rome remportèrent sur les armées commandées par des plébéiens.

Un mal contagieux succéda à ces disgrâces. Le peuple consterné, eut recours aux dieux ; les temples étaient remplis jour et nuit d’hommes, de femmes et d’enfants qui imploraient leur clémence. Les duumvirs après avoir consulté les livres sacrés des sibylles, ordonnèrent le lectisterne. C’était une cérémonie ancienne, pendant laquelle on descendait les statues des dieux de leurs niches ; on leur servait pendant huit jours des repas magnifiques, comme s’ils eussent été en état d’en profiter ; les citoyens, chacun selon leurs facultés, tenaient table ouverte. Ils y invitaient indifféremment amis et ennemis ; les étrangers surtout y étaient admis ; on mettait en liberté les prisonniers, et on se serait fait un scrupule de les faire arrêter de nouveau après que la fête était finie.

Les patriciens profitant de cette disposition des esprits, tournèrent en mystère de religion ces disgrâces de la république. Ils les attribuèrent à la colère des dieux irrités, de ce que dans les dernières élections on n’avait pas eu égard aux familles nobles, qui seules avaient l’intendance des sacrifices. De pareilles raisons plus fortes que toutes les harangues des tribuns du peuple, entraînèrent les esprits de la multitude. Tout le monde regarda les disgrâces de la république comme des interprètes infaillibles de la volonté des dieux : et de peur de les irriter davantage, on ne manqua pas dans l’élection suivante de rendre le tribunat militaire aux seuls patriciens. On n’avança pas beaucoup au siège, et tout l’effort des armes romaines se termina à ravager les terres des ennemis.

La guerre fut encore plus malheureuse l’année suivante ; et on obligea les tribuns militaires, dont on n’était pas content, d’abdiquer leur dignité, sous prétexte qu’on avait manqué d’observer quelque cérémonie dans les auspices qu’on avait pris pour leur élection : prétexte dont les deux partis se servaient tour à tour pour faire déposer les magistrats qui ne leur étaient pas favorables. On eut recours dans cette occasion, comme dans une calamité publique, à un dictateur. M Furius Camillus fut élevé à cette suprême dignité, qu’il ne dût qu’au besoin que la république crut avoir d’un aussi grand capitaine : conjoncture où sans brigue et sans effort un mérite supérieur se trouve naturellement en sa place. On avait déjà observé que dans tous les emplois où Camille avait eu des collègues, sa rare valeur et sa haute capacité lui avaient fait déférer tout l’honneur du commandement, comme s’il eût commandé en chef ; et on remarqua depuis que pendant ses dictatures il gouvernait avec tant de douceur et de modération, que les officiers qui étaient soumis à ses ordres croyaient partager son autorité. Il nomma pour général de la cavalerie P Cornélius Scipion, et mit sur pied en même temps un puissant corps de troupes. Le peuple courait à l’envie s’enrôler sous ses enseignes : tout le monde voulait suivre à la guerre un général que la victoire n’avait jamais abandonné. Les alliés même lui envoyèrent offrir un puissant secours composé de leur plus florissante jeunesse.

Le dictateur se rendit d’abord au camp qui était devant Véies ; sa présence seule rétablit la discipline militaire qui était bien affaiblie depuis la division ou la défaite des tribuns militaires. On serra la place de plus près, et par son ordre on releva les forts que les ennemis avaient ruinés. Il marcha ensuite contre les Falisques et les Capenates qu’il défit en bataille rangée ; et après cette victoire qui lui laissait la campagne libre, il revint au siège qu’il poussa avec beaucoup d’ardeur.

Les assiégés ne se défendaient pas avec moins de courage. Le dictateur craignant de ne pouvoir emporter d’assaut et à force ouverte, une place où il y avait une armée pour garnison, eut recours à la sape et aux mines. Ses soldats à force de travail, et à l’insu des assiégés, s’ouvrirent une route secrète qui les conduisit jusque dans le château. Ils se répandirent de-là dans la ville ; une partie alla charger par derrière ceux qui défendaient encore les murailles ; d’autres rompirent les portes, et toute l’armée entra en foule dans la place. Le malheureux Véien éprouva d’abord la fureur des victorieux. On ne pardonna qu’à ceux qu’on trouva désarmés, et le soldat encore plus avare que cruel, courut au pillage avec la permission de son général.

La longueur du siège, les périls qu’on y avait courus, l’incertitude même du succès, tout cela fit recevoir à Rome avec des transports de joie, la nouvelle de la prise de cette place. Tous les temples furent remplis de dames romaines, et l’on ordonna quatre jours de prières publiques en actions de grâces : ce qui n’avait point encore été pratiqué dans les plus heureux succès de la république. Le triomphe même du dictateur eut quelque chose de particulier. Camille parut dans un char magnifique, et tiré par quatre chevaux de poil blanc. Cette singularité déplut au peuple. Et au milieu des louanges qu’il donnait au dictateur, il ne vit qu’avec une indignation secrète ce premier magistrat affecter une pompe réservée autrefois pour la royauté, et depuis l’expulsion des rois, consacrée seulement au culte des dieux. Cela diminua l’estime et l’affection publique : et la résistance que Camille apporta depuis à de nouvelles propositions d’un tribun, acheva de le rendre odieux à la multitude.

T Sicinius Dentatus tribun du peuple, proposa de faire une seconde Rome de la ville de Véies, d’y envoyer pour l’habiter la moitié du Sénat, des chevaliers et du peuple. Il en représentait la situation, la force, la magnificence des édifices, et le territoire plus étendu et plus fertile que celui de Rome même : et il ajoutait que les romains par ce moyen pourraient conserver plus facilement leurs conquêtes. Le peuple toujours avide de nouveautés, reçut ces propositions avec de grandes démonstrations de joie. L’affaire, suivant l’usage, fut portée d’abord dans le Sénat : Camille qui ne faisait que sortir de la dictature, s’y opposa hautement. Ce n’est pas qu’il ne lui fût honorable de voir habiter par des romains une ville si fameuse, et qui était devenue sa conquête. Il pouvait même penser que plus il y aurait d’habitants, et plus il s’y trouverait de témoins de sa gloire. Mais il croyait que c’était un crime de conduire le peuple romain dans une terre captive, et de préférer le pays vaincu à la patrie victorieuse. Il ajouta, qu’il lui paraissait impossible que deux villes si puissantes pussent demeurer longtemps en paix, vivre sous les mêmes lois, et ne former cependant qu’une seule république. Qu’il se formerait insensiblement de ces deux villes deux états différents, qui après s’être fait la guerre l’un à l’autre, deviendraient à la fin la proie de leurs ennemis communs.

Les sénateurs et les principaux de la noblesse, touchés des remontrances de ce premier citoyen de la république, déclarèrent qu’ils mourraient plutôt aux yeux du peuple romain, que de quitter leur patrie. Les vieux et les jeunes se rendirent sur la place où le peuple était assemblé, et s’étant dispersés dans la foule, ils conjurèrent le peuple les larmes aux yeux, de ne pas abandonner cette ville auguste, qui devait un jour commander à toute la terre, et à laquelle les dieux avaient attaché de si grandes destinées. Ils montraient ensuite de la main le Capitole, et demandaient aux plébéiens s’ils auraient bien le courage d’abandonner Jupiter, Vesta, Romulus, et les autres divinités tutélaires de la ville, pour suivre un Sicinius, qui ne cherchait par un partage si funeste qu’à ruiner la république. Enfin ces sages sénateurs ayant su prendre la multitude par des motifs de religion, le peuple n’y put résister. Il céda, quoiqu’à regret, à ce sentiment intérieur que produisent toujours les préjugés de l’éducation. La proposition de Sicinius fut rejetée à la pluralité des voix, et le Sénat, comme pour récompenser le peuple de sa docilité, ordonna par l’avis de Camille, qu’on distribuerait par tête sept arpents des terres des Véiens à chaque chef de famille, et que pour porter les personnes libres à se marier, et les mettre en état d’élever des enfants qui servissent un jour la république, on leur donnerait part dans cette distribution.

Le peuple charmé de cette libéralité, donna de grandes louanges au Sénat. On vit renaître la concorde entre ces deux ordres : le peuple par déférence pour le Sénat, consentit même les deux années suivantes qu’on rétablît le consulat. Sous le gouvernement de ces magistrats patriciens, les Èques furent vaincus, et les falisques se donnèrent à la république. Tous ces avantages étaient attribués à la sagesse et à la valeur de Camillus. Ce furent de nouvelles injures à l’égard des tribuns, qui ne pouvaient lui pardonner cette union du peuple avec le Sénat, qu’ils regardaient comme son ouvrage, et comme l’extinction de leur autorité.

Ils auraient bien voulu pouvoir se défaire de celui qui leur était seul plus redoutable que tout le Sénat. Mais il était bien difficile d’attaquer un homme révéré de ses citoyens pour ses vertus, adoré du soldat, et en qui on n’avait jamais reconnu d’autre intérêt que celui de sa patrie.

Sa piété leur fournit quelque temps après le prétexte que leur envie et leur haine n’avaient pu leur inspirer. Ce général avant que de faire monter ses soldats à l’assaut au siège de Véies, avait voué de consacrer la dixième partie du butin à Apollon.

Mais lorsque la ville fut emportée, parmi le désordre et la confusion du pillage, il ne se souvint point de son voeu. Et lorsque la délicatesse de sa conscience lui en rappela la mémoire, tout était dissipé. Il n’y avait pas moyen d’obliger les soldats à rapporter des effets, ou qu’ils avaient consommés, ou dont ils s’étaient défaits.

Dans cet embarras, le Sénat fit publier que tous ceux qui auraient la crainte des dieux, estimassent eux-mêmes la valeur de leur butin, et qu’ils apportassent aux questeurs le dixième de cette valeur, afin d’en faire une offrande digne de la piété et de la majesté du peuple romain.

Cette contribution faite à contretemps, irrita les esprits contre Camille. Les tribuns du peuple saisirent avec avidité cette occasion de se déchaîner contre lui. Ils rappelèrent le souvenir du jour de son triomphe, où contre l’usage il avait paru dans un char tiré par quatre chevaux blancs. Ils ajoutaient que ce fier patricien, dont la politique était de tenir toujours le peuple dans l’indigence, ne feignait d’avoir voué aux dieux la dîme du pillage de Véies, que pour avoir un prétexte de décimer le bien du soldat, et de ruiner le peuple. Là-dessus un de ces tribuns appelé Lucius Apuleïus, lui fit donner assignation devant l’assemblée du peuple, et l’accusa d’avoir détourné du pillage de Véies certaines portes de bronze qu’on voyait chez lui.

Camille étonné de ce nouveau genre d’accusation, assembla chez lui ses amis et les principaux de sa tribu, et les conjura de ne pas souffrir que sur un si faible prétexte on condamnât leur général. Ces plébéiens prévenus par les tribuns, après avoir tenu conseil entre eux, lui répondirent qu’ils payeraient volontiers l’amende à laquelle il serait condamné, mais qu’il n’était pas en leur pouvoir de le faire absoudre. Camille détestant leur faiblesse, résolut de se bannir plutôt lui-même de Rome, que de voir la honte d’une condamnation attachée à son nom. Il embrassa avant que de partir sa femme et ses enfants : et sans être suivi de personne de considération, il arriva jusqu’à la porte de la ville. On rapporte qu’alors il s’arrêta, et que se tournant vers le Capitole, il pria les dieux que ses ingrats concitoyens se repentissent bientôt d’avoir payé ses services par un si cruel outrage, et que leur propre calamité les obligeât de le rappeler. Il se réfugia ensuite à Ardée ville peu éloignée de Rome, où il apprit qu’il avait été condamné à une amende de quinze mille asses, qui peuvent revenir environ à cent cinquante écus de notre monnaie.

On crut que les imprécations de ce grand homme avaient excité la colère des dieux, et attiré la guerre sanglante que les gaulois firent aux romains. Du moins ces deux évènements se suivirent de si près, que le peuple toujours superstitieux, attribua la perte de Rome à l’exil de Camille qui l’avait précédée.

La première irruption des gaulois en Italie, arriva sous le règne de Tarquin l’ancien, environ l’an du monde trois mille quatre cens seize, et de la fondation de Rome le cent soixante-cinquième : Ambigat régnait alors sur toute la Gaule Celtique. Ce prince trouvant ces grandes provinces remplies d’un trop grand nombre d’habitants, mit Sigovese et Bellovese deux de ses neveux, à la tête d’une florissante jeunesse qu’il obligea d’aller chercher des établissements dans des contrées éloignées : soit que ce fût un usage commun, et qui se pratiquait encore dans le nord jusque dans le dixième siècle, soit qu’Ambigat eût eu recours à ces colonies militaires, pour se défaire d’une jeunesse vive, inquiète et remuante. Quoi qu’il en soit, le sort des augures envoya au-delà du Rhin Sigovese, qui prenant son chemin par la forêt Hercinie, s’ouvrit les passages par la force des armes, et s’empara de la Bohême et des provinces voisines. Bellovese tourna du côté de l’Italie ; et après avoir passé les Alpes, les Senonois et les Manceaux qui étaient en plus grand nombre dans son armée, s’emparèrent de ces belles provinces qui sont entre les montagnes des Alpes, celles de l’Apennin, la rivière du Tesin, et celle de Jesi qui se jette dans la mer en deçà d’Ancône. Ils s’y établirent, et on leur attribue l’origine et la fondation des villes de Milan, Vérone, Padoue, Bresse, Côme, et de plusieurs autres villes de ces contrées qui subsistent encore aujourd’hui. La première guerre qu’ils eurent contre les romains fut vers l’an du monde trois mille six cens seize, deux cens ans après leur passage en Italie. Ils assiégeaient alors Clusium ville de la Toscane. Les habitants craignant de tomber sous la puissance de ces barbares, implorèrent le secours des romains, quoiqu’ils n’eussent d’autre motif pour l’espérer, sinon qu’ils n’avaient point armé dans la dernière guerre en faveur des Véiens, comme avaient fait la plupart des autres peuples de l’Etrurie.

Le Sénat qui n’avait aucune alliance particulière avec cette ville, se contenta d’envoyer en ambassade trois jeunes patriciens, tous trois frères, et de la famille Fabia, pour ménager un accommodement entre ces deux nations. Ces ambassadeurs étant arrivés au camp des Gaulois, furent introduits dans le conseil. Ils offrirent la médiation de Rome, et demandèrent à Brennus roi ou chef de ces gaulois transalpins, quelle prétention une nation étrangère avait sur la Toscane, ou s’ils avaient reçu en particulier quelque injure de ceux de Clusium. Brennus lui répondit fièrement que son droit était dans ses armes, et que toutes choses appartenaient aux hommes vaillants et courageux ; mais que sans avoir recours à ce premier droit de nature, il se plaignait justement des Clusiens, qui ayant beaucoup plus de terres qu’ils n’en pouvaient cultiver, avaient refusé de lui abandonner celles qu’ils laissaient en friche. Ils nous font, ajouta-t-il, le même tort que vous faisaient autrefois les Sabins, ceux d’Albe et de Fidènes, et que vous font encore tous les jours les Èques, les Volsques et tous vos voisins auxquels les armes à la main vous avez enlevé la meilleure partie de leur territoire ; ainsi cessez de vous intéresser pour les Clusiens, de peur de nous apprendre par votre exemple à défendre ceux que vous avez dépouillés de leur ancien domaine.

Les Fabiens irrités d’une réponse si fière, dissimulèrent leur ressentiment, et sous prétexte de vouloir, en qualité de médiateurs, conférer avec les magistrats de Clusium, ils demandèrent à entrer dans la place. Mais ils ne furent pas plutôt dans la ville, qu’au lieu d’agir suivant leur caractère, et de faire la fonction de ministres de la paix, ces ambassadeurs trop jeunes pour un emploi qui exige une extrême prudence, s’abandonnant à leur courage et à l’impétuosité de l’âge, exhortèrent les habitants à une vigoureuse défense. Pour leur en donner l’exemple, ils se mirent à leur tête dans une sortie, et Q Fabius chef de l’ambassade, tua de sa propre main un des principaux chefs des Gaulois. Brennus justement irrité d’un tel procédé, ne se gouverna point en barbare. Il envoya un héraut à Rome pour demander qu’on lui livrât ces ambassadeurs qui avaient violé si manifestement le droit des gens ; et en cas de refus, cet envoyé avait ordre de déclarer la guerre aux romains.

Le héraut étant arrivé à Rome, et ayant exposé sa charge, l’affaire fut mise en délibération. Les plus sages du Sénat voulaient qu’on punît ceux qui avaient violé si manifestement le droit des gens, ou du moins qu’on tâchât d’apaiser les Gaulois à force d’argent. Mais les plus jeunes emportés par leur courage, rejetèrent cet avis comme indigne du nom romain. L’affaire fut renvoyée à l’assemblée du peuple, et Fabius Ambustus, père de ces ambassadeurs, qui, quoique patricien, avait su se rendre agréable au peuple, fit une brigue si puissante, que non seulement il vint à bout de faire renvoyer le héraut sans satisfaction, mais il eut encore assez de crédit pour faire créer ses enfants tribuns militaires et chefs de l’armée qu’on résolut d’opposer aux gaulois. Brennus au retour de son héraut, tourna sa colère et ses armes contre les romains, et marcha droit à Rome. Son armée était nombreuse ; tout fuyait devant lui ; les habitants des bourgades et des villages désertaient à son approche ; mais il ne s’arrêta en aucun endroit, et il déclara qu’il n’en voulait qu’aux romains.

Les tribuns militaires sortirent de Rome à la tête de quarante mille hommes. Ils n’avaient pas moins de troupes que Brennus ; mais il y avait plus d’ordre et d’obéissance dans l’armée des Gaulois. Les généraux romains depuis la disgrâce et l’exil de Camille, n’osaient agir avec une pleine autorité, et ils étaient réduits à dissimuler la licence et le peu de discipline de leurs soldats, au lieu de leur commander avec cet empire absolu qu’exige le service militaire. On remarqua même que ces tribuns avant que de sortir de Rome, ne sacrifièrent point aux dieux, et qu’ils négligèrent de consulter les auspices : cérémonies essentielles parmi un peuple rempli de superstition, et qui tirait son courage et sa confiance des signes propices que les augures lui annonçaient. Mais rien ne fit plus de tort aux romains que la multitude des chefs. Il y avait dans leur armée six tribuns militaires, avec une égale autorité, la plupart jeunes, et qui avaient plus de courage que de capacité. Ils s’avancèrent avec audace au devant des gaulois qu’ils rencontrèrent proche de la rivière d’Allia, à une demie journée de Rome. Chaque nation rangea aussitôt son armée en bataille.

Les romains pour n’être pas enfermés par les ennemis, étendirent les ailes, et mirent leurs meilleurs soldats à la droite et à la gauche, ce qui rendit le centre plus faible. Ce fut l’endroit auquel les gaulois s’attachèrent : ils eurent bientôt enfoncé et dissipé les cohortes qui occupaient ce poste. Les deux ailes se voyants coupées, et leur centre occupé par les ennemis, prirent la fuite sans tirer l’épée. Ce fut moins une bataille qu’une déroute générale ; et dans ce désordre le soldat effrayé, au lieu de regagner Rome, dont il n’était éloigné que de soixante stades, se jeta dans Véies. D’autres se noyèrent en voulant passer le Tibre à la nage : plusieurs poursuivis par les ennemis, tombèrent sous le fer des victorieux ; quelques-uns seulement qui échappèrent à leur fureur se sauvèrent dans Rome où ils portèrent la terreur et la consternation. Le Sénat croyant que l’armée entière avait été taillée en pièces, et ne se trouvant pas de forces suffisantes pour défendre la ville, jeta dans la forteresse du Capitole tous les hommes capables de porter les armes. On y fit entrer tout ce qu’on avait pu ramasser de vivres : et afin de les faire durer plus longtemps, on ne reçut dans la place que ceux qui étaient capables de la défendre. La plupart des vieillards, des femmes et des enfants se trouvant sans chefs et sans dessein, se sauvèrent parmi les champs ou dans les villes prochaines. Mais les anciens sénateurs plutôt que de porter leur misère, et une vieillesse languissante chez les étrangers, résolurent de s’ensevelir sous les ruines de leur patrie, et de finir leur vie dans une ville qu’ils ne pouvaient plus défendre. Plusieurs prêtres se joignirent à eux, et se dévouèrent généreusement à la mort comme ces illustres vieillards. Cette sorte de dévouement faisait partie de la religion, et les romains étaient persuadés que le sacrifice volontaire que leurs chefs faisaient de leur vie aux dieux infernaux, jetait le désordre et la confusion dans le parti ennemi. Ces hommes vénérables ayant pris les uns leurs habits saints, et les autres leurs robes consulaires, et toutes les marques de leur dignité, se placèrent à la porte de leurs maisons dans des chaires d’ivoire, où ils attendirent avec fermeté l’ennemi et la mort.

Si après la défaite d’Allia les gaulois eussent été droit à Rome, la république était perdue et le nom romain éteint. Mais ces barbares ayant employé près de trois jours à partager leur butin, le temps qu’ils mirent à jouir, pour ainsi dire, des fruits de la victoire, leur en fit perdre tous les avantages. Les romains pendant ce délai firent échapper leurs femmes et leurs enfants. Les sénateurs et tout ce qu’il y avait d’hommes capables de porter les armes, se jetèrent dans le Capitole où ils ne pouvaient pas être forcés aisément. Brennus entra dans Rome et s’en rendit maître environ l’an 363 de sa fondation. Les portes étaient ouvertes, les murailles sans défense et les maisons sans habitants. Cette solitude dans une ville très peuplée lui fit craindre quelque embûche. Mais comme il savait son métier, et qu’il était soldat et capitaine, il s’assura d’abord de sa conquête par de bons corps de garde qu’il mit dans les places publiques et dans les principales rues.

Le premier spectacle qui se présenta à ses yeux, et qui attira le plus son attention, furent ces vénérables vieillards que nous avons dit qui s’étaient dévoués à la mort, et qui l’attendaient à la porte de leurs maisons. Leurs habits magnifiques, leurs barbes blanches, un air de grandeur et de fermeté, le silence même qu’ils observaient, tout cela étonna d’abord les gaulois, et leur inspira le même respect qu’ils auraient eu pour des dieux. Ils n’osaient en approcher ; mais un soldat plus hardi que les autres, ayant touché par curiosité à la barbe d’un ancien sénateur, ce généreux vieillard ne s’accommodant pas de cette familiarité, lui déchargea un coup de son bâton d’ivoire sur la tête. Le soldat pour s’en venger le tua aussitôt ; et en même temps les autres vieillards et les prêtres furent massacrés comme lui dans leurs chaires.

Tout ce qui se trouva d’habitants qui n’avait pu s’échapper, passa par le fer ennemi, sans distinction de sexe ni d’âge. Brennus investit ensuite le Capitole, et fit sommer ceux qui s’y étaient renfermés de lui livrer la place. Mais les ayant trouvés inébranlables, il tenta d’emporter le fort par escalade. Les romains qui combattaient avec avantage, repoussèrent ses troupes, et en firent périr un grand nombre. Brennus vit bien qu’il ne se rendrait maître que par la famine, d’une place que la nature seule avait fortifiée. Mais pour se venger de la résistance des romains, il résolut de ruiner Rome entièrement. Ses soldats par son ordre mirent le feu aux maisons, abattirent les temples et les édifices publics, et rasèrent les murailles. Ainsi au lieu d’une ville déjà célèbre dans toute l’Italie, il ne paraissait plus, au milieu de ses débris, que des collines, et un vaste champ où Brennus fit camper cette partie de son armée qui tenait le Capitole investi : l’autre fut envoyée au fourrage. Ces troupes qui par la terreur de leurs armes croyaient tenir tout le pays en sujétion, ne gardaient dans leurs marches ni ordre ni discipline. Les soldats s’écartaient pour piller, et ceux qui demeuraient en corps, passaient les jours entiers à boire : l’officier comme le soldat, ne pensaient point qu’ils eussent d’autres ennemis que ceux qui étaient renfermés dans le Capitole.

Camille, depuis son exil, s’était retiré à Ardée comme nous l’avons dit. Ce grand homme plus affligé des calamités de sa patrie que de son propre exil, entreprit de la venger de ces barbares. Il persuada sans peine à la jeunesse de la ville de le suivre, et de concert avec les magistrats, il sortit d’Ardée pendant une nuit obscure, et surprit les Gaulois ensevelis dans le vin. Il en fit une horrible boucherie, et ceux qui échappèrent à la faveur des ténèbres, tombèrent le lendemain entre les mains des paysans qui leur firent peu de quartier. La nouvelle de cette défaite se répandit bientôt dans toute l’Italie.

Les romains qui s’étaient réfugiés à Véies, et tous ceux qui s’étaient dispersés dans les villages voisins, s’assemblèrent. Il n’y en eut pas un qui ne se reprochât l’exil de Camille, comme s’il en eût été l’auteur ; et regardant ce grand homme comme leur unique ressource après la destruction de Rome, ils résolurent de le choisir pour leur chef. Pourquoi faut-il, disaient-ils, que les Ardéates qui sont des étrangers, se couvrent de gloire sous la conduite de Camille, pendant que ses concitoyens errent comme de malheureux proscrits au milieu de leur propre pays ? Tous veulent lui obéir ; tous veulent combattre sous ses enseignes. On lui envoie aussitôt des députés qui le conjurent de prendre sous sa protection des romains fugitifs, et les débris de la défaite d’Allia. Camille se défendit d’abord d’accepter aucun commandement, sur ce qu’il était banni. Rome n’est plus, lui répondirent ces députés, et nous ne pouvons plus nous compter pour citoyens d’une ville qui a été absolument détruite. Vous voyez devant vous les tristes restes d’un état qui a fleuri pendant plus de trois siècles. Une seule bataille a décidé de son sort et du nôtre : et il ne nous reste d’asile que dans votre camp.

Camille toujours soumis aux lois, ne se rendit point encore, et il les fit convenir d’envoyer auparavant à Rome pour reconnaître si le Capitole tenait encore, et en ce cas, prendre les ordres du Sénat qui s’y était enfermé. La commission était difficile : cette place était environnée de tous côtés de troupes ennemies. Cependant un jeune romain appelé Pontius Cominius s’en chargea, et au travers de mille périls arriva au Capitole. On assembla aussitôt le Sénat : ce député leur annonça la victoire de Camille, et il leur demanda de la part de tous les romains qui étaient dispersés, ce grand capitaine pour leur général. On n’employa pas beaucoup de temps à délibérer ; le Sénat et les soldats qui représentaient le peuple, le déclarèrent tous d’une voix dictateur : on renvoya aussitôt Pontius avec le décret de sa nomination ; et ce jeune homme revint au camp avec le même bonheur qu’il avait eu en montant au Capitole.

Camille, de l’exil passa à la première dignité de son pays. Il fut reconnu pour dictateur et pour souverain magistrat des romains. Dans tout autre capitaine ce n’aurait été qu’un vain titre ; on ne lui donnait avec cette qualité ni troupes ni argent pour en lever. Il trouva tout cela dans son courage et dans cette haute réputation qu’il avait si justement acquise. On n’eut pas plutôt appris sa nouvelle dignité, qu’il accourut de tous côtés des soldats dans son camp : et il se trouva bientôt à la tête de plus de quarante mille hommes romains ou alliés, qui tous se croyaient invincibles sous un si grand général. Pendant qu’il armait, et qu’il songeait à faire lever le blocus du Capitole, quelques soldats gaulois ayant aperçu dans la montagne sur laquelle ce fort est situé, des traces du passage de Pontius, en firent leur rapport à Brennus, qui forma aussitôt le dessein de surprendre cette place par la même route. Il choisit dans son armée ceux de ses soldats qui habitaient des montagnes, et qui étaient accoutumés dès leur jeunesse à y gravir. Ces soldats ayant reçu leurs ordres, partent la nuit, et à la faveur des ténèbres, grimpent de rocher en rocher ; et avec beaucoup de peine et un péril encore plus grand, ils s’avancent peu à peu en se donnant la main les uns aux autres, et arrivent au pied de la muraille, qui de ce côté-là se trouva peu élevée, à cause qu’un endroit si escarpé paraissait hors d’insulte.

La sentinelle était endormie, et les gaulois commençaient à escalader la muraille, lorsque des oies consacrées à Junon, et qu’on nourrissait comme des oiseaux sacrés, par principe de religion, s’éveillèrent au bruit que firent les gaulois, et se mirent à crier. M Manlius, personnage consulaire, s’éveille au bruit, accourt, et se présente le premier pour défendre la muraille. Lui seul fait face aux ennemis ; il abat d’abord la main d’un gaulois qui l’avait levée pour lui décharger un coup de hache, et en même temps il frappe si rudement de son bouclier un autre soldat, qu’il le fait rouler de haut en bas du rocher. Toute la garnison se porta bientôt au même endroit. On pousse, on presse les gaulois : Manlius à la tête des romains les renverse les uns sur les autres ; le terrain leur manque pour pouvoir s’enfuir ; et la plupart en voulant éviter le fer ennemi, se jettent dans des précipices, en sorte qu’il y en eut peu qui pussent regagner leur camp.

La première chose que firent les assiégés après avoir évité un si grand péril, fut de précipiter du haut du rocher la sentinelle qu’on avait trouvée endormie. Il fut question ensuite de récompenser M Manlius, qui par sa vigilance et par sa valeur venait de sauver la république. Chaque soldat lui donna une demie livre de farine, et une petite mesure de vin qu’il se déroba sur son nécessaire. Récompense qui n’est remarquable que par rapport à la disette des vivres qui commençaient à manquer dans la place. Brennus désespérant de s’en rendre maître autrement que par la famine, la tenait si étroitement investie, que depuis sept mois que durait le siège, on n’avait pu y jeter le moindre secours.

La même disette se faisait sentir dans son camp. Depuis qu’on avait déféré la dictature à Camille, cet habile général maître de la campagne, occupait tous les passages. Les gaulois n’osaient s’écarter pour aller au fourrage sans s’exposer à être taillés en pièces ; en sorte que Brennus qui assiégeait le Capitole, était assiégé lui-même, et il souffrait les mêmes incommodités qu’il faisait souffrir aux assiégés.

Dans cette misère commune les sentinelles du Capitole, et celles de l’armée ennemie, commencèrent à parler d’accommodement. Ces discours passèrent insensiblement aux chefs qui ne s’en éloignèrent pas. Le Sénat qui n’avait aucune nouvelle de Camille depuis qu’il l’avait nommé dictateur, et qui se voyait pressé par la faim, résolut d’entrer en négociation. Sulpitius tribun militaire en fut chargé, et il convint avec Brennus de lui donner mille livres d’or, à condition qu’il lèverait le siège, et qu’il sortirait incessamment des états de la république. On apporta l’or ; mais quand il fut question de le peser les Gaulois se servirent de faux poids. Les romains se récriant contre cette supercherie, Brennus au lieu de faire cesser une injustice si visible, mit outre le poids son épée et son baudrier dans le plat qui contre pesait l’or. Sulpitius outré d’une si indigne vexation, lui demanda la raison d’une conduite si extraordinaire : et qu’est-ce que ce pourrait être, répondit insolemment le barbare, sinon malheur aux vaincus ? Pendant cette contestation Camille s’était avancé jusque aux portes de Rome avec son armée. Ayant appris qu’on était entré en conférence, il prit avec lui ses principaux officiers, et s’étant fait accompagner d’une grosse escorte, il résolut de se rendre au lieu de la conférence pour y ménager lui-même les intérêts de son pays, ou comme il est plus vraisemblable, pour faire connaître aux députés des assiégés qu’il était en état de les dégager, et de faire bientôt lever le siège.

Son armée par ses ordres le suivait au petit pas, et les Gaulois qui se reposaient sur la foi d’un traité de paix, laissèrent approcher les premiers corps de cette armée sans s’y opposer. Aussitôt que Camille parut dans l’assemblée, les députés du Sénat s’ouvrirent pour lui faire place, comme au premier magistrat de la république. Après lui avoir rendu compte du traité qu’ils avaient fait avec Brennus, ils se plaignirent de la supercherie que ce prince leur faisait dans l’exécution : remportez cet or dans le Capitole, dit-il à ces députés ; et vous, gaulois, ajouta-t-il, retirez-vous avec vos poids et vos balances. Ce n’est qu’avec du fer que les romains doivent recouvrer leur pays. Brennus surpris de cette hauteur qu’il n’avait point encore éprouvée dans aucun romain, lui représenta qu’il contrevenait à un traité conclu. Mais Camille lui repartit ; qu’étant dictateur, on n’avait pu rien arrêter sans sa participation. La dispute s’échauffant, on en vint bientôt aux armes. Camille qui l’avait prévu, fit avancer ses troupes ; on se chargea de part et d’autre avec fureur. Les romains malgré l’inégalité du lieu où ils combattaient, poussent de tous côtés les gaulois ; Brennus les rallie ; lève le siège ; et campe à quelques milles de Rome. Camille le suit avec la même ardeur ; l’attaque de nouveau, et le défait : la plupart des gaulois furent tués sur la place, ou dans la fuite, par les habitants des villages prochains.

Ce fut ainsi que Rome qui avait été prise contre toute apparence, fut recouvrée par la valeur d’un exilé qui sacrifia son ressentiment au salut de sa patrie. Mais s’il la sauva dans la guerre et par la voie des armes, on peut dire qu’il la conserva une seconde fois pendant la paix, et après en avoir chassé les ennemis.

La ville était détruite, les maisons abattues, et les murailles de la ville rasées comme nous l’avons dit : et il fallait, pour ainsi dire, chercher Rome dans Rome même. Dans une désolation si générale, les tribuns du peuple renouvelèrent l’ancienne proposition de s’établir à Véies, et ils demandaient qu’on y transférât le Sénat et le peuple, et qu’on en fît le siège de l’empire. Ils représentaient dans toutes les assemblées l’extrême misère du peuple, échappé, comme tout nu, du naufrage, épuisé par tant de malheurs, sans forces, sans argent, et incapable de rebâtir une ville entière dont il ne restait plus que des ruines, pendant que Véies offrait aux romains une place fortifiée par l’art et la nature, des bâtiments superbes, un air sain et un territoire fertile.

Le Sénat qui s’était fait un point de religion de n’abandonner jamais Rome, n’opposait à des motifs qui paraissaient si raisonnables, que des prières et des caresses. Les plus illustres de ce corps montraient au peuple les tombeaux de leurs ancêtres ; d’autres les faisaient souvenir des temples que Romulus et Numa avaient consacrés, et ils n’oubliaient pas cette tête d’homme trouvée autrefois dans les fondements du Capitole, et qui, selon la réponse des augures, signifiait que l’empire du monde serait attaché à cette place, qui deviendrait comme la capitale de toutes les nations.

Camille qui seul dans cette révolution avait plus d’autorité et de considération que le Sénat entier, demandait aux uns pourquoi ils s’étaient enfermés dans le Capitole, et aux autres pourquoi ils avaient combattu en pleine campagne avec tant de courage pour recouvrer Rome, s’ils étaient résolus de l’abandonner. Songez, leur disait-il, qu’en vous retirant à Véies, vous allez prendre le nom d’un peuple vaincu, et abandonner celui de romains, avec les grandes destinées que les dieux ont attachées aux premiers barbares qui s’empareront du Capitole, et qui par ce changement deviendront peut-être un jour vos maîtres et vos tyrans. Ces motifs tirés de la religion et de la gloire, touchèrent un peuple superstitieux et hautain, qui préférait l’espérance seule de l’empire aux commodités présentes de la vie : et une parole échappée au hasard acheva de le déterminer. Le Sénat s’était assemblé extraordinairement pour délibérer sur une affaire si importante : c’était à L Lucretius à opiner le premier. Comme ce sénateur ouvrait la bouche pour dire son avis, on entendit le capitaine qui montait la garde, crier à celui qui portait le drapeau, de s’arrêter là, et d’y planter son enseigne : car, ajouta cet officier, c’est ici qu’il faut demeurer.

Cette voix qui fut entendue dans le temps même qu’on était en peine du parti qu’on devait prendre, sembla être venue du ciel : j’accepte l’augure,  s’écria Lucretius, et j’adore les dieux qui nous donnent un si heureux conseil : tout le Sénat applaudit à son avis. Cette nouvelle répandue dans le peuple, changea la disposition des esprits ; et une parole jetée au hasard, mais tournée en présage, eut plus de pouvoir que les raisons les plus solides du Sénat. On ne parla plus de Véies ; chacun s’empressa de bâtir, sans même discerner son propre fond, de celui d’autrui. La république donna une maison située au Capitole à M Manlius, comme un monument de sa valeur, et de la reconnaissance de ses concitoyens. Mais en même tems qu’elle récompensait un service si important, elle crut devoir punir Q Fabius Ambustus qui avait violé le droit des gens, et attiré le ressentiment et les armes des Gaulois.

C Marcius Rutilus tribun du peuple le fit assigner pour rendre raison devant l’assemblée du peuple de la conduite qu’il avait tenue dans son ambassade. Le Sénat qui ne pouvait lui pardonner l’extrémité à laquelle il avait réduit la république, ne s’intéressa point à sa défense ; tout le crédit que son père avait parmi le peuple, ne put pas le sauver. Ses parents publièrent qu’une mort subite avait empêché la décision de cette affaire. C’est ce qui ne manquait jamais d’arriver à ceux qui avaient le courage de prévenir leur condamnation, et la honte du supplice.

Cependant ce qui était resté de citoyens dispersés dans les provinces, ceux qui pendant que les gaulois étaient maîtres de Rome s’étaient établis à Véies ou dans les villes voisines, les prêtres, les femmes et les enfants, tous reviennent à Rome. On ne songe qu’à se loger ; on bâtit de tous côtés ; il était permis de prendre de la pierre où on en pourrait trouver. La tuile fut fournie aux dépens de l’état, et on poussa le travail avec tant d’ardeur, qu’en moins d’un an la ville fut entièrement rétablie. Rome pour ainsi dire semblait renaître de ses cendres ; mais à peine ses habitants commençaient-ils à respirer, que de nouvelles guerres leur firent reprendre les armes. Les Toscans, les Èques, et les Volsques tous voisins de Rome, et par conséquent ses ennemis, firent une ligue pour l’accabler avant qu’elle eût repris ses forces. Les latins et les Herniques quoique alliés du peuple romain, mais toujours jaloux de sa grandeur, entrèrent dans ce dessein, et fournirent leur contingent de troupes. Les uns et les autres se flattaient qu’après tant de pertes, ils trouveraient la ville sans défense. Ils se jetèrent de concert et par différents côtés sur son territoire ; et après avoir ravagé le pays et réuni leurs troupes, ils marchèrent droit à Rome. On en fit sortir les tribuns militaires à la tête des légions pour empêcher les ennemis de pénétrer plus avant. Mais ces généraux, sans avoir combattu, se laissèrent enfermer dans des gorges, et dans des détroits. Tout ce qu’ils purent faire, fut de gagner le sommet du Mont De Mars où ils se retranchèrent. Leur camp était à la vérité hors d’insulte à l’égard des ennemis, mais aussi il était inaccessible aux convois : et l’armée courait risque de mourir de faim.

Dans cette extrémité on eut recours à un général toujours supérieur aux périls et aux difficultés : Camille fut nommé dictateur pour la troisième fois. Aussitôt il fit prendre les armes à tous les citoyens, sans en excepter les vieillards. Au seul bruit de son nom et de sa marche, la peur saisit les ennemis ; ils ne songent plus à vaincre ; toute leur attention est de n’être point vaincus ; ils se retranchent dans leur camp qu’ils fortifient avec soin d’une palissade de pieux et d’un grand abatis d’arbres. Camille s’en approche, et en ayant reconnu la disposition, il remarqua que tous les matins il s’élevait un grand vent qui venait des montagnes. Sur cette observation il forma secrètement le plan de son entreprise. Une partie de ses troupes firent d’un côté du camp une fausse attaque, pendant que de l’autre, des soldats instruits des intentions de leur général, jetèrent contre cette clôture de bois des traits enflammés, et des matières combustibles, qui à la faveur du vent qui s’éleva à l’ordinaire, eurent bientôt embrasé cette palissade. Le feu gagne les tentes, le soldat effrayé, sans attendre l’ordre de ses officiers se jette avec précipitation hors du camp. Tout sort en foule et en confusion, et tombe dans les armes des romains qui en font un grand carnage. Camille envoya pour lors éteindre le feu pour sauver le butin dont il fit la récompense de ses soldats. Le même bonheur l’accompagna contre les Èques et les Toscans. Il leur fit la guerre pendant près de quatre ans soit comme dictateur, soit en qualité de tribun militaire : et dans toutes ces guerres il eut le même succès, et en revint toujours victorieux. Mais sans m’arrêter à cette suite d’actions glorieuses qui ne sont point de mon sujet, je me contenterai d’observer qu’il ne fut pas moins redevable à sa sagesse qu’à sa valeur, du titre que ses concitoyens lui déférèrent de restaurateur de sa patrie et de second fondateur de Rome.

De tous les romains il n’y eut que Marcus Manlius personnage consulaire, qui s’opposât à cette estime générale. C’était à la vérité un des plus braves guerriers que Rome eût jamais élevé, mais son ambition et sa vanité étaient encore plus grandes que sa valeur : il ne pouvait souffrir qu’on lui préférât Camille dans la conduite des armées. Si je n’avais conservé la forteresse et le Capitole,  disait-il, Camille eût-il pu recouvrer Rome ? Et quand il en a chassé les gaulois, ne sait-on pas qu’il les a surpris dans une conférence, et dans le temps même qu’ils se reposaient sur la foi d’un traité solennel ?

C’était par de pareils discours qu’il soulageait son envie, et qu’il tâchait d’obscurcir la gloire d’un homme qu’il regardait comme son rival. L’ambition dont il était dévoré se trouvant jointe à une vanité excessive, il prit le chemin qu’ont accoutumé de tenir ceux qui affectent la tyrannie. Il se mit à flatter le peuple comme aurait pu faire un tribun : et non content de renouveler les propositions dangereuses du partage des terres, le fondement ou le prétexte de toutes les séditions, il tâcha d’en exciter de nouvelles, sous prétexte de vouloir soulager le peuple, et de lui fournir les moyens d’acquitter les dettes que la plupart des plébéiens avaient contractées pour rebâtir leurs maisons. Il payait pour les uns et répondait pour les autres. Il vendit ses terres pour acquitter leurs dettes, et il déclara que tant qu’il lui resterait un sol de bien, il ne souffrirait point qu’on mît ses concitoyens dans les fers. Quelquefois il les arrachait des mains de leurs créanciers, et empêchait qu’on ne les menât en prison. Par cette conduite violente et séditieuse, il se fit bientôt comme une garde et une escorte de tous ces gens dont la plupart avaient consumé leur bien dans la débauche, qui ne l’abandonnaient plus, et qui excitaient un tumulte continuel dans la place.

Il leur représentait tantôt en public, et tantôt en particulier, que les nobles non contents de posséder seuls des terres qui devraient être partagées également entre tous les citoyens, s’étaient encore appropriés l’or destiné à payer les gaulois, et qui provenait de la contribution volontaire de tous ceux qui s’étaient enfermés dans le Capitole. Il ajoutait que ces mêmes patriciens s’étaient encore enrichis du butin trouvé dans le camp de Brennus, et dont le prix seul suffisait pour acquitter toutes les dettes du peuple.

Ce discours répété en différentes occasions, et semé adroitement par ses partisans, souleva la multitude. Toutes les autres prétentions cessèrent ; un si grand objet, et l’espérance de voir toutes les dettes des particuliers acquittées, ne laissèrent point d’autres pensées que le désir de tirer ces richesses des mains des patriciens : la sédition s’augmentait de jour en jour, et son auteur la rendait encore plus formidable. Le Sénat dans ce désordre résolut d’avoir recours au remède ordinaire, et de créer un dictateur : on se servit du prétexte d’une nouvelle guerre contre les Volsques. Mais personne n’ignorait que ce magistrat aurait des ennemis plus redoutables à combattre dans la ville qu’au dehors : cette dignité tomba à A Cornélius Cossus, qui nomma Quintius Capitolinus pour général de la cavalerie.

Les Volsques furent défaits ; mais la sédition augmentait tous les jours, le dictateur fut obligé de revenir à Rome. Après avoir concerté avec le Sénat la conduite qu’il devait tenir, il se rendit sur la place, accompagné du Sénat et d’une foule de patriciens ; il monta sur son tribunal, d’où il envoya un licteur sommer Manlius de comparaître devant lui. Manlius se voyant cité devant le souverain magistrat de la république, se fit suivre sur la place par tous ses partisans, et il approcha du tribunal du dictateur avec une escorte si nombreuse, qu’il pouvait donner plus de crainte à ses juges, qu’il n’était capable d’en prendre de leur autorité. Le Sénat et le peuple étaient séparés comme deux partis différents, prêts à en venir aux mains, ayant chacun leur chef à leur tête.

Alors le dictateur ayant fait faire silence, et s’adressant à Manlius : je sais, lui dit-il, que vous accusez les principaux du Sénat d’avoir détourné l’or destiné pour les gaulois, et le butin fait dans leur camp, et que vous avez fait espérer en même temps au peuple, que ce fond seul suffirait pour acquitter toutes ses dettes. Je vous commande de nommer tout à l’heure ceux que vous accusez d’avoir détourné cette partie du trésor public ; si non, pour empêcher que vous ne séduisiez plus longtemps le peuple par des mensonges, et des espérances trompeuses, j’ordonne qu’on vous conduise sur le champ en prison comme un séditieux et un calomniateur. Manlius surpris de la manière impérieuse et sévère dont le dictateur l’interrogeait, et sans vouloir s’engager dans les preuves d’un fait de cette importance, lui répondit qu’il lui demandait une chose qu’il savait aussi bien que lui ; et il ajouta : mais ce qui vous fâche, vous A Cornélius, et ce qu’il y a dans cette assemblée de sénateurs ou de patriciens, n’est-ce pas cette foule de peuple dont je suis environné ? Que ne m’enlevez-vous cette affection dont vous êtes si jaloux ? Ou du moins que ne tâchez-vous de la partager avec moi ? Soulagez les pauvres citoyens qui gémissent sous le poids des usures dont ils sont accablés ; empêchez qu’on ne les jette dans les fers ; prenez la protection de ces généreux plébéiens qui à mon exemple ont conservé le Capitole ; défendez ceux qui au prix de leur sang ont recouvré l’endroit même où est placé vôtre tribunal et le siège de vôtre empire ; payez les uns ; répondez pour les autres, et vous verrez la multitude vous suivre, et vous marquer sa reconnaissance et son attachement.

Le dictateur lui repartit qu’il ne prendrait pas le change ; qu’il lui commandait de parler sans tant de détours, et de nommer précisément ceux qu’il accusait d’avoir profité de l’or et des dépouilles des gaulois, ou de reconnaître devant tout le peuple qu’il n’était qu’un calomniateur. Manlius pressé et confus, lui dit qu’il n’était pas résolu de donner cette satisfaction à ses ennemis. Sur quoi le dictateur commanda qu’on le conduisît en prison. Les licteurs ne l’eurent pas plutôt arrêté, que Manlius pour faire soulever le peuple, invoqua tous les dieux qui étaient révérés au Capitole, et dans Rome ; et se tournant du côté de la multitude : souffrirez-vous, généreux romains, s’écria-t-il, que votre défenseur soit traité si indignement par des ennemis jaloux de sa gloire ?

Mais malgré ses cris, l’ordre du dictateur fut exécuté. On le conduisit en prison, et personne ne branla pour le secourir. Le grand nombre de ses partisans se contentèrent de marquer leur douleur par des habits de deuil : ce qui ne se pratiquait que dans les plus grandes calamités. Il y en eut même qui laissèrent croître leur barbe et leurs cheveux. Le dictateur se démit de sa dignité après avoir triomphé pour la victoire qu’il avait remportée sur les Volsques. Le peuple ne fit voir qu’un chagrin morne dans un jour de joie, et on l’entendit dire que le principal ornement manquait à ce superbe triomphe ; et qu’il était surpris de n’y pas voir Manlius chargé de chaînes, attaché au char du dictateur. Il y en avait même qui pour émouvoir la multitude, lui représentaient que Manlius avait eu assez de courage pour défendre seul tout le peuple contre les gaulois ; mais que parmi un si grand peuple, il ne se trouvait point un seul homme qui entreprît de défendre Manlius contre le Sénat. Qu’il était honteux qu’on traitât si indignement un consulaire, et qu’il fallait rompre les fers du défenseur de la liberté publique. Le Sénat craignant que le peuple en fureur ne brisât les portes des prisons, et que Manlius délivré par des voies aussi violentes, ne poussât plus loin son audace, crut assoupir cette affaire en le relâchant de sa propre autorité. Mais au lieu d’apaiser la sédition, il donna par une politique si timide, un chef aux séditieux, et un chef irrité par la honte de sa prison, et incapable de suivre des conseils modérés.

En effet il ne fut pas plutôt sorti de prison, qu’au lieu de profiter de sa disgrâce, il excita de nouveau le peuple à faire revivre ses anciennes prétentions. Il ne parlait dans des assemblées particulières, que de la justice qu’il y avait à partager les terres publiques, et de la nécessité d’établir une juste égalité entre tous les citoyens d’une même république. Mais vous ne viendrez jamais à bout d’une si haute entreprise, ajouta-t-il en adressant la parole à ses partisans les plus dévoués, tant que vous n’opposerez à l’orgueil et à l’avarice des patriciens, que des plaintes, des murmures, et de vains discours. Il est tems de vous affranchir de leur tyrannie : il faut abattre les dictatures et les consulats. Etablissez un chef qui commande aussi bien aux patriciens qu’au peuple. Si vous me jugez digne de cette place, plus vous me donnerez de pouvoir, et plutôt vous assurerez-vous la possession des choses que vous demandez depuis si longtemps. Je ne veux d’autorité que pour vous faire tous riches et heureux.

On prétend que par ce discours séditieux, il avait voulu insinuer à ses créatures le dessein de rétablir la royauté en sa personne. Mais on ne sait de quelles personnes il prétendait se servir dans une entreprise aussi difficile, ni jusqu’où il poussa ce projet ambitieux. Ce qui paraît de plus certain, c’est qu’il se faisait des assemblées secrètes dans sa maison du Capitole ; qu’il n’y appelait ni A Manlius, ni T Manlius ses frères, ni aucun de ses parents, et qu’on n’y voyait au contraire que des gens abîmés de dettes, ou déshonorés par leurs débauches. Le Sénat effrayé de ces cabales, rendit un décret et un sénatus-consulte, par lequel il était ordonné aux tribuns militaires qui représentaient les consuls, de veiller exactement à ce que la république ne reçût aucun dommage : formule qui ne se prononçait que dans les plus grands périls de l’état, et qui donnait à ces magistrats une autorité peu différente de celle du dictateur. On proposa ensuite différents moyens pour prévenir les mauvais desseins de Manlius. Quelques sénateurs s’écrièrent que la république dans cette occasion aurait besoin d’un autre Servilius Ahala, qui par un coup hardi, et la mort d’un mauvais citoyen, rétablît le calme et la tranquillité.

Mais M Menius et Q Petillius, quoique tous deux tribuns du peuple, s’offrirent au Sénat et ouvrirent un avis plus sûr et plus convenable à la modération de cette compagnie. Ces deux magistrats prévoyant que la perte de leurs dignités suivrait de près celle de la liberté, représentèrent que dans la disposition où étaient les esprits, on ne pouvait attaquer Manlius à force ouverte sans intéresser le peuple à sa défense. Que des voies de fait étaient toujours dangereuses, et pouvaient exciter une guerre civile ; qu’il fallait commencer par séparer les intérêts du peuple, de ceux de Manlius ; qu’ils étaient prêts de se rendre ses accusateurs comme d’un homme qui affectait la tyrannie.

Que le peuple de protecteur de Manlius deviendrait son juge, et un juge inexorable, quand il verrait qu’il s’agirait d’un attentat et d’une conspiration contre la liberté ; que l’accusé était patricien, et que des tribuns seraient ses accusateurs. Le Sénat embrassa ce conseil ; on fit assigner Manlius : et comme il s’agissait d’un crime capital, il parut devant ses juges vêtu de deuil. Mais il se présenta seul, sans qu’aucun de ses parents voulût l’accompagner, ni s’intéresser dans sa disgrâce : tant l’amour de la liberté, et la crainte d’être assujettis, prévalaient dans le coeur des romains sur toutes les liaisons du sang et de la nature. Ses accusateurs lui reprochèrent ses discours séditieux ; les changements qu’il avait proposés de faire dans le gouvernement ; ses largesses intéressées pour soulever la multitude, et la fausse accusation dont il avait offensé tout le corps du Sénat. Manlius sans entrer dans la discussion de ces différents chefs, n’y répondit que par le récit de ses services, et des témoignages qu’il en avait reçus de ses généraux. Il représenta des bracelets, des javelots, deux couronnes d’or, pour être entré le premier dans une ville ennemie par la brèche ; huit couronnes civiques pour avoir sauvé la vie dans des batailles à autant de citoyens, et trente dépouilles d’ennemis qu’il avait tués de sa main en combat singulier. Il se découvrit en même temps la poitrine qu’il fit voir toute couverte des cicatrices que lui avaient laissé les blessures qu’il avait reçues dans ces combats. Enfin il appela Jupiter et les autres dieux à son secours, et se tournant vers l’assemblée, il conjura le peuple de jeter les yeux sur le Capitole avant que de le condamner.

Le peuple attendri par un spectacle si touchant, ne pouvait se résoudre à user de toute la sévérité des lois contre un homme qui venait de sauver la république. La vue du Capitole où il avait combattu si vaillamment contre les Gaulois, affaiblissait l’accusation, et attirait la compassion de la multitude. Les tribuns s’aperçurent bien que s’ils n’éloignaient le peuple de la vue de cette forteresse, le criminel y trouverait un asile contre les accusations les mieux prouvées. Ainsi de peur qu’il ne leur échappât, ils remirent la décision de cette affaire à un autre jour, et ils assignèrent le lieu de l’assemblée, hors de la porte Flumentane. Alors comme l’objet qui l’avait sauvé ne frappait plus les yeux de ses juges, Manlius fut condamné à être précipité du haut du Capitole même : et ce lieu qui avait été le théâtre de sa gloire, devint celui de son supplice et de son infamie. Il fut défendu à ceux de sa maison de prendre dans la suite le nom de Marcus. Sa maison qui avait servi à ses assemblées secrètes fut rasée, et il fut ordonné qu’aucun patricien ne pourrait demeurer au Capitole, de peur que la situation avantageuse d’un fort qui dominait sur toute la ville, ne fît naître et ne facilitât le dessein de l’assujettir.

Le peuple, qui plaint indifféremment tous les malheureux, sans distinguer les criminels des innocents, ne fut pas longtemps sans regretter Manlius. Il eut bientôt oublié son ambition ; il ne se souvint que de son courage et de sa valeur, et surtout de l’attachement qu’il avait fait paraître pour ses intérêts. Ceux qui en avaient reçu des bienfaits reprochaient à la multitude que ses favoris ne duraient pas longtemps, et que le peuple les avait toujours abandonnés lâchement à la cruauté du Sénat. Que ce premier ordre ne pouvait souffrir de vertus trop éclatantes. Que Sp Cassius autre consulaire qui les appelait au partage des terres, que Mélius qui dans une famine les avait assistés si généreusement, avaient été misérablement opprimés par la jalousie des grands ; et que par les mêmes artifices ils venaient de perdre Manlius qui n’avait péri que parce que ce généreux citoyen les voulait délivrer des usures énormes dont ils étaient accablés. La peste qui arriva peu de temps après ne manqua pas d’être attribuée par le petit peuple au supplice de ce consulaire. On disait que Jupiter vengeur d’un sang si illustre, n’avait pu souffrir qu’on eût fait périr si injustement le défenseur de son temple.

De nouvelles guerres qui s’allumèrent successivement contre les Volsques, les Circéiens et les Prenestins, et qui durèrent près de six ans, étouffèrent ces bruits populaires. La paix fit renaître de nouvelles dissensions, comme si ç’eût été la destinée de Rome de ne pouvoir conserver en même temps la tranquillité au dedans et au dehors de l’état. Un grand nombre de plébéiens s’étaient distingués dans ces guerres, et y avaient même acquis des richesses qui leur donnaient une nouvelle considération. Ces plébéiens qui avaient le courage élevé, osèrent aspirer au consulat et au commandement des armées. Pour y parvenir, ils insinuaient dans toutes les assemblées, qu’on ne verrait jamais la concorde parfaitement rétablie dans la république, tant que les dignités seraient réservées aux seuls patriciens. Que l’égalité était le fondement le plus solide de l’union, et qu’il fallait admettre indifféremment dans le consulat, des plébéiens comme des patriciens. Que l’espérance de parvenir à tous les honneurs de la république, exciterait une noble émulation entre les deux ordres de l’état, et qu’il n’y aurait plus de plébéien qui ménageât sa vie, quand les dignités, les honneurs, la noblesse et la gloire seraient communes entre tous les citoyens.

Le petit peuple uniquement touché des commodités de la vie, parut peu sensible à ces prétentions si magnifiques. Les patriciens d’un autre côté s’y opposèrent longtemps et avec beaucoup de courage et de fermeté. Ce fut pendant plusieurs années un sujet continuel de disputes entre le Sénat et les tribuns du peuple. Enfin les larmes d’une femme emportèrent ce que l’éloquence, les brigues, et les cabales des tribuns n’avaient pu obtenir : tant il est vrai que ce sexe artificieux n’est jamais plus fort que quand il fait servir sa propre faiblesse aux succès de ses desseins. C’est ce qu’il faut développer par rapport à la matière que nous traitons.

M Fabius Ambustus, outre ses trois fils dont nous venons de parler au sujet de la guerre des gaulois, avait encore deux filles, dont l’aînée était mariée à Ser Sulpitius patricien de naissance et qui était alors tribun militaire, et la cadette avait épousé un riche plébéien appelé C Licinius Stolon. Un jour que la femme de ce plébéien se trouva chez sa soeur, le licteur qui précédait Sulpitius à son retour du Sénat, frappa à sa porte avec le bâton des faisceaux pour annoncer que c’était le magistrat qui allait rentrer. Ce bruit extraordinaire fit peur à la femme de Licinius ; sa soeur ne la rassura que par un souris fin, et qui lui fit sentir l’inégalité de leurs conditions. Sa vanité blessée par une différence si humiliante, la jeta dans une sombre mélancolie. Son père et son mari lui en demandèrent plusieurs fois le sujet, sans pouvoir l’apprendre. Elle affectait d’en couvrir la cause par un silence opiniâtre. Ces deux romains à qui elle était chère, redoublèrent leurs empressements et n’oublièrent rien pour lui arracher son secret. Enfin après avoir résisté autant qu’elle crut le devoir faire pour exciter leur curiosité, elle feignit de se rendre, et elle leur avoua les larmes aux yeux, et avec une espèce de confusion, que le chagrin la ferait mourir, si étant sortie du même sang que sa soeur, son mari ne pouvait pas parvenir aux mêmes dignités que son beau-frère.

Fabius et Licinius pour l’apaiser, lui firent des promesses solennelles de n’épargner rien pour mettre dans sa maison les mêmes honneurs qu’elle avait vus dans celle de sa soeur : et sans s’arrêter à briguer le tribunat militaire, ils portèrent tout d’un coup leurs vues jusque au consulat. Le beau-père quoique patricien se joignit à son gendre : et par complaisance pour sa fille, ou par ressentiment de la mort de son fils que le Sénat avait abandonné, il prit des intérêts opposés à ceux de son ordre. Licinius et lui associèrent dans leur dessein L Sextius d’une famille plébéienne, également estimé par sa valeur et par son éloquence, intrépide défenseur des droits du peuple, et auquel, de l’aveu même des patriciens, il ne manquait qu’une naissance plus illustre pour pouvoir remplir toutes les charges de la république.

C Licinius et L Sextius convinrent d’abord de briguer le tribunat plébéien, afin de s’en faire comme un degré pour parvenir à la souveraine magistrature : ils l’obtinrent sans peine. À peine eurent-ils fait ce premier pas, qu’ils résolurent de travailler à rendre le consulat commun aux deux ordres de la république. Pour y parvenir, et empêcher que le Sénat par son crédit ne mît deux patriciens en même temps dans les deux places de consuls, ils formèrent le projet d’une loi par laquelle il serait statué que l’une de ces deux places ne pourrait jamais être remplie que par un plébéien. Il était question d’intéresser tout le corps du peuple dans ce projet, ce qui n’était pas si aisé, la multitude étant bien plus touchée de l’espérance du partage des terres, ou de la diminution des dettes, que de la dignité consulaire qui ne pouvait jamais regarder que les plus puissants de son ordre. Ainsi les deux tribuns convinrent de lier pour ainsi dire, ces propositions ensemble, et de faire passer la loi du consulat à la faveur de celle du partage des terres : ils y en ajoutèrent une troisième aussi avantageuse à la multitude, et qui devait servir à réprimer les usures. On proposait de déduire sur le capital des dettes, ce qui aurait été payé pour des intérêts excessifs, et le principal devait être acquitté en trois années et en trois payements égaux.

Le projet de la seconde loi regardait le partage des terres conquises, sujet perpétuel de division entre le Sénat et le peuple. Mais comme les tribuns prévirent que tout le corps des patriciens, et même des riches plébéiens qui en possédaient depuis longtemps, se soulèveraient de concert contre cette proposition, et que leur opposition pourrait empêcher la publication de la loi touchant le consulat, ils se renfermèrent à demander qu’au moins il fût défendu d’en posséder à l’avenir plus de cinq cent arpents, et que ce qui se trouverait excédant ce nombre, fût ôté aux riches, et distribué à ceux qui ne jouissaient d’aucuns fonds de terre. Enfin par la troisième loi, l’unique objet de ces tribuns, il était ordonné qu’on n’élirait plus de tribuns militaires ; qu’on rétablirait le consulat avec toutes ses prérogatives, et que l’un des consuls serait toujours pris du corps des plébéiens.

Les deux tribuns proposèrent ces lois dans la première assemblée. Jamais la division, les intrigues et les cabales ne furent plus vives. C’était attaquer en même temps le Sénat et la noblesse par tout ce qui excite les désirs les plus violents des hommes, les richesses et les honneurs. Tout le corps des patriciens s’éleva contre ces propositions ; le peuple de son côté soutint les tribuns avec chaleur : il y eut même des transfuges dans les deux partis. Le riche plébéien devenu contraire aux intérêts de son ordre par ses acquisitions, craignait qu’on ne lui enlevât une partie de son bien ; et le noble et le patricien qui ne se trouvaient de fonds de terre que la quantité prescrite par la loi, l’approuvaient dans la vue de se rendre agréables au peuple, et de parvenir par sa faveur aux premières dignités de la république. La ville était remplie de tumulte ; la discorde régnait par tout ; les familles même étaient partagées ; chacun prenait parti selon ses vues et ses intérêts, et Rome se trouvait dans ces agitations qui précèdent ordinairement les séditions et la guerre civile.

L’assemblée se sépara sans qu’il y eût rien d’arrêté. Les deux tribuns chefs de parti employèrent le temps qui se passa jusqu’à l’assemblée prochaine, à cabaler, et à s’assurer des suffrages de la multitude. Le Sénat de son côté tint différents conseils tant en public qu’en particulier. Enfin il eut recours à une ressource dont il avait déjà tiré de grands avantages : il gagna quelques tribuns du peuple. Ceux-ci jaloux de ce que Licinius et Sextius rappelaient à eux toute l’autorité de leur collège, firent assurer secrètement le Sénat de leur opposition. Licinius et Sextius qui ignoraient cette intelligence, convoquèrent l’assemblée dans la confiance que rien n’était capable d’empêcher la réception de leurs lois ; ils ordonnèrent qu’on en fît la lecture, et ils invitèrent en même temps toutes les tribus à donner leurs suffrages. Mais les tribuns gagnés par le Sénat, se levèrent aussitôt, et déclarèrent qu’ils s’y opposaient formellement. C’était, comme nous l’avons déjà dit, un obstacle invincible à toute proposition, que l’opposition d’un seul tribun dont le pouvoir et le privilège à cet égard consistait en ce seul mot latin, veto, je l’empêche, terme si puissant dans la bouche de ces magistrats plébéiens, que sans être obligés de dire les raisons de leur opposition, il suffisait pour arrêter également les résolutions du Sénat et les propositions des autres tribuns.

Ainsi les lois furent rejetées, et le Sénat triomphait : mais Sextius quoique surpris de l’infidélité de ses collègues, ne relâcha rien de sa fermeté, et prenant son parti sur le champ : aux dieux ne plaise, dit-il, que je viole le plus beau privilège du peuple, quoique ses magistrats ne s’en servent aujourd’hui que contre ses intérêts. Mais puisque les oppositions ont tant de force, nous nous servirons à nôtre tour des mêmes armes. Puis adressant la parole au Sénat et aux patriciens : faites messieurs, ajouta-t-il, tant d’assemblées qu’il vous plaira pour l’élection des tribuns militaires, je vous ferai voir que ce mot veto qui vous est aujourd’hui si agréable dans la bouche de mes collègues, ne vous fera pas tant de plaisir dans la mienne. Ces menaces ne furent point vaines, car le temps étant venu d’élire de nouveaux tribuns militaires, Licinius et Sextius s’opposèrent hautement à toute élection, en même temps qu’ils surent se faire continuer dans le tribunat plébéien. Ils renouvelèrent la même opposition pendant les cinq années suivantes, en sorte que la république sans chefs tomba, par l’opiniâtreté des uns et des autres, dans une espèce d’anarchie qui ne fut interrompue que par la création de quelques entre-rois qu’on n’élut que pour tenter de trouver quelque voie de conciliation.

Cependant la guerre étrangère qui paraissait un moindre mal que ces divisions domestiques, vint pour ainsi dire au secours du Sénat. Les habitants de Velitres firent des courses sur les terres de la république, et assiégèrent ensuite Tusculum ville alliée du peuple romain. Comme on ne pouvait pas se dispenser d’armer pour repousser cette insulte, les deux tribuns du peuple furent contraints de lever leur opposition, et on procéda à l’élection des tribuns militaires qui devaient marcher en campagne. Les ennemis furent battus, et le siège de Tuscule levé. On assiégea ensuite Velitres ; mais cette place n’ayant pas été prise par ceux qui en avaient commencé le siège, l’on fut encore obligé de créer de nouveaux tribuns militaires. Licinius et Sextius ne l’ayant pu empêcher, trouvèrent le moyen de faire comprendre dans cette élection Fabius Ambustus, beau-père de Licinius.

Ces deux hommes, habiles, entreprenants et soutenus d’un tribun militaire, régnaient impérieusement dans toutes les assemblées. Ils représentèrent au peuple, que dans une république toutes les dignités devaient être également la récompense du mérite sans distinction de naissance ou de richesses. Et Sextius qui était naturellement éloquent, se tournant vers le Sénat, et apostrophant les patriciens, il leur demandait fièrement s’ils ne pouvaient vivre avec cinq cent arpents de terre, pendant qu’on n’en avait distribué à leurs ancêtres que deux arpents pour chaque chef de famille, et que la plus grande partie du peuple n’en avait pas encore davantage. Mais c’est, dit-il, ce partage si inégal entre les citoyens d’une même république, qui est cause que le peuple gémit sous le poids des usures, et que nous voyons tous les jours des hommes libres, dans les fers, et traînés en prison comme des esclaves. Et il ne faut pas, ajouta-t-il, se flatter ni que les riches apportent quelque modération à leur avarice, ni que les patriciens relâchent quelque chose de cet empire tyrannique qu’ils exercent sur nos biens et sur nos personnes, à moins que le peuple n’ait assez de courage pour faire un consul de son corps, qui soit l’interprète de ses besoins, et le protecteur de sa liberté.

En même temps que Sextius, par de pareils discours, fomentait l’animosité des plébéiens contre le Sénat, ses amis et ses partisans gagnèrent ses collègues qui levèrent enfin leur opposition : Sextius débarrassé de cet obstacle, convoqua l’assemblée du peuple. Le Sénat consterné du changement des tribuns qui lui manquaient de parole, eut recours comme dans les plus grands périls de la république, à un dictateur, et tous les sénateurs par des voeux unanimes, déférèrent cette dignité à Camille. C’était pour la quatrième fois qu’il en était revêtu : il ne l’accepta dans cette conjoncture qu’avec répugnance. Indifférent entre la noblesse et le peuple, et uniquement attaché au corps entier de la république, il eût bien voulu ne point prendre de parti ; mais l’animosité était trop grande, et les tribuns trop opiniâtres et trop emportés pour pouvoir se flatter de les ramener par des conseils modérés. Les deux tribuns assurés de leurs collègues qui avaient levé leur opposition, se croyaient maîtres de faire recevoir leurs lois, lorsque le dictateur pour gagner du temps, fit publier une ordonnance par laquelle il était ordonné au peuple romain de se trouver au champ de Mars pour le suivre à la guerre.

Cet édit d’un magistrat qui avait pouvoir de vie et de mort sur ses concitoyens, causa beaucoup d’inquiétude au peuple. Les tribuns pour le rassurer, eurent l’audace de menacer le dictateur de le condamner à une amende de cinquante mille drachmes, s’il ne révoquait son édit. Mais pendant ces disputes le temps s’écoula, la nuit survint, et ceux du peuple qui malgré l’édit du dictateur s’étaient trouvés à l’assemblée avec les tribuns, furent obligés de se retirer sans avoir rien arrêté : ce qui avait été la principale vue du dictateur. Il se démit ensuite de sa dignité, soit que considérant son âge avancé, et peut-être se souvenant encore de son exil, il ne voulût pas se commettre de nouveau avec des furieux, ou, ce qui a paru plus vraisemblable à Tite-Live, qu’on l’eût averti qu’il y avait eu quelque défaut dans la manière de prendre les auspices à sa création de dictateur.

On sait assez à quel point de superstition les romains alors aussi grossiers et aussi ignorants que courageux, avaient poussé ces observations scrupuleuses. Si l’augure dans ses oraisons préparatoires prononçait une seule parole pour une autre ; si le voile, dont il couvrait sa tête, tombait, ou si lui-même ne se levait ou ne se remettait pas sur son siège dans les circonstances et les temps marqués, la moindre de ces formalités omise parmi un nombre infini d’autres cérémonies, suffisait pour déclarer nulles les délibérations ou les élections qu’on avait faites en conséquence de cet acte de religion ; et un homme capable de mépriser les augures, était regardé comme un impie et un sacrilège.

Il n’est donc pas surprenant qu’un magistrat aussi pieux que Camille, n’eût pas voulu retenir plus longtemps une dignité qui lui avait été conférée contre la disposition et les préjugés de sa religion : et ce qui doit faire croire qu’il ne l’avait pas abdiquée par la crainte des tribuns du peuple, c’est que peu de temps après il l’accepta de nouveau, et dans un temps où l’affaire du consulat n’était point encore terminée. Cependant comme dans une conjoncture si difficile, le Sénat ne croyait pas pouvoir se passer d’un dictateur pour opposer son autorité aux brigues et aux cabales des tribuns, il défera cette grande dignité à P Manlius qui jusqu’alors avait paru attaché aux intérêts de son ordre et de sa compagnie.

Mais l’élection que ce magistrat fit d’un plébéien appelé C Licinius pour général de la cavalerie, déclara son penchant secret pour le parti du peuple, quoiqu’il tâchât de justifier une nomination si extraordinaire, et qui n’avait point encore eu d’exemple, sur la dignité de tribun militaire que ce C Licinius avait déjà exercée ; en quoi il faut le distinguer de C Licinius Stolon qui n’était que tribun du peuple. Le dictateur pour s’excuser d’un pareil choix, alléguait je ne sais quelle alliance entre sa maison, et celle de Licinius. Ce qui fait voir combien la fidélité est rare dans les troubles d’un état, à cause des secrètes liaisons qui se trouvent entre des citoyens d’une même ville, quoique de différents partis. Sextius ne craignant rien du dictateur ni du général de la cavalerie, se flattait de venir heureusement à bout de tous ses desseins : il employait son éloquence dans toutes les assemblées pour inspirer au peuple sa propre ambition. Mais la multitude qui souhaitait passionnément le partage des terres, et quelque soulagement dans ses dettes, ne montrait que de l’indifférence pour le consulat. Et ce peuple généreux respectait dans le sang des patriciens la source glorieuse de tant de généraux sous lesquels il avait accoutumé de combattre et de vaincre.

Les deux tribuns alarmés de cette froideur, feignirent de ne vouloir plus prendre de part aux affaires. Ils refusèrent même l’un et l’autre de concourir dans l’élection qui se devait faire de nouveaux tribuns pour l’année suivante. Sextius représentait dans toutes les assemblées que son collègue et lui avaient vieilli inutilement dans cette dignité. Qu’il y avait neuf ans qu’ils combattaient contre le Sénat pour les intérêts du peuple, dont ils se voyaient à la veille d’être abandonnés. Que les plébéiens voulaient bien entrer dans le partage des terres, et qu’ils n’avaient pas moins d’empressement d’être déchargés de leurs dettes ; mais que quand il s’agissait de l’honneur de leurs magistrats, et de la récompense que méritaient leurs services, on ne voyait que froideur et qu’indifférence. Pour lors Sextius se montrant à découvert : sachez, dit-il au peuple, que nos propositions sont inséparables. Il faut vous résoudre à les passer conjointement, et si nous n’obtenons le consulat par vos suffrages, vous n’aurez ni terres de conquête, ni diminution de vos dettes ; et je vous déclare que mon collègue et moi nous renonçons à une charge qui ne produit que de l’ingratitude. Ce qu’il y avait de sénateurs et de patriciens dans cette assemblée, ne purent assez s’étonner de l’effronterie avec laquelle ce tribun audacieux faisait un aveu si public de son ambition.

Appius Claudius petit-fils du décemvir, prenant la parole, et l’adressant à la multitude : au moins, leur dit-il, ne vous est-il plus permis de douter que vos tribuns n’ont excité tant de séditions que pour leur propre intérêt. Vous voyez que ces nouveaux Tarquins vous menacent impunément que vous n’aurez point de terres, ni la république de consuls, si on ne leur abandonne le consulat. Le peuple sentait bien tout l’orgueil et toute l’indignité qui se trouvaient dans cette alternative ; mais l’affaire était engagée trop avant. La multitude qui craignait de perdre ses défenseurs, s’engagea solennellement de suivre aveuglément leurs intentions. Ce ne fut qu’à cette condition que ces deux magistrats daignèrent consentir à la continuation de leur tribunat, et les plus ambitieux de tous les hommes eurent encore l’adresse de se faire un nouveau mérite de la durée de leur empire et de leur domination.

Le Sénat et la noblesse furent épouvantés de l’audace de deux hommes qui avaient trouvé le secret de se perpétuer dans deux charges annuelles par leur institution, mais qu’ils allaient rendre héréditaires dans leurs familles. Les sénateurs se reprochaient leur faiblesse, et ne pouvaient envisager sans chagrin avec quelle diminution d’autorité ils laisseraient à leurs enfants cette dignité qu’ils avaient reçue de leurs pères. Tout était en mouvement dans la ville, et ses habitants à la veille de prendre les armes les uns contre les autres, lorsqu’ils furent obligés de les tourner contre une nuée de gaulois, qui des bords de la mer Adriatique s’avançaient vers Rome pour venger la défaite de leurs compatriotes. Des ennemis aussi redoutables suspendirent les divisions qui agitaient la république. Il ne fut plus question de disputer de la capacité et de la valeur entre les patriciens et les plébéiens.

Un péril commun, l’interprète le plus sûr du véritable mérite, réunit tous les voeux ; et les tribuns du peuple demandèrent Camille pour dictateur, avec autant d’empressement que le Sénat. Ce fut pour la cinquième fois qu’il fut élevé à cette suprême dignité. La victoire sous un si grand capitaine ne fut ni difficile ni douteuse. Les Gaulois furent défaits ; il en périt un grand nombre sur le champ de bataille, et le reste dispersé par la fuite, et sans se pouvoir rallier, fut assommé par les paysans. La fin de cette guerre fut le commencement d’un nouveau trouble dans le dedans de l’état, et on vit renaître les anciennes divisions. Licinius et Sextius ces tribuns perpétuels, résolurent d’emporter le consulat à quelque prix que ce fût. Ils convoquèrent pour cela l’assemblée du peuple, et sans s’arrêter à haranguer à leur ordinaire, ils ordonnèrent qu’on recueillît les suffrages.

Le dictateur qui s’était rendu dans la place, suivi de tout le Sénat, voulut s’y opposer ; mais les tribuns qui ne respectaient plus ni les lois ni la première dignité de la république, envoyèrent un licteur pour arrêter Camille, et le conduire en prison. Cet attentat contre le souverain magistrat, fit soulever toute la noblesse : il n’était point encore arrivé dans Rome un si grand tumulte. Les patriciens repoussent le licteur, en même temps que les plébéiens se préparent à le soutenir. Les deux partis se rangent chacun d’un côté de la place, prêts à en venir aux mains. Dans un si grand désordre, le dictateur fait dire aux tribuns de suspendre pour un moment leur animosité : il appelle auprès de lui tous les sénateurs, et les conduit dans un temple voisin pour y prendre une dernière résolution. Mais avant que d’y entrer, il se tourna vers le Capitole, et adressant ses prières aux dieux, il fit voeu de bâtir un temple à la Concorde, s’il pouvait rétablir l’union entre ses concitoyens. Il y eut de vives contestations entre les sénateurs sur le parti qu’on devait prendre ; mais enfin comme le péril était pressant, et que le peuple furieux, menaçait d’abandonner Rome, l’avis le plus doux et le plus convenable à l’état présent, passa à la pluralité des voix. On convint enfin de céder au peuple une des places du consulat : Sextius fut le premier des plébéiens qui en fut pourvu, et Licinius lui succéda peu de temps après. Les patriciens de leur côté, obtinrent, par l’entremise du dictateur, deux nouvelles dignités qui leur furent affectées, comme pour dédommagement, et à l’exclusion du peuple.

La première fut la préture établie pour rendre la justice dans la ville : fonction originairement attachée au consulat, mais à laquelle les consuls ne pouvaient guère vaquer, surtout l’été, qu’ils passaient ordinairement à la tête des armées. Ainsi la préture fut considérée comme un supplément du consulat, et la seconde dignité de la république. Sp Furius fils du dictateur, fut le premier préteur de Rome, et en cette qualité on lui accorda la robe prétexte, ou bordée de pourpre ; la chaire curule, et six licteurs qui portaient les faisceaux devant lui : en quoi le préteur était distingué du consul qui en avait douze. Et comme le dictateur avait pour vice-gérant le général de la cavalerie, et les consuls leurs lieutenants ; le préteur avait aussi à ses ordres les questeurs qui dépendaient particulièrement de lui, et sur lesquels il se reposait d’une partie des affaires.

La seconde charge qu’on créa en faveur des patriciens, fut l’édilité majeure, ainsi appelée pour la distinguer de l’édilité plébéienne, établie en même temps que les tribuns du peuple, dont ils étaient considérés comme les lieutenants. On appelait encore cette charge édilité curule, parce que ceux qui en étaient revêtus, pouvaient, comme les consuls et les préteurs, se faire porter dans une espèce de trône orné d’ivoire, et qu’on appelait chaire curule.

Les deux premiers édiles patriciens furent Cn Quintius Capitolinus, et P Cornélius Scipion. Les fonctions de ces édiles répondaient en même temps à celles de nos maires, des lieutenants de police, et des trésoriers de France. Ils étaient chargés du soin des temples, des théâtres, des jeux, des places publiques, des marchés, des tribunaux de justice, et de l’entretien des murailles de la ville. C’était encore à eux à veiller à ce qu’il ne s’introduisît aucune nouveauté dans la religion. Ils avaient la même inspection sur les livres qu’on mettait en lumière, et sur les pièces de théâtre : cette charge toujours remplie par deux patriciens, était un degré pour monter à la préture et au consulat. Enfin après l’établissement des consuls, du préteur, et des édiles curules, la loi qui concernait les terres publiques fut reçue comme le seul moyen d’apaiser la multitude, et de rétablir l’union dans l’état. Cette loi appelée Licinia, de C Licinius Stolon son auteur, portait qu’aucun citoyen, sous quelque prétexte que ce fût, ne pourrait posséder à l’avenir plus de cinq cent arpents des terres de conquête, et qu’on distribuerait gratuitement, ou qu’on affermerait à vil prix le surplus à de pauvres citoyens.

Que dans ce partage on assignerait au moins sept arpents par tête à chaque citoyen.

Qu’on ne pourrait avoir sur ces terres qu’un certain nombre déterminé de domestiques ou d’esclaves pour les faire valoir.

Que le nombre des troupeaux serait aussi limité, et proportionné à la quantité des terres que chacun occuperait ; et que les plus riches ne pourraient nourrir ni envoyer dans les communes et les pâturages publics, plus de cent bêtes à cornes, et cinq cens moutons.

Qu’on nommerait incessamment trois commissaires pour présider à l’exécution de la loi, et que l’auteur qui l’avait proposée, ne pourrait être compris dans le nombre des triumvirs.

Enfin, que le Sénat, les chevaliers et le peuple feraient des serments solennels d’observer cette loi ; et que ceux qui dans la suite y contreviendraient, seraient condamnés à une amende de dix mille asses, ou dix mille sols romains.

La loi fut d’abord observée avec beaucoup d’exactitude, comme le sont la plupart des nouveaux règlements. L’auteur même de la loi C Licinius Stolon, fut le premier des romains condamné à l’amende pour l’avoir violée. Il fut convaincu de posséder plus de mille arpents de terre : et quoique, pour échapper à la rigueur de la loi, il les eût auparavant partagés avec son fils qu’il avait émancipé dans cette vue, on regarda cette émancipation comme faite en fraude de la loi. On lui enleva la moitié de ses terres qu’on partagea entre de pauvres citoyens ; il paya outre cela une amende dix mille sols ; et il apprit par sa propre expérience que dans un gouvernement libre, on ne souffre point que les magistrats se dispensent de l’observation des lois qu’ils prescrivent aux particuliers. Mais comme il n’y a pas de peines assez rigoureuses auxquelles l’avarice et la convoitise des hommes n’échappent, les plus riches et les plus puissants parmi les romains trouvèrent depuis le secret de se faire adjuger les communes et les terres de conquêtes sous des noms empruntés. Les guerres qui survinrent contre les latins, les samnites, les gaulois et les carthaginois, favorisèrent ces usurpations ; les lois furent moins écoutées dans le tumulte des armes ; les magistrats par une collusion réciproque, dissimulaient ces infractions ; enfin on ne fit plus mystère de la supposition de nom, comme nous le verrons dans la suite. Les grands levèrent le masque, et la loi Licinia tomba à la fin dans le mépris, et le peuple dans la misère.

Ce fut le sujet de nouvelles séditions, d’autant plus dangereuses, que le peuple était devenu plus nombreux et plus puissant, et que des grands s’en firent un prétexte de soutenir ses intérêts pour se rendre chefs de parti. Mais avant que d’entrer dans le détail de ces dissensions, j’ai cru que je ne pouvais me dispenser de représenter auparavant de quelle manière les romains étendirent leur domination dans l’Italie, la Sicile, l’Espagne, et une partie de l’Afrique et de l’Asie. Ce que je décrirai le plus sommairement que je pourrai, et sans m’éloigner de Rome qu’autant que cela sera nécessaire, pour faire connaître les différentes révolutions qui arrivèrent dans son gouvernement, le principal objet de cet ouvrage.