HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre sixième.

 

 

Les deux consuls se disposèrent à marcher contre les Sabins, les Èques et les Volsques. Mais avant que de sortir de Rome, ils exposèrent publiquement les dernières lois des décemvirs gravées sur des tables de cuivre. Ils se mirent ensuite chacun à la tête de leur armée.

L’un et l’autre remporta une victoire complète sur les ennemis. Ils demandèrent à leur retour que suivant l’usage on en rendît des actions de grâces solennelles aux dieux, et qu’ils fussent ensuite reçus dans Rome en triomphe. Mais la plupart des sénateurs qui ne pouvaient leur pardonner l’attachement qu’ils avaient fait paraître pour les intérêts du peuple, se firent un plaisir secret de leur refuser un honneur qui jusque alors n’avait dépendu que du Sénat. C Claudius leur reprocha même qu’ils étaient complices de la mort d’Appius son neveu que les tribuns avaient fait étrangler en prison avant qu’il eût été entendu dans ses défenses. Ne nous aviez-vous pas promis solennellement, leur dit-il, que l’abdication des décemvirs serait suivie d’une amnistie générale ? Cependant nous n’avons pas plutôt obligé ces magistrats à se déposer eux-mêmes, que les uns ont été égorgés, et les autres contraints de se bannir de leur patrie pour sauver leur vie. Appius le chef de la maison Claudia, le premier des décemvirs, a été étranglé en prison sans aucune forme de justice, et sans qu’il ait été entendu dans l’assemblée du peuple, de peur que ce peuple généreux, touché des larmes et de la désolation d’une famille qui a si bien mérité de la république, ne lui fît grâce. Et nos consuls, les chefs et les protecteurs du Sénat, eux qui devraient exposer leurs vies pour la conservation de sa dignité, ont dissimulé lâchement l’assassinat du malheureux Appius, et n’en ont fait aucune poursuite.

Le Sénat irrité contre les consuls par le discours de C Claudius, les déclara indignes des honneurs du triomphe, et on leur fit entendre qu’ils étaient bienheureux qu’on ne les punît pas de leur intelligence criminelle avec les meurtriers d’Appius. Valerius et Horatius outrés d’un refus qui les déshonorait, en portèrent leurs plaintes dans l’assemblée du peuple, et le tribun Icilius lui demanda en leur faveur les honneurs du triomphe. Plusieurs sénateurs se trouvèrent sur la place pour traverser cette brigue, C Claudius était du nombre. Quoiqu’il eût toujours été opposé au gouvernement des décemvirs, cependant il ne pouvait pardonner aux deux consuls, d’avoir abandonné son neveu à la fureur des tribuns. Il représenta au peuple avec beaucoup de courage, qu’il n’avait jamais pris connaissance, ni décidé des honneurs du triomphe ; que ce droit appartenait uniquement au Sénat, et que la république ne demeurerait jamais libre et tranquille qu’autant qu’un des ordres de l’état n’entreprendrait point sur les droits et les privilèges des autres.

Mais malgré la justice qu’il y avait dans ces remontrances, le peuple décerna le triomphe aux consuls : nouvelle entreprise des tribuns sur l’autorité du Sénat : ils n’en demeurèrent pas là. Ces magistrats plébéiens qui, par la complaisance des deux consuls, avaient une autorité absolue dans la république, résolurent entre eux de se perpétuer dans le gouvernement, et de continuer les deux consuls dans leurs charges : autre espèce de conjuration contre la liberté publique peu différente de celle des décemvirs. Ils couvraient leur ambition de la nécessité qu’il y avait de continuer les mêmes magistrats, dans un temps que les lois nouvelles n’étaient pas encore solidement établies. Mais pour éloigner le soupçon qu’ils voulussent se rendre seuls maîtres du gouvernement, ils insinuaient au peuple qu’il devait continuer Valerius et Horatius dans le consulat. Heureusement pour la république il se trouva un tribun assez modéré et assez habile pour faire tomber ce projet ambitieux.

C’était ce même Duilius qui venait d’arrêter par son autorité la poursuite de ses collègues contre les partisans des décemvirs. Il présidait ce jour-là à l’assemblée qui se devait tenir pour l’élection des nouveaux tribuns. Il représente aux deux consuls, que la liberté était perdue si on laissait les dignités de la république plus d’un an dans les mêmes mains. Valerius et Horatius lui donnèrent parole de n’accepter jamais aucune continuation dans le consulat. Duilius pour s’en mieux assurer, leur demanda publiquement et en pleine assemblée, quelle conduite ils tiendraient si le peuple romain, en considération de la liberté qu’ils avaient rétablie, voulait les continuer dans leur dignité. L’un et l’autre déclarèrent que pour la conservation de la même liberté, ils refuseraient toute prolongation du pouvoir souverain, comme contraire aux lois. Duilius en ayant tiré cet aveu, leur donna des louanges, qui leur tenaient lieu d’un nouvel engagement, et qui servirent à prévenir le peuple contre les desseins des autres tribuns. On tint quelques jours après l’assemblée pour l’élection des nouveaux consuls : Sp Herminius et T Virginius furent élevés à cette dignité. Ils entretinrent la paix et l’union dans la république par un sage tempérament et une conduite égale entre le peuple et le Sénat.

On procéda ensuite à l’élection des tribuns. Duilius, comme nous l’avons dit, présidait à cette assemblée, et agissait en cette occasion de concert avec le Sénat. Ce fut par leur crédit et l’union de leurs partisans, qu’on élut d’abord cinq nouveaux tribuns malgré la brigue des anciens. Ces derniers firent tous leurs efforts pour remplir au moins les cinq dernières places vacantes. Duilius s’y opposa toujours avec beaucoup de fermeté ; mais comme de leur côté ils empêchaient par leurs cabales que de nouveaux candidats n’eussent le nombre des suffrages nécessaires, Duilius pour terminer ces contestations, remit le choix et la nomination des cinq derniers tribuns aux cinq qu’on venait d’élire, suivant la disposition de la loi, qui portait expressément que si dans un jour d’élection on n’avait pas pu élire le nombre complet des tribuns, ceux qui auraient été élus les premiers, seraient en droit de nommer leurs collègues. Il congédia ensuite l’assemblée, se déposa lui-même, et les nouveaux tribuns entrèrent en exercice de leur dignité.

Leur première fonction fut de nommer leurs collègues, parmi lesquels on fut extrêmement surpris de voir S Tarpeïus et A Haterius tous deux patriciens, anciens sénateurs, et même consulaires : ce qui était formellement contre l’institution du tribunat qui n’admettait que des plébéiens. On ne peut rendre raison d’un événement si extraordinaire, à moins qu’on ne regarde ces deux patriciens comme des déserteurs de leur ordre, qui se seraient faits adopter dans des familles plébéiennes pour pouvoir être élevés à une magistrature qui avait la principale part dans le gouvernement. Mais ceci n’est qu’une conjecture ; l’histoire n’en parle point.

Tite-Live au contraire insinue que les cinq premiers tribuns suivirent les intentions du Sénat dans l’élection de leurs collègues : et peut-être que des hommes si habiles qui prévoyaient des suites funestes pour la liberté si les mêmes tribuns étaient perpétués dans leurs charges, s’unirent secrètement avec Duilius pour faire entrer des patriciens dans le tribunat, afin de balancer par leur autorité celle des tribuns populaires, et empêcher que dans l’élection pour l’année suivante on ne renouvelât la proposition de continuer les tribuns dans leurs charges : ce qu’on regardait comme un acheminement à la tyrannie, et comme l’écueil de la liberté publique. L Trebonius un des tribuns plébéiens, qui sentit bien que Duilius son prédécesseur n’avait congédié l’assemblée, et renvoyé aux cinq premiers tribuns la nomination de leurs collègues, que pour donner lieu d’introduire des patriciens dans ce collège, en fit de grandes plaintes au peuple. Il s’attacha pendant toute l’année à traverser ces tribuns patriciens dans leurs fonctions, d’où il acquit le surnom d’asper. Enfin il proposa une loi qu’il fit recevoir, et qui fut appelée de son nom la loi Trebonia, par laquelle il était ordonné que le magistrat qui proposerait au peuple la création des tribuns, serait obligé d’en poursuivre l’élection dans toutes les assemblées suivantes, jusqu’à ce que le nombre des dix tribuns fût rempli par les suffrages du peuple. Cette ordonnance fit perdre aux tribuns qui étaient élus les premiers, le droit de nommer eux mêmes leurs collègues : ce que les romains appelaient en ce temps-là cooptation.

M Geganius et C Julius succédèrent dans le consulat a L Herminius et à T Virginius. Tite-Live nous apprend qu’après l’extinction du décemvirat, et la mort ou l’expulsion des décemvirs, la république jouit d’une apparence de tranquillité, et que l’union qui paraissait entre les différents ordres de l’état, tint en respect les voisins de Rome, et les empêcha de renouveler leurs courses ordinaires. Mais ce calme ne dura pas longtemps. Le peuple se plaignit de nouveau que la noblesse, et surtout les jeunes patriciens, le traitaient avec mépris. Ses tribuns en citèrent quelques-uns devant l’assemblée du peuple, où ils tâchaient de porter la connaissance de toutes les affaires. Le Sénat pour conserver son autorité, s’y opposa aussitôt : et quoique les plus sages de ce corps n’approuvassent pas les manières hautaines de la jeune noblesse, cependant ils ne voulurent pas l’abandonner à la poursuite des tribuns. Cette concurrence au sujet de la juridiction et des privilèges de chaque ordre, fit renaître les anciennes contestations qui furent poussées fort loin sous le consulat de T Quintius et d’Agrippa Furius. C’était toujours le même fond d’animosité que différents prétextes faisaient revivre. Chacun de ces deux ordres ne pouvait souffrir ni magistrats ni autorité dans le parti contraire. Si les consuls étaient redoutables au peuple, les tribuns n’étaient pas moins odieux aux patriciens, et aucun de ces deux corps ne pensait être libre s’il n’avait abaissé l’autre.

Les Èques et les Volsques instruits de ces dissensions domestiques, et voulant en profiter, prirent les armes. Les deux consuls de leur côté se disposèrent à faire des levées. Mais le peuple séduit par des tribuns séditieux, refusa de se faire enrôler. Les ennemis ne trouvant point d’obstacle à leurs irruptions, ravagèrent la campagne, et ils portèrent leur audace jusque à venir enlever des troupeaux qui paissaient auprès de la porte Esquiline. Les deux consuls encore plus irrités de la désobéissance du peuple, que de la hardiesse des ennemis, convoquèrent une assemblée générale.

Quintius personnage illustre par plusieurs victoires, révéré pour la pureté de ses moeurs et la sagesse de ses conseils, et qui avait été honoré de quatre consulats, prit la parole, et reprocha courageusement au Sénat et au peuple que leurs dissensions éternelles causeraient enfin la ruine entière de la république. Que le Sénat présumant trop de sa dignité et de ses richesses, ne voulait point mettre de bornes à son autorité, ni le peuple à une licence effrénée qu’il couvrait du nom de liberté ; et que l’un et l’autre ne se défendait des injures qu’il prétendait avoir reçues, que par de plus grands outrages. Il semble, continua ce grand homme, que Rome renferme dans ses murailles deux nations différentes qui se disputent la domination. Quand verra-t-on la fin de notre discorde ? Quand nous sera-t-il permis d’avoir un même intérêt et une patrie commune ? Les ennemis sont à nos portes ; les Esquilies ont été à la veille d’être surprises, et personne ne s’est présenté pour s’y opposer. On voit du haut de nos murailles ravager la campagne, et les maisons embrasées fumer de tous côtés : et on voit tout cela avec une honteuse indifférence, et peut-être avec une secrète joie, quand le dommage tombe sur le parti contraire. Qu’avez-vous dans la ville qui soit capable de réparer de pareilles pertes ? Le Sénat voit à la vérité à sa tête des consuls, et les premiers magistrats de la république ; mais ces consuls sans forces et sans autorités, gémissent de l’insensibilité du peuple pour la gloire de sa patrie. Ce peuple de son côté a des tribuns ; mais ces tribuns avec toutes leurs harangues lui rendront-ils jamais ce qu’il a perdu ? Eteignez, romains, ces fatales divisions. Rompez généreusement ce charme funeste qui vous tient ensevelis dans une indigne oisiveté. Ouvrez les yeux sur la conduite de gens ambitieux, qui pour se rendre considérables dans leur parti, n’ont pour objet que d’entretenir la division dans la république. Et si vous pouvez vous souvenir encore de votre ancienne valeur, sortez de Rome à la suite de vos consuls, et je dévoue ma tête aux plus cruels supplices, si avant qu’il soit peu de jours je ne mets en fuite ceux qui pillent vos terres, et si je ne transporte la guerre jusque dans le sein de leur patrie.

Jamais, dit Tite-Live, les discours flatteurs d’un tribun ne furent plus agréables au peuple que les reproches sévères de ce généreux consul. Le Sénat n’en fut pas moins touché : les plus sages de ce corps avouaient que ceux qui l’avaient précédé dans cette dignité, ou avaient maltraité le peuple pour se rendre agréables au Sénat, ou avaient trahi les intérêts de leur compagnie pour flatter le peuple ; mais que T Quintius paraissait n’avoir d’autre objet que l’union de tous les ordres, et la majesté du nom romain.

Les consuls et les tribuns, le Sénat et le peuple concoururent unanimement à prendre les armes. Ce fut à qui ferait paraître plus d’ardeur. Toute la jeunesse se présenta en foule pour se faire enrôler. Les levées furent bientôt faites : chaque cohorte choisit ses officiers, et on mit à leur tête deux sénateurs ; et tout cela se fit avec tant d’empressement et de diligence, que le même jour on tira les enseignes du trésor, et l’armée fit encore dix milles de chemin. Les consuls rencontrèrent et surprirent le lendemain les ennemis. Le combat ne laissa pas d’être sanglant ; les Èques et les Volsques se battirent avec beaucoup de valeur ; l’aile gauche des romains plia. Furius Agrippa qui était à la tête de ce corps, s’apercevant que l’ardeur de ses soldats se ralentissait, arracha une enseigne des mains de l’officier qui la portait, et la jeta au milieu d’une cohorte des ennemis. Les romains se précipitèrent pour la retirer, et l’effort qu’ils firent mit en désordre les ennemis, et donna le commencement à la victoire. Quintius n’avait pas eu moins d’avantage que son collègue. Les Èques et les Volsques battus des deux côtés, se retirèrent dans leur camp. Les consuls l’investirent et l’emportèrent l’épée à la main. Il y eut un grand nombre d’Èques et de Volsques taillés en pièces : le reste prit la fuite. Les romains maîtres de leur camp, y trouvèrent un grand butin, et revinrent ensuite à Rome chargés des dépouilles de l’ennemi, et de celles qu’il avait enlevées du territoire de Rome.

Une victoire si prompte fit sentir au peuple ses forces, et le besoin que le Sénat avait de lui. Son ambition et ses prétentions en augmentèrent. Il devenait de jour en jour plus fier et plus entreprenant. Ceux qui avaient acquis des richesses, ou qui s’étaient distingués par leur valeur, demandèrent qu’on abolît, comme un reste de la tyrannie des décemvirs, la loi injurieuse au peuple qui lui interdisait toute alliance avec des familles patriciennes. Des tribuns toujours inquiets réveillèrent l’affaire du partage des terres ; d’autres publiaient que puisqu’on avait établi des lois égales pour tous les citoyens, les dignités devaient être communes entre eux, et plusieurs des chefs du peuple portaient déjà leurs vues jusque au consulat réservé jusqu’alors au premier ordre. Neuf des tribuns proposèrent en pleine assemblée, qu’il fût fait une loi nouvelle qui admît dans la suite les plébéiens au consulat. Et C Canuleïus demanda en même temps, que par un décret du peuple on révoquât la loi des douze tables, qui défendait aux patriciens de s’allier dans des familles plébéiennes.

M Genutius et P Curtius qui étaient consuls cette année, tâchaient d’éluder ces nouvelles propositions, sous prétexte qu’il était venu des avis que les Èques et les Volsques se disposaient à recommencer la guerre. C’était la ressource ordinaire du Sénat que ces guerres étrangères ; et il n’avait la paix avec ses propres citoyens que quand on les pouvait faire sortir de Rome, et les mener en campagne contre les ennemis de la patrie. Les deux consuls dans cette vue ordonnent des levées, et crient que chacun tienne ses armes prêtes. Mais Canuleïus sentit bien l’artifice. Soit que la nouvelle de la guerre soit vraie, dit-il en adressant la parole aux consuls, ou que ce ne soit qu’un faux bruit semé exprès pour avoir un prétexte de tirer le peuple de la ville ; je déclare comme tribun, que ce peuple qui tant de fois a répandu son sang pour la défense de la patrie, est encore prêt de suivre ses consuls et ses généraux, si on lui rend sa liberté, et ce droit si naturel de pouvoir s’unir avec vous par des alliances réciproques ; si l’espérance des honneurs, et l’entrée aux premières dignités est ouverte indifféremment à tous les citoyens qui ont du mérite. Mais si vous persistez à vouloir maintenir la loi des décemvirs touchant les mariages ; si vous continuez à nous traiter dans notre propre patrie comme des étrangers ; si on estime le peuple indigne de votre alliance, et si on lui refuse la liberté d’élever au consulat ceux qu’il en jugera les plus dignes, sans le contraindre de renfermer son choix dans le Sénat ; en un mot, si on ne lève cette distinction de nobles et de plébéiens si odieuse dans une république, et s’il y a dans la suite d’autre noblesse que celle que donnera la vertu autorisée par des magistratures communes à tous les citoyens, parlez de guerres tant qu’il vous plaira. Rendez par vos discours ordinaires la ligue et les forces de nos ennemis encore plus redoutables ; ordonnez, si vous voulez, qu’on apporte votre tribunal dans la place pour y faire des levées, je déclare que ce peuple que vous méprisez tant, et auquel cependant vous devez toutes vos victoires, ne s’enrôlera plus ; que personne ne se présentera pour prendre les armes, et vous ne trouverez aucun plébéien qui veuille exposer sa vie pour des maîtres superbes, qui ne sont pas fâchés de nous associer aux périls de la guerre, mais qui prétendent nous exclure des récompenses dues à la valeur, et des fruits les plus doux de la victoire.

Les consuls étaient d’autant plus épouvantés de la hardiesse du tribun, qu’ils n’osaient convoquer l’assemblée du Sénat où le peuple avait des partisans déclarés, qui rendaient compte au tribun de tout ce qui s’y passait. Ainsi ces deux magistrats furent réduits à tenir des conseils particuliers avec les sénateurs de leur parti. Ils représentèrent qu’il n’était pas possible de souffrir plus longtemps les entreprises des tribuns, et qu’il fallait ou supprimer le Sénat, ou abolir cette magistrature populaire, la source des divisions continuelles entre le Sénat et le peuple. C Claudius, oncle du décemvir, et qui avait reçu de ses ancêtres, comme par succession, une haine héréditaire contre la faction du peuple, opina d’abord qu’il fallait plutôt avoir recours aux armes que de céder au peuple la dignité du consulat, et que sans distinction de particuliers ou de magistrats, on devait traiter comme ennemis publics tous ceux qui entreprendraient de changer la forme du gouvernement. Mais T Quintius plus modéré, et qui craignait que ces disputes ne dégénérassent dans une guerre civile, représenta, qu’il se trouvait parmi les plébéiens un grand nombre d’officiers d’un rare mérite, et qui avaient acquis beaucoup de gloire à la guerre. Qu’il y avait de la justice à donner quelque satisfaction à un peuple si généreux, et qu’il était même de l’habileté du Sénat dans cette conjoncture, de relâcher une partie de ses droits pour sauver le reste.

La plus grande partie de l’assemblée se déclara pour son avis. C Claudius reprenant la parole : je me rends, dit-il, à la pluralité des voix ; mais puisque vous jugez à propos d’admettre des plébéiens dans le gouvernement, tâchons de donner satisfaction à ce peuple toujours inquiet, sans cependant avilir la dignité du consulat. Et pour concilier deux choses qui paraissent si opposées, je serais d’avis qu’au lieu de consuls, on élût six ou huit tribuns militaires, tirez également du corps du Sénat et du peuple, auxquels on attribuerait l’autorité consulaire. Le peuple par ce moyen sera satisfait, et le consulat dans des temps plus favorables, pourra reprendre un jour son ancienne splendeur et sa majesté. On donna de grandes louanges à Claudius, et tous les avis se réunirent à ce dernier sentiment. Pour lors cet ancien sénateur adressant la parole à M Genutius premier consul : pour réussir dans ce projet, lui dit-il, convoquez le Sénat, faites intervenir les tribuns du peuple ; et quand l’assemblée sera formée, déclarez que vous invitez tous ceux qui ont de l’affection pour la patrie, de dire librement leur avis sur les nouvelles lois que le peuple exige. Ensuite vous prendrez les voix ; et au lieu de commencer par T Quintius, par moi-même, et par les plus anciens sénateurs, suivant la coutume, déferez cet honneur à Valerius et à Horatius, comme vous en avez le pouvoir en qualité de consul : et par là nous connaîtrons les sentiments de ces partisans du peuple, qui ont vendu leur foi aux tribuns. Je me lèverai alors pour combattre leurs raisons : ce que je ferai sans aucun ménagement ; et je m’opposerai de toutes mes forces et à l’abolition de la loi des mariages, et à toute élection d’un plébéien pour le consulat. Pour lors demandez l’avis de T Genutius, votre frère, et que ce sage sénateur, sous prétexte de vouloir concilier les différents intérêts du peuple et du Sénat, propose comme de lui-même, qu’on suspende l’élection des consuls, et qu’on crée en leur place des tribuns militaires, et qu’il comprenne dans son avis l’abolition de la loi des mariages. Je m’y opposerai tout de nouveau ; mais vous et votre collègue, et tout ce que vous êtes ici des principaux du Sénat, sous prétexte de vouloir favoriser le peuple, vous vous déclarerez pour l’avis de votre frère. Le peuple en saura gré à votre famille, et les tribuns se joindront infailliblement à vous, ne fusse que pour triompher de mon opposition.

Tout le monde approuva cet expédient : chacun convint du rôle qu’il devait jouer ; les consuls convoquèrent le Sénat, et invitèrent Canuleïus et les autres tribuns de s’y rendre. Le jour de l’assemblée, Canuleïus au lieu de s’étendre sur la justice et l’utilité des lois qu’il voulait faire recevoir, se renferma dans des plaintes qu’il fit avec beaucoup d’aigreur contre les deux consuls qui avaient tenu des conseils secrets au préjudice des intérêts du peuple, sans y appeler les plus gens de bien du Sénat, et surtout Valerius et Horatius qui avaient rendu un si grand service à la république par l’abolition du décemvirat qu’on devait regarder comme leur ouvrage.

Le consul Genutius lui répondit, qu’ils n’avaient assemblé quelques anciens sénateurs que pour savoir si on devait convoquer à l’instant le Sénat sur la proposition des lois nouvelles, ou en remettre la délibération à la fin de la campagne. Que s’ils n’avaient pas appelé dans ce conseil Valerius et Horatius avec les plus anciens sénateurs, ç’avait été uniquement pour ne les pas rendre suspects au peuple d’avoir changé de parti. Et pour preuve, ajouta Genutius, que mon collègue et moi nous nous portons dans cette affaire sans aucune partialité, c’est que les premiers avis étant ordinairement d’un grand poids ; et l’usage étant que les consuls demandent d’abord celui des plus anciens sénateurs, comme vous ne les croyez pas favorables au peuple, nous changerons aujourd’hui cet ordre, et nous commencerons par Valerius et Horatius à recueillir les voix. Puis s’adressant à Valerius, il l’invita de déclarer son sentiment.

Valerius commença par s’étendre beaucoup sur les services qu’il avait rendus au peuple et sur ceux de sa famille. Il ajouta qu’il ne croyait point qu’on pût regarder comme libre un état dont tous les citoyens ne vivaient pas dans une parfaite égalité. Il conclut à ce que les plébéiens ne fussent plus exclus du consulat ; mais il exhorta en même temps les tribuns du peuple de lever l’opposition qu’ils avaient formée contre l’armement que voulaient faire les consuls, pourvu que ces magistrats s’engageassent à la fin de la campagne de faire procéder à la publication des lois. Horatius auquel on demanda ensuite son sentiment, opina à peu près de la même manière : et il fut d’avis qu’on marchât premièrement aux ennemis ; mais qu’après que la guerre aurait été heureusement terminée, les consuls, avant toute chose, portassent dans l’assemblée du peuple le sénatus-consulte nécessaire pour pouvoir délibérer sur une affaire aussi importante. Cet avis excita de grands murmures dans l’assemblée. Les sénateurs qui ne pouvaient consentir de voir des plébéiens dans le consulat, croyaient gagner beaucoup en éloignant la délibération. Ceux au contraire qui étaient dans le parti du peuple, ne pouvaient souffrir ce retardement, et ils soutenaient qu’au moins le sénatus-consulte devait être signé avant que de se séparer.

Les consuls demandèrent ensuite l’avis à C Claudius, qui, selon qu’ils avaient concerté entre eux, parla avec beaucoup de courage et de force contre ces nouvelles prétentions du peuple. Il rappela le souvenir de toutes les entreprises différentes qu’il avait faites contre l’autorité du Sénat depuis sa retraite sur le mont Sacré. Ce peuple inquiet et inconstant, dit-il, a voulu avoir ses magistrats particuliers, et pour le bien de la paix nous lui avons accordé des tribuns. Il a demandé depuis des décemvirs, et nous avons encore consenti à leur création. Il s’est bientôt dégoûté de ces magistrats, et par complaisance nous avons souscrit à leur déposition. Nous avons fait plus, et nous avons dissimulé encore pour le bien de la paix, la mort violente des uns et l’exil des autres. Enfin dans ces derniers temps, nous avons vu deux de nos consuls plus populaires que des tribuns, sacrifier les intérêts de leur ordre à l’ambition du peuple. De souverains magistrats que nous étions, ne voyant que les dieux et les consuls au-dessus de nous, on nous a réduits sous la tyrannie des tribuns. Nos conseils, nos délibérations, nos vies même et nos fortunes particulières en dépendent, et ces magistrats plébéiens en décident souverainement dans ces assemblées tumultueuses où la passion et la fureur ont plus de part que la raison et la justice. On ne s’en est pas tenu là, C Canuleïus veut unir aujourd’hui par un mélange honteux, le sang illustre de la noblesse avec celui des plébéiens. S’il vient à bout de son entreprise, ceux qui naîtront de ces mariages si contraires à nos lois, toujours en dispute avec eux-mêmes, ignoreront de quelles maisons ils sont sortis ; à quels sacrifices ils doivent avoir part, et s’ils sont peuples ou patriciens. Et comme si ce n’était pas assez de confondre l’ordre de la naissance, et de ruiner tous les droits divins et humains, les collègues de Canuleïus, les tribuns ces perturbateurs du repos public, osent lever les yeux jusqu’au consulat. Nous sommes à la veille de voir cette grande dignité en proie à des Canuléiens et à des Iciliens. Mais qu’ils sachent ces hommes nouveaux, ajouta Claudius, que les dieux protecteurs de cet empire ne le permettront point, et que nous-mêmes mourrons plutôt mille fois que de souffrir une pareille infamie.

Canuleïus naturellement impatient, l’interrompit, et lui demanda brusquement en quoi les dieux seraient offensés, si on élisait pour consuls des plébéiens qui eussent toutes les qualités dignes du commandement : pouvez-vous ignorer, lui répondit Claudius, que les plébéiens n’ont point d’auspices, et qu’ils ne les peuvent observer ? Ne savez-vous pas que c’est une des raisons qui a engagé les décemvirs à proscrire par les lois des douze tables toute alliance inégale, afin que les auspices ne pussent être pris que par des patriciens dont la naissance fût pure et sans mélange ; en sorte que la prêtrise et le consulat sont également renfermés dans cet ordre ? Cette réponse était solide, et fondée sur l’établissement de la religion et des lois. Mais elle ne servit qu’à irriter le peuple contre Claudius : comme si ce sénateur par de semblables raisons, eût voulu lui reprocher qu’il était peu agréable aux dieux, et indigne par la bassesse de sa naissance, d’être initié dans leurs mystères.

Les consuls pour arrêter l’aigreur qui commençait à s’emparer des esprits, demandèrent l’avis de T Genutius frère d’un de ces magistrats. Ce sénateur représenta qu’il voyait avec douleur la république affligée en même temps de deux fléaux capables de la détruire, la guerre étrangère au dehors, et des dissensions domestiques au dedans de l’état : que l’un et l’autre de ces maux exigeait un prompt remède, mais d’autant plus difficile, que le mécontentement du peuple entretenait l’audace des ennemis.

Cependant qu’il fallait prendre son parti, et se résoudre ou à souffrir l’insulte des Èques et des Volsques, ou, si on voulait sortir en campagne, donner quelque satisfaction au peuple. Que son avis était de relâcher plutôt en sa faveur quelque chose des privilèges de la noblesse, que d’abandonner le territoire de Rome au pillage de l’étranger. Et il conclut, suivant qu’il en était convenu secrètement avec les consuls et avec Claudius, à ce que la loi qui interdisait toute alliance entre les familles patriciennes et les plébéiennes, fût abolie, comme contraire à l’union qui devait être entre les citoyens d’une même république. Il ajouta que si les anciens sénateurs avaient tant de répugnance à voir la dignité consulaire entre les mains des plébéiens, on pouvait trouver un tempérament qui contenterait peut-être les deux partis. Qu’il n’y avait qu’à suspendre pour un temps l’élection et le titre de cette dignité, et créer en la place des consuls, six tribuns militaires qui auraient les mêmes fonctions et la même autorité, dont les trois premiers seraient toujours patriciens, et les trois autres pourraient être plébéiens. Que l’année suivante, le Sénat et le peuple décideraient à la pluralité des voix dans une assemblée générale, par quels magistrats ils voudraient être gouvernés, et si on en reviendrait aux consuls, suivant l’ancien usage, ou si on continuerait d’élire des tribuns militaires, ce qui serait observé à l’avenir dans tous les comices.

Cet avis passa à la pluralité des voix, malgré l’opposition apparente de Claudius. T Genutius en reçut même également des louanges de la part du Sénat et du peuple ; les sénateurs se savaient bon gré d’avoir exclu les plébéiens d’une dignité qu’ils espéraient faire revivre, avec tous ses privilèges, dans des temps plus heureux ; et le peuple, sans s’embarrasser d’un vain nom, ne pouvait contenir sa joie de se voir enfin admis dans le gouvernement de la république sous quelque titre que ce fût. La plupart s’écriaient qu’ils ne refuseraient plus de marcher contre les ennemis. Qu’ils s’exposeraient volontiers aux dangers ; puisqu’ils devaient avoir part aux récompenses.

On tint quelques jours après une assemblée pour l’élection de ces nouveaux magistrats. D’anciens tribuns du peuple, et les principaux plébéiens se flattant d’emporter ces dignités, parurent dans la place vêtus de blanc pour être mieux remarqués ; mais le peuple content d’avoir obtenu le droit de concourir dans ces élections, donna tous ses suffrages à des patriciens. On n’éleva même que trois tribuns militaires, et le choix de l’assemblée tomba sur A Sempronius Atratinus, L Attilius, et T Cecilius ou Clælius, tous trois patriciens, et distingués par leur valeur et leur capacité dans le métier de la guerre. Mais ces trois magistrats furent obligés de se déposer eux-mêmes trois mois après leur élection, sur ce que C Curiatius qui y avait présidé, représenta que les cérémonies des auspices qui précédaient toujours l’élection des magistratures curules, n’avaient pas été observées exactement.

Les romains étaient très scrupuleux sur les moindres circonstances qui avaient la religion pour objet ; mais peut-être que les patriciens ne firent naître ce scrupule que pour rétablir la dignité consulaire. En effet, les tribuns militaires n’eurent pas plutôt abdiqué leur nouvelle dignité, qu’on nomma un entre-roi, afin que la république ne demeurât pas sans chef et sans gouverneur. Mais comme il n’avait le gouvernement qu’en dépôt, et que pour faire passer l’autorité à des magistrats annuels, il fut question de savoir si ces magistrats seraient des consuls ou des tribuns militaires ; les plus anciens sénateurs ne manquèrent pas de se déclarer pour le consulat ; le peuple témoigna au contraire qu’il voulait des tribuns militaires. La jalousie s’étant mise entre les candidats de ce dernier ordre, ceux dont la faction n’était pas assez puissante pour les élever à cette dignité, aimèrent mieux qu’on rétablît le consulat, que de voir leurs rivaux emporter une dignité qu’ils ne pouvaient obtenir ; ainsi du consentement du Sénat et du peuple, l’entre-roi nomma des consuls, et il désigna pour remplir cette dignité le reste de l’année, L Papirius Mugillanus, et L Sempronius Attratinus frère d’un des patriciens qui venait d’abdiquer le tribunat comme nous l’avons dit.

Il ne se passa rien de considérable sous leur consulat, mais sous le suivant, et celui de M Geganius et de T Quintius ; on érigea la censure, nouvelle charge, ou plutôt il se fit un démembrement de celle des consuls. Et cette nouvelle dignité des censeurs, qui dans ses commencements parut peu considérable, devint dans la suite, par le pouvoir qu’on y attacha, le comble des honneurs, et la magistrature la plus redoutable de la république.

Comme un esprit de conquête était le dessein général de la nation, le roi Servius pour avoir une ressource assurée et d’hommes et de finances, avait ordonné, comme nous l’avons déjà dit, qu’il se ferait tous les cinq ans un dénombrement de tous les citoyens romains avec une évaluation exacte des biens de chaque particulier. Le prince ou le magistrat par ce dénombrement savait presque en un instant ce que Rome avait d’habitants capables de porter les armes, et quelle contribution on en pouvait tirer. Mais les consuls souvent occupés hors de la ville par des guerres presque continuelles, n’ayant pu depuis plus de dix-sept ans faire ce dénombrement appelé le cens, on proposa pour le soulagement des consuls, de créer deux magistrats de l’ordre des patriciens, qui sous le titre de censeurs  fissent tous les cinq ans cette revue générale de tout le peuple romain. Les tribuns quoique toujours en garde contre ce qui était proposé par le Sénat, ne s’opposèrent point dans cette occasion à l’établissement de cette nouvelle magistrature. Ils ne demandèrent pas même que les plébéiens y eussent part, soit qu’ils vissent qu’on n’avait attaché qu’un pouvoir assez borné à la censure, ou qu’ils fussent assez contents qu’en détachant ces fonctions du consulat, on eût diminué la puissance d’une magistrature, l’objet de leur haine et de leur émulation. Ainsi la loi qui autorisait la création de deux censeurs passa sans contestation.

Papirius et Sempronius consuls l’année précédente furent élevés à cette dignité, et on la leur conféra tout d’une voix pour les dédommager de ce que l’année de leur consulat n’avait pas été complète, et qu’ils n’étaient entrés en exercice qu’après l’abdication des tribuns militaires.

Tant que les consuls avaient été chargés du soin de ce dénombrement, toutes leurs fonctions à cet égard avaient été renfermées à tenir un état exact des noms, des biens, de l’âge, des conditions, de tous les chefs de famille : le nom et l’age de leurs enfants et de leurs esclaves y devait être compris. Mais quand on eut démembré du consulat cette partie de la magistrature, et qu’on en eut fait une dignité particulière, comme les hommes ne cherchent ordinairement qu’à étendre leur autorité, les censeurs s’attribuèrent la reformation des moeurs.

Ils prenaient connaissance de la conduite de tous les citoyens ; les sénateurs et les chevaliers étaient soumis à leur censure comme le simple peuple ; ils pouvaient chasser de ces compagnies ceux qu’ils en jugeaient indignes. à l’égard des plébéiens qui par leur débauche ou leur paresse étaient tombés dans l’indigence, ils les réduisaient dans une classe inférieure, souvent même ils les privaient du droit de suffrage, et ils n’étaient plus réputés citoyens que parce qu’on les assujettissait encore à payer leur part des tributs.

Quand les censeurs faisaient cette revue générale de toute la nation, il n’y avait point de citoyen qui ne tremblât à l’aspect de leur tribunal ; le sénateur par la crainte d’être chassé du Sénat ; le chevalier dans l’appréhension d’être cassé et privé du cheval que la république lui entretenait, et le simple citoyen par la peur d’être rayé de sa tribu, et réduit dans la dernière, ou du moins dans une centurie moins honorable que la sienne. En sorte que cette crainte salutaire était le soutien des lois somptuaires, le noeud de la concorde, et comme la gardienne de la modestie et de la pudeur.

La république à la faveur de ce nouvel établissement jouit sous le consulat de M Fabius, et de Postumus Albutius, d’une profonde tranquillité. Ce n’est pas que quelques tribuns du peuple toujours inquiets ne tâchassent depuis de faire revivre les anciennes prétentions du peuple touchant le partage des terres : ils menaçaient même à leur ordinaire de s’opposer à toute levée de soldats. Mais comme on n’avait point alors de guerres à soutenir, on méprisait une opposition que la paix rendait inutile et sans effet ; et l’autorité du Sénat se fortifiait d’autant plus que ce premier ordre de la république se pouvait passer alors du secours du peuple. Tout était tranquille, lorsque l’année suivante sous le consulat de Proculus Geganius et de L Ménenius, il survint une famine affreuse qui causa des séditions, à la faveur desquelles un particulier fut à la veille de s’emparer de l’autorité souveraine. Le Sénat attribuait cette disette de grains à l’oisiveté et à la paresse des plébéiens qui enivrés des harangues séditieuses des tribuns, ne sortaient plus de la place, et qui au lieu de cultiver leurs terres, passaient le temps à faire de vains raisonnements sur les affaires d’état. Le peuple au contraire qui se plaint toujours de ceux qui sont chargés du gouvernement, rejetait la cause de cette famine sur le défaut d’attention des consuls. Mais ces magistrats sans s’embarrasser des murmures de la multitude, prirent tous les soins convenables pour faire venir des bleds du dehors, et ils en donnèrent la commission à C Minutius.

Ce sénateur actif et vigilant, envoya des commissionnaires dans toute la Toscane ; mais il ne pût tirer par leurs soins qu’une petite quantité de bled. Un chevalier romain appelé Sp Melius, le plus riche particulier de la république, l’avait précédé dans cette recherche, et avait fait enlever la plus grande partie des grains de cette province.

Ce chevalier encore plus ambitieux que riche, s’était flatté que dans une calamité si générale, le peuple ferait bon marché de sa liberté. On distribuait tous les jours par son ordre du bled au petit peuple et aux plus pauvres ; et par une libéralité toujours suspecte, surtout dans une république, il se fit des créatures de tous ceux qu’il nourrissait à ses dépens ; sa maison fut bientôt l’asile des pauvres, des fainéants, de ceux qui s’étaient ruinés par la débauche, et de ces gens qui sans aucun sentiment d’honneur et de religion, voudraient voir l’état bouleversé, pourvu qu’ils y trouvassent l’établissement d’une fortune plus avantageuse que leur condition présente.

Minutius qui par rapport à la commission dont les consuls l’avaient chargé, ne pouvait se dispenser d’avoir quelque relation soit par lui-même soit par ses agents, avec ceux de Melius, démêla que cet ambitieux, qui seul nourrissait gratuitement autant de pauvres que tout l’état, se servait du prétexte de cette aumône publique qui attirait une foule de peuple à sa porte, pour faire des assemblées dans sa maison. Des gens que Minutius avait apparemment gagnés, l’avertirent même qu’on y portait de nuit une grande quantité d’armes. Il apprit ensuite qu’il y avait une conspiration formée pour changer la forme du gouvernement, que le plan en était tout dressé, que Melius prétendait se faire souverain, que le peuple séduit par ses libéralités intéressées, prendrait les armes en sa faveur, et qu’il y avait même des tribuns qui s’étaient laissés gagner par argent pour vendre la liberté publique.

Minutius ayant découvert tout le secret de cette conjuration, en donna aussitôt avis au Sénat. On fit de grands reproches aux consuls de l’année précédente, et à Quintius et à Agrippa Menenius qui venaient de leur succéder dans cette dignité, de n’avoir pas prévenu et puni les mauvais desseins de Melius. Quintius répondit, que ses prédécesseurs, son collègue et lui-même ne manquaient ni de courage, ni de fermeté pour punir un attentat si énorme ; mais qu’on n’ignorait pas que l’autorité consulaire était comme anéantie par la puissance excessive qu’avaient usurpé les tribuns ; qu’un appel devant le peuple arrêterait toutes les poursuites, et que si l’affaire était portée dans une assemblée, Melius échapperait infailliblement à la justice par la faveur de la multitude qui l’adorait. Que dans le péril où se trouvait la république, on avait besoin d’un dictateur, c’est-à-dire d’un souverain magistrat, qui fût également au dessus des lois et des tribuns du peuple. Son avis ayant été approuvé unanimement, il nomma L Quintius en qui malgré son extrême vieillesse, on trouvait encore un courage et une fermeté proportionnés à cette suprême magistrature.

Le lendemain il fit mettre des corps de garde dans tous les quartiers de la ville, comme si l’ennemi eût été aux portes de Rome. Cette précaution surprit tous ceux qui n’avaient point de part à la conjuration ; tout le monde se demandait raison de cette nouveauté, et pourquoi au milieu de la paix on avait nommé un dictateur. Mais Melius sentit bien que ce magistrat souverain n’avait été établi que contre lui ; il redoubla ses libéralités pour se fortifier contre le Sénat, du secours de la multitude. Le dictateur qui vit bien qu’il n’y avait qu’un coup d’autorité qui pût dissiper une conjuration si dangereuse, fit porter son tribunal dans la place, et il y monta escorté de ses licteurs armés de leurs haches d’armes, et avec tout l’appareil de la souveraine puissance. Il envoya ensuite Servilius général de la cavalerie, sommer Melius de comparaître devant lui. Melius surpris et incertain du parti qu’il devait prendre, différait d’obéir et cherchait à s’échapper.

Servilius commanda à un licteur de l’arrêter, et cet officier ayant exécuté les ordres du général de la cavalerie, Melius s’écrie que le Sénat ne le veut faire périr que par jalousie, et à cause qu’il avait consacré ses biens au soulagement du peuple : là-dessus, il implore le secours de la multitude, et il conjure ses amis de ne pas souffrir qu’on le massacre en leur présence. Le peuple s’émeut ; les partisans s’animent les uns les autres, et l’arrachent des mains de l’huissier. Melius se jeta dans la foule pour se dérober à la poursuite de Servilius, mais comme il tachait d’exciter une sédition, Servilius lui passa son épée au travers du corps, et tout couvert de son sang il vint dire au dictateur qu’il avait puni lui-même un citoyen qui avait refusé d’obéir à ses ordres. Je n’en attendais pas moins de vous, lui repartit ce généreux vieillard, vous venez d’assurer la liberté publique. Il fit ensuite raser la maison de Melius, on y trouva encore une quantité extraordinaire de bled que le dictateur fit vendre au peuple à vil prix pour l’empêcher de sentir la perte de Melius. Ce fut par la même raison que le chef de la conspiration étant mort, ce sage magistrat ne jugea pas à propos d’informer contre ses partisans, de peur de trouver un trop grand nombre de criminels, et de faire éclater la conjuration en voulant punir trop sévèrement tous les conjurés. Mais les tribuns du peuple croyant leur crime inconnu, parce qu’il n’était pas poursuivi, prirent occasion de l’indulgence du dictateur de se déchaîner contre lui, et surtout contre le général de la cavalerie, qui sans aucune formalité de justice, et même sans ordre de son supérieur, avait tué un citoyen dans le sein de sa patrie. Ces magistrats le menaçaient hautement de le mettre en justice sitôt que le dictateur serait sorti de charge ; on ne parlait pas moins que de le précipiter comme un tyran du haut de la roche Tarpéienne. Jamais on n’avait vu dans le collège des tribuns une animosité si vive contre le Sénat ; ils s’opposèrent hautement à l’élection des consuls : il fallut pour éviter une sédition, se résoudre à ne créer que des tribuns militaires. Quelques tribuns du peuple se flattaient d’y avoir bonne part, mais malgré toutes leurs brigues le peuple content d’y pouvoir prétendre, donna toutes ses voix à des patriciens d’une valeur et d’une capacité reconnue, du nombre desquels était L Quintius fils du dictateur qui venait de faire périr Melius.

La guerre qui s’éleva contre les Véies et les Volsques, suspendit l’animosité des tribuns contre Servilius ; on ne songea qu’à résister aux ennemis, et le bruit ayant couru que tous les peuples de la Toscane devaient prendre les armes en faveur des Véies, Mamercus Æmilius personnage illustre dans la paix et dans la guerre, fut élevé à la dictature ; dignité qu’il avait déjà remplie, et où il avait acquis beaucoup de gloire contre les mêmes ennemis. Mais la nouvelle d’une ligue si redoutable s’étant trouvé fausse, Æmilius se voyant privé de l’espérance de signaler sa seconde dictature par une nouvelle victoire, entreprit de laisser au moins quelque monument de son zèle pour la liberté publique. Il représenta au peuple dans une assemblée générale, que leurs ancêtres pour conserver cette même liberté, n’avaient établi dans la république aucune charge dont l’autorité et les fonctions durassent plus d’un an ; qu’on ne s’était pas souvenu d’une précaution si sage dans la création des censeurs, auxquels on avait attribué cinq années de magistrature ; que pendant une autorité de si longue durée, ils pouvaient en abuser, se faire des créatures, et opprimer la liberté de leur patrie ; qu’il requérait qu’il fût fait une loi qui abrégeât le temps de cette dignité, et que personne ne la pût exercer plus d’un an et demi.

Ce discours fut reçu avec de grands applaudissements, surtout de la part du peuple. On ajouta à cette loi qu’un sénateur ne pourrait pendant sa vie obtenir deux fois la censure, quoiqu’il eût exercé la première avec l’approbation de ses concitoyens ; et de peur que cette dignité entre les mains d’un seul ne le rendît trop puissant, il fut encore ordonné que si l’un des censeurs venait à mourir ou à se démettre de sa charge, l’autre ne pourrait la retenir ni même se faire subroger un collègue ; et que dans l’élection des censeurs, celui qui aurait eu le nombre suffisant de suffrages, ne serait pourtant pas déclaré censeur, si son collègue manquait du nombre des voix requises ; qu’on recommencerait l’élection de l’un et de l’autre jusqu’à ce qu’ils eussent par le même scrutin tous les suffrages nécessaires pour pouvoir être reconnus en même temps pour censeurs : toutes précautions que ce peuple jaloux de sa liberté crut devoir prendre contre les brigues et les cabales des patriciens.

Le Sénat ne vit qu’avec un mécontentement secret, que le dictateur eût diminué la puissance d’une magistrature attachée à son ordre. C Furius et M Geganius censeurs cette année, en firent éclater leur ressentiment, sans égard pour le mérite et les services d’Æmilius. Ce dictateur n’eut pas plutôt abdiqué sa dignité, qu’en vertu du pouvoir attaché à la censure, ils retranchèrent un homme si illustre de sa tribu, le réduisirent dans la dernière, le privèrent comme un homme déshonoré du droit de suffrages, et le chargèrent d’un tribut huit fois plus fort que celui qu’il avait coutume de payer. Mais cet avilissement au lieu de le déshonorer, lui donna un nouvel éclat ; toute la honte de cette vengeance retomba sur ses auteurs : le peuple indigné, les poursuivit dans la place, et les aurait maltraités si Æmilius n’eût été assez généreux pour s’y opposer.

Les tribuns du peuple, profitèrent de cette occasion pour exciter de nouveau l’animosité de la multitude contre le Sénat. Ils représentaient dans toutes les assemblées, qu’il n’était pas surprenant que les patriciens maltraitassent le peuple, puisqu’en haine de ce même peuple, ils n’avaient point été honteux d’ôter à un sénateur, consulaire, et honoré de deux dictatures, le droit de citoyen, seulement pour avoir proposé une loi qui en diminuant de leur autorité, assurait la liberté publique. De pareils discours répétés par les tribuns dans la plupart des assemblées, entretenaient l’aigreur dans l’esprit du peuple, qui pour marquer son ressentiment au Sénat, ne voulut jamais consentir qu’on élût des consuls, il fallut encore revenir aux tribuns militaires ; c’était à la vérité la même dignité et les mêmes fonctions, quoique sous des noms différents ; mais l’exclusion que le peuple avait du consulat, et le pouvoir de concourir dans les élections pour le tribunat militaire, faisaient que les tribuns du peuple qui aspiraient à cette dignité, n’oubliaient rien pour déterminer le peuple à demander des tribuns militaires ; cependant malgré toutes leurs brigues, le peuple toujours prévenu en faveur de la noblesse, quand il s’agissait du gouvernement et du commandement des armées, donna ses suffrages à des patriciens.

Cette préférence tourna les plaintes et le ressentiment des tribuns du peuple contre la multitude : ils menacèrent publiquement d’abandonner ses intérêts. Faut-il, disaient-ils dans leurs harangues, que la crainte que vous avez de la puissance des grands vous retienne à leur égard dans une servitude perpétuelle ? Pourquoi dans l’élection des tribuns militaires, et lorsqu’il est question de donner vos suffrages, ne vous souvenez-vous ni de vous-même ni de vos magistrats ? Sachez qu’il faut de grandes récompenses pour animer de généreux courages. Et si vous n’êtes pas touchés par les motifs d’une juste reconnaissance, craignez du moins que rebutés de votre indifférence, nous ne vous abandonnions à notre tour à l’orgueil et à la tyrannie des patriciens.

Ces discours que les tribuns du peuple répétaient dans toutes les assemblées, réveillèrent l’animosité et l’ambition des plébéiens. Chacun s’exhortait mutuellement à mépriser les prières et les menaces des grands. On commença tout de nouveau à parler du partage des terres, la source perpétuelle des divisions entre le peuple et le Sénat. D’autres proposèrent de taxer au moins ceux qui possédaient ces terres du public, et d’employer l’argent qui en proviendrait au soulagement du peuple, et à payer les troupes pendant la campagne. Ceux d’entre les plébéiens qui étaient distingués ou par leurs richesses, ou par la gloire qu’ils avaient acquise dans les armées, résolurent d’employer tout leur crédit pour s’élever au tribunat militaire, et pour parvenir à l’autorité souveraine qui était attachée à cette dignité. Le Sénat pour dissiper cet orage qui s’élevait contre son autorité, résolut dans cette occasion de n’élire que des consuls : dignité dont les plébéiens étaient exclus, comme nous l’avons déjà dit.

La guerre que les Èques et les Volsques déclarèrent alors, favorisa ce projet. Comme il n’y avait point de plébéiens qui eussent encore commandé les armées, et que cet emploi regardait uniquement d’anciens capitaines, et les premiers du Sénat, il parut indifférent au peuple qu’on élût cette année des consuls ou des tribuns militaires. Ainsi le Sénat étant demeuré maître de l’élection, on convint sans peine de rétablir le consulat ; et T Quintius fils de Lucius et C Julius Mento parvinrent à cette dignité. On ne pouvait guère mieux choisir du côté de la naissance et de la capacité dans le métier de la guerre.

Mais la jalousie et la division s’étant mises entre eux, on prétend qu’ils furent battus près d’Algide. Le Sénat pour prévenir les suites de leur défaite, résolut qu’on aurait recours à un dictateur. Mais les deux consuls de qui dépendait cette nomination, considérant que de souverains magistrats qu’ils étaient, ils allaient être réduits à la simple qualité de lieutenants du dictateur ; et que sous le nom de consuls, ils n’auraient guère plus d’autorité que le général de la cavalerie ; ces deux magistrats d’ailleurs opposés l’un à l’autre en toute autre chose, se réunirent pour traverser une nomination qu’ils regardaient comme la ruine de leur autorité. Et quoiqu’il arrivât coup sur coup de fâcheuses nouvelles du progrès que faisaient les ennemis, on ne put jamais obtenir d’eux qu’ils nommassent un dictateur. Le Sénat ne pouvant vaincre leur obstination, eut recours à un remède plus dangereux par ses suites, que le mal même auquel on voulait remédier.

Q Servilius Priscus personnage consulaire, se tournant vers les tribuns du peuple qui se trouvèrent dans le Sénat, les exhorta à faire intervenir l’autorité du peuple dont ils étaient comme dépositaires, pour obliger les consuls à nommer un dictateur. Ces magistrats plébéiens saisirent avec plaisir l’occasion qu’on leur présentait d’élever leur propre autorité sur les ruines de celle du Sénat et des consuls. Ils firent même plus qu’on ne leur demandait, comme en usent ordinairement tous ceux qui veulent étendre leur puissance au-delà de ses bornes légitimes. Et au lieu de porter cette affaire dans une assemblée du peuple, ils osèrent dans le Sénat même ordonner que les deux consuls seraient menés en prison s’ils ne nommaient pas incessamment un dictateur. Ces deux magistrats plièrent sous la crainte de la prison : ils promirent de nommer un dictateur. Mais ils se plaignirent que le Sénat même avait avili la puissance consulaire en la soumettant sous le joug impérieux des tribuns. Il est certain que ce premier corps de la république piqué contre ses chefs, et uniquement attentif à vaincre leur opiniâtreté, ne sentit pas alors la plaie qu’il venait de faire à son autorité. Enfin après beaucoup de disputes entre les deux consuls pour le choix d’un dictateur, ils en remirent la décision au sort, qui fut favorable à T Quintius : celui-ci nomma Tubertus, son beau-père. Le dictateur fit aussitôt enrôler tous ceux qui devaient servir, sans vouloir écouter ni plaintes ni excuses. C’était un ancien capitaine plein de valeur et d’expérience ; naturellement sévère, et même dur dans le commandement. Le pouvoir de vie et de mort que lui donnait la dictature, et la connaissance de son humeur sévère, firent que tout le monde courut avec soumission se ranger sous ses enseignes. Il sortit bientôt de Rome, marcha aux ennemis, les défit dans une bataille sanglante, prit leur camp, et ramena son armée victorieuse à Rome.

La république jouit pendant quelque temps d’une paix profonde. Mais un mal plus dangereux que la guerre se fit sentir dans Rome et presque dans toute l’Italie. Une sécheresse extraordinaire causa la famine qui fut suivie d’une peste affreuse sur les animaux comme sur les hommes. Les romains naturellement superstitieux, après avoir épuisé tous les remèdes de la médecine, eurent recours à des secours surnaturels. On introduisit dans la ville un culte étranger ; les temples et même les rues n’étaient remplis que de gens qui sacrifiaient à des divinités inconnues : et on n’avait point de honte pour conjurer le mal, de recourir à des charmes, et à toutes les vaines superstitions que la faiblesse des hommes a inventées. Le Sénat qui n’ignorait pas combien toute nouveauté en fait de religion était dangereuse, ordonna aux édiles d’arrêter ce désordre ; et il fut défendu par un édit public de pratiquer aucune cérémonie qui n’eût été admise dans la république.

Cette calamité étant finie, on procéda à l’élection de nouveaux magistrats : et le peuple obtint qu’on élût des tribuns militaires avec la puissance consulaire. Mais ce changement dans le gouvernement ne fut pas heureux. La guerre ayant recommencé contre les Véies, les tribuns peu unis entre eux, furent défaits : ce qui donna lieu à la création d’un dictateur. On eut recours pour remplir cette éminente dignité à C Mamercus Æmilius. Son mérite et le besoin de l’état obligèrent les romains de remettre la fortune de la république entre les mains d’un homme que les censeurs, comme nous l’avons vu, n’avaient point eu de honte de dégrader de sa tribu, et de noter comme indigne des privilèges d’un citoyen romain. Le succès de cette guerre répondit à la confiance que le peuple romain avait en son général. Mamercus Æmilius en moins de seize jours tailla en pièces une partie de l’armée des ennemis, fit un grand nombre de prisonniers qui servirent de récompense aux soldats, ou qui furent vendus comme des esclaves au profit du trésor public. Le dictateur après un triomphe solennel, se démit de la dictature, et fit douter si sa modération n’était pas encore plus grande que sa valeur.

Ces victoires continuelles des romains ne servaient qu’à élever le courage et à augmenter l’ambition des principaux du peuple. Ils ne voulurent plus entendre parler d’aucune élection de consuls, parce qu’ils étaient exclus du consulat, et qu’il leur était permis d’aspirer à la dignité tribunitienne. Ainsi malgré le Sénat on fut obligé d’élire quatre tribuns militaires. Mais quelques efforts qu’eussent fait les tribuns du peuple pour avoir part à cette élection, ils eurent encore la douleur de voir que des patriciens seuls enlevèrent tous les suffrages. On ne peut exprimer la colère et l’indignation de ces magistrats plébéiens. Ils disaient hautement dans leurs harangues qu’il valait mieux abolir la loi, qui permettait au peuple d’aspirer à la dignité de tribun militaire, que d’en voir l’effet éludé dans toutes les élections par la cabale des patriciens ; et que la honte serait moindre pour leur ordre d’en être exclus, comme ils l’étaient du consulat, que d’avoir le droit de concourir et d’être rejetés dans les élections, comme incapables ou indignes de cet honneur. Ils se répandaient en plaintes contre le peuple même : ils menaçaient d’abandonner ses intérêts, et comme s’ils eussent voulu pour se venger, bouleverser la république entière, les uns proposaient qu’on conduisît une partie du peuple dans de nouvelles colonies, d’autres renouvelaient les anciennes prétentions au sujet du partage des terres.

Il y en avait qui demandaient qu’on ne pût obliger aucun citoyen d’aller à la guerre, si on ne lui payait une solde réglée. Enfin il n’y a rien que ces magistrats séditieux ne remuassent, soit pour se venger de la noblesse, soit pour exciter le peuple, par l’espoir de ces nouveautés, à les porter par ses suffrages jusque à la dignité de tribuns militaires. Les patriciens qui étaient actuellement en exercice, et qui regardaient comme une honte d’avoir des plébéiens pour successeurs, convinrent secrètement avec le Sénat de tirer de Rome les principaux du peuple, et surtout ceux qui aspiraient au tribunat militaire, sous prétexte de faire une course sur la frontière des Volsques qu’on disait qui armaient puissamment : et pendant leur éloignement, au lieu de tribuns militaires, on résolut de n’élire que des consuls. Ces magistrats avant que de sortir de la ville, laissèrent pour gouverner et pour présider à l’élection, Appius Claudius leur collègue, fils du décemvir, jeune homme fier, hardi, entreprenant, et nourri dès le berceau dans une haine héréditaire contre la puissance du peuple. Il ne vit pas plutôt les tribuns et la plupart des plébéiens en campagne, que se prévalant de leur absence, il fit procéder à l’élection des consuls. On élut pour remplir cette dignité C Sempronius Atratinus, et C Fabius Vibulanus. Et le peuple et ses tribuns trouvèrent à leur retour l’élection de ces deux magistrats trop bien établie pour oser s’y opposer. Ils tournèrent leur ressentiment contre les consuls mêmes, et ils tâchèrent depuis de faire un crime à Sempronius des mauvais succès qu’il eut pendant son consulat dans la guerre contre les Volsques. Cette nation belliqueuse, qui depuis longtemps était en guerre avec les romains pour l’empire et la domination, fit cette année comme un dernier effort pour s’empêcher de subir le joug de ses anciens ennemis.

Les magistrats Volsques levèrent un grand nombre de troupes, firent choix d’excellents capitaines, et n’omirent aucune de ces sages précautions qu’on peut regarder comme les gages assurés du bon succès. Rome leur opposa C Sempronius premier consul, personnage plein de valeur, populaire, et familier avec les soldats dont il était adoré, mais plus soldat lui-même que grand capitaine, et qui faisait la guerre comme si le courage seul eût suffi pour remplir tous les devoirs d’un général. Il s’avança du côté des ennemis, comme s’il eût été à une victoire certaine, et il marchait avec une confiance toujours dangereuse.

Les deux armées furent bientôt en présence : les Volsques avaient pris tous les avantages que la situation du lieu leur avait pu permettre. Sempronius au contraire qui méprisait des ennemis tant de fois vaincus, négligea ces précautions si nécessaires. Et comme s’il eût été assuré de vaincre avec sa seule infanterie, il laissa sa cavalerie dans un endroit d’où il n’en pouvait tirer du secours. On en vint aux mains de part et d’autre avec une égale fureur. Les romains quoiqu’en désordre, s’avancèrent avec audace, et chargèrent les ennemis avec leur valeur ordinaire. Mais comme ils combattaient avec plus d’impétuosité que d’ordre, et que les Volsques au contraire unis et serrés par bataillons, se défendaient avec beaucoup de courage, la fortune commença à se déclarer pour le parti où il y avait plus de discipline. Les Volsques conduits par un habile général, pressent, poussent et enfoncent les légions. Le soldat romain étonné, au lieu d’attaquer, ne songe qu’à éviter les coups de l’ennemi. On plie insensiblement, on cède peu à peu, et enfin on est contraint de reculer. Le consul qui s’en aperçoit, se porte dans les endroits où il y a plus de péril. Il combat de sa main, et tâche d’animer ses soldats par son exemple et par ses reproches, mais en vain. Il crie et il menace ; on n’entend plus sa voix ni ses ordres ; et le soldat effrayé fait bien voir qu’il ne craint que l’ennemi et la mort. Enfin la confusion et le désordre se mettent dans les légions, et la bataille était perdue, si Sex Tempanius ancien capitaine de cavalerie, n’eût proposé aux autres officiers du même corps de descendre de cheval et de se jeter à la tête des légions pour soutenir l’effort des ennemis.

Sempronius qui s’était flatté, comme nous l’avons dit, d’en triompher avec son infanterie, avait laissé sa cavalerie dans un endroit coupé de ravins, où elle ne pouvait combattre. Tempanius s’étant aperçu de cette faute, et du désordre où étaient les légions, mit pied à terre avec toute sa compagnie, et s’adressant à ses camarades : suivez ma lance, leur dit-il, comme si c’était un guidon ; et faisons voir aux ennemis qu’à pied comme à cheval rien ne nous peut résister. Tout ce corps de cavalerie descendit de cheval à son exemple, et le suivit. Tempanius à la tête de cette nouvelle infanterie, marche droit aux ennemis, et rétablit le combat : il pousse tout ce qui se présente devant lui. Les légions à la vue de ce secours reprennent courage, et la bataille recommence avec une nouvelle fureur. Le général des Volsques ne peut deviner d’où ce nouveau corps d’infanterie est venu aux romains. Mais comme il s’en vit pressé, il envoya ordre à ses troupes de s’ouvrir, de donner passage au corps que commandait Tempanius, de refermer ensuite les bataillons, et de les rejoindre, afin de séparer ces nouvelles troupes du corps des légions. Les Volsques en exécution de ses ordres reculent, semblent plier, s’ouvrent et laissent passer Tempanius et sa troupe, qui, emportés par leur courage, croyant suivre la victoire et un ennemi épouvanté, s’avançaient toujours. Mais ils ne furent pas longtemps sans s’apercevoir qu’ils avaient été coupés par des bataillons ennemis qui s’étaient rejoints, et qui s’étaient postés entre eux et l’armée romaine. Tempanius fit ce qu’il put pour s’ouvrir de nouveau le passage, et rejoindre le consul : mais il ne put percer les bataillons opposés. Dans cette extrémité, il aperçut une éminence dont il s’empara.

Les Volsques se flattant qu’il ne pouvait leur échapper, viennent l’assaillir. Tempanius se défend avec un courage invincible, et cette diversion sauve l’armée du consul. Les légions moins pressées se rallient, reviennent à la charge, et le consul à leur tête fait des efforts surprenants pour tâcher de dégager et de joindre Tempanius. Les Volsques font ferme de tous côtés ; et quoiqu’ils eussent perdu beaucoup de monde dans cette dernière action, ils se laissent plutôt tuer que de s’enfuir. Aucun ne recule ; le soldat vivant succède au mort, occupe sa place, et la défend avec la même intrépidité, sans que les romains pussent rompre cette barrière et forcer ces bataillons. On combattit bien avant dans la nuit, sans que les deux généraux pussent démêler de quel côté était l’avantage, et il n’y eut que les ténèbres et la lassitude qui séparèrent les deux armées. Sempronius et le général des Volsques incertains du succès de la bataille, et craignant également l’un et l’autre d’être encore obligés de combattre le lendemain, abandonnèrent, comme de concert, le champ de bataille, et ne se croyants pas encore en sûreté dans leur camp, ils en sortirent avec précipitation. Après qu’ils eurent marché toute la nuit chacun de leur côté et avec une peur égale, ils se retranchèrent avec autant de soin et de précaution que s’ils avaient été encore en présence les uns des autres.

Tempanius, qui ne doutait pas que les ennemis ne l’attaquassent de nouveau dès que les ténèbres seraient dissipées, fut bien surpris lorsqu’au point du jour il ne vit plus ni amis ni ennemis. Il ne pouvait comprendre ce qu’étaient devenues deux grandes armées qui, peu d’heures auparavant, occupaient toute la plaine. Il envoya d’abord reconnaître le camp des romains, et ensuite celui des Volsques.

On ne trouva dans l’un et dans l’autre que quelques blessés qui n’avaient pu suivre leur corps d’armée. Tempanius voulut être lui-même spectateur d’un événement si extraordinaire ; et après avoir pris les précautions nécessaires pour n’être pas surpris, il visita les deux camps, et il rencontra par tout une solitude égale. Il passa de-là sur le champ de bataille, qui ne lui présenta que des morts et des mourants, et cette image affreuse qu’on y rencontre le lendemain d’un combat. Enfin n’ayant aucune nouvelle de l’armée du consul, et craignant d’être investi de nouveau par celle des Volsques, il fit enlever les soldats romains qui étaient blessés, et reprit avec eux le chemin de Rome. Il y fut reçu avec une extrême surprise et une joie extraordinaire : on le croyait péri avec tous ses compagnons.

Des fuyards qui étaient arrivés à Rome avant lui, et qui l’avaient vu séparé de l’armée, et enveloppé par les ennemis, n’avaient pas manqué de publier que toute la cavalerie avait été taillée en pièces. Le retour de Tempanius et de ses compagnons dissipa ces faux bruits. Mais les tribuns du peuple n’avaient garde de laisser échapper une occasion si favorable pour perdre le consul. Le peuple était actuellement assemblé lorsque Tempanius rentra dans Rome. Ils l’obligèrent de se présenter dans l’assemblée avant que d’entrer dans sa maison : et Cn Julius un de ces magistrats plébéiens, lui demanda tout haut s’il croyait que Sempronius fût digne de commander les armées du peuple romain ; s’il avait remarqué que dans la dernière action il eût disposé l’ordre de la bataille en habile général ; ce qu’il était devenu depuis le combat, et où était l’armée qu’il commandait. Je vous ordonne, ajouta ce tribun, de répondre précisément et sans détour à tous ces chefs : apprenez-nous ce que sont devenues nos légions ; si vous en avez été abandonné, ou si vous-même en êtes déserteur, et enfin si nous sommes vaincus ou si nous sommes victorieux. Tempanius sans vouloir tirer avantage de la disgrâce de Sempronius, répondit au tribun, qu’il n’appartenait point à un simple officier de juger de la capacité de son général, et que le peuple en avait décidé en le créant consul. Qu’il l’avait vu combattre à la tête des légions avec un courage invincible, et se porter dans tous les endroits où le péril était le plus grand. Que l’éloignement où il s’était trouvé depuis leur séparation, et la confusion qui arrive toujours dans une bataille aussi opiniâtrée, lui avaient dérobé la connaissance de ce qui s’était passé dans les endroits où combattait le consul : cependant qu’il pouvait assurer par ce qui lui avait paru sur le champ de bataille, que les Volsques n’avaient pas perdu moins de monde que les romains. Et que comme après sa séparation du corps des légions, il avait été assez heureux pour s’emparer d’une éminence, où malgré tous les efforts des ennemis il avait conservé ceux qui s’étaient confiés à sa conduite, il présumait que le consul dans ce désordre général, aurait gagné les montagnes où il se serait retranché. Tempanius demanda ensuite la permission de se retirer pour se faire penser des blessures qu’il avait reçues dans la bataille. Toute l’assemblée donna encore plus de louanges à la sagesse et à la modération de sa réponse, qu’à la valeur et à la bonne conduite avec lesquelles il venait de combattre les ennemis de la patrie.

Le peuple en reconnaissance de ses services, l’élut pour tribun quelque temps après, avec trois autres officiers qui s’étaient distingués comme lui. Dans cette place il donna de nouvelles marques de sa générosité. Car L Hortensius un de ses collègues, ayant fait assigner Sempronius après que l’année de son consulat fut expirée, pour rendre compte devant l’assemblée du peuple de la conduite qu’il avait tenue dans la dernière bataille, Tempanius et ses trois collègues prirent hautement sa défense, et conjurèrent Hortensius de ne pas persécuter un général plein de valeur, à qui la fortune avait manqué dans cette occasion. Mais si je vous fais voir, reprit Hortensius, que ce patricien, dont vous vantez le courage, est seul cause de la disgrâce que nous venons de recevoir, vous opposerez-vous à la justice qui en doit être faite ? Voulez-vous ruiner la puissance du tribunat, et tourner contre le peuple même cette autorité que vous ne tenez que de sa bienveillance ? Tempanius et ses collègues lui répondirent avec beaucoup de modestie, qu’ils reconnaissaient que le peuple avait une autorité souveraine sur tous ceux qui portaient le nom de citoyens romains ; qu’ils révéraient cette souveraine puissance, et qu’ils n’abuseraient jamais du pouvoir dont ils avaient été honorés. Mais que si les prières qu’ils faisaient en faveur de leur général étaient rejetées par un de leurs collègues, ils changeraient d’habit comme l’accusé, et qu’ils voulaient partager avec leur capitaine sa bonne ou sa mauvaise fortune. Hortensius touché de leur générosité, s’écria qu’il ne consentirait point que le peuple romain vît ses tribuns en deuil. Il se désista de son action, et il déclara qu’il ne poursuivrait pas davantage un général malheureux à la vérité contre les ennemis, mais qui avait su se rendre si cher et si agréable à ses soldats et à ses concitoyens. L’affection que quatre tribuns du peuple venaient de faire paraître pour un patricien, et la condescendance de Hortensius, semblaient avoir réuni le peuple avec le Sénat. L’état parut tranquille ; mais cette union ne dura pas longtemps. Sous le consulat de T Quintius Capitolinus et de Fabius Vibulanus, on vit naître de nouvelles dissensions au sujet de la questure. Les questeurs étaient des officiers qui avaient soin du trésor public, et on reporte la première origine de cette charge à P Valerius Publicola, comme nous l’avons dit. Ce patricien ayant jugé à propos de faire mettre le trésor public dans le temple de Saturne, choisit pour le garder deux sénateurs qu’on appela depuis questeurs, et il en laissa le choix au peuple.

Les deux consuls dont nous venons de parler, étant entrés en charge, et voyant que depuis les conquêtes et l’agrandissement de la république ces deux officiers ne suffisaient pas pour remplir toutes leurs obligations, proposèrent d’en augmenter le nombre, et d’ajouter aux deux premiers questeurs qui ne sortaient point de Rome, deux autres qui suivissent les consuls et les généraux à l’armée, pour tenir compte des dépouilles des ennemis, pour vendre le butin, et surtout pour prendre soin des vivres et de la subsistance de l’armée.

Le Sénat et le peuple parurent d’abord approuver également cette proposition. Mais le peuple ayant témoigné qu’il voulait avoir part à cette nouvelle dignité, le Sénat plutôt que de la partager avec des plébéiens, fit échouer le projet des consuls. Les tribuns pour se venger, renouvelèrent la proposition du partage des terres, la ressource perpétuelle de ces magistrats séditieux. Après s’être déchaînés avec beaucoup de fureur contre le Sénat, ils déclarèrent qu’ils ne consentiraient point à l’élection de nouveaux consuls, s’il n’était permis au peuple dans l’élection des questeurs de donner sa voix indifféremment à des plébéiens comme à des patriciens. Le Sénat rejeta avec fermeté cette condition ; et l’opiniâtreté des deux partis à ne se point relâcher de leurs prétentions, fut cause que la république tomba dans une espèce d’anarchie. On fut obligé d’avoir recours plusieurs fois à un entre-roi : dignité qui ne durait que cinq jours. Souvent même les tribuns s’opposaient à son élection, de peur qu’il ne nommât lui-même des consuls. Enfin L Papirius Mugillanus étant entre-roi, ménagea les esprits avec tant d’adresse, qu’il obtint du Sénat qu’on élirait des tribuns militaires en la place des consuls, et que dans l’élection des quatre questeurs, comme dans celle de ces tribuns militaires, il serait libre au peuple de donner indifféremment ses suffrages à des plébéiens ou à des patriciens.

On tint d’abord l’assemblée pour l’élection des tribuns militaires, et malgré les brigues et les cabales des tribuns du peuple, on n’élut que quatre patriciens, L Quintius Cincinnatus, Sp Furius Medullinus, M Manlius et A Sempronius Atratinus cousin du consul de ce nom : on chargea ce dernier de présider à l’élection des questeurs. Antistius tribun du peuple, et Pompilius un de ses collègues, mirent sur les rangs l’un son fils, et l’autre son frère, et demandèrent la questure en leur faveur. Mais malgré toutes leurs brigues, les patriciens seuls emportèrent cette dignité, et le peuple quoique animé par leurs harangues séditieuses, n’eut pas la force de la refuser à des personnes dont les pères et les ancêtres avaient été honorés du consulat. Les deux tribuns du peuple furieux de cette préférence et de la honte du refus, s’écrièrent qu’il n’était pas possible que le peuple eût eu si peu d’égard à la prière et à la recommandation de ses propres magistrats. Qu’il y avait eu infailliblement de la supercherie dans le scrutin, et qu’il en fallait faire rendre compte à A Sempronius qui avait compté les suffrages. Mais comme c’était un homme d’une probité avérée, et que son innocence et la dignité dont il était actuellement revêtu, mettaient hors d’atteinte, ils tournèrent toute leur indignation contre C Sempronius son parent dont nous venons de parler. Ils firent revivre l’affaire de la dernière bataille, dont Hortensius, à la prière de Tempanius, s’était désisté, et il fut condamné à leur sollicitation, et par la poursuite de Canuleïus autre tribun du peuple, à une amande de quinze mille sols. Leur fureur ne se borna pas à la honte qu’ils voulaient attacher au corps du Sénat par cette condamnation d’un consulaire. Ils remplirent de nouveau la ville de troubles et de divisions, tantôt en empêchant l’élection des consuls, ou en faisant revivre d’anciennes prétentions qui étaient autant de semences de nouvelles séditions.

L’année suivante, Sp Mecilius tribun du peuple pour la quatrième fois, et Metilius autre tribun du peuple pour la troisième, voulant se perpétuer dans le tribunat, et s’en faire une espèce d’empire et de domination perpétuelle, renouvelèrent la proposition du partage des terres conquises sur les voisins et les ennemis de Rome. C’était l’appas ordinaire dont les tribuns les plus séditieux leurraient le peuple. Rome, comme nous l’avons déjà dit, bâtie sur un fond étranger, et qui dépendait originairement de la ville d’Albe, n’avait presque point de territoire qui n’eût été conquis l’épée à la main. Les patriciens et ceux qui avaient eu le plus de part au gouvernement, sous prétexte d’en prendre quelques cantons à cens et à rente, s’étaient appropriés le reste et ce qui était le plus à leur bienséance, et ils s’en étaient fait une espèce de patrimoine. Une longue prescription avait couvert ces usurpations, et il eût été bien difficile de démêler les anciennes bornes qui séparaient ce qui appartenait au public, du domaine qu’on avait fieffé à chaque particulier. Cependant les tribuns prétendaient déposséder de ces fonds les anciens propriétaires, et qui avaient même élevé des bâtiments sur ces terres. Une recherche si odieuse consternait les premières maisons de la république. Le Sénat s’assembla plusieurs fois pour trouver les moyens de faire échouer des propositions si dangereuses. On dit qu’Appius Claudius quoique le plus jeune et le dernier du Sénat, ouvrit un avis qui ne fut pas désagréable à sa compagnie : il dit que ce n’était que dans le tribunat même qu’il fallait chercher des ressources contre la tyrannie des tribuns ; qu’il n’était question pour cela que de gagner un seul de ces magistrats plébéiens qui voulût bien par son opposition empêcher les mauvais desseins de ses collègues. Qu’il fallait s’adresser aux derniers de ce collège ; que ces hommes nouveaux dans les affaires, et jaloux de l’autorité que Mecilius et Metilius s’attribuaient, ne seraient pas insensibles aux caresses du Sénat, et que peut-être ils fourniraient volontiers leur opposition, seulement pour se faire valoir, et pour faire quelque figure dans le gouvernement.

Cet avis fut approuvé tout d’une voix, et on loua hautement Appius de n’avoir point dégénéré de la vertu de ses ancêtres. Ceux des sénateurs qui avaient quelque liaison avec les tribuns du peuple, s’insinuent dans leur confiance, et leur représentent la confusion où ils vont jeter l’état, et chaque famille en particulier, s’il faut entrer dans la discussion des terres concédées par Romulus, de celles qui depuis près de quatre cent ans ont été conquises sur les voisins de la république, et que des particuliers ont acquises en différents siècles. Que le projet d’une loi qui établirait une égalité parfaite dans la fortune de tous les citoyens, ruinerait la subordination si nécessaire dans un état, et que les riches, soit patriciens, soit plébéiens ne se laisseraient pas dépouiller si aisément du bien qu’ils avaient hérité de leurs ancêtres, ou qu’ils avaient acheté de bonne foi des légitimes possesseurs ; et qu’infailliblement une recherche si injuste exciterait une guerre civile, et coûterait peut-être le plus pur sang de la république. Enfin à force de prières et d’instances ils agirent si heureusement, que des dix tribuns ils en gagnèrent six qui s’opposèrent à la publication de la loi.

Mecilius et son collègue, outrés de voir sortir l’opposition de leur propre tribunal, et de leur collège, traitèrent leurs collègues de traîtres, d’ennemis du peuple, et d’esclaves du Sénat. Mais malgré toutes ces injures, comme il ne fallait que l’opposition d’un seul tribun pour arrêter la poursuite et l’action des neuf autres, et qu’il s’en trouva six qui s’opposèrent à la réception de la loi, Mecilius et son collègue furent obligés de se désister de leur entreprise.

Le Sénat à la faveur de cette intelligence avec le plus grand nombre des tribuns, demeura encore maître des affaires l’année suivante. L Sextius un de ces tribuns ayant proposé pour flatter le peuple, d’envoyer une colonie à Voles petite ville dont on venait de s’emparer ; les autres tribuns s’y opposèrent hautement, et ils déclarèrent qu’ils ne souffriraient point pendant leur tribunat, qu’on proposât aucune loi nouvelle dont le projet n’eût été autorisé par le Sénat. Mais ce concert du Sénat avec les tribuns ne dura pas longtemps : les successeurs de ces derniers magistrats du peuple, reprirent peu après la poursuite du partage des terres avec encore plus de fureur que n’avait fait Mecilius et son collègue.

Les Èques ayant surpris Voles, on donna la conduite de cette guerre à M Posthumius Regilensis, qui était actuellement tribun militaire : ce général savait faire la guerre, mais il était dur, hautain, fier de sa naissance et de sa dignité, et il portait trop loin cette distinction dans une république où tous les citoyens se prétendaient égaux. Ce général fit le siège de Voles, ou pour mieux dire il tenta de l’emporter d’emblée. Les romains en ces temps-là ne formaient guère de siéges réguliers : le plus souvent ils investissaient une place de tous côtés, ils conduisaient ensuite leurs troupes jusqu’au pied des murailles, et à la faveur d’une attaque générale qui partageait l’attention et les forces des assiégés, ils tentaient de se rendre maîtres de la place. Posthumius avant que de faire marcher ses troupes à cette forme d’assaut qu’on appelait corone, parce que la place était entourée de tous côtés, leur promit pour les encourager, de leur en abandonner le pillage s’ils s’en rendaient maîtres : la ville fut prise, mais Posthumius qui naturellement haïssait les plébéiens qui composaient la plus grande partie de son armée, leur manqua de parole, et fit tout vendre au profit du trésor public.

Sextius qui avait eu le crédit de se faire continuer dans le tribunat encore cette année, proposa quelque temps après en pleine assemblée que pour dédommager le peuple du manque de parole du tribun militaire, du moins on établît une colonie dans cette place, de ceux même qui par leur valeur avaient contribué à la reprendre : il voulait que par le plébiscite qui en serait dressé, on abandonnât à ces soldats tout le territoire de Voles. Pour faire passer plus facilement cette proposition, et intimider le Sénat, il renouvela en même tems l’ancienne prétention du partage des terres que les tribuns ne manquaient jamais de faire revivre quand ils voulaient inquiéter le Sénat et en arracher quelque nouveau privilège.

Tout le peuple applaudit à cette proposition. Posthumius que le Sénat avait mandé pour être instruit de l’état de la place, s’étant trouvé comme les autres sénateurs dans cette assemblée où il y avait quelques-uns de ses soldats mêlés dans la foule, et qui demandaient ce partage avec de grands cris : il en arrivera mal à mes gens, dit Posthumius tout haut, s’ils ne se taisent. Une parole si superbe quoique dans la bouche d’un général, n’offensa pas moins le Sénat que la multitude : Sextius vif et éloquent se prévalut du mécontentement public, et adressant la parole au peuple : n’avez vous pas entendu, dit-il, les menaces que Posthumius fait à nos soldats comme s’ils étaient ses esclaves ? Pouvez-vous encore ignorer après cela la haine et le mépris que les patriciens ont pour vous ? Cependant ce sont ces mêmes patriciens si cruels et si superbes que vous préférez dans la distribution des dignités, à ceux même qui tous les jours soutiennent vos intérêts. Ne vous étonnez plus si après une si injuste préférence, personne ne veut plus s’en charger. Que peut-on espérer d’une multitude faible et inconstante, qui ne sait récompenser que ceux qui l’outragent le plus cruellement ?

Ce discours augmenta l’animosité publique, qui passa avec les menaces de Posthumius jusque dans son armée. Les soldats n’étaient déjà que trop irrités de ce qu’au préjudice de sa parole, il les avait privés du pillage de Voles ; ils n’eurent pas plutôt appris ce qui s’était passé dans la place de Rome, qu’ils s’écrièrent que la république nourrissait un tyran dans son sein, et l’armée entière était dans une agitation peu éloignée d’une sédition déclarée.

P Sextius questeur ayant voulu en l’absence de son général faire arrêter un soldat plus mutin que les autres, en reçut un coup de pierre, et ses compagnons arrachèrent ce soldat des mains de ceux qui le voulaient mettre aux arrêts. Posthumius averti de cette émeute accourut au camp ; mais il aigrit encore les esprits par la rigueur de ses recherches et par la cruauté des supplices. Après des informations rigoureuses, il commanda qu’on noyât sous la claie les soldats qui se trouvèrent les plus coupables ; leurs compagnons furieux les arrachent à ceux qui les avaient arrêtés, et les mettent en liberté : ce sont de nouveaux chefs pour la sédition, tout le camp se souleva. Posthumius transporté de colère descend de son tribunal, et précédé de ses licteurs, fend la foule et veut se saisir des criminels ; mais il ne trouve plus ni respect pour sa personne, ni obéissance à ses ordres ; on oppose la violence à la force, on se frappe de part et d’autre, et dans ce désordre le général est tué par ses propres soldats.

Quelque odieux que fût Posthumius, le peuple comme le Sénat détesta une action si horrible, et le consulat étant tombé à Cornélius et à L Furius Medullinus, on chargea ces magistrats d’informer contre les criminels, et d’en faire une punition exemplaire. Cependant les consuls usèrent d’une grande modération : et pour ne point aigrir les esprits, ils ne firent tomber le châtiment que sur un petit nombre des soldats les plus mutins, et qui se tuèrent eux-mêmes. Ces sages magistrats aimèrent mieux supposer que toute l’armée était innocente, que de la jeter dans une révolte déclarée, par une recherche trop rigoureuse. Il eut été à souhaiter que le Sénat et les consuls eussent ajouté à une conduite si sage, le partage du territoire de Voles, en faveur des soldats et des citoyens qui étaient demeurés dans leur devoir.

C’était le moyen le plus sûr pour faire tomber toutes les plaintes séditieuses des tribuns du peuple, et pour éloigner insensiblement leurs prétentions au sujet des terres publiques et des communes, dont après tout, il était presque impossible aux propriétaires de justifier l’acquisition originale. Mais le peuple s’aperçut avec indignation que le dessein secret du Sénat et de la noblesse, était de le tenir toujours dans la pauvreté, tant pour son propre intérêt, que pour le rendre plus souple et plus dépendant. Et les tribuns pour entretenir son ressentiment, criaient dans toutes les assemblées, que Rome ne serait jamais libre tant que les patriciens retiendraient les terres publiques, et qu’ils s’approprieraient toutes les dignités de l’état. Des guerres presque continuelles contre les Èques et les Volsques ; la peste qui succéda à ce premier fléau, et qui produisit la famine, occupèrent le peuple les années suivantes, et l’empêchèrent de faire attention à ces discours séditieux. Mais la paix et l’abondance ne furent pas plutôt rétablies dans la république, que d’autres tribuns firent renaître de nouvelles divisions.

Trois de ces magistrats plébéiens, du nom d’Icilius, tous trois parents, et d’une famille où la haine contre les patriciens était héréditaire, entreprirent de leur enlever la questure qui n’était point encore sortie du premier ordre : ils obtinrent d’abord que l’élection s’en fît par les comices des tribus. Après avoir laissé espérer au peuple des colonies, et le partage des terres, ils déclarèrent publiquement qu’il ne devait rien espérer de ces avantages pendant leur tribunat, si de toutes les dignités qui auraient dû être communes entre tous les citoyens d’une même république, il n’osait du moins aspirer à la questure. Le peuple animé par ses tribuns, donna ses suffrages à Q Silius, P Ælius et P Papius, tous trois plébéiens, qui furent les premiers questeurs de cet ordre. Et de tous les patriciens qui demandaient cette dignité, il n’y eut que C Fabius Ambustus qui pût l’obtenir.

Les tribuns du peuple regardèrent cet avantage comme une victoire qu’ils venaient de remporter sur la noblesse. Ils se flattèrent que la questure allait leur ouvrir le chemin du tribunat militaire, du consulat et des triomphes. Les Iciliens publiaient hautement que le temps enfin était venu de partager les honneurs de la république entre le peuple et les patriciens. On ne voulut plus même dans l’élection suivante, entendre parler du consulat par la seule raison que cette dignité était encore réservée aux nobles et aux patriciens : il fallut que le Sénat souffrît qu’on élût des tribuns militaires, qui avaient à la vérité la même puissance que les consuls, mais dont la dignité était plus agréable au peuple, parce qu’il y pouvait parvenir : les Iciliens surtout y aspiraient ouvertement. Le Sénat alarmé de leurs projets ambitieux, fit publier deux lois qui renfermaient leur exclusion : la première portait qu’aucun plébéien ne pourrait concourir pour le tribunat militaire, lorsque dans la même année il aurait exercé la charge de tribun du peuple : l’autre, qu’aucun tribun du peuple ne pourrait être continué deux ans de suite dans le même emploi.

Les Iciliens sentirent bien que c’était à eux seuls que le Sénat en voulait ; ils perdirent l’espérance de parvenir à cette première dignité de la république, et en la perdant pour eux, il parut qu’ils ne s’embarrassèrent guère que d’autres plébéiens en fussent revêtus. Peut-être même qu’ils auraient été mortifiés de voir cette souveraine dignité entrer dans toute autre famille plébéienne, avant que la leur en eût été honorée. Quoi qu’il en soit, il n’y eut aucun plébéien considérable qui se mît sur les rangs ; et le Sénat eut l’adresse d’y pousser quelques misérables de la plus vile populace, en même temps qu’il fit demander cette charge par des sénateurs et des patriciens illustres par leur valeur.

Le peuple dégoûté par la bassesse des prétendants de son ordre, tourna tous ses suffrages du côté de la noblesse, et C Julius Ïulus, Corn Cossus, et C Servilius Ahala, furent déclarés tribuns militaires ; mais ils ne jouirent pas longtemps de cette dignité souveraine. Les Volsques ayant mis sur pied une puissante armée, le Sénat à son ordinaire résolut de leur opposer un dictateur. Comme l’autorité absolue de ce magistrat absorbait pour ainsi dire la puissance des magistrats subalternes, Julius et Cornélius tribuns militaires, s’opposèrent à son élection, et représentèrent qu’ils se sentaient assez de courage et d’expérience pour conduire les armées, et qu’il était injuste de les priver d’une dignité qu’ils venaient d’obtenir par tous les suffrages de leurs concitoyens.

Le Sénat irrité de leur opposition, et du refus qu’ils faisaient de nommer un dictateur, eut recours aux tribuns du peuple, comme on en avait déjà usé en pareille occasion. Mais les tribuns de cette année tinrent une conduite différente ; et quoiqu’ils fussent ravis de voir cette dissension entre les tribuns militaires et le Sénat, ils répondirent avec une raillerie amère, qu’il était honteux à un corps si puissant, d’implorer le secours de malheureux plébéiens, et de gens qu’à peine la noblesse daignait compter au nombre de ses concitoyens ; que si jamais les dignités et les honneurs de la république étaient communs entre tous les romains, sans distinction de naissance ou des biens de la fortune, alors le peuple et ses magistrats sauraient bien faire respecter les décrets du Sénat ; mais que jusque-là ils ne prendraient aucune part aux prétentions différentes du Sénat et des tribuns militaires. Ces contestations ne prenant point de fin, et les ennemis s’avançant toujours vers la frontière, Servilius Ahala troisième tribun militaire déclara publiquement que l’intérêt de sa patrie lui était plus cher que l’amitié de ses collègues, et que s’ils ne voulaient pas de bonne grâce convenir du choix d’un dictateur, il en nommerait un lui-même. En effet se voyant appuyé de l’autorité de tout le Sénat, il nomma pour dictateur, P Cornélius, qui le choisit ensuite lui-même pour général de la cavalerie.

La guerre ne fut pas de longue durée ; les Volsques furent défaits près de la ville d’Antium ; on pilla leur territoire, et on fit un grand nombre de prisonniers. Après cette expédition, le dictateur se démit de sa dignité ; mais les deux tribuns chagrins que le Sénat les eût privés de la gloire qu’ils se flattaient d’acquérir dans cette guerre, au lieu de proposer l’élection des consuls pour l’année suivante, ne demandèrent que des tribuns militaires, comme auraient pu faire des tribuns du peuple.

Le Sénat qui appréhendait toujours que le peuple ne se déterminât à la fin à donner cette dignité ou à ses tribuns, ou à quelqu’un des principaux plébéiens, fut vivement touché de voir ses intérêts trahis par ceux même de son ordre. Mais comme il n’était pas en son pouvoir de casser la publication de l’assemblée faite par les magistrats de la république, il obligea les premiers de cette compagnie, et ceux même qui étaient les plus agréables au peuple par leur modération ou par leur valeur, à demander le tribunat. Malgré toutes les brigues des tribuns plébéiens, on n’élut pour tribuns militaires que des patriciens ; et C Valerius, C Servilius, L Furius, et Fabius Vibulanus furent élevés à cette dignité.

Le Sénat conserva le même avantage l’année suivante, et il fut encore assez puissant dans l’élection pour faire tomber la même dignité à P Cornélius, L Valerius, Cn Cornélius et Fabius Ambustus, tous patriciens et des premières maisons de la république. On ne peut exprimer la colère et la fureur que firent paraître les tribuns du peuple de se voir exclus si longtemps d’une dignité à laquelle ils pouvaient être admis. Ils prirent occasion d’une nouvelle guerre que le Sénat voulait faire aux Véiens pour faire éclater leur ressentiment. Les habitants de Véies avaient enlevé quelque butin sans qu’il y eût préalablement aucune déclaration de guerre.

On avait envoyé des ambassadeurs leur en demander raison ; mais au lieu d’excuser ou de justifier leurs incursions, ils chassèrent avec mépris ces ambassadeurs. Le Sénat encore plus irrité d’une conduite si superbe, que de leur brigandage, proposa au peuple de venger cette injure, et de porter ses armes dans la Toscane. Le peuple prévenu par ses tribuns, ne marqua que beaucoup d’indifférence pour cette proposition. Il disait qu’il n’était pas prudent de s’engager dans une nouvelle guerre pendant que celle des Volsques n’était pas encore terminée ; que la république n’avait point assez de forces pour résister en même tems à deux nations si aguerries ; qu’il ne se passait point d’année qu’on ne donnât quelque bataille ; que tant de combats épuisaient le plus pur sang de Rome, et emportaient toute leur jeunesse, sans que les plébéiens qui remplissaient les légions, tirassent aucun avantage de ces guerres continuelles.

Les tribuns de leur côté criaient dans toutes les assemblées, que le Sénat ne perpétuait la guerre que pour tenir les plébéiens éloignés de la ville, de peur qu’étant à Rome, ils ne fissent revivre les justes prétentions qu’ils avaient sur les terres publiques, ou que par le grand nombre de leurs suffrages ils n’élevassent leurs tribuns aux premières dignités de la république. Et enfin, leur disaient ces magistrats séditieux, ne cherchez point vos véritables ennemis autre part que dans Rome. La plus grande guerre que vous ayez à soutenir, est celle que le Sénat fait depuis si longtemps au peuple romain.

Le Sénat voyant tant d’éloignement dans l’esprit du peuple pour la guerre de Véies, jugea à propos d’attendre une conjoncture plus favorable pour regagner la confiance de la multitude, et prévenir les plaintes qu’on faisait contre la longueur des guerres ; il résolut de pourvoir à la subsistance du soldat, d’une manière qu’il n’en eût aucune obligation aux tribuns. Tous les citoyens romains jusqu’alors, avaient été à la guerre à leurs dépens : il fallait que chacun tirât de son petit héritage de quoi subsister tant en campagne que pendant le quartier d’hiver ; et souvent quand la campagne durait trop longtemps, les terres, surtout celles des pauvres plébéiens, demeuraient en friche. De-là étaient venus les emprunts, les usures multipliées par les intérêts, et ensuite les plaintes et les séditions du peuple. Le Sénat pour prévenir ces désordres, ordonna de lui-même, et sans qu’il en fût sollicité par les tribuns, que dans la suite les soldats seraient payés des deniers du public, et que pour fournir à cette dépense, il se ferait une nouvelle imposition dont aucun citoyen ne serait exempt.

Aux premières nouvelles de ce sénatus-consulte, le peuple fut transporté de joie : il accourut de tous côtés aux portes du palais. Les uns baisaient les mains des sénateurs, d’autres les appelaient tout haut les pères du peuple, et tous protestaient qu’ils étaient prêts de répandre jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour la patrie, qu’ils regardaient comme une mère libérale et généreuse envers ses enfants.

Dans cette joie universelle, les tribuns du peuple se firent remarquer par un chagrin sombre et plein d’envie. La réunion de tous les ordres les empêchaient de se faire valoir. Comme ils ne brillaient jamais davantage que dans les divisions de l’état, ils publiaient que le Sénat faisait des largesses à bon marché ; que le peuple était bien aveugle s’il ne s’apercevait pas qu’il payerait lui-même sa propre solde ; qu’il n’était pas même juste que ceux qui jusqu’alors avaient fait la guerre à leurs dépens, et qui avaient achevé le temps de leur service, fussent taxés pour fournir la solde des nouveaux soldats qui leur succéderaient dans les armées ; que pour eux ils étaient bien résolus de ne payer jamais cette nouvelle imposition ; et qu’ils offraient leur ministère, et tout le pouvoir que leur donnait leur charge, pour défendre ceux qui voudraient s’en exempter. Ils se flattaient à la faveur du pouvoir qu’ils avaient sur l’esprit du peuple, de l’obliger à rejeter cette gratification qui ne leur était odieuse que parce qu’elle venait du Sénat. Mais un intérêt sûr et présent, et surtout l’exemple des premiers de Rome, qui payèrent sur le champ leur contingent, l’emportèrent sur toutes les harangues séditieuses des tribuns. Le sénatus-consulte fut approuvé par un plébiscite, et par le consentement général du peuple. Chacun courut avec empressement payer un léger tribut proportionné à ses biens, dont il lui devait revenir un avantage considérable. Comme il y avait alors peu de monnaie frappée, on voyait tous les jours des chariots chargés de cuivre, porter à l’épargne la contribution des particuliers, que les trésoriers prenaient au poids et à la livre.