HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre troisième.

 

 

Cette haine du peuple pour tout ce qui portait le nom de patriciens, ne venait que de la jalousie du gouvernement. Mais comme il n’en avait encore coûté au Sénat que l’établissement des tribuns et l’exil d’un particulier, les républicains zélés n’étaient pas fâchés de cette opposition d’intérêt, qui en balançant également le crédit des grands et l’autorité du peuple, ne servait qu’à maintenir la liberté publique. Telle était la disposition des esprits lorsqu’un patricien ambitieux crut qu’en poussant plus loin la division, et en se mettant à la tête d’un des partis, il pourrait les détruire tous deux, et jeter sur leurs ruines les fondements de sa propre élévation.

Ce patricien s’appelait Sp Cassius Viscellinus ; il avait commandé les armées, obtenu l’honneur du triomphe, et était actuellement consul pour la troisième fois. Mais c’était un homme naturellement vain et plein d’ostentation, qui exagérait ses services, méprisait ceux des autres, et rappelait à lui seul toute la gloire des bons succès. Dévoré d’ambition, il osa aspirer à la royauté si solennellement proscrite par les lois ; et dans le dessein secret qu’il avait formé depuis longtemps de la rétablir en sa personne, il ne balança point sur le parti qu’il avait à prendre. Il résolut de gagner d’abord l’affection du peuple qui se livre toujours aveuglément à ceux qui le savent tromper sous le prétexte spécieux de favoriser ses intérêts.

Sa partialité éclata ouvertement pendant son second consulat, dans le temps qu’il s’agissait de l’établissement des tribuns. On pouvait à la vérité attribuer ses ménagements politiques au désir de voir le peuple réuni avec le Sénat ; mais la conduite équivoque qu’il venait de tenir actuellement tant à l’égard des Herniques, que du peuple romain, persuada entièrement le Sénat qu’il avait d’autres vues et d’autres intérêts que ceux de la république.

Les Herniques ou Herniciens étaient de ces petits peuples voisins de Rome, que nous avons dit qui habitaient une partie du Latium. Depuis la mort de Coriolan, ils s’étaient ligués avec les Volsques contre les Romains. Aquilius qui était alors consul avec T Sicinius, les avait défaits. Cassius qui lui succéda dans le consulat et dans la conduite de cette guerre, les réduisit par la seule terreur de ses armes à demander la paix : ils s’adressèrent au Sénat qui renvoya l’affaire au consul. Cassius sans lui communiquer les articles du traité, accorda la paix aux Herniques, et leur laissa le tiers de leur territoire. Il leur donna par le même traité le titre si recherché d’alliés et de concitoyens de Rome ; en sorte qu’il traita des vaincus aussi favorablement que s’ils avaient été victorieux. Pour se faire des partisans au dedans et au dehors de l’état, il destina aux latins la moitié de ce qui restait des terres des Herniques, et partagea le surplus entre de pauvres plébéiens de Rome. Il tenta même de retirer des mains de quelques particuliers des terres qu’il disait appartenir au public, et qu’il voulait encore distribuer à de pauvres citoyens. Il demanda ensuite les honneurs du triomphe avec autant de confiance que s’il eût remporté une glorieuse victoire ; et il obtint par son crédit un honneur qu’on n’accordait jamais qu’à des généraux qui avaient remporté une victoire importante, et qui avaient laissé au moins cinq mille des ennemis sur la place.

Le lendemain de son triomphe, il rendit compte, suivant l’usage, dans une assemblée du peuple, de ce qu’il avait exécuté de glorieux et d’utile à la république pendant la campagne.

Comme ses exploits ne lui fournissaient rien d’assez brillant, il se jeta sur ses services précédents. Il représenta que dans son premier consulat il avait vaincu les Sabins ; que son second consulat avait été illustré par la part qu’il avait eue à l’érection du tribunat ; qu’il venait dans le troisième d’incorporer les Herniques dans la république, et qu’il se proposait avant la fin de son consulat de rendre la condition des plébéiens si heureuse qu’ils n’envieraient plus celle des patriciens. Il ajouta qu’il se flattait que le peuple romain ne pourrait disconvenir qu’il n’avait jamais reçu tant de bienfaits d’un seul de ses citoyens. Ce discours fut écouté avec plaisir par le peuple toujours avide de nouveautés. Le Sénat au contraire qui redoutait l’esprit ambitieux de Cassius, n’était pas sans inquiétude. Tout le monde dans Rome par différents motifs attendait avec impatience l’éclaircissement de ces promesses si magnifiques. Le consul convoqua le Sénat, et après avoir dit beaucoup de choses à la louange du peuple, il représenta que Rome lui était redevable non seulement de sa liberté, mais encore de l’empire qu’elle avait acquis sur une partie de ses voisins. Il ajouta qu’il lui paraissait très injuste qu’un peuple si courageux, et qui exposait tous les jours sa vie pour étendre les bornes de la république, languît dans une honteuse pauvreté, pendant que le Sénat, les patriciens et tout le corps de la noblesse jouissaient seuls du fruit de ses conquêtes.

Qu’il était d’avis, pour rapprocher de pauvres citoyens de la condition des riches, et pour leur donner le moyen de subsister, de faire faire un dénombrement exact de toutes les terres qu’on avait enlevées aux ennemis, et dont les patriciens s’étaient emparés ; qu’il fallait en faire un nouveau partage sans aucun égard pour ceux qui, sous différents prétextes, se les étaient appropriées, et que ce partage mettrait les pauvres plébéiens en état de pouvoir nourrir des enfants utiles à l’état. Il ajouta qu’il n’y avait même qu’un partage si équitable qui pût rétablir l’union et l’égalité qui devait être entre les citoyens d’une même république : ce fut alors, dit Tite-Live, que la loi agraire fut proposée pour la première fois.

Il serait difficile d’exprimer la surprise, l’indignation et la colère du Sénat à l’ouverture d’une pareille proposition. Mais pour bien comprendre à quel point elle était ruineuse à l’égard des grands, et tout l’appas qu’elle devait avoir pour le peuple, je ne puis, ce me semble, me dispenser de rappeler en partie ce que j’ai déjà dit au sujet de ces terres publiques. Quand les romains avaient eu quelque avantage considérable sur leurs voisins, ils ne leur accordaient jamais la paix qu’ils ne leur enlevassent une partie de leur territoire qui était aussitôt incorporé dans celui de Rome. C’était l’objet le plus ordinaire de la guerre et le principal fruit qu’on envisageait dans la victoire. On sait, et je l’ai déjà dit, qu’une partie de ces terres de conquêtes se vendait pour indemniser l’état des frais de la guerre ; on en distribuait gratuitement une autre portion à de pauvres plébéiens nouvellement établis à Rome, qui se trouvaient sans aucun fond de bien en propre ; quelquefois on en donnait quelques cantons à cent, et par forme d’inféodation, et les détenteurs en payaient les redevances en argent, en fruits ou en grains qui se vendaient au profit du trésor public.

Enfin comme la principale richesse des romains en ces tems-là consistaient en bestiaux et en nourriture, on laissait en communes, et pour servir de pâturages, ce qui restait de ces terres conquises.

Cette disposition bannissait la pauvreté de la république, et attachait ces citoyens à sa défense. Mais des patriciens avides enlevèrent ces différents secours au petit peuple : des terres d’une vaste étendue, et qui devaient fournir à la subsistance de tout l’état, devinrent insensiblement le patrimoine de quelques particuliers. Si on en vendait quelque partie pour indemniser l’état des frais de la guerre, les sénateurs seuls riches en ce temps-là, maîtres et arbitres des adjudications, se les faisaient adjuger à très vil prix ; en sorte que le trésor public n’en tirait presque aucun profit.

C’était par la même autorité qu’ils prenaient sous leurs noms, ou sous des noms empruntés, les terres qu’on devait donner à cens aux pauvres plébéiens pour leur aider à élever leurs enfants. Souvent par des prêts intéressés et des usures accumulées, ils s’étaient fait céder les petits héritages que le peuple avait reçus de ses ancêtres. Enfin les riches en reculant peu à peu les bornes de leurs terres, y avaient absorbé et confondu la plupart des communes ; en sorte que ni l’état en général, ni les plébéiens en particulier ne tiraient presque plus aucun avantage de ces terres étrangères.

Les patriciens qui s’en étaient emparés les avaient enfermées de murailles : on avait élevé dessus des bâtiments ; des troupes d’esclaves faits des prisonniers de guerre les cultivaient pour le compte des grands de Rome, et déjà une longue prescription couvrait ces usurpations. Les sénateurs et les patriciens n’avaient guère d’autres biens que ces terres du public, qui étaient passées successivement en différentes familles par succession, par partage, ou par ventes.

Quelque apparence d’équité qu’eût la proposition de Cassius, on ne pouvait en faire une loi, sans ruiner tout d’un coup le Sénat et la principale noblesse, et sans exciter une infinité de procès en garantie parmi toutes les familles de Rome : aussi la plupart des sénateurs s’élevèrent contre lui avec beaucoup d’animosité.

Sans respecter sa dignité, ils lui reprochèrent publiquement son orgueil, son ambition, et l’envie qu’il avait d’exciter des troubles dans la république. Ils disaient hautement que Cassius agissait moins comme consul, que comme un tribun séditieux.

Cassius n’avait porté d’abord cette affaire dans le Sénat que pour suivre l’usage, qui ne permettait pas de proposer rien au peuple dont le Sénat n’eût été auparavant instruit. Mais comme il s’était bien attendu à l’opposition qu’il avait rencontrée, il s’adressa ensuite au peuple, et dans une assemblée publique, il lui dit qu’il venait pour dégager sa parole, et qu’il ne tiendrait qu’au peuple de se tirer tout d’un coup de la misère dans laquelle l’avait réduit l’avarice des patriciens. Qu’il n’y avait pour cela qu’à partager par portions égales entre tous les citoyens les terres de conquêtes ; qu’il venait de leur donner l’exemple de ce qu’ils devaient faire, par la distribution du territoire des Herniques entre cette nation, les latins et de pauvres plébéiens romains. Que c’était au peuple à achever un si grand ouvrage en ratifiant cette disposition qui pouvait lui servir de règle pour le passé, et de préjugé pour l’avenir, et que par une loi si équitable il bannirait pour toujours la pauvreté, la jalousie et la discorde.

Le peuple reçut d’abord cette proposition avec de grands applaudissements ; mais la plupart des tribuns qui ne pouvaient voir sans jalousie qu’un patricien et un consul entreprît à leur préjudice de s’attirer la confiance de la multitude, gardaient un profond silence qui empêchait leurs partisans et les chefs des tribus de se déclarer ouvertement pour la loi. Ce n’est pas que les uns et les autres n’en reconnussent tout l’avantage pour le parti du peuple, comme on le verra dans la suite, mais ils ne voulaient pas que le peuple en eût obligation à un patricien, ni qu’un consul fût reconnu pour auteur de la loi. Ainsi sans l’approuver ni la combattre ouvertement, ils attendaient une autre conjoncture où ils pussent avoir aux yeux du peuple le mérite de l’avoir fait recevoir.

Virginius collègue de Cassius pour le consulat, ne l’attaqua pas directement, il feignit au contraire d’en reconnaître la justice en général ; mais pour en éluder la publication, il blâmait hautement l’usage qu’en venait de faire Cassius, sous prétexte que par ce partage qu’il avait fait des terres des Herniques entre ce peuple, les latins et les romains, il avait réduit à une égalité honteuse les victorieux et les vaincus. Il laissait échapper en même temps des soupçons contre son collègue, comme si par cette disposition si extraordinaire, et faite en faveur d’anciens ennemis, il eût cherché à s’en faire des créatures au préjudice même de l’état. Pourquoi, s’écriait-il, rendre aux Herniques la troisième partie d’un territoire si légitimement conquis ? Quelle peut être sa vue en donnant aux latins la meilleure partie de ce qui reste, si ce n’est de se frayer un chemin à la tyrannie ? Rome doit craindre que ces peuples toujours jaloux de sa grandeur malgré leur nouvelle alliance, ne mettent un jour à leur tête Cassius, comme un autre Coriolan, et n’entreprennent sous sa conduite de se rendre maîtres du gouvernement. Cette comparaison avec Coriolan, qui rappelait au peuple le souvenir d’un patricien dont la mémoire lui était si odieuse, refroidit cette première ardeur pour la réception de cette loi. Les tribuns même laissèrent entrevoir que l’auteur leur en était suspect.

Cassius s’apercevant que son parti s’affaiblissait, fit venir secrètement à Rome un grand nombre de latins et d’Herniques auxquels il fit dire qu’en qualité de citoyens romains, ils avaient intérêt de se trouver aux premières assemblées pour y défendre leurs droits, et faire ratifier le partage des terres qu’il avait fait en leur faveur.

On vit arriver aussitôt à Rome un grand nombre de ces peuples. Il était indifférent à Cassius qu’on reçût la loi, et il ne l’avait proposée que dans le dessein d’exciter une sédition, et de se pouvoir mettre à la tête d’un parti qui le rendît maître du gouvernement. La froideur qu’avaient témoignée les tribuns déconcertait ses vues. Pour engager le peuple à se joindre à lui, il ne marchait plus dans la ville qu’escorté d’une foule de latins et de Herniques. Virginius voulant affaiblir ce parti, fit publier une ordonnance qui prescrivait à tous les alliés qui n’étaient pas actuellement domiciliés dans Rome d’en sortir incessamment.

Cassius s’opposa à cet édit, et un héraut par son ordre en publia un autre tout contraire qui leur permettait d’y rester. Cette opposition excita de nouveaux troubles dans la ville : les deux magistrats voulaient être également obéis : leurs licteurs étaient tous les jours aux prises, et cette concurrence entre deux partis qui se fortifiaient continuellement, allait dégénérer en une guerre civile, lorsqu’un des tribuns du peuple appelé C Rabuleïus, entreprit de rétablir le calme dans la république, et en tribun habile, d’en tirer tout l’avantage en faveur du peuple.

Il remontra dans une assemblée publique, qu’il était aisé de concilier les avis des deux consuls ; que l’un et l’autre convenaient de la justice du partage : que Cassius étendait cette libéralité jusqu’aux alliés, et que Virginius semblait vouloir la restreindre aux seuls citoyens. Qu’il lui paraissait juste, comme à Virginius, qu’on commençât par rendre justice au peuple romain, qui au prix de son sang avait acquis ces terres à la république ; et que pour celles dont on se rendrait maître ensuite à forces communes, on aurait égard dans le partage au secours qu’on aurait tiré des latins et des Herniques. Qu’à l’égard du partage général qu’avait proposé Cassius, le Sénat et le peuple y auraient les égards qui convenaient au bien commun de la république.

Sous les apparences d’un avis équitable et modéré, le tribun cachait le dessein de pousser plus vivement l’affaire du partage quand il l’aurait tirée des mains de Cassius. Il fut cause que l’assemblée se sépara sans qu’il y eût rien de statué au sujet du partage général de toutes les terres de conquêtes. Cassius honteux du mauvais succès de ses desseins, se cacha dans sa maison, dont il ne sortit plus sous prétexte de maladie.

Cependant le Sénat qui prévit bien que l’affaire du partage des terres n’était que différée, s’assembla extraordinairement pour prévenir de bonne heure tout ce que les tribuns pourraient entreprendre à ce sujet. On ouvrit différents avis : celui d’Appius ce défenseur intrépide des lois, fut que pour empêcher les justes plaintes du peuple, le Sénat devait nommer dix commissaires qui seraient chargés de faire une recherche exacte de ces terres qui originairement appartenaient au public. Qu’il en fallait vendre une partie au profit du trésor, en distribuer une autre aux plus pauvres citoyens qui n’avaient aucun fond de terre, rétablir les communes, et placer par tout des bornes dont le défaut avait causé l’abus qui s’était introduit.

Qu’à l’égard du reste de ces terres, il ne les fallait louer que pour cinq ans, en porter le loyer à sa juste valeur, et en employer le produit à fournir du bled et la solde aux plébéiens qui allaient en campagne. Que ce règlement les empêcherait de songer davantage au partage des terres ; et que certainement ils préféreraient à un morceau de terre qu’ils seraient obligés de cultiver, du grain, de l’argent, et une subsistance assurée pendant toute la campagne ; et qu’il ne savait point de moyen plus sûr pour réformer d’anciens abus, que de rétablir les choses dans l’esprit de leur première institution.

On donna de grands éloges à Appius, mais ils n’étaient guère sincères. La plupart des sénateurs dont ces terres faisaient tout le bien, ne pouvaient entendre parler de recherche. Cependant pour éblouir le peuple, l’avis d’Appius forma le sénatus-consulte. Mais pour en éloigner l’exécution, cet arrêt portait expressément, qu’attendu que le consulat de Cassius et de Virginius était prêt d’expirer, on attendrait que Q Fabius et Ser Cornelius désignés consuls entrassent en charge, et qu’ils seraient autorisés pour nommer les décemvirs qui devaient régler l’affaire du partage des terres. Et même les principaux du Sénat résolurent entre eux de mettre alors Cassius en justice, et de lui faire faire son procès pour intimider tous ceux qui à l’avenir seraient tentés de remuer cette affaire.

Quelques auteurs ont prétendu que sitôt que les deux nouveaux consuls eurent pris possession de leur dignité, ce fut le père même de Cassius qui le dénonça au Sénat, comme ayant voulu se rendre le tyran de sa patrie, et que ce sévère romain, comme un autre Brutus, en ayant fait voir les preuves en plein Sénat, avait ramené son fils en sa maison, où il l’avait fait mourir en présence de toute sa famille.

Mais Denis d’Halicarnasse nous apprend que ce furent Fabius César frère du premier consul, et Luc Valerius petit-fils de Publicola, tous deux questeurs, qui se rendirent parties dans cette affaire, et qui ayant convoqué l’assemblée du peuple suivant le pouvoir attaché à leurs charges, accusèrent Cassius d’avoir introduit des forces étrangères dans la ville pour opprimer la liberté de ses concitoyens.

Cassius parut dans l’assemblée vêtu de deuil, et dans un habit conforme à sa fortune. Il représenta au peuple que c’était lui-même que le Sénat attaquait en sa personne, et qu’il n’était odieux aux patriciens que parce qu’il avait proposé de les obliger à partager avec le peuple toutes les terres dont ils s’étaient emparés. Pour intéresser la multitude dans sa défense, il ajouta qu’on devait rendre aux pauvres plébéiens l’argent dont ils avaient payé le bled que le roi de Sicile avait envoyé gratuitement à Rome. Mais ce peuple généreux, qui dans sa misère trouvait la servitude encore plus insupportable que la pauvreté, rejeta toute proposition de la part d’un homme si suspect. Il se vit en même temps abandonné du peuple, et poursuivi par le Sénat, et il fut condamné par les suffrages de tous ses concitoyens. L’exemple récent de Coriolan qui avait rendu son exil si redoutable, fut cause qu’on condamna Cassius à mort. Ce consulaire qui avait été honoré de deux triomphes, fut précipité du haut de la roche Tarpéienne ; et les patriciens eurent la satisfaction de faire périr par les mains même des plébéiens un partisan déclaré des intérêts du peuple.

Un coup si hardi étourdit la multitude. On fut quelque temps sans entendre parler de la recherche des terres publiques ; l’exécution du sénatus-consulte, et la nomination des décemvirs demeurèrent suspendues.

Cette grande affaire devint comme un de ces mystères du gouvernement où personne n’oserait toucher : le peuple intimidé garda un profond silence pendant quelque temps ; mais ses besoins firent renaître insensiblement ses plaintes. Le petit peuple commença à regretter Cassius ; il se reprochait sa mort, et par une reconnaissance tardive, peu différente de l’ingratitude, il donnait des louanges inutiles à la mémoire d’un homme que lui-même avait fait périr.

Le Sénat craignant qu’il ne se trouvât un autre Cassius dans le consulat, prit des précautions pour ne remettre cette suprême dignité qu’à des patriciens dont il fût bien assuré, et il était maître en quelque manière de cette espèce d’élection qui ne se faisait que par l’assemblée des centuries où les patriciens avaient le plus grand nombre de suffrages. C’est ainsi que Lucius Emilius et Ceson Fabius, M Fabius et Lucius Valerius parvinrent successivement au consulat. Dans le dessein que le Sénat avait formé de laisser tomber le sénatus-consulte, il ne crut point pouvoir mieux confier ce secret qu’à Fabius Ceson et à Lucius Valerius, les accusateurs de Cassius, et qui l’avaient précipité eux-mêmes, pour ainsi dire, du haut de la roche tarpéienne. Le peuple sentit bien l’artifice : il s’aperçut qu’on ne mettait dans le consulat que des patriciens qu’on était bien assuré qui ne nommeraient jamais les décemvirs qui devaient procéder au partage des terres. Dans ces circonstances, la guerre presque continuelle contre les Volsques s’étant rallumée, et les deux consuls M Fabius et L Valerius qui étaient en exercice, ayant demandé quelques recrues pour rendre les légions complètes, un tribun appelé C Menius s’y opposa, et protesta publiquement qu’il ne souffrirait point qu’aucun plébéien donnât son nom pour se faire enrôler, que les consuls auparavant n’eussent apporté le sénatus-consulte en pleine assemblée du peuple, et qu’ils n’eussent nommé les commissaires qui le devaient mettre à exécution. Les consuls pour se tirer de cet embarras, et pour lever l’opposition du tribun, firent porter leur tribunal hors de Rome, à une distance qui n’était plus de la juridiction des tribuns, dont le pouvoir et les fonctions étaient renfermés dans les murailles de la ville.

Les consuls s’y étant rendus, envoyèrent citer les plébéiens qui devaient marcher en campagne. Ceux-ci se reposant sur l’opposition du tribun, ne comparurent point, et ils ne craignaient pas, tant qu’elle subsisterait, que les consuls les fissent arrêter. Mais ces magistrats prirent une autre route pour se faire obéir, et sans rentrer dans Rome, afin de ne se pas trouver en concurrence avec les tribuns, ils envoyèrent abattre les maisons de campagne, et couper les arbres des premiers plébéiens qui avaient refusé de comparaître après la citation. Cette exécution militaire fit rentrer le peuple dans son devoir ; on le vit accourir aussitôt et se présenter devant les consuls pour recevoir leurs ordres. Chacun prit les armes ; on marcha aux ennemis ; la guerre se fit sans aucun succès considérable ; et les consuls retinrent les soldats le plus longtemps qu’ils purent en campagne et sous leurs enseignes, pour éviter de nouvelles séditions. Mais quand on fut de retour, et qu’il fallut procéder à l’élection de nouveaux consuls, la discorde se renouvela avec plus de fureur que jamais. Les principaux du Sénat qui étaient les plus intéressés dans la recherche des terres publiques, destinaient cette dignité à Appius Claudius fils de celui dont nous avons parlé. Il avait hérité de son père des biens considérables, un grand nombre de clients, et surtout cette hauteur et cette fermeté qui l’avaient rendu si odieux à la multitude.

Aussi le peuple ne voulait point en entendre parler, et il demandait quelques-uns de ces anciens sénateurs qui lui avaient paru les plus favorables. Chaque parti demeurait attaché opiniâtrement à la résolution qu’il avait prise. Le Sénat se flattait d’emporter cette affaire de hauteur, par le moyen d’une assemblée qui serait faite par centuries. Les consuls la convoquèrent à l’ordinaire, et suivant le droit qui était attaché à leur dignité ; mais le peuple excité par ses tribuns, fit tant de bruit, et il y eut des contestations et des disputes si aigres et si violentes, qu’on ne put ce jour-là procéder à l’élection. C’était le dessein secret des tribuns, qui par une entreprise toute nouvelle convoquèrent le lendemain une seconde assemblée. Les consuls et le Sénat en corps ne manquèrent pas de s’y trouver, et ils demandèrent aux tribuns par quelle autorité ils s’ingéraient de vouloir présider à l’élection des consuls. Ceux-ci leur répondirent que l’intérêt du peuple les obligeait à ne pas souffrir qu’on lui donnât des tyrans pour magistrats ; et que si le Sénat ne choisissait des gens de bien, ils sauraient bien s’opposer à toute élection qui serait préjudiciable au peuple. Quelques sénateurs irrités de cette audace, voulaient que le premier consul nommât un dictateur, qui par le pouvoir suprême et absolu de sa dignité, punît sévèrement les auteurs de ces nouveautés. Mais comme on avait lieu de craindre que le peuple ne se révoltât ouvertement, les meilleures têtes du Sénat et les plus sages ne crurent pas devoir dans une pareille conjoncture commettre l’autorité souveraine contre tout un peuple en fureur. On prit un parti plus modéré. Le Sénat se contenta de créer un entre-roi, comme nous en avons vu sous les rois pendant la vacance du trône. Cette magistrature passagère fut déférée à A Sempronius Atratinus, qui la remit à Sp Largius. Ce magistrat qui avait un esprit de conciliation, représenta au Sénat, qu’en s’obstinant à vouloir porter Appius au consulat, il pourrait à la fin exciter une sédition dangereuse, et hasarder le droit qu’il avait de faire faire l’élection des consuls par une assemblée de centuries ; ce qui l’en rendait toujours le maître. Qu’il était de sa prudence d’éviter avec soin tout ce qui pouvait donner atteinte à un droit si précieux, et dont il pouvait se servir en faveur d’Appius dans des conjonctures plus favorables. Enfin l’entre-roi  ménagea si adroitement l’un et l’autre parti, qu’il les obligea de part et d’autre à relâcher quelque chose de leurs prétentions. On convint que l’élection se ferait toujours à l’ordinaire, et par les suffrages des centuries ; mais que dans cette occasion il y aurait un des consuls au choix du peuple, qui désignerait celui des sénateurs ou des consulaires qui lui serait le plus agréable, et que le Sénat nommerait son collègue. L’union étant rétablie à ces conditions, on procéda seulement pour la forme à l’élection des consuls. Les tribuns firent tomber cette dignité à C Julius Iulus, que tout le monde savait être partisan du peuple et esclave des tribuns. Les patriciens nommèrent pour son collègue Q Fabius Vibulanus d’une maison illustrée par des consulats presque continuels, et qui sans avoir jamais offensé le peuple, n’avait pas laissé de défendre dans toutes les occasions les droits et la dignité du Sénat.

Le peuple se flattait, ayant un consul à sa dévotion, de faire nommer les commissaires, et de procurer enfin le partage des terres. Mais ce fut alors qu’on reconnut la différence qu’il y a entre ceux qui ne s’élèvent aux premières dignités qu’à force de bassesses, et ces hommes généreux que le mérite autant que la naissance y place naturellement. C Julius voulut à la vérité tenter de faire publier le sénatus-consulte, mais à peine osa-t-il soutenir son sentiment contre celui de Fabius. Le consul du Sénat, s’il est permis de parler ainsi, avait pris une si grande supériorité sur celui du peuple, quoique leurs dignités fussent égales, qu’il semblait qu’il n’y en eût qu’un cette année dans la république. Fabius l’obligea de sortir de Rome avec lui, et de marcher contre les Èques et les Véiens. C’étaient des peuples de la Toscane qui avaient fait quelques courses sur les terres des romains : on usa de représailles, et cette expédition se termina par le pillage de la campagne. Ces petites guerres étaient la ressource ordinaire des consuls, qui pour faire diversion aux plaintes ordinaires du peuple, le tiraient de Rome sous ce prétexte, et portaient la guerre au dehors dans la vue de faire trouver à leurs soldats aux dépens de l’ennemi, une subsistance qui leur fît oublier leurs anciennes prétentions. Mais ces guerres continuelles les rendaient encore plus féroces, et la paix faisait renaître dans des courages si fiers la discorde que la guerre n’avait que suspendue.

On la vit éclater de nouveau au sujet de l’élection des consuls. Le peuple réduit à ne pouvoir choisir que des nobles, eut bien souhaité du moins que les suffrages ne fussent tombés que sur ceux de cet ordre qui paraissaient plébéiens d’inclination. On disait même tout haut dans les assemblées, que c’était bien assez que le peuple souffrît qu’on tirât les deux consuls du corps des patriciens, sans qu’on leur donnât encore ceux qui étaient le plus opposés au partage des terres. Le Sénat au contraire ne destinait cette dignité qu’à ceux en qui il trouvait plus de courage et de fermeté ; chaque parti soutenait ses prétentions avec une égale vivacité, l’affaire enfin s’accommoda. On convint de se régler sur la manière dont on en avait usé dans la dernière élection. Le peuple nomma encore son consul, quoique toujours pris parmi les patriciens : ce fut Sp Furius ; et le Sénat choisit C Fabius celui même qui pendant sa questure avait fait périr Cassius. Il était question de continuer la guerre contre les Èques et les Toscans qui renouvelaient leurs incursions.

Les nouveaux consuls voulurent faire prendre les armes au peuple, mais un tribun appelé Sp Icilius s’y opposa hautement. Il dit qu’il formerait la même opposition à tous les décrets qui émaneraient du Sénat, sur quelque affaire que ce fût, jusqu’à ce qu’on eût rapporté dans l’assemblée du peuple le sénatus-consulte, et nommé en conséquence des commissaires. Qu’il lui était indifférent que les ennemis ravageassent la campagne, ou que des usurpateurs en restassent propriétaires. Cependant les Èques et les Véiens mettaient tout à feu et à sang dans le territoire de Rome, sans que le Sénat pût trouver des troupes à leur opposer, par l’opiniâtreté du tribun qui arrêtait toutes les levées. Dans cet embarras Appius dont nous venons de parler, ouvrit un avis dont le succès fut heureux. Il représenta que la puissance du tribunat n’était redoutable que par l’union des tribuns, et que si l’opposition d’un seul tribun pouvait suspendre l’exécution d’un arrêt du Sénat, elle avait le même effet à l’égard des délibérations de ses collègues.

Qu’il n’était pas impossible qu’il n’y eût de la jalousie entre eux, qu’il fallait tâcher d’y introduire de la division, et travailler secrètement à engager quelqu’un qui entrât dans les intérêts du Sénat. Ce conseil fut approuvé et suivi ; les sénateurs s’attachèrent à gagner l’amitié des tribuns, et ils y réussirent ; quatre de ce college déclarèrent dans une assemblée publique, qu’ils ne pouvaient souffrir que les ennemis à la faveur des divisions qui régnaient dans la ville, ravageassent impunément la campagne. Icilius eut le chagrin et la honte de voir lever son opposition ; le peuple prit les armes, et suivit les consuls à la guerre. Ce fut pendant plusieurs années comme une alternative de troubles dans la ville, et de guerres en campagne, sans que le peuple pût venir à bout de la publication de la loi. Il s’en prenait aux consuls, et pour s’en venger, on vit des soldats qui n’eurent point de honte, au retour de l’armée, de servir d’accusateurs ou de témoins contre leurs généraux, comme s’ils eussent manqué de courage ou de capacité dans la conduite de l’armée. À peine un consul était-il sorti de charge qu’il se voyait traduit devant l’assemblée du peuple, c’est-à-dire devant un tribunal où il avait ses plus cruels ennemis pour juges.

C’est ainsi que Menenius fils d’Agrippa se vit accusé, sous prétexte que durant son consulat les ennemis avaient emporté le fort de Cremere. Les tribuns Q Considius et T Genutius demandèrent hautement sa mort ; mais le Sénat et tous ses amis sollicitèrent si vivement en sa faveur, qu’il ne fut condamné qu’à une amende qui montait à deux mille asses, c’est-à-dire environ vingt écus de notre monnaie : somme modique si on la considère par rapport au temps que nous écrivons, mais qui était très considérable dans un siècle et une république où les premiers magistrats vivaient du travail de leurs mains. On peut dire même que cette amende était excessive à l’égard de Menenius, à qui son père n’avait laissé d’autre patrimoine que sa gloire et sa pauvreté. Ses amis lui offrirent généreusement de payer pour lui la somme à laquelle il avait été condamné ; mais il ne le voulut pas souffrir, et pénétré de l’injustice et de l’ingratitude de ses concitoyens, il s’enferma dans sa maison où il se laissa mourir de faim et de douleur.

On attaqua ensuite un autre consulaire appelé Spurius Servilius qui avait succédé à Menenius au consulat. On lui faisait un crime d’un combat, où après avoir défait les toscans, il avait perdu quelques troupes en poursuivant les ennemis avec plus de courage que de prudence. Mais ce n’était qu’un prétexte, et une victoire qu’il avait remportée faisait son apologie. Le véritable crime de l’un et l’autre consulaire était de n’avoir jamais voulu pendant leur consulat nommer les commissaires qui devaient faire le partage des terres. Servilius qui n’ignorait pas cette disposition des esprits à son égard, n’eut recours ni aux prières ni au crédit de ses amis pour échapper à la colère du peuple. Il se présenta, pour ainsi dire, de front au péril, et sans changer d’habit ni de contenance, il se rendit à l’assemblée du peuple où il avait été cité ; et adressant la parole à la multitude : si on m’a fait venir ici, lui dit-il, pour me demander compte de ce qui s’est passé dans la dernière bataille où je commandais, je suis prêt de vous en instruire. Mais si ce n’est qu’un prétexte pour me faire périr comme je le soupçonne, épargnez-moi des paroles inutiles : voila mon corps et ma vie que je vous abandonne, vous pouvez en disposer.

Quelques-uns des plus modérés d’entre le peuple lui ayant crié qu’il prît courage, et qu’il continuât sa défense : puisque j’ai à faire à des juges et non pas à des ennemis, ajouta-t-il, je vous dirai, romains, que j’ai été fait consul avec Virginius dans un temps que les ennemis étaient maîtres de la campagne, et que la dissension et la famine étaient dans la ville. C’est dans une conjoncture si fâcheuse que j’ai été appelé au gouvernement de l’état. J’ai marché aux ennemis que j’ai défaits en deux batailles, et que j’ai contraints de se renfermer dans leurs places. Et pendant qu’ils s’y tenaient comme cachés par la terreur de vos armes, j’ai ravagé à mon tour leur territoire ; j’en ai tiré une quantité prodigieuse de grains que j’ai fait apporter à Rome où j’ai rétabli l’abondance. Quelle faute ai-je commis jusqu’ici ? Me veut-on faire un crime d’avoir remporté deux victoires ? Mais j’ai, dit-on, perdu beaucoup de monde dans le dernier combat ; peut-on donc livrer des batailles contre une nation aguerrie, et qui se défend courageusement, sans qu’il y ait de part et d’autre du sang répandu ? Quelle divinité s’est engagée envers le peuple romain de lui faire remporter des victoires sans aucune perte ? Ignorez-vous que la gloire ne s’acquiert que par de grands périls ? Je suis venu aux mains avec des troupes plus nombreuses que celles que vous m’aviez confiées, je n’ai pas laissé après un combat opiniâtré de les enfoncer. J’ai mis en déroute leurs légions qui à la fin ont pris la fuite. Pouvais-je me refuser à la victoire qui marchait devant moi ? Etait-il même en mon pouvoir de retenir vos soldats que leur courage emportait, et qui poursuivaient avec ardeur un ennemi effrayé ? Si j’avais fait sonner la retraite ; si j’avais ramené nos soldats dans leur camp, vos tribuns ne m’accuseraient-ils pas aujourd’hui d’intelligence avec les ennemis ? Si vos ennemis se sont ralliés, s’ils ont été soutenus par un corps de troupes qui s’avançait à leur secours ; enfin s’il a fallu recommencer tout de nouveau le combat, et si dans cette dernière action j’ai perdu quelques soldats, n’est-ce pas le sort ordinaire de la guerre ? Trouverez-vous des généraux qui veuillent se charger du commandement de vos armées, à condition de ramener à Rome tous les soldats qui en seraient sortis sous leur conduite ? N’examinez donc point si à la fin d’une bataille j’ai perdu quelques soldats, mais jugez de ma conduite par ma victoire, et par les suites de la victoire. S’il est vrai que j’ai chassé les ennemis de votre territoire ; que je leur ai tué beaucoup de monde dans deux combats ; que j’ai forcé le débris de leurs armées de s’enfermer dans leurs places, et que j’ai enrichi Rome et vos soldats du butin qu’ils ont fait dans le pays ennemi ; que vos tribuns s’élèvent, et qu’ils me reprochent en quoi j’ai manqué contre les devoirs d’un bon général. Mais ce n’est pas ce que je crains, ces accusations ne servent que de prétexte pour pouvoir exercer impunément leur haine et leur animosité contre le Sénat et contre l’ordre des patriciens. Mon véritable crime, aussi bien que celui de l’illustre Menenius, c’est de n’avoir pas nommé l’un et l’autre pendant nos consulats, ces décemvirs après lesquels vous soupirez depuis si longtemps. Mais le pouvions-nous faire dans l’agitation et le tumulte des armes, et pendant que les ennemis étaient à nos portes, et la division dans la ville ? Et quand nous l’aurions pu, sachez, romains, que Servilius n’aurait jamais autorisé une loi qu’on ne peut observer, sans exciter un trouble général dans toutes les familles, sans causer une infinité de procès, et sans ruiner les premières maisons de la république, et qui en sont le plus ferme soutien. Faut-il que vous ne demandiez jamais rien au Sénat qui ne soit préjudiciable au bien commun de la patrie, et que vous ne le demandiez que par des séditions ? Si un sénateur ose vous représenter l’injustice de vos prétentions ; si un consul ne parle pas le langage séditieux de vos tribuns ; s’il défend avec courage la souveraine puissance dont il est revêtu, on crie au tyran. À peine est-il sorti de charge, qu’il se trouve accablé d’accusations. C’est ainsi que par votre injuste plébiscite vous avez ôté la vie à Menenius, aussi grand capitaine que bon citoyen. Ne devriez-vous pas mourir de honte d’avoir persécuté si cruellement le fils de ce Menenius Agrippa à qui vous devez vos tribuns, et ce pouvoir qui vous rend à présent si furieux ? On trouvera peut-être que je vous parle avec trop de liberté dans l’état présent de ma fortune ; mais je ne crains point la mort, condamnez-moi si vous l’osez ; la vie ne peut être qu’à charge à un général qui est réduit à se justifier de ses victoires : après tout, un sort pareil à celui de Menenius ne peut me déshonorer.

Ce généreux patricien dissipa le péril par sa fermeté, et le peuple honteux de la mort de Menenius, n’osa condamner Servilius qui fut absous par la plus grande partie des suffrages. Le salut de ce consulaire qui venait d’échapper à la fureur des tribuns, ne leur fit rien relâcher de leurs prétentions au sujet du partage des terres. Ils continuèrent à infecter la multitude par le poison ordinaire de leurs harangues séditieuses ; enfin un de ces tribuns appelé Cn Genutius homme hardi, entreprenant, et qui n’était pas sans éloquence, somma publiquement L Emilius Mammercus, et Vop Julius tous deux consuls cette année, de nommer incessamment les commissaires qui, suivant le sénatus-consulte, devaient procéder au partage des terres, et y faire poser des bornes qui pussent arrêter les usurpations. Les deux consuls pour éluder ses poursuites, se défendirent d’abord de prendre connaissance d’une affaire qui s’était passée longtemps avant leur consulat : et pour donner une apparence de justice à un refus qui n’était fondé que sur l’intérêt de leur corps, ils ajoutèrent que ce sénatus-consulte était périt par l’inexécution ; et que personne n’ignorait qu’il y avait cette différence entre les lois et de simples décrets du Sénat, que les unes étaient perpétuelles et inviolables, au lieu que les sénatus-consultes n’avaient pas plus de durée que le temps de la magistrature de celui à qui on en avait renvoyé l’exécution.

Le tribun sans s’arrêter à cette distinction, eût bien voulu pouvoir attaquer directement ces magistrats ; mais comme il prévit qu’il ne lui serait pas aisé de faire périr deux consuls pendant qu’ils seraient revêtus de la souveraine puissance, il s’adressa à A Manlius, et à L Furius qui ne faisaient que sortir de charge. Il les cita devant l’assemblée du peuple, et il les accusa de n’avoir pas voulu nommer les commissaires dans le dessein de priver des pauvres citoyens et des braves soldats, de la part qui leur était si légitimement acquise dans les terres de conquête. Ce tribun furieux exhorta le peuple à se faire justice lui-même, et ajouta que ce ne serait que par la punition de ces grands coupables, et par la crainte d’un pareil supplice, qu’on pourrait réduire leurs successeurs à exécuter enfin le sénatus-consulte ; et après avoir fait des serments horribles qu’il poursuivrait cette affaire jusqu’à la mort, il marqua le jour que le peuple en devait prendre connaissance. Cette accusation et ces menaces violentes épouvantèrent les patriciens. Ils voyaient avec autant de colère que de douleur que les tribuns en voulaient également à leurs biens et à leurs vies, et qu’il semblait qu’il y eût une conjuration formée pour se défaire de tous les sénateurs les uns après les autres. Chacun se reprochait sa patience et sa modération : on tint différents conseils particuliers, mais dont le résultat demeura enseveli sous un profond secret. Cependant le peuple qui triomphait d’avance, se vantait insolemment que malgré tous les artifices du Sénat, la loi du partage des terres passerait à la fin, qu’elle serait même scellée par le sang de ceux qui s’y étaient opposés, et que la mort de Cassius ne demeurerait pas sans être vengée. Le Sénat dissimulait également sa crainte et son ressentiment. Mais la veille qu’on devait juger cette grande affaire, Genutius fut trouvé mort dans son lit, sans qu’il parût aucune marque qu’il eût été empoisonné, ou qu’on lui eût fait violence. On apporta son corps dans la place, et le petit peuple dont l’esprit se tourne aisément du côté de la superstition, crut que les dieux désapprouvaient son entreprise, quoique les plus habiles se doutassent bien que quelques patriciens avaient servi de ministres à la divinité. Cependant ce sentiment de religion qui s’était emparé des esprits de la multitude, leur inspira un grand respect pour le Sénat, en faveur duquel il semblait que le ciel se fût déclaré d’une manière si visible. On ne parla plus pendant quelque temps du partage des terres : les tribuns étaient confus, et le Sénat aurait repris toute son autorité, si dans cette révolution il n’eût pas voulu la pousser trop loin. Il était question de lever des troupes, et d’enrôler les légions pour marcher contre l’ennemi. Les consuls escortés de leurs licteurs, tinrent à l’ordinaire leur tribunal dans la place, et pour faire sentir au peuple leur puissance, ils condamnaient à l’amende ou au fouet, souvent sans aucun égard pour la justice, les citoyens qui ne se présentaient pas aussitôt qu’ils avaient été appelés pour donner leurs noms. Une conduite si sévère commença à aliéner les esprits, et la manière injuste et violente dont les consuls voulurent enrôler, comme simple soldat, un plébéien qui avait été centurion, acheva de faire éclater le mécontentement du peuple.

Ce plébéien appelé P Volero, s’était distingué à la guerre par sa valeur, et passait pour un bon officier. Cependant au préjudice de ses services, et des emplois qu’il avait remplis, il fut cité pour se faire enregistrer en qualité de simple soldat. Il ne voulut pas obéir, et se plaignit publiquement que les consuls le voulaient déshonorer, parce qu’il était plébéien. Ces magistrats sur son refus envoyèrent un licteur pour l’arrêter, et comme il faisait de la résistance, ils ordonnèrent qu’on le battît de verges, supplice dont les généraux punissaient la désobéissance de leurs soldats. On voulut se saisir de sa personne, mais Volero plein de courage et d’indignation repousse le licteur, et le frappant d’un coup dans le visage, il demande en même temps la protection des tribuns. Comme ils paraissaient insensibles à ses cris : j’en appelle au peuple, dit-il, en adressant la parole aux consuls. Puisque nos tribuns intimidés par votre puissance aiment mieux qu’on maltraite à leurs yeux un citoyen que de s’exposer à être étouffés dans leur lit comme Genutius ; se tournant ensuite vers le peuple qui paraissait indigné de la violence qu’on lui voulait faire : assistez-moi, mes compagnons, criait-il : nous n’avons plus d’autre ressource contre une si grande tyrannie que dans nos forces. Le peuple ému par ce discours prend feu, se soulève, attaque les licteurs qui escortaient les consuls. On brise leurs faisceaux, on les écarte ; la majesté du consulat n’est pas capable d’arrêter la fureur du peuple, et les consuls sont contraints de s’enfuir et de se cacher.

Le Sénat s’assemble aussitôt ; les consuls font leur rapport de la rébellion de Volero, et concluent à ce qu’il fût puni comme séditieux, et précipité du haut de la roche tarpéienne. Les tribuns au contraire demandaient justice contre les consuls, et ils se plaignaient de ce que ces magistrats au préjudice de la loi Valeria, et d’un appel devant l’assemblée du peuple romain, avaient voulu faire fouetter ignominieusement un brave citoyen, comme si c’eût été un vil esclave : nouveau sujet de dissension entre ces deux ordres de la république. Volero qui redoutait la puissance des consuls, demanda le tribunat, qu’il regardait comme un asile inviolable où il serait à couvert contre toutes les violences de ses ennemis. Pour obtenir cette charge, il se vanta dans une assemblée publique, que s’il était jamais revêtu de cette dignité, il saurait bien empêcher à l’avenir que le peuple ne fût opprimé par la puissance du Sénat.

Les plébéiens qui faisaient toujours le plus grand nombre dans ces assemblées, charmés des espérances que leur donnait Volero, lui accordèrent tous leurs suffrages. Il fut élu tribun malgré la brigue et la cabale des patriciens ; il entra en exercice de cette magistrature sous le consulat de L Pinarius et de P Furius. Le peuple attentif à ses démarches, croyait que pour se venger des deux consulaires qui l’avaient maltraité, il allait les attaquer et les mettre en justice ; mais il portait plus loin ses vues. Il tourna tout son ressentiment contre le corps entier du Sénat, et il entreprit de le priver de l’autorité qu’il avait dans l’élection des tribuns.

Nous avons dit qu’il n’y avait alors que deux manières de convoquer les assemblées du peuple romain, l’une par curies, et l’autre par centuries. Elles différaient en ce que dans les assemblées par curies on comptait les voix par tête, ce qui rendait le peuple plus puissant ; au lieu que dans les assemblées par centuries, comme les seuls patriciens composaient plus de centuries que le peuple, tout l’avantage était de leur côté. Du reste la forme de convoquer l’une et l’autre assemblée était égale ; ce droit appartenait au Sénat : et comme il n’y avait alors que des patriciens qui pussent être augures, c’étaient eux qui prenaient les auspices. Volero s’étant aperçu que l’autorité de ces augures et celle du Sénat influaient beaucoup dans l’une et l’autre assemblée, entreprit de tirer de l’assemblée par curies l’élection qu’on faisait des tribuns.

Il représenta au peuple dans une assemblée générale, que le Sénat et les patriciens étaient maîtres absolus du gouvernement ; que les premières dignités de la république, les charges civiles, militaires, et même celles du sacerdoce, étaient renfermées dans leur ordre. Qu’outre ces avantages particuliers, ils avaient encore le privilège de déterminer par un sénatus-consulte quand on devait tenir des assemblées, d’y présider, de faire précéder les délibérations par des auspices que les ministres de la religion, patriciens de naissance, interprétaient toujours suivant les vues et les intérêts de leur ordre ; et enfin qu’il fallait un nouveau sénatus-consulte pour confirmer ce qui s’y était passé. Qu’à la faveur de tant de droits qu’ils s’étaient attribués, ils n’avaient guère moins de pouvoir dans les assemblées qui se faisaient par curies, quoiqu’on y recueillît les voix par tête, que dans celles où les suffrages se comptaient seulement par centuries. Qu’il était temps de rompre tous ces liens que la politique du Sénat avait formés pour enchaîner les suffrages des plébéiens. Qu’il demandait qu’au moins pour ce qui regardait l’élection des tribuns, il fût permis de convoquer une troisième sorte d’assemblée, qui se fît par tribus, où les suffrages se recueillissent par tête comme dans celle des curies, mais où tous les citoyens romains qui composaient alors trente tribus, et tant les habitants de la ville que ceux de la campagne, fussent également reçus à donner leurs voix. Qu’on en bannît les sénatus-consultes, jusqu’alors nécessaires tant pour la convocation que pour la ratification de ce qui y aurait été arrêté. Que les tribuns seuls fussent autorisés à faire cette convocation pour l’élection de leurs successeurs, et que les consuls ne s’en mêlassent plus. Qu’on en exclût aussi les augures qui ne manquaient jamais de trouver des défauts dans les élections qui n’étaient pas agréables au Sénat ; et qu’enfin ces élections qui auparavant devaient être confirmées
par un décret du Sénat, ne fussent à l’avenir ratifiées que par un plébiscite, c’est-à-dire par une ordonnance du peuple.

Tous les plébéiens se déclarèrent avec chaleur pour une proposition qui en les tirant eux et leurs magistrats de la dépendance des consuls, augmentait de nouveau la puissance du peuple aux dépens de l’autorité du Sénat. Les consuls au contraire, le Sénat et tout l’ordre des patriciens s’y opposaient de toutes leurs forces. Ils représentèrent dans différentes assemblées qui se tinrent à ce sujet, qu’une loi aussi dangereuse ne pouvait être reçue qu’au mépris des dieux, et de ce que la religion a de plus saint, et qu’elle allait rompre ces liens qui attachaient les citoyens les uns aux autres, et ruiner la subordination si nécessaire pour entretenir la paix et l’union entre les différents ordres de l’état. Chaque parti soutenait ses prétentions avec une égale animosité. C’était le sujet ordinaire de toutes les disputes entre ces deux ordres de la république. Il n’était plus question du partage des terres ; les vues et les intérêts des grands et du peuple semblaient être fixés dans la décision de cette affaire, sans qu’on pût prévoir quel en serait le succès.

Une peste affreuse qui infecta la ville et la campagne, interrompit le cours de ces dissensions. Chacun étant appliqué à ses pertes particulières, et à sa propre conservation, avait moins d’attention pour les intérêts publics. Mais ce mal ayant été aussi court que violent, les tribuns reprirent aussitôt leurs poursuites pour faire recevoir la loi proposée par Volero. Ce magistrat populaire étant prêt de sortir de charge, le peuple qui ne croyait pas pouvoir réussir sans son secours, le continua dans le tribunat pour l’année prochaine, malgré les brigues et l’opposition des patriciens. Le Sénat crut qu’il fallait lui opposer un homme d’un caractère ferme, et incapable de se laisser épouvanter par les cris et les menaces du peuple. Il choisit Appius Claudius, et l’éleva au consulat sans sa participation. On observa que bien loin de briguer cette suprême dignité, il n’avait pas daigné seulement se présenter dans l’assemblée le jour de l’élection. Il avait hérité de son père son attachement inviolable pour les intérêts du Sénat ; mais la fermeté héroïque du premier était dégénérée en dureté dans le fils. C’était un homme naturellement fier, quoique sans ambition, qui menait toutes les affaires avec hauteur, et qui ne voulait rien devoir à la persuasion, et à ces ménagements délicats, si nécessaires pour conduire un peuple libre. On lui donna pour collègue T Quintius, d’un caractère tout opposé, naturellement doux, insinuant, et qui avait su se faire aimer du peuple, quoiqu’il fût à la tête du parti qui lui était opposé. Le Sénat l’avait choisi exprès dans l’espérance que ses conseils et son exemple pourraient adoucir ce qu’il y avait de trop fier et de trop hautain dans les manières d’Appius.

Ces deux consuls étant entrés dans l’exercice de leurs charges, convoquèrent aussitôt le Sénat. Il était question de trouver les moyens les plus convenables pour empêcher la publication de la loi de Volero.

Appius fut d’avis que sous quelque prétexte dont on ne manque jamais entre voisins, on entreprît incessamment une nouvelle guerre. Il représenta que le Sénat ayant à gouverner un peuple d’un génie inquiet, avide de nouveautés, et excité par des tribuns séditieux, l’expérience avait fait voir qu’on n’aurait jamais la paix au dedans de l’état, si on ne portait la guerre au dehors, et si on ne tirait le peuple d’une ville où l’oisiveté entretenait les murmures et l’esprit de rébellion.

Quintius fut d’un sentiment contraire : il dit qu’il lui paraissait injuste de faire la guerre à des nations dont la république n’avait point alors sujet de se plaindre ; que le peuple même s’apercevrait bientôt des vues secrètes du Sénat, et que s’il refusait de prendre les armes, il faudrait employer la force pour le réduire : ce qui ne manquerait pas d’exciter une sédition, dans laquelle il était à craindre que la majesté du Sénat ne fût commise. Comme Quintius avait ce mois-là les licteurs et la principale autorité, il fallut que son collègue se rendît à son avis, qui fut suivi par la plus grande partie du Sénat.

Cependant Volero voulant venir à bout de ses premiers desseins, ne fut pas plutôt entré dans son second tribunat, qu’il proposa de nouveau la loi pour une assemblée du peuple par tribus. Il ajouta de concert avec ses collègues, qu’il demandait en faveur du peuple que l’élection des édiles s’y fît comme celle des tribuns, et qu’on y rapportât toutes les affaires dont le peuple avait droit de prendre connaissance. Ce qui voulait dire qu’il ne prétendait pas moins que de faire passer du Sénat au peuple toute l’autorité du gouvernement. On assembla de nouveau le Sénat sur des propositions si extraordinaires. Quintius naturellement doux et républicain, sans être populaire, voulait qu’on relâchât quelque chose en faveur d’un peuple courageux, et dont la république, disait-il, tirait tous les jours des services importants. Mais Appius fier et sévère soutenait qu’on trahissait les intérêts du Sénat par une indulgence qui marquait moins de bonté, que la faiblesse du gouvernement. Que les tribuns après les avoir dépouillés de leur autorité, ne leur laisseraient peut-être pas les robes bordées de pourpre, et les marques de leur dignité. Il conclut qu’après tant de discours inutiles qui s’étaient faits sur le même sujet, il n’y avait plus qu’un coup d’autorité qui pût réprimer les entreprises séditieuses des tribuns. Que les patriciens suivis de leurs clients, devaient prendre les armes, écarter le peuple de la place, et charger sans distinction tous ceux qui se rendraient les protecteurs d’une loi si pernicieuse. Cet avis fut rejeté, comme trop violent, et même dangereux. Le Sénat prit un parti plus modéré : il fit demander aux tribuns qu’on bannît des assemblées publiques ces disputes et ces contestations tumultueuses au travers desquelles il était difficile de démêler la justice et la raison ; que les consuls pussent paisiblement, et sans être interrompus, représenter au peuple les véritables intérêts de la république, et qu’on prendrait ensuite de concert des résolutions conformes au bien commun du peuple et du Sénat.

Les tribuns n’osèrent refuser une proposition si équitable : Quintius monta à la tribune aux harangues ; il parla d’une manière si vive et si touchante des avantages de la paix, et des malheurs qui suivaient des divisions et du changement des lois, que si Appius n’eût pas pris la parole immédiatement après lui, le peuple paraissait disposé à rejeter la proposition de Volero. Mais ce consul qui ne connaissait de manières de traiter avec les hommes, que celles de hauteur, au lieu de profiter de l’impression que le discours de son collègue venait de faire sur l’esprit des auditeurs, s’emporta à des invectives qui eurent le même effet que les harangues séditieuses des tribuns, et qui ne servirent qu’à irriter de nouveau les plébéiens, et à les éloigner du Sénat. Il leur reprocha d’une manière désagréable au Sénat même, et odieuse au peuple, sa première désertion sur le mont sacré, et l’érection du tribunat, qu’il disait n’avoir été arrachée du Sénat que par une révolte déclarée, et les menaces d’une guerre civile. Qu’il ne fallait pas s’étonner si d’un tribunal formé par des séditieux, il n’en sortait que des tumultes et des discordes, qui ne prendraient fin que par la ruine entière de la république ; qu’on ne reconnaissait déjà plus aucune trace de l’ancien gouvernement. Que les lois les plus saintes étaient abolies ; la puissance consulaire méprisée, et la dignité du Sénat avilie. Qu’on portait l’impudence jusque à vouloir exclure des élections les sénatus-consultes et les auspices, c’est-à-dire tout ce que la religion et l’état avaient de plus sacré et de plus respectable. Que bientôt avec un nouveau gouvernement on introduirait dans Rome des dieux étrangers ; qu’on abolirait le Sénat dont on diminuait tous les jours l’autorité, pour élever sur ses ruines un conseil suprême composé des tribuns du peuple. Qu’il priait les dieux de lui ôter la vie avant que d’être spectateur d’une si étrange révolution. Et afin, dit-il, en se tournant vers le peuple, de vous faire connaître mes sentiments, je déclare que je m’opposerai toujours constamment à la publication d’une loi si injuste, et j’espère qu’avant que vos tribuns soient venus à bout de la publier, je vous ferai sentir quelle est l’étendue du pouvoir d’un consul.

Ce ne fut qu’en frémissant de colère et d’indignation que le peuple entendit un discours si injurieux. Le plus ancien des tribuns appelé Lectorius, qui passait pour un des plus braves soldats de la république, lui répondit que personne n’ignorait qu’il sortait d’une maison où l’orgueil et l’inhumanité étaient héréditaires ; que son père avait été le plus cruel ennemi du peuple, et que lui-même en était moins le consul que le tyran. Mais qu’il lui déclarait à son tour que malgré sa dignité et sa puissance de consul, les élections des tribuns et celle des édiles se feraient dans la suite par les comices des tribus. Il jura par tout ce qu’il y avait de plus sacré, qu’il perdrait la vie, ou que dans le jour même il ferait recevoir la loi. Il commanda en même temps au consul de sortir de l’assemblée pour ne pas apporter de troubles quand on recueillerait les suffrages.

Appius se moqua de son ordre, et il lui cria que quoique tribun, il devait savoir qu’il n’était qu’un homme privé, sans véritable magistrature, et dont tout le pouvoir se renfermait à former une opposition aux décrets du Sénat qui pouvaient être préjudiciables aux plébéiens. Là-dessus appelant auprès de lui ses parents, ses amis et ses clients, qui étaient en grand nombre, il se mit en état d’opposer la force à la violence. Lectorius ayant conféré tumultuairement avec ses collègues, fit publier par un héraut que le collège des tribuns ordonnait que le consul fût conduit en prison : et aussitôt un officier de ce tribun eut la hardiesse de vouloir arrêter le premier magistrat de la république. Mais les sénateurs, les patriciens, et cette foule de clients qui étaient attachés à Appius, le mirent au milieu d’eux, et repoussèrent l’officier. Lectorius transporté de colère s’avança lui-même pour le soutenir, et implora le secours du peuple. La multitude se soulève ; les plus mutins se joignent au tribun ; on n’entend plus que des cris confus que produit une animosité réciproque. Bientôt on passe des injures aux coups ; et comme il était défendu en ce temps-là de porter des armes dans la ville, chaque parti s’en fait des bancs ou des pierres qu’il rencontre. Il y a bien de l’apparence que cette émotion ne se serait pas à la fin terminée sans qu’il y eût beaucoup de sang répandu, si Quintius n’eût engagé quelques consulaires, et d’anciens sénateurs à arracher Appius de ce tumulte, pendant qu’il travaillerait à adoucir les tribuns. Mais la nuit qui survint obligea plus que tout le reste les deux partis également irrités l’un contre l’autre à se séparer.

Le tumulte recommença le lendemain. Le peuple animé par ses tribuns, et surtout par Lectorius qui avait été blessé la veille, s’empare du capitole, s’y cantonne, et semble vouloir commencer une guerre ouverte. Le Sénat de son côté s’assemble, tant pour trouver les moyens d’apaiser la sédition, que pour concilier les deux consuls, dont le premier comme plus modéré, voulait qu’on relâchât quelque chose en faveur du peuple, au lieu qu’Appius protestait qu’il mourrait plutôt que de consentir qu’on cédât rien à des séditieux : ce désordre continua plusieurs jours. Quintius qui n’était pas désagréable à la multitude, aborde les tribuns, les caresse, et les conjure de donner leurs ressentiments particuliers au bien public, et de vouloir rétablir dans la ville la paix et la concorde. Les tribuns lui répondirent que c’était à son collègue qu’il devait s’adresser, et que lui seul était cause de la division qui se trouvait dans la république. Qu’ils ne croyaient pas exiger une chose injuste en demandant que l’élection des tribuns se fît seulement dans une assemblée par tribus. Que cela n’en excluait ni les sénateurs, ni les patriciens, ni les chevaliers qui tous étaient inscrits dans quelqu’une des trente tribus, et qui pourraient toujours intervenir dans les assemblées par tribus comme citoyens particuliers. Que le peuple souhaitait seulement qu’ils n’y présidassent point, mais que cet honneur fût déféré à ses magistrats particuliers. Qu’il n’y avait qu’à établir une loi si équitable, et qu’on verrait bientôt le calme rétabli dans la ville, sans cependant qu’ils prétendissent se désister de poursuivre dans la suite Appius pour avoir blessé Lectorius dont la personne était sacrée. Quintius leur repartit avec beaucoup de douceur, que dans le désordre qui était arrivé, on ne pouvait pas attribuer la blessure du tribun à Appius plutôt qu’à un autre ; qu’il leur conseillait même de sacrifier ce ressentiment particulier au bien de la paix, et d’en faire une honnêteté au Sénat. Qu’il prit de là occasion de leur insinuer qu’il ne croyait pas impossible que le Sénat, par sa bonté ordinaire, ne se relâchât en faveur du peuple au sujet de la loi, s’il s’en remettait absolument à sa décision ; que c’était peut-être la voie la plus sûre pour réussir, au lieu que si le peuple prétendait l’emporter par la force, il se trouverait toujours un grand nombre de jeunes sénateurs et de patriciens qui se feraient un honneur de lui résister.

Les tribuns qui connaissaient la prudence de Quintius, sentirent bien qu’un homme aussi habile n’aurait pas fait de pareilles avances s’il n’eût été bien assuré de la disposition du Sénat : et comme il n’était plus question que de sauver par une déférence apparente l’honneur de cette compagnie, les tribuns contents de gagner le fond de l’affaire, ne chicanèrent point sur la forme : ils assurèrent Quintius que le peuple l’avouerait de tout ce qu’il dirait de sa part au Sénat. Les tribuns prirent d’autant plus volontiers ce parti, qu’il n’engageait point leurs successeurs qui pourraient reprendre l’année suivante la poursuite de la loi, si les délibérations du Sénat n’étaient pas favorables au peuple.

Quintius ayant quitté les tribuns, convoqua le Sénat auquel il fit rapport de leurs dispositions. Il demanda ensuite l’avis des consulaires, en commençant par P Valerius Publicola. Ce sénateur dit que la blessure du tribun n’ayant point été l’effet d’une querelle personnelle entre Appius et Lectorius, il croyait qu’on en devait ensevelir le ressentiment dans l’oubli même du tumulte qui en avait été la cause. Mais qu’à l’égard du fond de la question qui était de savoir si on devait permettre qu’il se tînt des assemblées sans sénatus-consulte et sans auspices, il s’en remettait en son particulier à ce qui serait décidé à la pluralité des voix. Apparemment que ce consulaire ne jugea point à propos de s’expliquer le premier sur une matière si délicate, de peur de s’attirer la haine du peuple à qui il n’était déjà que trop odieux par la mort de Cassius dont il s’était rendu accusateur.

L’affaire fut agitée avec beaucoup de chaleur : mais Quintius naturellement persuasif, ménagea les esprits avec tant d’adresse, qu’il détermina enfin le Sénat à relâcher encore au peuple cette partie de son autorité. Appius s’y opposa de toute sa force ; il appelait à témoins les dieux et les hommes, que la république était trahie, et qu’on allait recevoir une loi plus préjudiciable à l’autorité légitime du Sénat que celles qu’on avait publiées sur le mont sacré. Mais il ne put ébranler la résolution des anciens sénateurs : ils n’ignoraient pas que si le consul ne dépendait que du Sénat, chaque sénateur au contraire était, pour ainsi dire, en la puissance du peuple, qui depuis l’affaire de Coriolan s’était mis en possession de faire faire le procès aux patriciens. Ainsi ou l’amour de la paix, ou la crainte du ressentiment des tribuns, réunirent la plupart des suffrages à l’avis de Quintien. La loi fut publiée du consentement des deux ordres, et on élut pour la première fois des tribuns dans une assemblée convoquée par tribus. Les patriciens s’en retirèrent, pour n’être pas confondus avec la plus vile populace ; ils avaient à leur tête Appius encore plus indigné contre le Sénat même que contre le peuple. Il disait que c’était une chose bien indigne que le Sénat l’eût abandonné dans une entreprise où il l’avait engagé, en l’élevant à une dignité qu’il ne demandait pas. Il ne s’en servit depuis que pour faire sentir aux plébéiens que la victoire que leurs tribuns venaient de remporter ne lui avait pas abaissé le courage.

Les Èques et les Volsques durant ces divisions avaient fait à leur ordinaire des incursions sur les terres de la république. Les légions n’étaient composées que du peuple romain, citoyen et soldat en même temps. Les deux consuls les partagèrent entre eux ; Quintius marcha contre les Èques, et Appius commanda l’armée destinée contre les Volsques. Ce général se voyant hors de Rome avec cette autorité absolue que donne le commandement militaire, fit observer la discipline avec une sévérité que ses soldats regardèrent moins comme un ordre nécessaire, que comme une vengeance du passé. La dureté du commandement irrita les esprits : centurions et soldats, chacun murmurait contre les ordres du général. Il se fit une espèce de conjuration moins contre sa vie que contre sa gloire : les soldats pour l’empêcher de vaincre et de recevoir ensuite les honneurs du triomphe, résolurent de concert de ne point s’opposer aux entreprises des ennemis. Les Volsques ayant présenté la bataille, et Appius ayant tiré son armée du camp pour les combattre, les romains à l’approche de l’ennemi jetèrent leurs armes, s’enfuirent honteusement, et ne crurent point acheter trop cher l’affront qu’ils faisaient à leur général, s’il ne leur en coûtait que la perte de leur propre honneur.

Appius au désespoir, court de tous côtés pour les rallier et les ramener au combat. Il prie et il menace inutilement ; les uns s’écartent pour ne pas recevoir ses ordres ; d’autres sans être blessés lui montrent des bandages qu’ils avaient mis exprès sur des parties saines de leur corps ; ils demandent qu’on les ramène dans le camp pour se faire penser, et tous s’y jettent en foule sans en attendre l’ordre. Les Volsques profitent de ce désordre, et après avoir taillé en pièces ceux qui se retiraient les derniers, ils attaquent les retranchements. Pour lors les soldats qui craignaient que l’ennemi ne pénétrât dans le camp, font face sur les retranchements, combattent avec courage, et repoussent les Volsques sans les poursuivre, contents d’avoir fait voir à leur général qu’ils eussent pu vaincre s’ils l’avaient voulu. Appius encore plus irrité de ce nouvel outrage que de leur fuite, voulut le lendemain assembler son armée, et se placer dans son tribunal pour faire une justice exemplaire des séditieux. Mais les soldats méprisèrent le signal qui les appelait à l’assemblée. Ils demandaient à haute voix à leurs officiers qu’ils les tirassent de dessus les terres de l’ennemi où ils ne pouvaient manquer d’être défaits. Ces officiers qui ne voyaient plus ni discipline ni obéissance dans l’armée, conseillèrent au général de ne pas commettre son autorité contre des esprits mutinés. Appius outré de cette révolte abandonna son camp : mais comme il était en marche, les Volsques avertis par quelque transfuge, vinrent charger avec de grands cris ceux qui faisaient l’arrière-garde. La terreur se répand par tout, et passe jusque aux corps les plus avancés ; chacun jette ses armes ; ceux qui portaient les enseignes les abandonnent : ce n’est plus comme dans la première occasion une fuite simulée. Tout se débande et s’écarte ; et ils ne se rallièrent qu’après être arrivés sur les terres de la république. Appius les ayant fait camper dans un endroit qui couvrait le pays, et où il ne pouvait être forcé de combattre malgré lui, convoqua une seconde fois l’assemblée. Etant monté sur son tribunal, il reprocha aux soldats qui l’environnaient leur lâcheté, et leur perfidie encore plus criminelle que le défaut de courage. Il demande aux uns ce qu’ils ont fait de leurs armes, et à ceux qui portaient les enseignes, s’ils les avaient livrées aux ennemis. S’abandonnant à sa sévérité naturelle qui était encore augmentée par le juste ressentiment de leur désertion, il fait décimer les soldats, et couper la tête aux centurions et aux autres officiers qui avaient abandonné leur poste. Comme le temps des comices pour l’élection des consuls de l’année suivante approchait, il ramena à Rome le débris de son armée, qui n’y rentra qu’avec la honte du châtiment sur le visage, et un violent désir de la vengeance dans le coeur.

Appius irrita le peuple, et s’attira sa haine tout de nouveau par l’opposition qu’il forma aux instances que les tribuns de cette année renouvelaient en faveur de la loi agraire. Ces magistrats du peuple n’étaient pas plutôt parvenus au tribunat, qu’ils ne cherchaient qu’à se distinguer par des propositions qui flattassent la multitude. Les uns inventaient de nouvelles lois ; d’autres reprenaient la poursuite de celles qui n’avaient point encore été reçues ; et tous n’avaient pour objet que de partager avec le Sénat et les patriciens les biens, les dignités et les magistratures de la république. Ce fut sous le consulat de L Valerius et de T Emilius qui venaient de succéder dans cette dignité à Quintius et à Appius, que C Sicinius tribun du peuple, et petit-fils de ce Sicinius Bellutus le chef de la sédition sur le mont sacré, fit renaître avec ses collègues l’ancienne dispute au sujet du partage de ces terres publiques dont les patriciens et les plus riches habitants de Rome étaient en possession.

L’affaire dépendait en quelque manière des consuls, qui par le sénatus-consulte rendu sous le consulat de Cassius et de Virginius, étaient autorisés à nommer les commissaires qui devaient procéder à la recherche et au partage de ces terres. Les tribuns eurent l’adresse de mettre dans leurs intérêts ces deux premiers magistrats de la république. Emilius leur promit d’appuyer leurs prétentions : ce consul prit un parti si extraordinaire par un sentiment de vengeance contre le Sénat qui avait refusé les honneurs du triomphe à son père revenu victorieux d’une guerre contre les Èques. Valerius de son côté ne fut pas fâché de trouver une occasion d’adoucir le peuple, qui ne pouvait lui pardonner la mort de Cassius dont il s’était rendu accusateur pendant sa questure.

Les tribuns assurés des deux consuls, portèrent ensuite l’affaire au Sénat. Ils parlèrent avec beaucoup de modération, et ils demandèrent avec les prières les plus soumises qu’il plût enfin à la compagnie de faire justice au peuple, et que les consuls ne différassent plus à nommer les décemvirs qui devaient régler le partage des terres. Les deux consuls firent comprendre par leur silence qu’ils ne s’y opposaient point. Valerius comme premier consul, demanda ensuite l’avis de la compagnie, et il commença par Emilius père de son collègue. Cet ancien sénateur se déclara en faveur du peuple : il dit que rien ne lui paraissait plus injuste que de voir des particuliers enrichis seuls des dépouilles des ennemis, pendant que le reste des citoyens gémissaient dans l’indigence et dans la misère. Que les pauvres plébéiens craignaient d’avoir des enfants auxquels ils ne pouvaient laisser que leur propre misère en héritage ; qu’au lieu de cultiver chacun la portion de terre qui leur appartenait, ils étaient contraints pour vivre de travailler comme des esclaves dans les terres des patriciens, et que cette vie servile était peu propre à former le courage d’un romain. Ainsi, dit ce vieillard, je suis d’avis que nos consuls nomment des décemvirs qui procèdent au partage de ces terres, qui étant publiques et communes, doivent tourner également au profit de tous les particuliers.

Appius s’opposa à cet avis avec autant de hauteur que s’il eût été un troisième consul, ou même qu’il eût été revêtu d’une dictature perpétuelle. Il répondit à Emilius, que le peuple ne pouvait se prendre de sa misère qu’à sa propre intempérance ; qu’il avait eu des terres en partage dès la fondation de Rome ; que plus d’une fois les consuls lui avaient abandonné le butin qu’on avait fait
sur les terres des ennemis, et que si on faisait une recherche exacte, on trouverait que ceux qui avaient eu plus de part à ces dépouilles étrangères étaient les plus pauvres. Que tant que ces plébéiens croupiraient dans la débauche et l’oisiveté, il n’était pas au pouvoir de la république de les enrichir ; qu’il s’était passé plus de quinze consulats depuis qu’on avait rendu le sénatus-consulte pour le partage des terres, sans qu’aucun des magistrats précédents eussent songé seulement à le mettre à exécution, parce qu’ils n’ignoraient pas que le Sénat par un pareil arrêt n’avait eu en vue que d’apaiser la sédition, pour donner le temps au peuple de reconnaître l’injustice, et même l’impossibilité de ses prétentions ; et que d’ailleurs ces anciens consuls savaient bien que le sénatus-consulte était péri par la prescription, et qu’ils n’avaient garde de se charger d’une commission en vertu d’un pouvoir expiré. Qu’il n’y avait pas plus à craindre des consuls en charge trop habiles et trop éclairés, pour entreprendre une pareille affaire sans le concours et l’autorité du Sénat. Mais afin de vous faire voir, ajouta Appius, qu’en rejetant un acte prescrit, je ne prétends pas soutenir des usurpateurs, je déclare que mon avis est que sans faire mention davantage du partage des terres, on réunisse au profit du domaine public les terres de tous ceux qui n’en pourront pas justifier l’acquisition et les bornes par des titres légitimes.

Quelque équitable que fût ce avis, ni les grands ni le peuple ne pouvaient goûter un sentiment qui allait à dépouiller les riches, sans que les pauvres en profitassent. Mais comme après tout il rejetait le partage des terres, et que la recherche proposée contre les injustes possesseurs paraissait encore bien éloignée, la plupart des sénateurs donnèrent de grandes louanges à Appius. Les tribuns au contraire outrés de trouver en la personne seule de ce consulaire la haine et l’opposition de tous les patriciens, résolurent de le faire périr, et ils le citèrent devant le peuple comme l’ennemi déclaré de la liberté publique. C’était le crime ordinaire de ceux qui n’en avaient point, et qu’on voulait pourtant perdre. Le Sénat s’intéressa dans cette affaire comme dans la sienne propre ; et il regardait Appius comme l’intrépide défenseur de ses droits. La plupart voulaient solliciter la multitude en sa faveur ; mais il s’y opposa avec son courage et sa fermeté ordinaire. Il ne changea ni d’habit ni de langage : et le jour de l’assemblée il parut au milieu de ses accusateurs avec la même dignité que s’il eût été leur juge. Les tribuns lui reprochèrent la dureté de son consulat, l’inhumanité avec laquelle il avait fait mourir un plus grand nombre de soldats par la main du bourreau, que les ennemis n’en avaient tué dans la chaleur du combat. Pour rendre ce consulaire encore plus odieux, ils lui faisaient un crime nouveau de la conduite sévère de son père ; mais il répondit à ces différents chefs d’accusation avec tant de force, que le peuple étonné et confus n’osa le condamner. Les tribuns qui craignaient qu’il ne fût absous, firent remettre le jugement à une autre assemblée, sous prétexte que la nuit approchait, et qu’il ne restait pas assez de temps pour recueillir les suffrages. Pendant ces délais, Appius qui jugea bien qu’il n’échapperait point à la fin à la haine implacable de ces magistrats, finit volontairement sa vie. Son fils fit apporter son corps dans la place, et se présenta, suivant l’usage, pour faire son oraison funèbre. Les tribuns ennemis de sa mémoire, voulurent s’y opposer, sous prétexte que son père était censé entre les criminels par l’accusation dont il n’avait pas été absous avant sa mort. Mais le peuple plus généreux leva l’opposition, et il entendit sans peine les louanges d’un ennemi qu’il n’avait pu s’empêcher d’estimer, et qu’il ne craignait plus.

Les tribuns reprirent ensuite l’affaire de la loi agraria que le procès d’Appius avait comme suspendue. La mort de ce grand homme semblait devoir intimider tous ceux qui seraient tentés de s’opposer à la publication de la loi ; mais comme la fortune de la plupart des sénateurs en dépendait, et que plusieurs riches plébéiens avaient aussi acquis différents cantons de ces terres publiques, le parti des patriciens se fortifia ; celui du peuple s’affaiblit, la poursuite des tribuns en fut ralentie ; et les propriétaires demeurèrent toujours en possession de ces terres, malgré les prétentions et les plaintes du petit peuple. Les romains l’année suivante et sous le consulat d’Aulus Virginius et de T Numicius, furent occupés dans des guerres ou plutôt dans des courses et des incursions contre les Èques, les Volsques et les Sabins ; mais au retour de la campagne on vit renaître des divisions ordinaires. La multitude qui se croyait opprimée par le crédit des grands, pour en marquer son ressentiment, s’absenta de toutes les assemblées qui se faisaient par centuries, et où les consuls et le Sénat présidaient. Il semblait que les plébéiens voulussent se séparer encore une fois du corps de la république : on n’en vit aucun à l’élection des consuls pour l’année suivante ; et ce qui n’était jamais arrivé, T Quintius et Q Servilius furent élevés à cette dignité par les suffrages seuls du Sénat, des patriciens et de leurs clients, qui malgré ces divisions suivaient toujours le parti de leurs patrons.

Ces deux consuls pour empêcher que la division n’allât plus loin, occupèrent le peuple pendant toute l’année en différentes guerres contre les Èques et les Volsques. T Quintius enleva à ces derniers la ville d’Antium et tout son territoire. Le pillage et le butin adoucirent les esprits de la multitude, et le soldat de retour à Rome n’osait se plaindre de ses généraux sous lesquels il venait d’acquérir des biens et de la gloire.

Mais les plaintes et les dissensions recommencèrent sous le consulat de Tib Emilius et de Q Fabius. Nous avons vu qu’Emilius pendant son premier consulat s’était déclaré pour le partage des terres ; les tribuns et les partisans de la loi agraria reprirent de nouvelles espérances sous son second consulat : l’affaire fut agitée dans le Sénat, Emilius n’avait point changé de sentiment. Ce consul toujours favorable au peuple, soutenait qu’il était impossible de maintenir la paix et l’union entre les citoyens d’un état libre, si par le bénéfice de la loi on ne rapprochait la condition des pauvres de celle des riches, et qu’on ne partageât par portions égales les terres conquises sur les ennemis. Mais ce partage si intéressant pour les plébéiens souffrait de grandes difficultés. Il fallait pour cela reconnaître et établir une juste distinction entre l’ancien patrimoine de chaque particulier, et ce qu’il y avait joint des terres publiques. Il fallait même étendre cette distinction entre les cantons que les patriciens avaient achetés du domaine public, et ceux qu’ils n’avaient pris d’abord qu’à titre de cens sous leurs noms ou sous des noms empruntés, et qu’ils avaient depuis confondus avec une partie des communes dans leur propre patrimoine. Une longue prescription dérobait aux recherches les plus exactes la connaissance de ces différentes usurpations. Les patriciens avaient depuis partagé ces terres entre leurs enfants comme leur patrimoine, et ces terres devenues héréditaires, étaient passées en différentes maisons à titre d’hérédité, par vente et par acquisitions. De riches plébéiens en possédaient même depuis quelque temps une partie qu’ils avaient acquise de bonne foi ; en sorte qu’il ne semblait pas qu’on pût toucher à cette affaire sans causer un trouble général dans la république.

Emilius sans avoir égard à des inconvénients si dignes de considération, insistait toujours opiniâtrement en faveur de la publication de la loi. Il voulait avoir le mérite aux yeux du peuple de l’avoir fait recevoir pendant son consulat ; et il était soutenu par d’anciens sénateurs qui regardaient la médiocrité de la fortune des particuliers et l’égalité des biens comme les plus fermes soutiens de la liberté publique. Mais le plus grand nombre, et ceux surtout qui possédaient de ces terres publiques, se plaignaient qu’Emilius pour se rendre agréable au peuple, voulût lui faire des libéralités du bien de la noblesse. On en vint jusque aux invectives et aux injures ; plusieurs lui reprochèrent qu’il agissait moins en consul, qu’en tribun séditieux : et on vit avec étonnement des sénateurs manquer de respect pour le chef du Sénat, et pour le souverain magistrat de la république. Fabius son collègue, pour prévenir les suites de ces divisions, ouvrit un avis qui ne déplut ni à l’un ni à l’autre parti.

La plus grande partie des habitants de la ville d’Antium avaient péri dans la dernière guerre. Fabius pour adoucir le peuple romain, que sa misère et les harangues séditieuses des tribuns rendait furieux, proposa d’envoyer une partie des plus pauvres citoyens de Rome, en forme de colonie, dans Antium, et de partager entre eux des terres voisines qu’on avait enlevées aux Volsques. Cet avis fut d’abord reçu avec de grands applaudissements par le petit peuple, toujours avide de la nouveauté. On nomma aussitôt pour faire l’établissement de cette colonie, T Quintius, A Virginius, et P Furius. Mais quand il fut question de donner son nom à ces triumvirs, il y eut peu de plébéiens qui se présentassent : Rome avait trop de charmes pour ses habitants, personne n’en voulait sortir. Les jeux, les spectacles, les assemblées publiques, l’agitation des affaires, la part que le peuple prenait dans le gouvernement, tout y retenait un citoyen quelque pauvre qu’il fût. On regardait une colonie comme un honnête exil, et les plus misérables plébéiens aimèrent mieux dans cette occasion vivre à Rome dans l’indigence, et y attendre le partage si incertain des terres publiques dont on les flattait depuis si longtemps, que d’en posséder actuellement dans une riche colonie ; en sorte que les triumvirs pour remplir le nombre destiné pour la colonie, furent obligés de recevoir des étrangers et des aventuriers qui se présentèrent pour y aller habiter. L’unique avantage qu’on tira de cet établissement, fut que ceux du peuple qui refusèrent d’y être compris, n’osèrent relever l’affaire du partage des terres. Une peste affreuse désola en ce temps-là la ville et la campagne. Un nombre infini de peuple, plusieurs sénateurs et les deux consuls même P Servilius et L Aebutius en moururent.

Les Volsques et les Èques croyant remporter de grands avantages sur les romains s’ils les attaquaient dans de telles conjonctures, recommencèrent la guerre sous le consulat de L Lucretius Tricipitinus, et de T Veturius Geminus. Ces deux magistrats ne furent pas plutôt élevés à cette dignité, qu’ils se mirent en état de s’opposer aux courses des ennemis. Mais comme ils ne pouvaient pas tirer beaucoup de secours de si grands ravages, ils appelèrent à leurs secours les latins et les Herniques alliés du peuple romain. Ils se mirent à leur tête, et combattirent avec tant de courage que les ennemis furent défaits en trois batailles différentes.