HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre premier.

 

 

Rome dans son origine était moins une ville qu’un camp de soldats, rempli de cabanes et entouré de faibles murailles, sans lois civiles, sans magistrats, même sans femmes et sans enfants, et qui servait seulement d’asile à des aventuriers, que l’impunité ou le désir de faire du butin avaient réunis. Ce fut d’une retraite de voleurs que sortirent les conquérants de l’univers. À peine cette ville naissante fut-elle élevée au-dessus de ses fondements, que ses premiers habitants se pressèrent de donner quelque forme au gouvernement. Leur principal objet fut de concilier la liberté avec l’empire ; et pour y parvenir, ils établirent une espèce de monarchie mixte, et partagèrent la souveraine puissance entre le chef ou le prince de la nation, un Sénat qui lui devait servir de conseil, et l’assemblée du peuple.

Romulus le fondateur de Rome en fut élu pour le premier roi ; il fut reconnu en même temps pour le chef de la religion, le souverain magistrat de la ville, et le général né de l’état. Il prit, outre un grand nombre de gardes, douze licteurs, espèce d’huissiers qui l’accompagnaient, quand il paraissait en public. Chaque licteur était armé d’une hache d’armes, environnée de faisceaux de verges, pour désigner le droit de glaive, symbole de la souveraineté. Mais sous cet appareil de la royauté, son pouvoir ne laissait pas d’être resserré dans des bornes fort étroites ; et il n’avait guère d’autre autorité que celle de convoquer le Sénat et les assemblées du peuple ; d’y proposer les affaires ; de marcher à la tête de l’armée quand la guerre avait été résolue par un décret public, et d’ordonner de l’emploi des finances qui étaient sous la garde de deux trésoriers qu’on appela depuis questeurs.

Les premiers soins du nouveau prince furent d’établir différentes lois par rapport à la religion et au gouvernement civil, toutes également nécessaires pour entretenir la société entre les hommes ; mais qui ne furent cependant publiées qu’avec le consentement de tout le peuple romain. On ne sait pas bien quelle était la forme du culte de ces temps si éloignés.

On voit seulement par l’histoire, que la religion des premiers romains avait beaucoup de rapport avec leur origine.

Ils célébraient la fête de la déesse Palès, une des divinités tutélaires des bergers. Pan Dieu des forêts avait aussi ses autels ; il était révéré dans les fêtes lupercales ou des louves ; on lui sacrifiait un chien. Plutarque nous parle d’un dieu consus qui présidait aux conseils ; il n’avait pour temple qu’une grotte pratiquée sous terre. On a donné depuis un air de mystère à ce qui n’était peut être alors qu’un pur effet du hasard ou de la nécessité ; et on nous a débité que ce temple n’avait été ménagé sous terre, que pour apprendre aux hommes que les délibérations des conseils devaient être secrètes.

Mais la principale religion de ces temps grossiers consistait dans les augures et dans les aruspices, c’est-à-dire dans les pronostics qu’on tirait du vol des oiseaux ou des entrailles des bêtes. Les prêtres et les sacrificateurs faisaient croire au peuple qu’ils y lisaient distinctement les destinées des hommes. Cette pieuse fraude qui ne devait son établissement qu’à l’ignorance de ces premiers siècles, devint depuis un des mystères du gouvernement, comme nous aurons lieu de le faire observer dans la suite : et on prétend que Romulus même voulut être le premier augure de Rome, de peur qu’un autre, à la faveur de ces superstitions, ne s’emparât de la confiance de la multitude. Il défendit par une loi expresse qu’on ne fît aucune élection, et que personne à l’avenir ne fût élevé à la dignité royale, au sacerdoce, ou aux magistratures publiques, et qu’on n’entreprît aucune guerre, qu’on n’eût pris auparavant les auspices. Ce fut par le même esprit de religion et par une sage politique qu’il interdit tout culte des divinités étrangères, comme capable d’introduire de la division entre ses nouveaux sujets. Le sacerdoce par la même loi devait être à vie ; les prêtres ne pouvaient être élus avant l’âge de cinquante ans. Romulus leur défendit de mêler des fables aux mystères de la religion, et d’y répandre un faux merveilleux sous prétexte de les rendre plus vénérables au peuple. Ils devaient être instruits des lois et des coutumes du pays, et ils étaient obligés d’écrire les principaux évènements qui arrivaient dans l’état ; ainsi ils en furent les premiers historiens et les premiers jurisconsultes. Il nous reste dans l’histoire quelques fragments des lois civiles qu’établit Romulus. La première regarde les femmes mariées ; elle leur défend de se séparer de leurs maris sous quelque prétexte que ce soit, en même temps qu’elle permet aux hommes de les répudier, et même de les faire mourir, en y appelant leurs parents, si elles sont convaincues d’adultère, de poison, d’avoir fait fabriquer de fausses clefs, ou seulement d’avoir bu du vin. Romulus crut devoir établir une loi si sévère pour prévenir l’adultère, qu’il regarda comme une seconde ivresse, et comme le premier effet de cette dangereuse liqueur. Mais rien n’approche de la dureté des lois qu’il établit à l’égard des enfants. Il donna à leurs pères un empire absolu sur leurs biens et sur leurs vies ; ils pouvaient de leur autorité privée les enfermer, les faire mourir, et même les vendre pour esclaves jusqu’à trois fois, quelque âge qu’ils eussent, et à quelque dignité qu’ils fussent parvenus. Un père était le premier magistrat de ses enfants. On pouvait se défaire de ceux qui étaient nez avec des difformités monstrueuses ; mais hors de ce cas, tout meurtre était puni par la mort de celui qui l’avait commis. Romulus qui n’ignorait pas que la puissance d’un état consiste moins dans son étendue, que dans le nombre de ses habitants, défendit par la même loi de tuer en guerre un ennemi qui se rendrait, ou même de le vendre. Il ne fit la guerre que pour conquérir des hommes, sûr de ne pas manquer de terres quand il aurait des troupes suffisantes pour s’en emparer.

Ce fut pour reconnaître ses forces qu’il fit faire un dénombrement de tous les citoyens de Rome. Il ne s’y trouva que trois mille hommes de pied, et environ trois cens cavaliers. Romulus les divisa tous en trois tribus égales, et il assigna à chacune un quartier de la ville pour habiter. Chaque tribu fut ensuite subdivisée en dix curies ou compagnies de cent hommes qui avaient chacune un centurion pour les commander. Un prêtre sous le nom de Curion était chargé du soin des sacrifices ; et deux des principaux habitants, appelés duumvirs, rendaient la justice à tous les particuliers.

Romulus occupé d’un aussi grand dessein que celui de fonder un état, songea à assurer la subsistance de ce nouveau peuple. Rome bâtie sur un fond étranger, et qui dépendait originairement de la ville d’Albe, n’avait qu’un territoire fort borné : on prétend qu’il ne comprenait au plus que cinq ou six mille d’étendue. Cependant le prince en fit trois parts, quoique inégales. La première fut consacrée au culte des dieux ; on en réserva une autre pour le domaine du roi et les besoins de l’état ; la plus considérable partie fut divisée en trente portions par rapport aux trente curies, et chaque particulier n’en eut pas plus de deux arpents pour sa subsistance.

L’établissement du Sénat succéda à ce partage. Romulus le composa de cent des principaux citoyens : on en augmenta le nombre depuis, comme nous le dirons dans la suite. Le roi nomma le premier sénateur, et il ordonna qu’en son absence il aurait le gouvernement de la ville ; chaque tribu en élut trois, et les trente curies en fournirent, chacune, trois autres ; ce qui composa le nombre de cent sénateurs, qui devaient tenir lieu en même temps de ministres pour le roi, et de protecteurs à l’égard du peuple, fonctions aussi nobles que difficiles à bien remplir. Les affaires les plus importantes devaient être portées au Sénat. Le prince, comme le chef, y présidait à la vérité : mais cependant tout s’y décidait à la pluralité des voix, et il n’y avait que son suffrage comme un sénateur particulier. Rome, après son roi, ne voyait rien de si grand et de si respectable que ces sénateurs.

On les nomma pères, et leurs descendants patriciens, origine de la première noblesse parmi les romains. On donna aux sénateurs ce nom de pères par rapport à leur âge, ou à cause des soins qu’ils prenaient de leurs concitoyens. Ceux qui composaient anciennement le conseil de la république, dit Salluste, avaient le corps affaibli par les années, mais leur esprit était fortifié par la sagesse et par l’expérience. Les dignités civiles et militaires, même celles du sacerdoce appartenaient aux patriciens, à l’exclusion des plébéiens. Le peuple obéissait à des magistrats particuliers qui lui rendaient justice ; mais ces magistrats recevaient les ordres du Sénat, qui était regardé comme la loi suprême et vivante de l’état, le gardien et le défenseur de la liberté.

Les romains, après l’établissement du Sénat, tirèrent de nouveau de chaque curie dix hommes de cheval ; on les nomma chevaliers, espèce d’ordre mitoyen entre le Sénat et le peuple : Romulus en composa sa garde. Ils combattaient également à pied et à cheval, selon les occasions et la disposition du terrain où ils se trouvaient. L’état leur fournissait un cheval, et ils étaient distingués par un anneau d’or ; mais dans la suite, quand leur nombre fut augmenté, cette fonction militaire fut changée en un simple titre d’honneur, et les chevaliers ne furent pas plus attachés à la guerre que les autres citoyens. Nous les verrons au contraire se charger sous le nom de publicains, de recueillir les tributs, et tenir à ferme les revenus de la république.

Le troisième ordre de l’état était composé des plébéiens. De tous les peuples du monde, le plus fier dès son origine, et le plus jaloux de sa liberté, a été le peuple romain. Ce dernier ordre, quoique formé pour la plupart de pâtres et d’esclaves, voulut avoir part dans le gouvernement comme les deux premiers. C’était lui qui autorisait les lois qui avaient été digérées par le roi et le Sénat ; et il donnait lui-même dans ses assemblées les ordres qu’il voulait exécuter. Tout ce qui concernait la guerre et la paix, la création des magistrats, l’élection même du souverain dépendait de ses suffrages. Le Sénat s’était seulement réservé le pouvoir d’approuver ou de rejeter ses projets, qui sans ce tempérament et le concours de ses lumières eussent été souvent trop précipités et trop tumultueux.

Telle était la constitution fondamentale de cet état qui n’était ni purement monarchique, ni aussi entièrement républicain. Le roi, le Sénat et le peuple étaient, pour ainsi dire, dans une dépendance réciproque ; et il résultait de cette mutuelle dépendance un équilibre d’autorité qui modérait celle du prince, et qui assurait en même temps le pouvoir du Sénat et la liberté du peuple.

Romulus, pour prévenir les divisions que la jalousie si naturelle aux hommes, pouvait faire naître entre les citoyens d’une même république, dont les uns venaient d’être élevés au rang de sénateurs, et les autres étaient restés dans l’ordre du peuple, tâcha de les attacher les uns aux autres par des liaisons et des bienfaits réciproques. Il fut permis à ces plébéiens de se choisir dans le corps du Sénat des patrons qui étaient obligés de les assister de leurs conseils et de leur crédit ; et chaque particulier sous le nom de client s’attachait de son côté aux intérêts de son patron.

Si ce sénateur n’était pas riche, ses clients contribuaient à la dot de ses filles, au payement de ses dettes ou de sa rançon, en cas qu’il eût été fait prisonnier de guerre ; et ils n’eussent osé lui refuser leurs suffrages s’il briguait quelque magistrature. Ces obligations réciproques furent dans la suite estimées si saintes, que ceux qui les violaient, passaient pour infâmes, et il était même permis de les tuer comme des sacrilèges.

Un tempérament si sage dans le gouvernement attirait de tous côtés de nouveaux citoyens dans Rome ; Romulus en faisait autant de soldats, et déjà cet état commençait à se rendre redoutable à ses voisins. Il ne manquait aux romains que des femmes pour en assurer la durée ; Romulus envoya des députés pour en demander aux Sabins, et pour leur proposer de faire une étroite alliance avec Rome.

Les Sabins occupaient cette contrée de l’Italie qui est située entre le Tibre, le Teveron et les Appennins. Ils habitaient différentes bourgades, dont les unes étaient gouvernées par de petits princes, et d’autres par de simples magistrats, et en forme de république. Mais quoique leur gouvernement particulier fût différent, ils s’étaient unis par une espèce de ligue et de communauté qui ne formait qu’un seul état de tous les peuples de cette nation. Ces peuples étaient les plus belliqueux de l’Italie, et les plus voisins de Rome. Comme le nouvel établissement de Romulus leur était devenu suspect, ils rejetèrent la proposition des romains : quelques-uns ajoutèrent la raillerie au refus, et ils demandèrent à ces envoyés pourquoi leur prince n’ouvrait pas un asile en faveur des femmes fugitives et des esclaves de ce sexe, comme il avait fait pour les hommes ; que ce serait le moyen de former des mariages, où de part et d’autre on n’aurait rien à se reprocher.

Romulus n’apprit qu’avec un vif ressentiment une réponse si piquante ; il résolut de s’en venger, et d’enlever les filles des Sabins. Il communiqua son dessein aux principaux du Sénat ; et comme la plupart avaient été élevés dans le brigandage, et dans la maxime d’emporter tout par la force, ils ne donnèrent que des louanges à un projet proportionné à leur caractère. Il ne fut question que de choisir les moyens les plus propres pour le faire réussir ; Romulus n’en trouva point de meilleur que de célébrer à Rome des jeux solennels. La religion entrait toujours dans ces fêtes, qui étaient précédées par des sacrifices, et qui se terminaient par différentes sortes de courses et par des combats de lutteurs.

Les Sabins les plus voisins de Rome ne manquèrent pas d’y accourir au jour destiné à cette solennité, comme Romulus l’avait bien prévu. On y vit un grand nombre de Ceniniens, de Crustuminiens et d’Antemnates avec leurs femmes et leurs enfants : tous ces peuples étaient compris sous le nom général de Sabins, et faisaient partie de cette communauté. Les uns et les autres furent reçus par les romains avec de grandes démonstrations de joie ; chaque citoyen se chargea de son hôte ; et après les avoir bien régalés, on les conduisit, et on les plaça commodément dans l’endroit où se faisaient les jeux. Mais pendant que ces étrangers étaient attachés à voir le spectacle, les romains par ordre de Romulus se jetèrent l’épée à la main dans cette assemblée ; ils enlevèrent toutes les filles, et mirent hors de Rome les pères et mères qui réclamaient en vain l’hospitalité violée. Leurs filles répandirent d’abord beaucoup de larmes, elles souffrirent ensuite qu’on les consolât ; le temps à la fin adoucit l’aversion qu’elles avaient pour leurs ravisseurs, dont elles firent depuis des époux légitimes. Cependant, l’enlèvement de ces Sabines causa une guerre qui dura plusieurs années. Les Ceniniens furent les premiers qui firent éclater leur ressentiment. Ils entrèrent en armes sur les terres des romains.

Romulus marcha aussitôt contre eux, les défit, tua leur roi, ou leur chef appelé Acron, prit leur ville, et en emmena tous les habitants qu’il obligea de le suivre à Rome, où il leur donna les mêmes droits et les mêmes privilèges qu’aux autres citoyens. Ce prince rentra dans Rome chargé des armes et des dépouilles de son ennemi dont il s’était fait une espèce de trophée, et il les consacra à Jupiter Feretrien comme un monument de sa victoire, origine de la cérémonie du triomphe chez les romains. Les Antemnates et les Crustuminiens n’eurent pas un sort plus favorable que les Ceniniens. Ils furent vaincus ; Antemnes et Crustuminium furent prises.

Romulus ne les voulut point détruire ; mais comme le pays était gras et abondant, il y établit deux colonies qui lui servaient de ce côté-là comme de gardes avancées contre les incursions de ses autres ennemis. D’autres Sabins plus puissants, et qui prirent les armes les derniers sous la conduite de Tatius leur roi, surprirent par trahison la ville de Rome, et pénétrèrent jusque dans la place. Il y eut un combat sanglant et très opiniâtré, sans qu’on en pût prévoir le succès, lorsque ces sabines qui étaient devenues femmes des romains, et dont la plupart en avaient déjà eu des enfants, se jetèrent au milieu des combattants, et par leurs prières et leurs larmes suspendirent l’animosité réciproque. On en vint à un accommodement, les deux peuples firent la paix ; et pour s’unir encore plus étroitement, ces Sabins qui ne vivaient qu’à la campagne, ou dans des bourgades, vinrent s’établir à Rome. Ainsi ceux qui le matin avaient conjuré la perte de cette ville, en devinrent avant la fin du jour les citoyens et les défenseurs.

Il est vrai qu’il en coûta d’abord à Romulus une partie de sa souveraineté : il fut obligé d’y associer Tatius le roi des Sabins ; et cent des plus nobles de cette nation furent admis en même temps dans le Sénat. Mais Tatius ayant été tué depuis par des ennemis particuliers, on ne lui donna point de successeur ; Romulus rentra dans tous ses droits, et réunit en sa personne toute l’autorité royale.

Les sénateurs Sabins, et tous ceux qui les avaient suivis, devinrent insensiblement romains ; Rome commença à être regardée comme la plus puissante ville de l’Italie ; on y comptait déjà jusqu’à quarante-sept mille habitants tous soldats, tous animés du même esprit, et qui n’avaient pour objet que de conserver leur liberté, et de se rendre maîtres de celle de leurs voisins. Mais cette humeur féroce et entreprenante les rendait moins dociles pour les ordres du prince ; d’un autre côté l’autorité souveraine qui ne cherche souvent qu’à s’étendre, devint suspecte et odieuse dans le fondateur même de l’état.

Romulus victorieux de cette partie des Sabins, voulut régner trop impérieusement sur ses sujets et sur un peuple nouveau qui voulait bien lui obéir, mais qui prétendait qu’il dépendît lui-même des lois dont il était convenu dans l’établissement de l’état. Ce prince au contraire rappelait à lui seul toute l’autorité qu’il eût dû partager avec le Sénat et l’assemblée du peuple. Il fit la guerre à ceux de Camerin, de Fidènes, et à ceux de Véies, petites villes comprises entre les cinquante-trois peuples, que Pline dit qui habitaient l’ancien Latium, mais qui étaient si peu considérables qu’à peine avaient-ils un nom dans le temps même qu’ils subsistaient. Romulus vainquit ces peuples les uns après les autres, prit leurs villes, dont il ruina quelques-unes, établit des colonies dans les autres, et tout cela de sa seule autorité. Le Sénat fut offensé qu’il eût disposé sans sa participation du butin et des terres conquises sur les ennemis, et il souffrait impatiemment que le gouvernement se tournât dans une pure monarchie. Il se défit d’un prince qui devenait trop absolu. Romulus âgé de cinquante-cinq ans, et après trente-sept de règne, disparut, sans qu’on ait pu découvrir de quelle manière on l’avait fait périe. Le Sénat qui ne voulait pas qu’on crût qu’il y eût contribué, lui dressa des autels après sa mort, et il fit un dieu de celui qu’il n’avait pu souffrir pour souverain. L’autorité royale, par la mort de Romulus, se trouva confondue dans celle du Sénat. Les sénateurs convinrent de la partager, et chacun sous le nom d’entre-roi gouvernait à son tour pendant cinq jours, et jouissait de tous les honneurs de la souveraineté.

Cette nouvelle forme de gouvernement dura un an entier, et le Sénat ne songeait point à se donner un nouveau souverain. Mais le peuple qui s’aperçut que cet interrègne ne servait qu’à multiplier ses maîtres, demanda hautement qu’on y mît fin : il fallut que le Sénat relâchât à la fin une autorité qui lui échappait. Il fit proposer au peuple, s’il voulait qu’on procédât à l’élection d’un nouveau roi, ou qu’on choisît seulement de magistrats annuels qui gouvernassent l’état. Le peuple par estime et par déférence pour le Sénat, lui remit le choix de ces deux sortes de gouvernements.

Plusieurs sénateurs qui goûtaient le plaisir de ne voir dans Rome aucune dignité au-dessus de la leur, inclinaient pour l’état républicain ; mais les principaux de ce corps qui aspiraient secrètement à la couronne, firent décider à la pluralité des voix qu’on ne changerait rien dans la forme du gouvernement. Il fut résolu qu’on procéderait à l’élection d’un roi ; et le sénateur qui fit le dernier durant cet interrègne la fonction d’entre-roi, adressant la parole au peuple en pleine assemblée, lui dit : Élisez un roi, romains, le Sénat y consent ; et si vous faites choix d’un prince digne de succéder à Romulus, le Sénat le confirmera dans cette suprême dignité. On tint pour cette importante élection une assemblée générale du peuple romain. Nous croyons qu’il ne sera pas inutile de remarquer ici qu’on comprenait sous ce nom d’assemblée du peuple, non seulement les plébéiens, mais encore les sénateurs, les chevaliers, et généralement tous les citoyens romains qui avaient droit de suffrage, de quelque rang et de quelque condition qu’ils fussent. C’étaient comme les états généraux de la nation, et on avait appelé ces assemblées, assemblées du peuple, parce que les voix s’y comptant par tête, les plébéiens seuls plus nombreux que les deux autres ordres de l’état, décidaient ordinairement de toutes les délibérations, qui dans ces premiers temps n’avaient cependant d’effet qu’autant qu’elles étaient ensuite approuvées par le Sénat : telle était alors la forme qui s’observait dans les élections, celle du successeur de Romulus fut fort contestée. Le Sénat était composé d’anciens sénateurs et des nouveaux qu’on y avait agrégés sous le règne de Tatius, cela forma deux partis. Les anciens demandaient un romain d’origine ; les Sabins qui n’avaient point eu de roi depuis Tatius, en voulaient un de leur nation. Enfin après beaucoup de contestations, ils demeurèrent d’accord que les anciens sénateurs nommeraient le roi de Rome, mais qu’ils seraient obligés de le choisir parmi les Sabins. Leur choix tomba sur un sabin de la ville de Cures, mais qui demeurait ordinairement à la campagne.

Il s’appelait Numa Pompilius, homme de bien, sage, modéré, équitable ; mais peu guerrier, et qui ne pouvant se donner de la considération par son courage, chercha à se distinguer par des vertus pacifiques. Il travailla pendant tout son règne à la faveur d’une longue paix, à tourner les esprits du côté de la religion, et à inspirer aux romains une grande crainte des dieux. Il bâtit de nouveaux temples, il institua des fêtes ; et comme les réponses des oracles et les prédictions des augures et des aruspices faisaient toute la religion de ce peuple grossier, il n’eut pas de peine à lui persuader que des divinités qui prédisaient ce qui devait arriver d’heureux ou de malheureux, pouvaient bien être la cause du bonheur ou du malheur qu’ils annonçaient ; la vénération pour ces êtres supérieurs d’autant plus redoutables qu’ils étaient plus inconnus, fut une suite de ces préjugés. Rome se remplit insensiblement de superstitions ; la politique les adopta et s’en servit utilement pour tenir dans la soumission un peuple encore féroce. Il ne fut même plus permis de rien entreprendre qui concernât les affaires d’état sans consulter ces fausses divinités ; et Numa pour autoriser ces pieuses institutions, et s’attirer le respect du peuple, feignit de les avoir reçues d’une nymphe appelée Égérie qui lui avait révélé, disait-il, la manière dont les dieux voulaient être servis. Sa mort, après un règne de 43 ans, laissa la couronne à Tullus Hostilius, que les romains élurent pour troisième roi de Rome. C’était un prince ambitieux, hardi, entreprenant, plus amateur de la guerre que de la paix, et qui sur le plan de Romulus ne songea à conserver son état que par de nouvelles conquêtes. Si la conduite pacifique de Numa avait été utile aux romains pour adoucir ce qu’il y avait de féroce et de sauvage dans leurs moeurs, le caractère fier et entreprenant de Tullus ne fut pas moins nécessaire dans un état fondé par la force et la violence, et environné de voisins jaloux de son établissement.

Le peuple de la ville d’Albe faisait paraître le plus d’animosité, quoique la plupart des romains en tirassent leur origine, et que la ville d’Albe fût considérée comme la métropole de tout le Latium. Différents sujets de plaintes réciproques et ordinaires entre des états voisins allumèrent la guerre, ou, pour mieux dire, l’ambition seule, et un esprit de conquête, leur firent prendre les armes. Les romains et les Albains se mirent en campagne.

Comme ils étaient voisins, les deux armées ne furent pas longtemps sans s’approcher : on ne dissimulait plus qu’on allait combattre pour l’empire et la liberté. Comme on était prêt d’en venir aux mains, le général d’Albe, soit qu’il redoutât le succès du combat, ou qu’il voulût seulement éviter l’effusion du sang, proposa au roi de Rome de remettre la destinée de l’un et l’autre peuple à trois combattants de chaque côté, à condition que l’empire serait le prix du parti victorieux.

La proposition fut acceptée ; les romains et les albains nommèrent chacun trois champions ; on voit bien que je veux parler des Horaces et des Curiaces. Je n’entrerai point dans le détail de ce combat, tout le monde sait que les trois Curiaces et deux Horaces périrent dans ce fameux duel, et que Rome triompha par le courage et l’adresse du dernier des Horaces. Le romain rentrant dans la ville victorieux et chargé des armes et des dépouilles de ses ennemis, rencontra sa soeur qui devait épouser un des Curiaces. Celle-ci voyant son frère revêtu de la cotte d’armes de son amant qu’elle avait faite elle-même, ne put retenir sa douleur ; elle répandit un torrent de larmes ; elle s’arracha les cheveux, et dans les transports de son affliction, elle fit les plus violentes imprécations contre son frère et même contre sa patrie, qu’elle regardait comme la cause du combat et de la mort de celui qu’elle devait épouser.

Horace fier de sa victoire, et irrité de la douleur que sa soeur faisait éclater mal à propos au milieu de la joie publique, dans le transport de sa colère lui passa son épée au travers du corps : Va, lui dit-il, trouver ton amant, et porte-lui cette passion insensée qui te fait préférer un ennemi mort à la gloire de ta patrie. Tout le monde détestait une action si inhumaine et si cruelle. On arrêta aussitôt le meurtrier, il fut traduit devant les duumvirs juges naturels de ces sortes de crimes : Horace fut condamné à perdre la vie, et le jour même de son triomphe aurait été celui de son supplice, si par le conseil de Tullus Hostilius il n’eût appelé de ce jugement devant l’assemblée du peuple.

Il y comparut avec le même courage et la même fermeté qu’il avait fait paraître dans son combat contre les Curiaces. Le peuple crut qu’en faveur d’un si grand service il pouvait oublier un peu la rigueur de la loi : Horace fut renvoyé absous, plutôt, dit Tite-Live, par admiration pour son courage, que par la justice de sa cause. Nous n’avons rapporté cet évènement que pour faire voir par le conseil que donna le roi de Rome à Horace d’en appeler au peuple, que l’autorité de cette assemblée était supérieure à celle du prince, et que ce n’était que dans le concours des suffrages du roi et des différents ordres de l’état, que se trouvait la véritable souveraineté de cette nation.

L’affaire d’Horace étant terminée, le roi de Rome songea à faire reconnaître son autorité dans la ville d’Albe, suivant les conditions du combat, qui avaient adjugé l’empire et la domination au victorieux. Ce prince en suivant l’esprit et les maximes de Romulus, ruina cette ville dont il transféra les habitants à Rome : ils y reçurent le droit de citoyens, et même les principaux furent admis dans le Sénat : tels furent les Tulliens, les Serviliens, les Quintiens, les Geganiens, les Curiaces, et les Cleliens, dont les descendants remplirent depuis les principales dignités de l’état, et rendirent de très grands services à la république, comme nous le verrons dans la suite. Tullus Hostilius ayant fortifié Rome par cette augmentation d’habitants, tourna ses armes contre les Sabins.

Le détail de cette guerre n’est point de mon sujet, je me contenterai de dire que ce prince après avoir remporté différents avantages contre les ennemis de Rome, mourut dans la trente-deuxième année de son règne ; qu’Ancus Martius petit-fils de Numa, fut élu en la place d’Hostilius par l’assemblée du peuple, et que le Sénat confirma ensuite cette nouvelle élection. Comme ce prince tirait toute sa gloire de son aïeul, il s’appliqua à imiter ses vertus paisibles et son attachement à la religion. Il institua des cérémonies sacrées qui devaient précéder les déclarations de guerre ; mais ces pieuses institutions, plus propres à faire connaître sa justice que son courage, le rendirent méprisable aux peuples voisins. Rome vit bientôt ses frontières ravagées par les incursions des latins, et Ancus reconnut par sa propre expérience que le trône exige encore d’autres vertus que la piété. Cependant pour soutenir toujours son caractère, avant que de prendre les armes, il envoya aux ennemis un héraut que les romains appelaient Fecialien : ce héraut portait une javeline ferrée, comme la preuve de sa commission. Etant arrivé sur la frontière, il cria à haute voix : Écoutez Jupiter, et vous Junon, écoutez Quirinus, écoutez dieux du ciel, de la terre et des enfers, je vous prends à témoin que le peuple latin est injuste ; et comme ce peuple a outragé le peuple romain, le peuple romain et moi du consentement du Sénat lui déclarons la guerre. On voit par cette formule que nous a conservée Tite-Live, qu’il n’est fait aucune mention du roi, et que tout se fait au nom et par l’autorité du peuple, c’est-à-dire de tout le corps de la nation.

Cette guerre fut aussi heureuse qu’elle était juste. Ancus bâtit les ennemis, ruina leurs villes, en transporta les habitants à Rome, et réunit leur territoire à celui de cette capitale. Tarquin premier ou l’ancien, quoique étranger, parvint à la couronne après la mort d’Ancus, et il l’acheta par des secours gratuits qu’il avait donnez auparavant aux principaux du peuple. Ce fut pour conserver leur affection et récompenser ses créatures, qu’il en fit entrer cent dans le Sénat ; mais pour ne pas confondre les différents ordres de l’état, il les fit patriciens, au rapport de Denys d’Halicarnasse, avant que de les élever à la dignité de sénateurs qui se trouvèrent jusqu’au nombre de trois cent, où ils demeurèrent fixés pendant plusieurs siècles. On sera peut-être étonné que dans un état gouverné par un roi, et assisté du Sénat, les lois, les ordonnances et le résultat des toutes les délibérations se fissent toujours au nom du peuple, sans faire mention du prince qui régnait : mais on doit se souvenir que ce peuple généreux s’était réservé la meilleure part dans le gouvernement. Il ne se prenait aucune résolution, soit pour la guerre ou pour la paix, que dans ses assemblées : on les appelait en ce temps-là assemblées par Curies ; parce qu’elles ne devaient être composées que des seuls habitants de Rome divisés en trente curies. C’est-là qu’on créait les rois, qu’on élisait les magistrats et les prêtres, qu’on faisait des lois, et qu’on administrait la justice. C’était le roi qui de concert avec le Sénat convoquait ces assemblées, et décidait par un sénatus-consulte, du jour qu’on devait les tenir, et des matières qu’on y devait traiter. Il fallait un second sénatus-consulte pour confirmer ce qui y avait été arrêté ; le prince ou le premier magistrat présidait à ces assemblées qui étaient toujours précédées par des auspices et par des sacrifices, dont les patriciens étaient les ministres ordinaires. Mais cependant comme tout se décidait dans ces assemblées à la pluralité des voix, et que les suffrages se comptaient par tête, les plébéiens l’emportaient toujours sur le Sénat et les patriciens, en sorte qu’ils formaient ordinairement le résultat des délibérations par préférence au Sénat et aux nobles.

Servius Tullius, sixième roi de Rome, prince tout républicain malgré sa dignité ; mais qui ne pouvait pourtant souffrir que le gouvernement dépendît souvent de la plus vile populace, résolut de faire passer toute l’autorité dans le corps de la noblesse et des patriciens, où il espérait trouver des vues plus justes, et moins d’entêtement. L’entreprise n’était pas sans de grandes difficultés ; ce prince avait à faire au peuple de toute la terre le plus fier et le plus jaloux de ses droits ; et pour l’obliger à en relâcher une partie, il fallait le savoir tromper par l’appât d’un bien plus considérable. Les romains payaient en ce temps-là par tête certains impôts au profit du trésor public ; et comme dans leur origine la fortune des particuliers était à peu près égale, on les avait assujettis au même tribut, qu’ils continuèrent de payer avec la même égalité, quoique par la succession des temps il se trouvât beaucoup de différence entre les biens des uns et des autres.

Servius, pour éblouir le peuple, et pour connaître les forces de son état, représenta dans une assemblée, que le nombre des habitants de Rome et leurs richesses étant considérablement augmentés par cette foule d’étrangers qui s’étaient établis dans la ville, il ne lui paraissait pas juste qu’un pauvre citoyen contribuât autant qu’un plus riche aux charges de l’état ; qu’il fallait régler ces contributions suivant les facultés des particuliers ; mais que pour en avoir une connaissance exacte, il fallait obliger tous les citoyens sous les plus grandes peines, à en donner une déclaration fidèle, et qui pût servir de règle aux commissaires que l’assemblée du peuple nommerait pour faire cette répartition.

Le peuple qui ne voyait dans cette proposition que son propre soulagement, la reçut avec de grands applaudissements, et toute l’assemblée d’un mutuel consentement donna au roi le pouvoir d’établir dans le gouvernement l’ordre qui lui paraîtrait le plus convenable au bien public. Ce prince, pour parvenir à ses fins, divisa d’abord tous les habitants de la ville, sans distinction de naissance ou de rang, en quatre tribus, appelées les tribus de la ville. Il rangea sous vingt-six autres tribus les citoyens qui demeuraient à la campagne, et dans le territoire de Rome. Il institua ensuite le cens, qui n’était autre chose qu’un rolle et un dénombrement de tous les citoyens romains, dans lequel on comprit leur âge, leurs facultés, leur profession, le nom de leur tribu et de leur curie, et le nombre de leurs enfants et de leurs esclaves. Il se trouva alors dans Rome et aux environs plus de quatre-vingt mille citoyens capables de porter les armes.

Servius partagea ce grand nombre en six classes, et il composa chaque classe de différentes centuries de gens de pied. Il mit dans la première classe quatre-vingt centuries, dans lesquelles il ne fit entrer que des sénateurs, des patriciens, ou des gens distingués par leurs richesses ; et tous ne devaient pas avoir moins que cent mines ou dix mille drachmes de bien : ce qui pouvait revenir en ces temps-là à un peu plus de mille écus de notre monnaie ; ce que nous n’osons pas cependant affirmer bien positivement à cause de la différence qui se trouve dans les opinions des savants sur la valeur et la variation des monnaies. On ne sait pas plus précisément si chaque centurie de cette première classe était composée de cent hommes effectifs : il y a lieu de croire au contraire que Servius dans la vue de multiplier les suffrages des patriciens, avait augmenté le nombre de leurs centuries ; et il cachait ce dessein secret, sous le prétexte plausible que les patriciens étant plus riches que les plébéiens, une centurie composée d’un petit nombre de ce premier ordre, devait autant contribuer aux charges de l’état qu’une centurie complète de plébéiens.

Ces quatre-vingt compagnies de la première classe furent partagées en deux ordres. Le premier, composé des plus âgés, et qui étaient au-dessus de 45 ans, était destiné pour la garde et la défense de la ville ; et les quarante autres compagnies formées des plus jeunes depuis dix-sept ans jusqu’à quarante-cinq, devaient marcher en campagne, et aller à la guerre. Ils avaient tous pareilles armes offensives et défensives : les offensives étaient le javelot, la pique ou la hallebarde, et l’épée ; et ils avaient pour armes défensives le casque, la cuirasse et les cuissards d’airain.

On rangea encore sous cette première classe toute la cavalerie, dont on fit douze centuries composées des plus riches et des principaux de la ville, et six autres compagnies de ceux qui n’étaient pas d’un rang si élevé. On y ajouta deux autres centuries d’artisans qui suivaient le camp sans être armez ; et leur emploi consistait à conduire, et à dresser les machines de guerre.

La seconde classe n’était composée que de vingt centuries, et de ceux qui possédaient au moins la valeur de soixante et quinze mines de bien, c’est-à-dire un peu plus de deux mille livres de notre monnaie. Ils se servaient à peu près des mêmes armes que les citoyens de la première classe, et ils n’étaient distingués que par l’écu qu’ils portaient au lieu de bouclier. Il n’y avait pareillement que vingt centuries dans la troisième classe ; et il fallait avoir au moins cinquante mines de bien pour y entrer, c’est-à-dire un peu plus de cinq cent écus de notre monnaie.

La quatrième classe était composée du même nombre de centuries que les deux précédentes ; et ceux qui étaient rangés dans cette classe, devaient avoir au moins vingt-cinq mines de bien, c’est-à-dire, environ sept cens cinquante livres de notre monnaie. Il y avait trente centuries dans la cinquième classe ; et on avait placé dans ces centuries tous ceux qui avaient au moins douze mines et demie de bien, c’est-à-dire un peu plus de trois cent livres de notre monnaie. Ils ne se servaient que de frondes pour armes, et ordinairement ils combattaient hors des rangs, et sur les ailes de l’armée.

La sixième classe n’avait qu’une centurie, et même c’était moins une centurie qu’un amas confus des plus pauvres citoyens. On les appelait prolétaires, comme n’étant utiles à la république que par les enfants qu’ils engendraient, ou exempts, à cause qu’ils étaient dispensés d’aller à la guerre. On avait compris sous la seconde classe deux centuries de charpentiers et d’ouvriers de machines militaires, et il y en avait deux autres de trompettes attachées à la quatrième classe. Toutes ces classes se partageaient comme la première entre les vieillards qui restaient pour la défense de la ville, et les jeunes gens dont on formait les légions qui devaient marcher en campagne. Elles composaient en tout cent quatre-vingt-treize centuries, commandées chacune par un centurion distingué par son expérience et par sa valeur.

Servius ayant établi cette distinction entre les citoyens d’une même république, ordonna qu’on assemblerait le peuple par centuries, lorsqu’il serait question d’élire des magistrats, de faire des lois, de déclarer la guerre, ou d’examiner les crimes commis contre la république, ou contre les privilèges de chaque ordre. L’assemblée se devait tenir hors de la ville, et dans le champ de mars. C’était au souverain, ou au premier magistrat à convoquer ces assemblées comme celles des curies ; et toutes les délibérations y étaient pareillement précédées par les auspices, ce qui donnait beaucoup d’autorité au prince et aux patriciens qui étaient revêtus des principales charges du sacerdoce. On convint outre cela qu’on recueillerait les suffrages par centuries, au lieu qu’ils se comptaient auparavant par tête, et que les quatre-vingt-dix huit centuries de la première classe donneraient leurs voix les premières. Servius par ce règlement transporta adroitement dans ce corps composé des grands de Rome, toute l’autorité du gouvernement ; et sans priver ouvertement les plébéiens du droit de suffrage, il sut par cette disposition le rendre inutile. Car toute la nation n’étant composée que de cent quatre-vingt-treize centuries, et s’en trouvant quatre-vingt-dix-huit dans la première classe, s’il y en avait seulement quatre-vingt-dix-sept du même avis, c’est-à-dire une de plus que la moitié des cens quatre-vingt-treize, l’affaire était conclue ; et alors la première classe composée, comme nous avons dit, des grands de Rome, formait seule les décrets publics ; et s’il manquait quelque voix, et que quelques centuries de la première classe ne fussent pas du même sentiment que les autres, on appelait la seconde classe. Mais quand ces deux classes se trouvaient d’avis conformes, il était inutile de passer à la troisième. Ainsi le petit peuple se trouvait sans pouvoir, quand on recueillait les voix par centuries : au lieu que quand on les prenait par curies, comme les suffrages se comptaient par tête, le moindre plébéien avait autant de crédit que le plus considérable des sénateurs.

Depuis ce temps-là les assemblées par curies ne se firent plus que pour élire les flamines, c’est-à-dire les prêtres de Jupiter, de Mars, de Romulus, et pour l’élection du grand Curion, et de quelques magistrats subalternes dont on aura lieu de parler dans la suite. Nous ne sommes entrez dans un détail si exact de ce nouveau plan de gouvernement, que parce que sans cette connaissance il serait difficile d’entendre ce que nous rapporterons dans la suite des différends qui s’élevèrent entre le Sénat et le peuple romain au sujet du gouvernement.

La royauté, après cet établissement, parut à Servius comme une pièce hors d’oeuvre, et inutile dans un état presque républicain. On prétend que pour achever son ouvrage, et pour rendre la liberté entière aux romains, il avait résolu d’abdiquer généreusement la couronne, et de réduire le gouvernement en pure république sous la régence de deux magistrats annuels qui seraient élus dans une assemblée générale du peuple romain.

Mais un dessein si héroïque n’eut point d’effet par l’ambition de Tarquin Le Superbe, gendre de Servius, qui dans l’impatience de régner fit assassiner son roi et son beau-père. Il prit en même temps possession du trône sans nulle forme d’élection, et sans consulter ni le Sénat, ni le peuple, et comme si cette suprême dignité eût été un bien héréditaire, ou une conquête qu’il n’eût dûe qu’à son courage et à sa valeur.

Une action si inhumaine le fit regarder avec horreur par tous les gens de bien. Tout le monde détestait également son ambition et sa cruauté : parricide et tyran en même temps, il venait d’ôter la vie à son beau-père, et la liberté à sa patrie ; et comme il n’était monté sur le trône que par ce double crime, il ne s’y maintint que par de nouvelles violences. Il ne laissa pas de se conduire d’abord dans sa tyrannie avec beaucoup d’habileté ; il s’assura de l’armée qu’il regardait comme le plus ferme soutien de sa puissance ; fier et cruel dans Rome, et à l’égard des grands qui pouvaient s’opposer à ses desseins ; mais doux, humain, et même familier à l’armée et avec les soldats. Il les récompensait magnifiquement ; plus d’une fois il leur abandonna des villes ennemies au pillage. Il semblait qu’il ne fît la guerre que pour les enrichir, soit qu’il en craignît les forces réunies, ou qu’il voulût les attacher plus étroitement à sa personne et à ses intérêts. Il embellit la ville de différents édifices publics ; et comme il faisait travailler aux fondements d’un temple, on trouva bien avant en terre la tête d’un homme encore en chair, et qui s’était conservée sans corruption ; ce qui fit donner le nom de capitole à ce temple, et les devins et les augures qui tiraient avantage des moindres évènements, prirent occasion de publier que Rome serait un jour la maîtresse du monde et la capitale de l’univers.

Tarquin présidait à ces différents travaux ; mais toujours accompagné d’une troupe de gardes qui lui servaient en même temps de satellites et d’espions. Ces esclaves du tyran répandus dans les différents quartiers de la ville, observaient avec soin s’il ne se formait point secrètement quelque conspiration contre lui. Le moindre soupçon était puni de la mort, ou du moins de l’exil. Plusieurs sénateurs des premiers de Rome périrent par des ordres secrets sans d’autre crime, que celui d’avoir osé déplorer le malheur de leur patrie. Il n’épargna pas même Marcus Junius qui avait épousé une Tarquinie. Il le fit périr, et se défit même du fils aîné de cet illustre romain, parce que l’un et l’autre, quoique ses alliés, ne se déclaraient pas assez ouvertement pour son usurpation.

Lucius Junius un autre fils de Marcus eût couru la même fortune, si, pour échapper à la cruauté du tyran, il n’eût feint d’être hébété, et d’avoir perdu l’esprit ; ce qui lui fit donner par mépris le nom de Brutus, qu’il rendit depuis si illustre, comme nous le dirons dans la suite. Les autres sénateurs incertains de leur destinée, se tenaient cachez dans leurs maisons : le tyran n’en consultait aucun ; le Sénat n’était plus convoqué ; il ne se tenait plus aucune assemblée du peuple. Un pouvoir despotique et cruel s’était élevé sur les ruines des lois et de la liberté. Les différents ordres de l’état également opprimés, attendaient tous avec impatience quelque changement sans l’oser espérer, lorsque l’impudicité de Sextus fils de Tarquin, et la mort violente de la chaste Lucrèce firent éclater cette haine générale que tous les romains avaient contre le roi, et même contre la royauté.

Personne n’ignore un évènement si tragique, nous dirons seulement pour l’éclaircissement de ce qui doit suivre, que cette vertueuse romaine ne pouvant se résoudre à survivre à la violence qu’on lui venait de faire, fit appeler son père, son mari, ses parents et les principaux amis de sa maison, auxquels elle en demanda la vengeance. Elle s’enfonça en même temps un poignard dans le coeur, et tomba morte aux pieds de son père et de son mari. Tous ceux qui se trouvèrent présents à ce funeste spectacle, jetèrent de grands cris : mais pendant qu’ils s’abandonnaient à leur douleur, Lucius Junius, plus connu par le nom de Brutus qu’on lui avait donné à cause de cet air stupide qu’il affectait, laissant, pour ainsi dire, tomber le masque, et se montrant à découvert : Oui, dit-il, en prenant le poignard dont Lucrèce s’était frappée, je jure de venger hautement l’injure qui lui a été faite ; et je vous prends à témoins, dieux tous-puissants, que j’exposerai ma vie, et que je répandrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour exterminer les Tarquins, et pour empêcher qu’aucun de cette maison, ni même que qui que ce soit, règne jamais dans Rome. Il fit passer ensuite ce poignard entre les mains de Collatin, de Lucretius, de Valerius, et de tous les assistants, dont il exigea le même serment. Ce serment fut le signal d’un soulèvement général : tout le monde regardait comme un prodige ce changement si prompt qui s’était fait en apparence dans l’esprit de Brutus. Le peuple l’envisageait comme un miracle, et une preuve sensible que le ciel s’intéressait à la vengeance de Lucrèce.

La pitié pour le sort de cette infortunée romaine, et la haine des tyrans firent prendre les armes au peuple ; l’armée touchée des mêmes sentiments se révolta ; et par un décret public les Tarquins furent bannis de Rome. Le Sénat pour engager le peuple plus étroitement dans la révolte, et pour le rendre plus irréconciliable avec les Tarquins, souffrit qu’il pillât les meubles du palais. L’abus que ces princes avaient fait de la puissance souveraine, fit proscrire la royauté même.

On dévoua aux dieux des enfers, et on condamna aux plus cruels supplices ceux qui entreprendraient de rétablir la monarchie. L’état républicain succéda au monarchique ; le Sénat et la noblesse profitèrent des débris de la royauté ; ils s’en approprièrent tous les droits ; Rome devint en partie un état aristocratique, c’est-à-dire que la noblesse s’empara de la plus grande partie de l’autorité souveraine.

Au lieu d’un prince perpétuel, on élut pour gouverner l’état deux magistrats annuels tirés du corps du Sénat, auxquels on donna le titre modeste de consuls, pour leur faire connaître qu’ils étaient moins les souverains de la république, que ses conseillers, et qu’ils ne devaient avoir pour objet que sa conservation et sa gloire. Brutus l’auteur de la liberté fut élu pour premier consul, et on lui donna pour collègue Collatin, mari de Lucrèce, dans la vue qu’il serait plus intéressé que tout autre à la vengeance de l’outrage qu’elle avait reçu.

Mais cette république naissante pensa être détruite dès son origine. Il se forma dans Rome un parti en faveur de Tarquin : quelques jeunes gens des premiers de la ville, élevés à la cour, et nourris dans la licence et les plaisirs, entreprirent de rétablir ce prince. La forme austère d’un gouvernement républicain, sous lequel les lois seules toujours inexorables ont droit de régner, leur fit plus de peur que le tyran même : accoutumez aux distinctions flatteuses de la cour, ils ne pouvaient souffrir cette égalité humiliante qui les confondait dans la multitude. Ce parti grossissait
tous les jours ; et ce qui est de plus surprenant, les enfants même de Brutus, et les Aquiliens, neveux de Collatin, se trouvèrent à la tête des mécontents. Mais avant que la conspiration éclatât, ils furent tous découverts, et on prévint leurs mauvais desseins.

Brutus père et juge des criminels, vit bien qu’il ne pouvait sauver ses enfants sans autoriser de nouvelles conjurations, et que c’était ouvrir lui-même les portes de Rome à Tarquin. Ainsi préférant sa patrie à sa famille, et sans écouter la voix de la nature, il fit couper en sa présence la tête à ses deux fils comme à des traîtres. Le peuple admira la triste fermeté avec laquelle il avait présidé lui-même à leur supplice. Son autorité en devint encore plus grande ; et après la mort des deux fils du consul, il n’y eut plus aucun romain qui osât seulement penser au retour de Tarquin. Collatin collègue de Brutus par une conduite opposée à la sienne, et pour avoir voulu sauver ses neveux, se rendit suspect et fut déposé du consulat. Le peuple jaloux, et comme furieux de sa liberté, le bannit de Rome, seulement parce qu’il était de la famille royale ; il n’osa se fier à la haine déclarée que ce romain faisait paraître contre Tarquin. Il craignit justement qu’étant parent du prince, il n’en eût l’esprit de domination, et qu’il ne fût plus ennemi du roi que de la royauté.

Marcus Valerius fut mis en sa place, et Tarquin n’espérant plus rien du parti qu’il avait dans Rome, entreprit d’y rentrer à force ouverte. Les romains s’y opposèrent toujours avec une constance invincible ; on en vint aux armes, et dans la première bataille qui fut donnée auprès de la ville contre les Tarquins, Brutus et Aronce, fils aîné de Tarquin, s’entre-tuèrent à coups de lance ; ainsi les deux premiers consuls de la république n’achevèrent pas leur année de consulat. Valerius resta seul dans cette suprême dignité, le peuple en prit sujet de le soupçonner de vouloir régner seul. Une maison qu’il faisait bâtir sur une éminence, augmenta ce soupçon ; ses envieux et ses ennemis publiaient que c’était une citadelle qu’il faisait construire pour en faire le siège de sa tyrannie.

Mais ce grand homme dissipa la malignité de ces discours, et les fit tomber par sa modération et la sagesse de sa conduite. Il fit abattre lui-même cette maison, l’objet de la jalousie de ses concitoyens, et le consul des romains fut obligé de loger dans une maison d’emprunt. Avant que de se donner un collègue, et pendant qu’il avait seul toute l’autorité, il changea par une seule loi faite en faveur du peuple, toute la forme du gouvernement ; et au lieu que sous les rois les plébiscites ou ordonnances du peuple, n’avaient force de loi qu’autant qu’elles étaient autorisées par un sénatus-consulte, Valerius publia une loi toute contraire, qui permettait de porter devant les assemblées du peuple l’appel, soit du jugement des consuls, soit des ordonnances du Sénat : par cette nouvelle loi il augmenta les droits du peuple ; et la puissance consulaire se trouva affaiblie dès son origine.

Il ordonna en même temps qu’on séparât les haches des faisceaux que les licteurs portaient devant le premier consul, comme pour faire entendre que ce magistrat n’avait point le droit de glaive, symbole de la souveraine puissance : et dans une assemblée du peuple, la multitude aperçut avec plaisir qu’il avait fait baisser les faisceaux de ses licteurs, comme un hommage tacite qu’il rendait à la souveraineté du peuple romain ; et pour éloigner le soupçon qu’il fût capable d’affecter la tyrannie, il fit publier une autre loi qui permettait de tuer sans aucune formalité précédente, celui qui aspirerait à se rendre maître de la liberté de ses concitoyens. Il était porté par cette loi, que l’assassin serait déclaré absous de ce meurtre, pourvu qu’il apportât des preuves des mauvais desseins de celui qu’il aurait tué. Ce fut par le même principe de modération qu’il ne voulut point être chargé du dépôt de l’argent public qui se levait pour fournir aux frais de la guerre ; on le porta dans le temple de Saturne, et le peuple par son conseil élut deux sénateurs qu’on appela depuis questeurs, qui furent chargez des deniers publics. Il déclara ensuite Lucretius père de Lucrèce, son collègue au consulat ; et il lui céda même, à cause qu’il était plus âgé, l’honneur de faire porter devant lui les faisceaux de verges, et toutes les marques de la souveraine puissance.

Une conduite si pleine de modération, et des lois si favorables au peuple, firent donner à un patricien le nom de Publicola, ou de populaire ; et ce fut moins pour mériter ce titre, que pour attacher plus étroitement le peuple à la défense de la liberté publique, qu’il relâcha de son autorité par ces différents règlements.

Le Sénat animé du même esprit, et qui comprenait de quelle conséquence il lui était d’intéresser le peuple à la conservation de la république, eut grand soin de sa subsistance pendant la guerre et le siège de Rome. Il envoya en différents endroits de la Campanie, et jusqu’à Cumes, chercher du blé qu’on distribua au peuple à vil prix, de peur que s’il manquait de pain, il ne fût tenté d’en acheter aux dépends de la liberté commune, et qu’il n’ouvrît les portes de Rome à Tarquin.

Le Sénat voulut même que le peuple ne payât aucun impôt pendant la guerre. Ces sages sénateurs se taxèrent eux-mêmes plus haut que les autres, et il sortit de cette illustre compagnie cette maxime si généreuse et si pleine d’équité, que le peuple payait un assez grand tribut à la république en élevant des enfants qui pussent un jour la défendre. Mais une si juste condescendance pour les besoins du peuple, ne dura qu’autant que durèrent le siège de Rome et la crainte des armes de Tarquin.

À peine la fortune de la république parut-elle affermie par la levée de ce siège, qu’on vit éclater l’ambition des patriciens : et le Sénat fit bientôt sentir qu’en substituant deux consuls tirés de son corps en la place du prince, le peuple n’avait fait que changer de maîtres, et que c’était toujours la même autorité, quoique sous des noms différents.

La royauté était à la vérité abolie, mais l’esprit de la royauté n’était pas éteint ; il était passé parmi les patriciens. Le Sénat délivré de la puissance royale qui le tenait en respect, voulut réunir dans son corps toute l’autorité du gouvernement. Il possédait dans les dignités civiles et militaires attachées à cet ordre, la puissance, et même les richesses qui en sont une suite : et le premier objet de sa politique fut de tenir toujours le peuple dans l’abaissement et dans l’indigence.

Ce peuple dont les suffrages étaient recherchés si ambitieusement dans les élections et dans les assemblées publiques, tombait dans le mépris hors des comices. La multitude en corps était ménagée avec de grands égards, mais le plébéien particulier était peu considéré ; aucun n’était admis dans l’alliance des patriciens. La pauvreté réduisit bientôt le peuple à des emprunts qui le jetèrent dans une dépendance servile des riches ; ensuite vint l’usure, remède encore plus cruel que le mal ; enfin la naissance, les dignités et les richesses mirent une trop grande inégalité parmi les citoyens d’une même république.

Les vues de ces deux ordres devinrent bientôt opposées : les patriciens pleins de valeur, accoutumez au commandement, voulaient toujours faire la guerre, et ils ne cherchaient qu’à étendre la puissance de la république au dehors ; mais le peuple voulait Rome libre au dedans, et il se plaignait que pendant qu’il exposait sa vie pour subjuguer les peuples voisins, il tombait souvent lui-même, au retour de la campagne, dans les fers de ses propres concitoyens, par l’ambition et l’avarice des grands : c’est ce qu’il faut développer, comme le fondement des révolutions dont nous allons parlé.

De toutes les manières de subsister que les besoins de la nature ont fait inventer aux hommes, les romains ne pratiquaient que le labourage et la guerre ; ils vivaient de leurs moissons, ou de la récolte qu’ils faisaient l’épée à la main sur les terres de leurs ennemis. Tous les arts mécaniques qui n’avaient point pour objet ces deux professions, étaient ignorés à Rome, ou abandonnés aux esclaves et aux étrangers. Généralement parlant, tous les romains depuis les sénateurs jusqu’aux moindres plébéiens, étaient laboureurs, et tous les laboureurs étaient soldats : et nous verrons dans la suite de cette histoire, qu’on allait prendre à la charrue de grands capitaines pour commander les armées. Tous les romains, même les premiers de la république, accoutumaient leurs enfants à de semblables travaux, et ils les élevaient dans une vie dure et laborieuse, afin de les rendre plus robustes et plus capables de soutenir les fatigues de la guerre.

Cette discipline domestique avait son origine dans la pauvreté des premiers romains : on fit ensuite une vertu d’un pur effet de la nécessité, et des hommes courageux regardèrent cette pauvreté égale entre tous les citoyens, comme un moyen de conserver leur liberté plus entière. Chaque citoyen n’eut d’abord pour vivre que deux arpents de terre, comme nous l’avons dit ; Rome étendit depuis peu à peu son territoire par les conquêtes qu’elle fit sur ses voisins. On vendait ordinairement une moitié de ces terres conquises pour indemniser l’état des frais de la guerre, et l’autre moitié se réunissait au domaine public que l’on le donnait ensuite, ou gratuitement, ou sous un cens modique, et à rente aux plus pauvres citoyens pour les aider à subsister : tel était l’ancien usage de Rome sous ses rois, c’est-à-dire pendant plus de deux cens ans.

Mais depuis l’extinction de la royauté, les nobles et les patriciens qui se regardaient comme les seuls souverains de la république, s’approprièrent sous différents prétextes la meilleure partie de ces terres conquises qui étaient dans leur voisinage, et à leur bienséance ; et ils étendaient insensiblement leur domaine aux dépens de celui du public : ou bien sous des noms empruntés, ils se faisaient adjuger à vil prix les différentes portions qui étaient destinées pour la subsistance des plus pauvres citoyens.

Ils les confondaient ensuite dans leurs propres terres, et quelques années de possession, avec un grand crédit, couvraient ces usurpations. L’état y perdait une partie de son domaine, et le soldat après avoir répandu son sang pour étendre les frontières de la république, se trouvait privé de la portion de terre qui lui devait servir en même temps de solde et de récompense.

L’avidité de certains patriciens ne se bornait pas à ces sortes d’usurpations. Mais quand la récolte manquait dans des années stériles, ou par les irruptions des ennemis, ils savaient par des secours intéressés, se faire un droit sur le champ de leurs voisins. Le soldat alors sans paye, et sans aucune ressource, était contraint pour subsister d’avoir recours aux plus riches.

On ne lui donnait point d’argent qu’à de grosses usures, et ces usures étaient même en ce temps-là arbitraires, si nous en croyons Tacite. Il fallait que le débiteur engageât son petit héritage, et souvent même ce cruel secours lui coûtait la liberté. Les lois de ces temps-là permettaient au créancier, faute de payement, d’arrêter son débiteur, et de le retirer dans sa maison où il était traité comme un esclave.

On exigeait souvent le principal et les intérêts à coups de fouet et à force de tourments ; on lui enlevait sa terre par des usures accumulées ; et sous prétexte de l’observation des lois, et d’une justice exacte, le peuple éprouvait tous les jours une injustice extrême.

Un gouvernement si dur dans une république naissante, excita bientôt un murmure général. Les plébéiens qui étaient chargés de dettes, et qui craignaient d’être arrêtés par leurs créanciers, s’adressaient à leurs patrons, et aux sénateurs les plus désintéressés. Ils leur représentaient leur misère, la peine qu’ils avaient à élever leurs enfants, et leur disaient qu’après avoir combattu contre les Tarquins pour la défense de la liberté publique, ils se trouvaient exposés à devenir les esclaves de leurs propres concitoyens.

Des menaces secrètes succédèrent à ces plaintes, et les plébéiens ne voyant point d’adoucissement à leurs peines, éclatèrent à la fin sous le consulat de T. Largius et de Q. Clelius. Rome, comme nous l’avons dit, était environnée de quantité de petits peuples, inquiets et jaloux de son agrandissement. Les Latins, les Èques, les Sabins, les Volsques, les Herniques et les Véiens tantôt séparés, et souvent réunis, lui faisaient une guerre presque continuelle. Ce fut peut-être à l’animosité de ces voisins, que les romains furent redevables de cette valeur et de cette discipline militaire, qui dans la suite les rendirent les maîtres de l’univers.

Tarquin vivait encore, il avait ménagé secrètement une ligue puissante contre les romains : trente villes du pays latin s’intéressèrent à son rétablissement. Les Herniques et les Volsques favorisèrent cette entreprise : il n’y eut que les peuples d’Étrurie qui voulurent voir l’affaire plus engagée avant que de se déclarer ; et ils restèrent neutres dans la vue de prendre parti suivant les évènements. Les consuls et le Sénat ne virent pas sans inquiétude une conspiration si générale contre la république ; on songea aussitôt à se mettre en défense.

Comme Rome n’avait point d’autres soldats que ses citoyens, il fallut faire prendre les armes au peuple ; mais les plus pauvres, et ceux surtout qui étaient chargés de dettes, déclarèrent que c’était à ceux qui jouissaient des dignités et des biens de la république à la défendre ; que pour eux, ils étaient las d’exposer tous les jours leurs vies pour des maîtres si avares et si cruels. Ils refusèrent de donner leurs noms, suivant l’usage, pour se faire enrôler dans les légions ; les plus emportez disaient même, qu’ils n’étaient pas plus attachés à leur partie, où on ne leur laissait pas un pouce de terre en propriété, qu’à tout autre climat, quelque étranger qu’il fût ; que du moins ils n’y trouveraient point de créanciers ; que ce n’était qu’en sortant de Rome qu’ils s’affranchiraient de leur tyrannie, et ils menacèrent hautement d’abandonner la ville, si par un sénatus-consulte on n’abolissait toutes les dettes.

Le Sénat inquiet d’une désobéissance peu différente d’une révolte déclarée, s’assembla aussitôt : on ouvrit différents avis. Les sénateurs les plus modérés opinèrent en faveur du soulagement du peuple. M. Valerius frère de Publicola, et qui à son exemple affectait d’être populaire, représenta
que la plupart des pauvres plébéiens n’avaient été contraints de contracter des dettes que par les malheurs de la guerre ; que si dans la conjoncture où une partie de l’Italie s’était déclarée en faveur de Tarquin, on n’adoucissait pas les peines du peuple, il était à craindre que le désespoir ne le jetât dans le parti du tyran, et que le Sénat pour vouloir porter trop loin son autorité, ne la perdît entièrement par le rétablissement de la royauté. Plusieurs sénateurs, et ceux surtout qui n’avaient point de débiteurs, se rangèrent de son sentiment ; mais il fut rejeté avec indignation par les plus riches. Appius Claudius s’y opposa aussi, mais par des vues différentes.

Ce sénateur austère dans ses moeurs, et sévère observateur des lois, soutenait qu’on n’y pouvait faire aucun changement sans péril pour la république. Quoique sensible à la misère des particuliers qu’il assistait tous les jours de son bien, il ne laissa pas cependant de déclarer en plein Sénat qu’on ne pouvait pas avec justice refuser le secours des lois aux créanciers qui voudraient poursuivre avec rigueur les débiteurs. Mais avant que d’entrer dans un plus grand détail de cette affaire, peut-être ne sera-t-il pas inutile de faire connaître particulièrement un patricien qui eut tant de part, aussi bien que ses descendants, aux différentes révolutions qui agitèrent depuis la république.

Appius Clausus ou Claudius, était sabin de naissance, et des principaux de la ville de Régille. Des dissensions civiles dans lesquelles son parti se trouva le plus faible, l’obligèrent d’en sortir. Il se retira à Rome qui ouvrait un asile à tous les étrangers. Il fut suivi de sa famille et de ses partisans, que Velleïus Paterculus fait monter jusqu’au nombre de cinq mille. On leur accorda le droit de bourgeoisie, avec des terres pour habiter, situées sur la rivière du Téveron : telle fut l’origine de la tribu claudienne.

Appius qui en était le chef, fut reçu dans le Sénat, et il s’y fit bientôt distinguer par la sagesse de ses conseils, et surtout par sa fermeté. Il s’opposa hautement à l’avis de Valerius, comme nous venons de le dire, et il représenta en plein Sénat que la justice étant le plus ferme soutien des états, on ne pouvait abolir les dettes des particuliers sans ruiner la foi publique, le seul lien de la société parmi les hommes.

Que le peuple même en faveur de qui on sollicitait un arrêt si injuste, en souffrirait le premier ; que dans de nouveaux besoins, les plus riches fermeraient leurs bourses ; que le mécontentement des grands n’était pas moins à craindre que le murmure du peuple, et qu’ils ne souffriraient peut-être pas qu’on annulât des contrats qui étaient le fruit de leur épargne et de leur tempérance. Il ajouta que personne n’ignorait que Rome dans son origine n’avait pas assigné une plus grande quantité de terres aux nobles et aux patriciens, qu’aux plébéiens.

Que ceux-ci venaient encore de partager les biens des Tarquins ; qu’ils avaient fait souvent un butin considérable à la guerre, et que s’ils avaient consumé ces biens dans la débauche, il n’était pas juste qu’on les en dédommageât aux dépens de ceux qui avaient vécu avec plus de sagesse et d’économie ; qu’après tout il fallait considérer que les mutins et ceux qui faisaient le plus de bruit, n’étaient que des plébéiens des dernières classes, et qu’on ne plaçait ordinairement dans les batailles que sur les ailes ou à la queue des légions ; qu’ils n’étaient la plupart armés que de frondes ; qu’il n’y avait ni grands services à espérer, ni beaucoup à craindre de pareils soldats ; que la république ne perdrait pas beaucoup en perdant des gens qui ne servaient que de nombre ; et qu’il n’y avait qu’à mépriser la sédition pour la dissiper, et pour voir ces mutins recourir avec soumission à la clémence du Sénat.

Quelques sénateurs qui voulaient trouver un milieu entre deux avis si opposés, proposèrent que les créanciers ne pussent au moins exercer de contrainte sur la personne de leurs débiteurs. D’autres voulaient qu’on ne remît les dettes qu’à ceux qui étaient notoirement dans l’impuissance de les acquitter ; et il y en eut qui pour satisfaire en même temps à la foi publique, et à l’intérêt des créanciers, proposèrent de les payer des deniers publics. Le Sénat ne prit aucun de ces partis : il résolut de ne point donner atteinte à des actes aussi solennels que des contrats ; mais afin d’adoucir le peuple, et pour l’engager à prendre plus volontiers les armes, il rendit un sénatus-consulte, qui accordait une surséance pour toute sorte de dettes jusqu’à la fin de la guerre.

Cette condescendance du Sénat était un effet de l’approche de l’ennemi qui s’avançait du côté de Rome. Mais plusieurs d’entre les plébéiens devenus plus fiers par la même raison, déclarèrent ou qu’ils obtiendraient une abolition absolue de toutes les dettes, ou qu’ils laisseraient aux riches et aux grands le soin de la guerre, et la défense d’une ville à laquelle ils ne s’intéressaient plus, et qu’ils étaient même prêts d’abandonner. La fermeté qu’ils faisaient paraître, leur attira des compagnons. Le nombre des mécontents grossissait tous les jours ; et plusieurs même d’entre le peuple qui n’avaient ni dettes ni créanciers, ne laissaient pas de se plaindre de la rigueur du Sénat, soit par compassion pour ceux de leur ordre, ou par cette aversion secrète que tous les hommes ont naturellement pour toute domination.

Quoique les plus sages et les plus riches des plébéiens, et surtout les clients des nobles, n’eussent pas de part à la sédition ; cependant la séparation dont menaçaient les mécontents, et le refus qu’ils faisaient obstinément de prendre les armes, étaient d’un dangereux exemple, surtout dans une conjoncture où la plupart des latins commandez par les fils et le gendre de Tarquin étaient aux portes de Rome. Le Sénat pouvait à la vérité faire faire procès aux plus mutins, et aux chefs de la sédition ; mais la loi Valeria qui autorisait les appels devant l’assemblée du peuple, ouvrait un asile à ces séditieux, qui ne pouvaient manquer d’être absous par les complices de leur rébellion.

Le Sénat pour éluder l’effet de ce privilège si préjudiciable à son autorité, résolut de créer un magistrat suprême également au dessus du Sénat même, et de l’assemblée du peuple, et auquel on déférât une autorité absolue. Pour obtenir le consentement du peuple, on lui représenta dans une assemblée publique, que dans la nécessité de terminer ces dissensions domestiques, et de repousser en même temps les ennemis, il fallait donner à la république un seul chef, au dessus même des consuls, qui fût l’arbitre des lois, et comme le père de la patrie : et de peur qu’il ne s’en rendît le Tyran, et qu’il n’abusât de cette autorité suprême, qu’il ne fallait la lui confier que pour l’espace de six mois.

Le peuple ravi de voir créer un nouveau magistrat au dessus des consuls et du Sénat, consentit à son élection : on convint que le premier consul serait en droit de le nommer, et on lui accorda ce privilège comme pour le dédommager de l’autorité qu’il perdait par sa création. Clelius nomma aussitôt T. Largius son collègue : ce fut le premier romain, qui sous le titre de dictateur, parvint à cette suprême dignité, qu’on pouvait regarder dans une république comme une monarchie absolue, quoique passagère. En effet, dès qu’il était nommé, lui seul avait pouvoir de vie et de mort sur tous les citoyens, de quelque rang qu’ils fussent, et sans qu’il y eût aucune voie d’appel. L’autorité et les fonctions des autres magistrats cessaient ou lui étaient subordonnées : il nommait le général de la cavalerie, qui était à ses ordres, et qui lui servait comme de capitaine de ses gardes. Il avait des licteurs armés de haches comme les rois ; il pouvait lever des troupes ou les congédier selon qu’il le jugeait à propos. Il décidait de la guerre et de la paix, sans être obligé de prendre l’avis ni du Sénat ni du peuple ; et après que son autorité était expirée, il ne rendait compte à personne de tout ce qu’il avait fait pendant son administration.

T. Largius étant revêtu de cette grande dignité, nomma sans la participation du Sénat et du peuple, Spurius Cassius Viscellinus pour général de la cavalerie ; et quoiqu’il fût le plus modéré du Sénat, il affecta de faire toutes choses avec hauteur pour se faire craindre du peuple, et pour le faire rentrer plutôt dans son devoir. La fermeté de ce magistrat jeta une grande crainte dans les esprits ; on vit bien que sous un magistrat si absolu, et qui ne manquerait pas de faire un exemple du premier rebelle, il n’y avait point d’autre parti à prendre que celui de la soumission. Le dictateur assis dans une haute chaire, et comme dans un trône qu’il avait fait mettre dans la place publique, et environné de ses licteurs armez de leurs haches, fit appeler tous les citoyens les uns après les autres. Les plébéiens sans oser remuer, se présentèrent docilement pour être enrôlés ; et chacun rempli de crainte se rangea sous ses enseignes. La guerre se fit ensuite avec succès ; l’ennemi fut repoussé et défait proche le lac Régille : deux fils de Tarquin, son gendre, et cinquante mille latins périrent dans cette bataille. Ce fut ainsi que l’habile dictateur sut par une conduite également ferme et modérée tourner contre l’étranger l’animosité qui était entre les citoyens.

Mais la paix et la fin de la dictature firent bientôt renaître ces dissensions domestiques, que la guerre n’avait que suspendues. Les créanciers recommencèrent à poursuivre leurs débiteurs, et ceux-ci renouvelèrent leurs murmures et leurs plaintes. Cette grande affaire excita de nouveaux troubles, et le Sénat voulant en prévenir les suites, fit tomber le consulat à Appius Claudius dont il connaissait la fermeté. Mais de peur qu’il ne la portât trop loin, on lui donna pour collègue Servilius, personnage d’un caractère doux et humain, et agréable aux pauvres et à la multitude.

Ces deux magistrats ne manquèrent pas de se trouver d’avis opposés. Servilius par bonté et par compassion pour les malheureux, inclinait à la suppression des dettes, ou du moins il voulait qu’on diminuât du principal ces intérêts usuraires et accumulés qui l’excédaient considérablement. Il exhortait le Sénat à en faire un règlement qui soulageât le peuple, et qui assurât pour toujours la tranquillité de l’état.

Mais Appius sévère observateur des lois, soutenait avec sa fermeté ordinaire, qu’il y avait une injustice manifeste à vouloir soulager les débiteurs aux dépens de la fortune de leurs créanciers ; que ce projet allait même à la ruine de la subordination nécessaire dans un état bien policé ; que la condescendance que Servilius voulait qu’on eût pour les besoins du peuple, ne serait regardée par les mutins que comme une faiblesse déguisée, et ferait naître de nouvelles prétentions ; qu’au contraire rien ne marquerait mieux la puissance de la république, que la juste sévérité dont on userait envers ceux qui par leurs cabales et leur désobéissance avaient violé la majesté du Sénat.

Le peuple instruit de ce qui s’était passé dans le Sénat, et informé des dispositions différentes des deux consuls, donne autant de louanges à Servilius, qu’il répand d’imprécations contre Appius. Les plus mutins s’attroupent de nouveau ; on tient des assemblées secrètes de nuit, et dans des lieux écartez : tout est en mouvement, lorsque la calamité d’un particulier fait éclater le mécontentement public, et excite une sédition générale. Un plébéien chargé de fers vint se jeter dans la place publique comme dans un asile. Ses habits étaient déchirez ; il était pâle et défiguré ; une grande barbe, et des cheveux négligés et en désordre rendaient son visage affreux. On ne laissa pas de le reconnaître ; et quelques personnes se souvinrent d’avoir été à la guerre avec lui, et de l’avoir vu combattre avec beaucoup de valeur. Il montrait lui-même les cicatrices des blessures qu’il avait reçues en différentes occasions ; il nommait les consuls, les tribuns et les centurions sous lesquels il avait servi, et adressant la parole à une multitude de gens qui l’environnaient, et qui lui demandaient avec empressement la cause de l’état déplorable où il était réduit, il leur dit, que pendant qu’il portait les armes dans la dernière guerre qu’on avait faite contre les Sabins, non seulement il n’avait pu cultiver son petit héritage, mais que les ennemis même dans une course après avoir pillé sa maison, y avaient mis le feu. Que les besoins de la vie, et les tributs qu’on l’avait obligé de payer malgré cette disgrâce, l’avaient forcé de faire des dettes ; que les intérêts s’étant insensiblement accumulez, il s’était vu réduit à la triste nécessité de céder son héritage pour en acquitter une partie. Mais que le créancier impitoyable n’étant pas encore entièrement payé, l’avait fait traîner en prison avec deux de ses enfants ; que pour l’obliger à accélérer le payement de ce qui restait dû, il l’avait livré à ses esclaves, qui par son ordre lui avaient déchiré le corps : en même temps il se découvrit et montra son dos encore tout sanglant des coups de fouet qu’il avait reçus. Le peuple déjà en mouvement, et touché d’un traitement si barbare, poussa mille cris d’indignation contre les patriciens. Ce bruit se répandit en un instant dans toute la ville, et on accourut de tous côtés dans la place.

Ceux qu’un pareil sort retenait dans les chaînes de leurs créanciers, échappent ; il se trouve bientôt des chefs et des partisans de la sédition. On ne reconnaît plus l’autorité des magistrats ; et les consuls qui étaient accourus pour arrêter ce désordre par leur présence, entourés du peuple en fureur, ne trouvent plus ni respect ni obéissance dans le citoyen.

Appius odieux à la multitude, allait être insulté, s’il n’eût échappé à la faveur du tumulte. Servilius, quoique plus agréable au peuple, se vit réduit à quitter sa robe consulaire ; et sans aucune marque de sa dignité il se jette dans la foule, caresse, embrasse les plus mutins, et les conjure, les larmes aux yeux, d’apaiser ce désordre. Il s’engage d’assembler incessamment le Sénat, et il leur promet d’y prendre les intérêts du peuple avec autant de zèle et d’affection que pourrait faire un plébéien ; et pour preuves de sa promesse, il fait publier par un héraut, défense d’arrêter pour dettes aucun citoyen, jusqu’à ce que le Sénat y eût pourvu par un nouveau règlement.

Le peuple sur sa parole se sépara, le Sénat s’assembla aussitôt. Servilius exposa la disposition des esprits, et la nécessité dans une pareille conjoncture de relâcher quelque chose de la sévérité des lois. Appius au contraire toujours invariable dans ses premiers sentiments, s’y opposa constamment.

La diversité d’avis fit naître de l’aigreur entre eux : Appius qui ne pouvait s’empêcher de joindre à l’utilité de ses conseils l’austérité de son caractère et la dureté de ses manières, traite publiquement son collègue de flatteur et d’esclave du peuple. Servilius de son côté lui reproche sa fierté, son orgueil, et l’animosité qu’il faisait paraître contre les plébéiens. Le Sénat se partage entre ces deux grands hommes ; chacun prend parti suivant sa disposition ou ses intérêts. La différence des avis et l’opposition des sentiments excitent de grands cris dans l’assemblée. Pendant ce tumulte, arrivent à toute bride des cavaliers qui rapportent qu’une armée de Volsques marchait droit à Rome.

Cette nouvelle fut reçue bien différemment par le Sénat et par le peuple. Les sénateurs, leurs clients, et les plus riches d’entre le peuple prirent les armes. Mais ceux qui étaient chargez de dettes, montrant leurs chaînes, demandaient avec un souris amer si de pareils ornements méritaient qu’ils exposassent leurs vies pour les conserver : et tous ces plébéiens refusèrent opiniâtrement de donner leurs noms pour se faire enrôler.

La ville était dans cette agitation qui précède ordinairement les plus grandes révolutions ; les consuls divisés ; le peuple désobéissant à ses magistrats, et les Volsques aux portes de Rome. Le Sénat qui craignait presque également le citoyen et l’ennemi, engagea Appius à se charger de la défense de la ville, dans la vue que le peuple suivrait plus volontiers son collègue en campagne. Servilius étant destiné pour s’opposer aux ennemis, conjure le peuple de ne le pas abandonner dans cette expédition ; et pour l’obliger à prendre les armes, il fait publier une nouvelle défense de retenir en prison aucun citoyen romain qui voudrait le suivre en campagne, ni d’arrêter ses enfants ou de saisir son bien : et par le même édit il s’engage au nom du Sénat de donner au peuple à son retour toute satisfaction au sujet des dettes.

Cette déclaration n’eut pas été plutôt publiée, que le peuple courut en foule se faire enrôler, les uns par affection pour le consul qu’ils savaient leur être favorable, et les autres pour ne pas rester dans Rome sous le gouvernement sévère et impérieux d’Appius. Mais de tous les plébéiens il n’y en eut point qui se fissent enrôler plus volontairement, ni qui montrassent plus de courage contre l’ennemi, que ceux même qui avaient eu le plus de part au dernier tumulte. Les Volsques furent défaits, et le consul pour récompenser le soldat de la valeur qu’il avait fait paraître, lui abandonna le pillage du camp ennemi dont il s’était rendu maître, sans en rien réserver, suivant l’usage, pour le trésor public.

Le peuple à son retour le reçut avec de grands applaudissements, et il attendait avec confiance l’effet de ses promesses. Servilius n’oublia rien pour dégager sa parole, et pour porter le Sénat à accorder une abolition générale des dettes. Mais Appius qui regardait tout changement dans les lois comme dangereux, s’opposa hautement aux intentions de son collègue. Il autorisa de nouveau les créanciers qui traînaient leurs débiteurs en prison ; et les applaudissements qu’il en recevait des riches, et les imprécations des pauvres, concouraient également à entretenir la dureté de ce magistrat.

Ceux qu’on arrêtait en appelaient à Servilius ; ils lui représentaient les promesses qu’il avait faites au peuple avant la campagne, et les services qu’ils avaient rendus à la guerre. On criait tout haut devant son tribunal, ou qu’en qualité de consul et de premier magistrat il prît la défense de ses concitoyens, ou que comme général il n’abandonnât pas les intérêts de ses soldats. Mais Servilius d’un caractère doux et timide, n’osa se déclarer ouvertement contre le corps entier des patriciens ; et en voulant ménager les deux partis, il les offensa tous deux, en sorte qu’il ne put éviter la haine de l’un, et le mépris de l’autre.

Le peuple se voyant abandonné de Servilius, et persécuté par son collègue, s’assemble tumultuairement, confère, et prend la résolution de ne devoir son salut qu’à lui-même, et d’opposer la force à la tyrannie. Les débiteurs poursuivis jusque dans la place par leurs créanciers, y trouvent un asile assuré dans la foule ; la multitude en fureur frappe, écarte et repousse ces impitoyables créanciers qui implorent en vain le secours des lois. Une nouvelle irruption des Volsques, des Sabins et des Èques, hausse encore le courage du peuple, qui refuse ouvertement de marcher contre l’ennemi.

A. Virginius et T. Vetusius qui avaient succédé dans le consulat à Appius et à Servilius, tentèrent par un coup d’autorité de dissiper ce tumulte. Ils en firent arrêter les chefs, mais le peuple toujours furieux les arracha des mains des licteurs, et les consuls éprouvèrent dans cette occasion combien la majesté sans la force est peu considérée. Une désobéissance si déclarée, et peu différente d’une révolte, alarma le Sénat, qui s’assembla extraordinairement. T. Largius que nous avons vu dictateur, opina le premier.

Cet ancien magistrat si respectable par sa sagesse et par sa fermeté, dit qu’il voyait avec beaucoup de douleur Rome comme partagée en deux nations, former comme deux villes différentes. Que la première n’était remplie que de richesses et d’orgueil, et la seconde de misère et de rébellion. Que dans l’une et dans l’autre on ne voyait ni justice, ni honneur, ni même de bienséance, et que la fierté des grands n’était pas moins odieuse, que la désobéissance du petit peuple. Qu’il était cependant obligé d’avouer qu’il prévoyait que l’extrême pauvreté du peuple entretiendrait toujours la dissension, et qu’il ne croyait pas qu’on pût rétablir l’union et la concorde entre ces deux ordres, que par une abolition générale des dettes.

D’autres sénateurs étaient d’avis qu’on restreignît cette grâce en faveur de ceux qui dans les dernières guerres avaient servi utilement la république ; et ils représentaient que c’était une justice qui leur était due, et que la parole de Servilius y était même engagée.

Appius, quand ce fut son rang à opiner, s’opposa également à ces deux avis : tant de mutineries, dit-il, ne procèdent pas de la misère du peuple, c’est bien plutôt l’effet d’une licence effrénée qu’il plaît à des séditieux d’appeler du nom de liberté. Tout ce désordre n’a pris naissance que de l’abus que le peuple fait de la loi Valeria ; on viole impunément la majesté des consuls, parce que les mutins ont la faculté d’appeler de la condamnation du crime devant les complices même de ce crime ; et quel ordre peut-on jamais espérer d’établir dans un état où les ordonnances des magistrats sont soumises à la révision et au jugement d’une populace qui n’a pour règle que son caprice et sa fureur ?

Seigneurs, ajouta Appius, il faut créer un dictateur dont les jugements soient sans appel ; et ne craignez pas après cela qu’il y ait des plébéiens assez insolents pour repousser les licteurs d’un magistrat qui sera maître de disposer souverainement de leurs biens et de leurs vies.

Les jeunes sénateurs jaloux de l’honneur du Sénat, et ceux surtout qui étaient intéressés dans l’abolition des dettes, se déclarèrent pour l’avis d’Appius ; ils voulaient même lui déférer cette grande dignité : ils disaient qu’il n’y avait qu’un homme aussi ferme et aussi intrépide, qui fût capable de faire rentrer le peuple dans son devoir. Mais les anciens sénateurs et les plus modérés, trouvèrent que cette souveraine puissance était assez formidable d’elle-même, sans en revêtir encore un homme naturellement dur et odieux à la multitude. L’un des consuls par leur avis nomma pour dictateur Manius Valerius fils de Volesius. C’était un consulaire âgé de plus de soixante et dix ans, et d’une maison dont le peuple n’avait à craindre ni orgueil ni injustice.

Le dictateur, plébéien d’inclination, nomma pour général de la cavalerie Quintus Servilius frère de celui qui avait été consul, et qui trouvait comme lui qu’il y avait de la justice dans les plaintes du peuple : il convoqua ensuite une assemblée générale dans la place des comices. Il y parut avec une contenance grave et modeste tout ensemble ; et adressant la parole au peuple, il lui dit ; qu’il ne devait pas craindre que sa liberté ni la loi Valeria qui en était le plus ferme appui, fussent en danger sous un dictateur de la famille de Valerius Publicola. Qu’il n’était point monté sur son tribunal pour les séduire par de fausses promesses ; qu’il fallait à la vérité marcher aux ennemis qui s’avançaient du côté de Rome, mais qu’il s’engageait en son nom, et de la part du Sénat, de leur donner au retour de la campagne une entière satisfaction sur leurs plaintes ; et en attendant, dit-il, par la puissance souveraine dont je suis revêtu, je déclare libres vos personnes, vos terres et vos biens. Je suspends l’effet de toute obligation dont on pourrait se servir pour vous inquiéter : venez nous aider à vous conquérir de nouvelles terres sur nos ennemis. Ce discours remplit le peuple d’espérance et de consolation. Tout le monde prit les armes avec joie, et on leva dix légions complètes : on en donna trois à chaque consul, le dictateur s’en réserva quatre. Les romains marchèrent aux ennemis par différents endroits ; les Volsques et les Sabins furent défaits ; les Èques demandèrent la paix, et ne l’obtinrent que par la perte d’une partie de leur territoire que le dictateur partagea entre les plus pauvres citoyens de Rome.

Le Sénat qui craignait que les soldats de retour ne demandassent au dictateur l’exécution de ses promesses, lui fit dire et aux deux consuls, de retenir toujours le soldat sous les enseignes, sous prétexte que la guerre n’était pas terminée. Les deux consuls obéirent ; mais le dictateur dont l’autorité était indépendante du Sénat, licencia son armée. Il déclara ses soldats absous du serment qu’ils avaient prêté en s’enrôlant ; et pour donner une nouvelle preuve de son affection pour le peuple, il tira de cet ordre quatre cens des plus considérables qu’il fit entrer dans celui des chevaliers. Il fut ensuite au Sénat, et il demanda qu’on eût par un sénatus-consulte à dégager sa parole, et à abolir toutes les dettes. Les plus anciens sénateurs et les plus gens de bien, si on en excepte Appius, étaient de cet avis. Mais la cabale des riches l’emporta, et ils étaient soutenus par les jeunes sénateurs qui croyaient qu’on diminuait de l’autorité du Sénat tout ce qu’on proposait en faveur du soulagement du peuple. Il y en eut même plusieurs qui se prévalant de l’extrême bonté du dictateur, lui reprochèrent qu’il recherchait avec bassesse les applaudissements d’une vile populace. Sa proposition fut rejetée avec de grands cris ; et on lui fit sentir que s’il n’eût pas été au-dessus des lois par sa dignité, le Sénat lui aurait fait rendre compte du congé qu’il avait donné à ses soldats, contre l’avis du Sénat, et dans une conjoncture où les ennemis de la république étaient encore en armes.

Je vois bien, leur dit ce vénérable vieillard, que je ne vous suis pas agréable : on me reproche d’être trop populaire ; fassent les dieux que tous les défenseurs du peuple romain qui s’élèveront dans la suite, me ressemblent, et soient aussi modérés que je le suis. Mais n’attendez pas que je trompe des citoyens, qui sur ma parole ont pris les armes, et qui au prix de leur sang viennent de triompher de vos ennemis. Une guerre étrangère et nos dissensions domestiques ont été cause que la république m’a honoré de la dictature. Nous avons la paix au dehors, et on m’empêche de l’établir au dedans ; ainsi mon ministère devenant inutile, j’ai résolu d’abdiquer cette grande dignité. J’aime mieux voir la sédition, comme personne privée, qu’avec le titre de dictateur. En finissant ces mots, il sortit brusquement du Sénat, et convoqua une assemblée du peuple.

Quand l’assemblée fut formée, il y parut avec toutes les marques de sa dignité ; il rendit grâces d’abord au peuple de la promptitude avec laquelle, sur ses ordres, il avait pris les armes ; et il donna en même temps de grandes louanges à la valeur et au courage qu’il avait fait paraître contre les ennemis de la république.

Vous avez, dit-il, en bons citoyens satisfaits à votre devoir. Ce serait à moi à m’acquitter à mon tour de la parole que je vous ai donnée ; mais une brigue plus puissante que l’autorité même d’un dictateur, empêche aujourd’hui l’effet de mes sincères intentions. On me traite publiquement d’ennemi du Sénat ; on censure ma conduite ; on me fait un crime de vous avoir abandonné les dépouilles de nos ennemis, et surtout de vous avoir absous du serment militaire. Je sais de quelle manière dans la force de mon âge j’aurais repoussé de pareilles injures ; mais on méprise un vieillard plus que septuagénaire : et comme je ne puis ni me venger, ni vous rendre justice, j’abdique volontiers une dignité qui vous est inutile. Si cependant quelqu’un de mes concitoyens veut encore se plaindre de l’inexécution de ma parole, je lui abandonne de bon coeur le peu de vie qui me reste, il peut me l’ôter sans que je m’en plaigne, ni que je m’y oppose.

Le peuple n’écouta ce discours qu’avec des sentiments de respect et de vénération : tout le monde lui rendit la justice qui lui était due, et il fut reconduit par la multitude jusque en sa maison, avec autant de louanges que s’il eût prononcé l’abolition des dettes. Le peuple tourna toute son indignation contre le Sénat qui l’avait tant de fois trompé. On ne garde plus alors aucunes mesures ; les plébéiens s’assemblent publiquement, et les avis les plus violents sont les plus agréables à la multitude. Les deux consuls qui tenaient encore les soldats engagez par leur serment, sous prétexte d’un avis qu’ils s’étaient fait donner que les ennemis armaient de nouveau, se mirent en campagne de concert avec le Sénat. Le peuple qui sentit l’artifice, ne sortit de Rome qu’avec fureur ; les plus emportez proposèrent même avant que d’aller plus loin, de poignarder les consuls, afin de se dégager tout d’un coup du serment qui les tenait attachés sous leurs ordres. Mais les plus sages, et ceux qui avaient la crainte des dieux, leur ayant représenté qu’il n’y avait point de serment dont on pût se dégager par un crime, ces soldats prirent un autre parti. Ils résolurent d’abandonner leur patrie, et de se faire hors de Rome un nouvel établissement. Ils lèvent aussitôt leurs enseignes, changent leurs officiers, et par les conseils et sous la conduite d’un plébéien appelé Sicinius Bellutus, ils se retirent, et vont camper sur le Mont Vélie situé à trois mille de Rome, et appelé depuis le mont sacré.

Une désertion si générale, et qui paraissait être le commencement d’une guerre civile, causa beaucoup d’inquiétude au Sénat. On mit d’abord des gardes aux portes de la ville, tant pour sa sûreté, que pour empêcher le reste des plébéiens de se joindre aux mécontents. Mais ceux qui étaient chargez de dettes, les plus mutins et les plus séditieux, s’échappèrent malgré cette précaution ; et Rome vit à ses portes une armée redoutable composée d’une partie de ses citoyens prêts à tourner ses armes contre ceux qui étaient restez dans la ville.

Les patriciens se partagèrent aussitôt : les uns à la tête de leurs clients et des plébéiens qui n’avaient point voulu prendre de part à la sédition, occupent les postes les plus avancez ; d’autres se fortifient à l’entrée de la ville ; les vieillards se chargent de la défense des murailles, et tous montrent également du courage et de la fermeté.

Le Sénat, après ces précautions, députe aux mécontents pour leur offrir une amnistie, et les exhorte à revenir dans la ville ou sous leurs enseignes.

Mais cette démarche faite trop tôt, et dans la première chaleur de la sédition, ne servit qu’à faire éclater l’insolence du soldat. Les députés furent renvoyez avec mépris, et on leur donna pour toute réponse ; que les patriciens éprouveraient bientôt à quels ennemis ils avaient à faire.

Le retour de ces envoyés augmenta le trouble dans la ville. Les deux consuls dont la magistrature expirait, indiquèrent l’assemblée pour l’élection de leurs successeurs ; personne dans une conjoncture si fâcheuse ne se présenta pour demander cette dignité ; plusieurs même la refusèrent. Enfin on obligea Posthumius Cominius, et Spurius Cassius Viscellinus personnages consulaires, de l’accepter, et le Sénat fit tomber sur eux les suffrages, parce qu’ils étaient également agréables aux nobles et aux plébéiens, et que Cassius surtout s’était toujours ménagé avec beaucoup d’art entre les deux partis.

Les premiers soins des nouveaux consuls furent de convoquer le Sénat pour délibérer sur les moyens les plus prompts et les plus faciles de rétablir la paix et l’union entre les différents ordres de l’état.

Menenius Agrippa personnage consulaire, illustre par l’intégrité de ses moeurs, auquel on demanda le premier son avis, opina qu’il fallait renvoyer de nouveaux députés aux mécontents, avec un plein pouvoir de finir une affaire aussi fâcheuse, aux conditions que ces commissaires jugeraient les plus utiles à la république.

Quelques sénateurs trouvaient que c’était commettre la dignité du Sénat, que de députer de nouveau à des rebelles qui avaient reçu si indignement ses premiers envoyés. Mais Menenius représenta qu’il n’était pas temps de s’arrêter à une vaine formalité ; que le salut de la république, et une nécessité indispensable à laquelle les dieux même cédaient, obligeaient le Sénat de rechercher le peuple. Que Rome la terreur de ses voisins, était comme assiégée par ses propres citoyens ; qu’à la vérité ils n’avaient encore fait aucun acte d’hostilité, mais que c’était par cette même raison qu’il fallait empêcher le commencement d’une guerre qui ne pouvait être que funeste à l’état, quel qu’en fût le succès.

Il ajouta que les Sabins, les Volsques, les Èques et les Herniques, tous ennemis irréconciliables du nom romain, se seraient déjà joints aux rebelles, s’ils n’avaient peut-être pas jugé plus à propos de laisser les romains s’affaiblir, et se détruire par leurs propres divisions. Qu’il ne fallait pas espérer de grands secours de leurs alliez ; que les peuples de la Campanie et de la Toscane n’avaient qu’une foi douteuse, et toujours soumise aux évènements ; qu’on n’était guère plus assuré des latins, nation jalouse de la supériorité de Rome, et toujours avide de la nouveauté. Que les patriciens se trompaient, s’ils se flattaient de pouvoir résister avec leurs clients et leurs esclaves à tant d’ennemis domestiques et étrangers, qui s’uniraient pour détruire une puissance qui leur était odieuse.

M Valerius dont nous venons de parler, et qui avait l’esprit aigri contre le Sénat, ajouta à l’avis de Menenius, qu’on devait tout craindre des desseins des mécontents, dont la plupart avaient déjà abandonné le soin de leurs héritages et la culture des terres, comme des gens qui renonçaient à leur patrie, et qui songeaient à s’établir ailleurs. Que Rome allait être déserte, et que le Sénat pour être trop inflexible, en détruisait la force par la retraite forcée de la plupart des habitants. Que si on avait voulu suivre ses conseils pendant sa dictature, on aurait pu par l’abolition des dettes, conserver l’union et la paix entre les différents ordres de l’état ; mais qu’il ne fallait pas se flatter que le peuple tant de fois trompé par les vaines promesses du Sénat, se contentât à présent de cette abolition. Qu’il craignait bien que les mauvais traitements qu’il avait essuyés, ne l’engageassent à demander encore des sûretés pour la conservation de ses droits et de sa liberté.

Qu’on ne pouvait disconvenir que la plupart des plébéiens se voyaient dépouillez de leurs héritages ; qu’on enchaînait les malheureux comme des criminels, et qu’ils se plaignaient peut-être avec justice, que les nobles et les patriciens, au préjudice de la constitution originaire de l’état, ne travaillaient qu’à se rendre seuls maîtres du gouvernement. Que la création d’un dictateur, invention moderne du Sénat, rendait inutile la loi Valeria, le refuge du peuple, et l’asile de la liberté. Que cette puissance absolue confiée à un seul homme, en ferait quelque jour le tyran de sa patrie ; que ces nouveautés et ces changements avaient leur source dans les maximes impérieuses d’Appius Claudius, et de ses semblables, qui ne paraissaient occupez que du dessein d’établir la domination des nobles sur les ruines de la liberté publique, et de réduire des citoyens libres à la vile condition de sujets et d’esclaves du Sénat.

Appius se leva quand ce fut son tour à parler, et adressant la parole à M Valerius : si vous vous étiez renfermé, lui dit-il, à dire simplement votre avis, sans m’attaquer si injustement, vous ne vous seriez pas exposé à entendre aujourd’hui des vérités peu agréables. Mais avant que de les exposer à la vue de cette compagnie, il est juste de répondre à vos calomnies. Dites-moi, Valerius, quels sont les romains que j’ai poursuivis en justice, pour les obliger de me payer ce qu’ils me devaient ? Nommez les citoyens que j’ai retenus dans les chaînes ; allez jusqu’au Mont Vélie, et cherchez parmi cette foule de mécontents s’il y en a un seul qui se plaigne qu’il n’a quitté la ville que par la crainte que je ne le fisse arrêter. Tout le monde sait au contraire que j’ai traité mes débiteurs comme mes clients et mes amis ; que sans égard à d’anciennes dettes, je les ai secourus gratuitement dans leurs besoins, et qu’autant qu’il a été en moi les citoyens ont toujours été libres. Ce n’est pas que je prétende proposer ma conduite pour règle de celle des autres ; je soutiendrai toujours l’autorité des lois en faveur de ceux qui y auront recours. Je suis même persuadé qu’à l’égard de certains débiteurs, et de ces gens qui passent leur vie dans la mollesse et les débauches, il y a autant de justice à s’en faire payer, qu’il est honnête et généreux de remettre les dettes à des citoyens paisibles et laborieux, mais qui par malheur sont tombez dans une extrême indigence : telle a été ma conduite, et telles sont ces maximes impérieuses qu’on me reproche. Mais je me suis, dit-on, déclaré le partisan des grands, et c’est par mes conseils qu’ils se sont emparez du gouvernement.

Ce crime, messieurs, ajouta Appius en se tournant vers les principaux du Sénat, m’est commun avec vous. Le gouvernement vous appartient, et vous êtes trop sages pour l’abandonner à une populace effrénée, à cette bête féroce qui n’écoute que ses flatteurs, mais aussi dont les esclaves deviennent souvent les tyrans : et c’est, messieurs, ce que nous avons à craindre de M Valerius, qui n’ayant de considération dans la république que par les dignités dont nous l’avons honoré, s’en sert aujourd’hui pour ruiner nos lois, pour changer la forme de notre gouvernement, et pour se frayer par ses bassesses un chemin à la tyrannie. Vous l’avez entendu, et vous avez pu apercevoir, qu’étant mieux instruit que nous des desseins pernicieux des rebelles, il vous prépare à de nouvelles prétentions ; et sous prétexte de demander des garants de la liberté du peuple, il ne cherche qu’à opprimer celle du Sénat. Mais venons au principal sujet qui nous a assemblez aujourd’hui. Je dis donc que c’est ébranler les fondements d’un état que d’en changer les lois, et qu’on ne peut donner atteinte aux contrats des particuliers, sans blesser la foi publique, et sans ruiner ce contrat original qui a formé les premières sociétés entre les hommes. Accorderez-vous aujourd’hui à des séditieux qui sont à la veille de tourner leurs armes contre leur patrie, ce que vous avez sagement refusé plusieurs fois à des citoyens soumis, et à des soldats qui combattaient sous vos enseignes ? Songez que vous ne pouvez vous relâcher sur l’article des dettes, que vous n’ouvriez en même temps la porte à de nouvelles prétentions.

Bientôt les chefs de la sédition, de concert avec M Valerius, vous demanderont qu’ils se puissent allier dans nos familles. Ils voudront ensuite être admis aux premières dignités de l’état. Fassent les dieux tutélaires de Rome, que son gouvernement ne tombe pas à la fin entre les mains d’une vile populace, qui vous punisse de votre faiblesse, et qui vous bannisse vous-même de votre patrie ! On veut vous faire peur des armes des rebelles, mais n’avez-vous pas pour otages leurs femmes et leurs enfants ?

Viendront-ils attaquer à force ouverte une ville qui renferme ce qu’ils ont de plus cher ? Mais je veux qu’ils n’aient pas plus d’égards pour les liaisons du sang que pour les lois du gouvernement : ont-ils des généraux, des vivres et l’argent nécessaire pour se soutenir dans une pareille entreprise ? Que deviendront-ils pendant l’hiver qui est proche, sans pain, sans retraite et sans pouvoir s’écarter, qu’ils ne tombent entre nos mains ? S’ils se réfugient chez nos voisins, n’y trouveront-ils pas, comme à Rome, le gouvernement entre les mains des grands ? Des rebelles et des transfuges en peuvent-ils espérer d’autre condition que celle de malheureux esclaves ? Mais peut-être qu’on craint qu’ils ne joignent leurs armes, et qu’ils ne viennent assiéger Rome destituée d’habitants nécessaires pour sa défense, comme si les forces de la république consistaient dans les seuls rebelles. Mais n’avez-vous pas parmi les patriciens une jeunesse florissante et pleine de courage ? Nos clients qui forment la plus saine partie de la république, ne sont-ils pas attachés comme nous à ses intérêts ? Armons même, s’il le faut, nos esclaves : faisons-en un peuple nouveau et un peuple soumis. Ils ont appris à notre service et par nos exemples à faire la guerre. Avec quel courage ne combattront-ils pas si la liberté est le prix de leur valeur ? Mais si tous ces secours ne vous paraissent pas encore suffisants, rappelez vos colonies. Vous savez par le dernier dénombrement du cens, que la république nourrit dans son sein cent trente mille chefs de famille, à peine en trouvera-t-on la septième partie parmi les mécontents. Enfin plutôt que de recevoir la loi de ces rebelles, accordez aux latins le droit de citoyens de Rome qu’ils vous demandent depuis si longtemps. Vous les verrez accourir aussitôt à votre secours, et vous ne manquerez ni de soldats ni de citoyens. Pour réduire mon sentiment en peu de paroles, je suis persuadé qu’il ne faut point envoyer de députés aux rebelles, ni rien faire qui marque de la frayeur ou de l’empressement. Que s’ils rentrent d’eux-mêmes dans leur devoir, on doit les traiter avec modération ; mais il faut les poursuivre les armes à la main, s’ils persistent dans leur révolte.

Un avis si plein de fermeté fut suivi, quoique par des vues différentes, par la faction des riches, et par tous les jeunes sénateurs. Les deux consuls au contraire plébéiens d’inclination, et qui voulaient gagner l’affection de la multitude, et les vieillards naturellement timides, soutenaient que la guerre civile était le plus grand malheur qui pût arriver dans un état. Ils étaient appuyez par ceux du Sénat qui ne considéraient que l’intérêt de la liberté publique, et qui craignaient qu’il ne s’élevât du corps même du Sénat quelque homme ambitieux et entreprenant, qui à la faveur de ces divisions, se rendît seul maître du gouvernement. Mais à peine furent-ils écoutez, on n’entendait de tous côtés que des cris et des menaces.

Les plus jeunes sénateurs fiers de leur naissance, et jaloux des prérogatives de leur dignité, s’emportèrent jusqu’à faire sentir aux consuls qu’ils leur étaient suspects. Ils leur remontrèrent qu’ils représentaient la personne des rois, qu’ils en avaient l’autorité et celle du Sénat à soutenir contre les entreprises du peuple ; et les plus violents protestèrent que si on y donnait la moindre atteinte, ils prendraient les armes pour conserver dans leur ordre une puissance qu’ils avaient reçue de leurs ancêtres.

Les deux consuls qui voulaient favoriser le peuple, après avoir conféré en secret, résolurent de laisser calmer les esprits, et de remettre la décision de cette grande affaire à la première assemblée. Ils travaillèrent pendant cet intervalle à gagner ceux qui leur avaient été le plus opposés ; et pour intimider surtout les jeunes sénateurs, ils les menacèrent de les priver du droit de suffrage. Comme on n’avait point encore déterminé à Rome quel âge était nécessaire pour pouvoir donner sa voix dans le Sénat, les deux consuls firent avertir les plus jeunes sénateurs de se comporter à l’avenir avec plus de modestie dans une assemblée si respectable, sinon qu’ils sauraient bien les en exclure en fixant l’âge que devait avoir un sénateur. Les jeunes sénateurs entendirent bien ce langage, et comme ils craignaient plus de perdre leur dignité que leur honneur, ces romains qu’on croyait si fermes et si courageux, plièrent sous la menace des consuls, et les firent assurer qu’ils les trouveraient toujours disposez à suivre leurs sentiments. Ces deux magistrats employèrent ensuite un autre artifice contre la cabale des riches, qui s’opposaient toujours opiniâtrement à l’abolition des dettes. Ils leur firent dire que si dans la prochaine assemblée du Sénat ils ne prenaient des résolutions plus conformes au bien commun de tous les citoyens, ils porteraient cette affaire devant le peuple ; qu’on ne pouvait sans injustice lui en refuser la connaissance, suivant ce qui s’était pratiqué même pendant le gouvernement des rois ; et que si une fois l’assemblée du peuple en était saisie, il était à craindre qu’il ne portât plus loin son autorité, et qu’il ne se fît justice des vexations qu’il prétendait avoir souffertes de la part des patriciens.

Les sénateurs qui avaient embrassé l’avis d’Appius avec le plus de chaleur, virent bien par le tour que les consuls donnaient à cette affaire, qu’elle leur allait échapper, s’ils persistaient dans leurs premiers sentiments. La crainte de tomber entre les mains du peuple les ébranla ; les larmes et les cris des femmes et des enfants qui embrassaient leurs genoux, et qui leur redemandaient leurs pères et leurs maris, achevèrent de les gagner : et le Sénat s’étant rassemblé, la plus grande partie se déclara pour la réunion. Appius toujours inébranlable dans ses sentiments, et incapable d’en changer que par la force de la raison, resta presque seul de son avis avec quelques uns de ses parents qui par honneur n’osèrent l’abandonner.

Les consuls triomphaient d’avoir réduit le Sénat, presque malgré lui, à suivre leur avis : Appius persuadé que toute négociation avec les rebelles allait à la diminution de l’autorité du Sénat, adressant la parole aux deux consuls : Quoique vous paraissiez résolus, leur dit-il, de traiter avec le peuple aux conditions qu’il lui plaira de vous prescrire, et que même ceux qui étaient du sentiment contraire en aient changé par faiblesse ou par intérêt ; pour moi je déclare encore une fois qu’à la vérité on ne peut avoir trop d’égard à la misère d’un peuple soumis et fidèle ; mais je soutiens que toute négociation est dangereuse tant qu’il aura les armes à la main.

Comme le Sénat avait pris son parti, ce discours ne fut écouté qu’avec peine, et on le regarda comme celui d’un homme zélé à la vérité pour la gloire du Sénat ; mais trop prévenu de son habileté, et incapable, soit par vanité, soit par la dureté de son humeur, de changer jamais de sentiment.

Le Sénat sans s’y arrêter, nomma dix commissaires pour traiter avec les mécontents, et il les choisit parmi ceux de son corps qui s’étaient toujours déclarés en faveur du peuple. T Largius, Menenius Agrippa, et M Valerius, étaient à la tête de cette députation, tous trois consulaires, et dont deux avaient gouverné la république, et commandé ses armées en qualité de dictateurs : ils s’acheminèrent avec leurs collègues vers le camp. Cette grande nouvelle y était déjà passée : les soldats sortirent en foule pour recevoir ces anciens capitaines, sous lesquels ils avaient été tant de fois à la guerre.

La honte et la colère étaient confondues sur le visage de ces rebelles, et on voyait encore au travers du mécontentement public un reste de cet ancien respect que produit la dignité du commandement, surtout quand elle est soutenue par un grand mérite. La présence seule de ces grands hommes eût été capable de faire rentrer les rebelles dans leur devoir, si des esprits dangereux n’eussent pris soin d’entretenir le feu de la division.

Sicinius Bellutus s’était emparé, comme nous l’avons dit, de la confiance de ces soldats : c’était un plébéien ambitieux, mais habile, grand artisan de discordes, et qui voulait trouver son élévation dans les troubles de l’état. Il était soutenu dans ses vues par un autre plébéien appelé Lucius Junius, comme l’ancien libérateur de Rome, quoique d’une famille bien différente : il affectait même le surnom de Brutus, par une vanité ridicule de se comparer à cet illustre patricien. Ce plébéien conseilla à Sicinius de traverser d’abord la négociation des députés, et de faire naître de nouveaux obstacles à la réunion et à la paix, afin de pénétrer quel avantage ils en pourraient tirer, et à quel prix on voudrait l’acheter. Le Sénat a peur, lui dit-il ; nous sommes les maîtres si nous savons nous prévaloir des conjonctures : laissez parler ces graves magistrats ; je me charge de leur répondre au nom de nos camarades, et je me flatte que ma réponse leur sera également utile et agréable.

Ces deux chefs du parti plébéien, étant convenus des différents rôles qu’ils devaient jouer, Sicinius introduisit les députés dans le camp. Tous les soldats les environnèrent, et après qu’ils eurent pris leur place dans un endroit d’où ils pouvaient être entendus par la multitude, on leur dit d’exposer leur commission. M Valerius prenant la parole, dit qu’il leur apportait une heureuse nouvelle ; que le Sénat voulait bien oublier leur faute ; qu’il les avait même chargez de leur accorder toutes les grâces qui se trouveraient conformes au bien commun de la patrie ; que rien ne les empêchait de rentrer dans la ville, d’aller revoir leurs dieux domestiques, et de recevoir les embrassements de leurs femmes et de leurs enfants qui soupiraient après leur retour.

Sicinius lui répondit qu’avant que le peuple fît cette démarche, il était juste qu’il exposât lui-même ses griefs et ses prétentions, et qu’il vît ce qu’il devait espérer de ces promesses si magnifiques du Sénat ; et il exhorta en même temps ceux des soldats qui voudraient défendre la liberté publique, de se présenter. Mais un profond silence régnait dans l’assemblée ; chacun se regardait, et ces soldats ne se sentant point le talent de la parole, n’osaient se charger de soutenir la cause commune. Pour lors ce plébéien qui avait pris le nom de Brutus, se leva comme il en était convenu secrètement avec Sicinius, et adressant la parole aux soldats : il semble, mes compagnons, leur dit-il, à voir ce morne silence, que vous soyez encore obsédés par cette crainte servile dans laquelle les patriciens et vos créanciers vous ont retenus si longtemps. Chacun cherche dans les yeux des autres s’il y démêlera plus de résolution qu’il ne s’en trouve lui-même, et aucun de vous n’est assez hardi pour oser dire en public ce qui fait le sujet ordinaire de vos entretiens particuliers. Ignorez-vous que vous êtes libres ? Ce camp, ces armes, ne vous assurent-ils pas que vous n’avez plus de tyrans ? Et si vous en pouviez encore douter, la démarche que vient de faire le Sénat, ne suffirait-elle pas pour vous en convaincre ? Ces hommes si impérieux et si superbes viennent nous rechercher : ils ne se servent plus ni de commandements sévères, ni de menaces cruelles ; ils nous invitent comme leurs concitoyens à rentrer dans notre commune patrie, et nos souverains ont la bonté de venir jusque dans notre camp nous offrir une amnistie générale. D’où vient donc ce silence obstiné après des grâces si singulières ? Si vous doutez de la sincérité de leurs promesses ; si vous craignez que sous l’appas de quelques discours flatteurs on ne cache vos anciennes chaînes, que ne parlez-vous ? Et si vous n’osez ouvrir la bouche, écoutez du moins un romain assez courageux pour ne rien craindre, que de ne pas dire la vérité.

Pour lors se tournant vers Valerius : vous nous invitez, lui dit-il, à rentrer dans Rome ; mais vous ne dites point à quelles conditions. Des plébéiens pauvres, mais libres, peuvent-ils se réunir à des nobles si riches et si ambitieux ? Et quand même nous serions convenus de ces conditions, quelle sûreté donneront-ils de leurs paroles, ces fiers patriciens, qui se font un mérite dans leur corps d’avoir trompé le peuple ? On ne nous parle que de pardon et d’amnistie, comme si nous étions vos sujets, et des sujets rebelles : c’est ce qu’il faut approfondir.

Il est question de savoir qui a tort du peuple ou du Sénat ; lequel de ces deux ordres a violé le premier cette société commune qui doit être entre les citoyens d’une même république.

Pour en juger sans préoccupation, souffrez que je rapporte simplement un certain nombre de faits dont je ne veux pour témoins que vous-même et vos collègues. Notre état a été fondé par des rois, et jamais le peuple romain n’a été plus libre ni plus heureux que sous leur gouvernement. Tarquin même le dernier de ces princes, Tarquin si odieux au Sénat et à la noblesse, nous était aussi favorable qu’il vous était contraire.

Il aimait les soldats, il faisait cas de la valeur, il voulait qu’elle fût toujours récompensée : et on sait qu’ayant trouvé des richesses immenses dans Suesse, capitale des Sabins, dont il s’était rendu maître, il aima mieux abandonner le butin à son armée que de se l’approprier ; en sorte qu’outre les esclaves, les chevaux, les grains et les meubles, il en revint encore à chaque soldat cinq mines d’argent.

Cependant pour venger vos propres injures, nous avons chassé ce prince de Rome ; nous avons pris les armes contre un souverain qui ne se défendait que par les prières qu’il nous faisait de nous séparer de vos intérêts, et de rentrer sous sa domination. Nous avons depuis taillé en pièces les armées des Véiens et de Tarquinie qui voulaient le rétablir sur le trône. La puissance formidable de Porsenna, la famine qu’il a fallu endurer pendant un long siège, des assauts, des combats continuels, rien enfin a-t-il pu ébranler la foi que nous vous avions donnée ? Trente villes des latins s’unissent pour rétablir les Tarquins ; qu’auriez-vous fait alors si nous vous avions abandonnez ? Et si nous nous étions joints à vos ennemis ? Quelles récompenses n’aurions-nous pas obtenue de Tarquin, pendant que le Sénat et les nobles auraient été les victimes de son ressentiment ? Qui est-ce qui a dissipé cette ligue si redoutable ? à qui êtes-vous redevable de la défaite des latins, n’est-ce pas à ce même peuple, l’auteur d’une puissance que vous avez depuis tournée contre lui ?

Car quelle récompense avons-nous tirée du secours si utile de nos armes ? La condition du peuple romain en est-elle devenue plus heureuse ? L’avez-vous associé à vos charges et à vos dignités ? Nos pauvres citoyens ont-ils seulement trouvé quelque soulagement dans leur misère ? N’a-t-on pas vu au contraire nos plus braves soldats accablez sous le poids des usures, gémir dans les fers d’impitoyables créanciers ? Que sont devenues tant de vaines promesses d’abolir à la paix toutes les dettes que la dureté des grands leur avait fait contracter ? à peine la guerre a-t-elle été finie, que vous avez également oublié nos services et vos serments. Que venez-vous donc faire ici ? Pourquoi vouloir encore séduire ce peuple par l’enchantement de vos paroles ? Y a-t-il des serments assez solennels pour fixer votre foi ? Que gagnerez-vous après tout dans une réunion formée par artifice, entretenue avec une défiance réciproque, et qui ne se terminera à la fin que par une guerre civile ? Evitons de part et d’autre de si grands malheurs ; profitons du bonheur de notre séparation ; souffrez que nous nous éloignions d’un pays où l’on nous enchaîne comme des esclaves, et où devenus fermiers de nos propres héritages, nous sommes réduits à les cultiver pour le profit de nos tyrans. Nous trouverons notre patrie par tout où il nous sera permis de vivre en liberté ; et tant que nous aurons les armes à la main, nous saurons bien nous ouvrir une route à des climats plus fortunés.

Un discours si hardi renouvela dans l’assemblée le fâcheux souvenir de tant de maux dont le peuple se plaignait ; chacun s’empressait de citer des exemples de la dureté des patriciens. Les uns avaient perdu leurs biens, d’autres se plaignaient d’avoir gémi longtemps dans les prisons de leurs créanciers, plusieurs montraient encore les vestiges des coups qu’ils avaient reçus, et il n’y en avait aucun qui dans l’intérêt général ne trouvât encore une injure particulière à venger.

T Largius chef de la députation, crut devoir répondre à tant de plaintes, et il le fit avec cette exacte équité, et la droiture qui lui était si naturelle. Il dit qu’on n’avait pu empêcher des gens qui avaient prêté leur bien de bonne foi, d’en exiger le payement ; et qu’il était sans exemple dans tout état bien policé, que le magistrat refusât le secours des lois à ceux qui le réclamaient, tant que ces lois et la coutume servaient de règle dans le gouvernement. Que cependant le Sénat voulait bien entrer en connaissance des besoins du peuple, et y remédier par de nouveaux règlements ; mais aussi qu’il était de sa justice de distinguer ceux qui par une sage conduite méritaient les secours de la république, de certaines gens qui n’étaient tombez dans la pauvreté que par la paresse et l’intempérance ; que des séditieux qui ne paraissaient occupés que du soin d’entretenir la division entre le Sénat et le peuple, ne méritaient pas plus de grâce, et que la république gagnerait beaucoup en perdant de tels citoyens.

T Largius allait continuer un discours plus sincère que convenable à la conjoncture présente, lorsque Sicinius irrité de ce qu’il venait de dire au sujet des chefs de la sédition, l’interrompit brusquement, et adressant la parole à l’assemblée : vous voyez, mes compagnons, leur dit-il, par le discours superbe de ce patricien, ce que vous devez espérer de sa négociation, et quel traitement on vous prépare à Rome, si le Sénat peut une fois vous retenir sous sa puissance ; et se tournant tout d’un coup vers les députés : proposez nettement, leur dit-il, les conditions qu’on offre pour notre retour, ou sortez à l’instant de ce camp où l’on n’est pas disposé à vous souffrir plus longtemps.

Menenius qui vit bien que de pareilles explications n’étaient propres qu’à aigrir les esprits, prit la parole, et s’adressant à son tour à toute l’assemblée, il représenta qu’ils n’étaient pas venus dans le camp seulement pour justifier la conduite du Sénat ; que ces sages magistrats attentifs au bien public, avaient recherché avec soin les malheureuses causes de leurs divisions ; qu’ils avaient reconnu que l’extrême indigence des plébéiens et la dureté de leurs créanciers en étaient la véritable origine, et que pour y remédier tout d’un coup ils avaient déterminé par un consentement unanime, et par l’autorité souveraine dont ils étaient revêtus, de casser toutes les obligations, et de déclarer les pauvres citoyens quittes de toute dette : et qu’à l’égard de celles qu’on pourrait contracter dans la suite, il y serait pourvu par un règlement nouveau, et qui serait concerté entre le peuple et le Sénat : qu’on en ferait ensuite un sénatus-consulte qui aurait force de loi, et que tout ce qu’ils étaient de commissaires dans l’assemblée offraient au peuple leurs propres vies, et qu’ils se dévouaient eux et leurs enfants aux dieux infernaux s’ils manquaient à leur parole.

Cet habile magistrat voyant les esprits adoucis par sa promesse, et cherchant à diminuer la jalousie qui était entre les pauvres et les riches, leur représenta combien il était nécessaire que dans un état il y eût une partie des citoyens plus riche que l’autre : et on prétend que pour faire goûter cette maxime à ce peuple encore féroce et grossier, il eut recours à cet apologue si connu d’une conspiration de tous les membres du corps humain contre l’estomac, sous prétexte que sans travailler il jouissait lui seul du travail de tous les autres. Après en avoir fait l’application au peuple et au Sénat, il leur représenta que cet auguste corps, comme l’estomac, répandait dans les différents membres qui lui étaient unis la même nourriture qu’il recevait, mais bien mieux préparée, et que c’était de lui seul qu’ils tiraient leur vie et leurs forces.

Ne sont-ce pas les patriciens, ajouta-t-il, qui les premiers se sont déclarés pour la liberté ? à qui êtes-vous redevables de l’établissement de la république ? Dans les plus grands périls, de quel côté tournez-vous les yeux, et d’où sont sortis ces conseils généreux qui ont sauvé l’état ? Rien n’est plus cher à cette sage compagnie que votre conservation et votre union. Le Sénat vous aime tous avec l’affection raisonnable d’un père, mais sans s’abaisser aux caresses infidèles d’un flatteur. Vous demandez l’abolition des dettes, il vous l’accorde ; mais il ne vous l’accorde que parce qu’il la croit juste et utile au bien de la patrie.

Revenez donc avec confiance dans le sein de cette mère commune qui nous a tous nourris dans des sentiments également généreux et libres.

Recevez nos embrassements pour prémices de la paix ; rentrons tous ensemble dans Rome ; allons de concert y porter les premières nouvelles de notre réunion, et fassent les dieux protecteurs de cet empire, qu’elle soit célébrée dans la suite par de nouvelles victoires contre nos ennemis.

Le peuple ne put entendre un discours si touchant sans répandre des larmes ; tous ces plébéiens, comme de concert, s’adressant à Menenius, s’écrièrent qu’ils étaient contents, et qu’il les ramenât dans Rome. Mais ce faux Brutus qui venait de parler si vivement contre le Sénat, arrêta cette saillie. Il dit au peuple, qu’à la vérité il devait être satisfait pour le présent par l’abolition des dettes ; mais qu’il ne pouvait dissimuler que l’avenir lui faisait peur, et qu’il craignait que le Sénat ne se vengeât un jour de la justice qu’il avait été forcé de leur rendre, à moins, ajouta-t-il, qu’on ne trouve les moyens d’assurer l’état et la liberté du peuple contre les entreprises d’un corps si ambitieux.

Quelle sûreté pouvez-vous exiger, repartit Menenius, autre que celle que vous donnent nos lois et la constitution de la république ? Accordez-nous, lui répondit Brutus, deux officiers qui ne puissent être tirés que de l’ordre des plébéiens. Nous ne demandons point qu’ils soient distingués par les marques honorables de la magistrature, ni qu’ils en aient la robe bordée de pourpre, ni la chaise curule, ni les licteurs. Nous laissons volontiers toute cette pompe à des patriciens, fiers de leur naissance ou de leurs dignités, il nous suffit que nous puissions élire tous les ans deux plébéiens qui soient seulement autorisez pour empêcher les injustices qu’on pourrait faire au peuple, et qui défendent ses intérêts publics et particuliers. Si vous êtes venus ici avec une volonté sincère de nous donner la paix, vous ne pouvez rejeter une proposition si équitable.

Le peuple qui est toujours de l’avis du dernier qui parle, applaudit aussitôt au discours de Brutus. Les députés furent extrêmement surpris d’une pareille demande ; ils s’éloignèrent un peu de l’assemblée pour conférer ensemble, et après y être retournez, Menenius leur dit qu’ils demandaient une chose bien extraordinaire, qui même dans la suite pourrait être la source de nouvelles dissensions, et qui passait absolument leurs instructions et leurs pouvoirs ; que cependant M Valerius et lui en allaient faire leur rapport au Sénat, et qu’ils ne seraient pas longtemps sans en rapporter la réponse.

Ces deux commissaires se rendirent en diligence à Rome ; on convoqua aussitôt l’assemblée du Sénat, où ils exposèrent les nouvelles prétentions du peuple. M Valerius s’en rendit le protecteur, il représenta qu’il ne fallait pas espérer de pouvoir gouverner un peuple guerrier, soldat et citoyen tout ensemble, comme on pourrait faire de paisibles bourgeois qui n’auraient jamais quitté leurs foyers domestiques.

Que la guerre et l’exercice continuel des armes inspiraient une sorte de courage peu compatible avec cette servile dépendance qu’on voulait exiger de ces braves soldats : qu’il y avait même de la justice à traiter avec de grands égards un peuple généreux, qui aux dépens de son sang avait éteint la tyrannie ; qu’il était d’avis de leur accorder les officiers particuliers qu’ils demandaient ; et que peut-être de pareils inspecteurs ne seraient pas inutiles dans un état libre, pour veiller sur ceux qui parmi les grands seraient tentez de porter leur autorité trop loin.

Appius ne put entendre ce discours sans frémir d’indignation. Il prit les dieux et les hommes à témoin de tous les maux que causerait à la république une pareille innovation dans le gouvernement : et comme si son zèle et sa colère lui eussent tenu lieu d’inspiration, il prédit au Sénat que par un excès de facilité il allait laisser établir un tribunal qui s’élèverait insensiblement contre son autorité, et qui la détruirait à la fin. Mais ce généreux sénateur fut peu écouté, et on ne regarda ses remontrances que comme le discours d’un homme attaché avec opiniâtreté à son sentiment, et chagrin de ce qu’on ne le suivait pas.

Le parti contraire prévalut ; la plupart des sénateurs las de ces divisions, voulaient la paix à quelque prix que ce fût ; ainsi presque d’un commun accord on consentit à la création de ces nouveaux magistrats, qui furent appelés tribuns du peuple.

Il en fut fait un sénatus-consulte qui renfermait en même temps l’abolition des dettes ; les envoyés du Sénat le portèrent au camp, comme le sceau de la paix. Il semblait que le peuple n’eût plus rien qui le retînt hors de Rome ; mais les chefs de la sédition ne souffrirent point qu’on se séparât avant qu’on eût procédé à l’élection des nouveaux magistrats du peuple. L’assemblée se tint dans le camp même ; les commissaires y présidèrent de la part du Sénat ; on prit les auspices ; les voix et les suffrages furent recueillis par Curies, et on élut deux tribuns, qui en même temps, un peu après, en associèrent trois autres. Brutus et Sicinius furent les premiers romains qui parvinrent à cette dignité ; mais comme ils craignaient le ressentiment de Sénat, et qu’ils n’ignoraient pas que la politique ne permet guère de pardonner à des chefs de sédition, ils eurent l’habileté d’intéresser la nation entière dans leur conservation. Le peuple avant que de quitter le camp, déclara par leur conseil la personne de ses tribuns sacrée ; il en fut fait une loi, par laquelle il était défendu sous peine de sa vie de faire aucune violence à un tribun, et tous les romains furent obligés de jurer par les serments les plus solennels l’observation de cette loi : le peuple ensuite sacrifia aux dieux sur la montagne même qu’on appela depuis le mont sacré, d’où il entra dans Rome à la suite de ses tribuns et des députés du Sénat.