NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

III. — LA RUPTURE

 

CONCLUSION.

 

 

Soixante jours après, Napoléon était à Moscou. L'armée avait fourni sa carrière et tracé sur le sol russe un sanglant sillon. Les étapes de sa route avaient été marquées par des épreuves, des souffrances, des succès qui ne finissaient rien et de glorieuses déconvenues : les combats d'Ostrowno d'abord et de Witepsk, contre Barclay qui reculait à pas comptés, sans se laisser entamer ; Mohilef, où Bagration n'avait pas été assez battu pour qu'il ne pût continuer sa marche circulaire et rejoindre la première armée ; Smolensk, où l'infanterie russe s'était laissé hacher sur place et avait gardé ses rangs dans la mort ; à Smolensk, une halte anxieuse, la constatation de pertes immenses, cent mille hommes manquant à l'appel, pris à l'armée par la maladie et la désertion ; plus loin, l'affreuse mêlée de Valoutina ; plus loin encore, la poursuite fiévreuse et décevante de la bataille décisive : le combat toujours offert, longtemps refusé, imposé enfin à Kutusof par le cri de ses troupes ; Borodino alors, l'infernale bataille, dont la canonnade faisait trembler le sol à dix-huit verstes de distance[1] et qui avait couché sur le sol un nombre d'hommes égal à la population adulte d'une très grande ville. Au bout de ce carnage, Moscou nous était apparu, avec l'enchevêtrement de ses murailles blanches, avec ses dômes d'or, de vermillon ou d'azur et ses constellations de coupoles, avec ses palais, ses verdures, ses jardins, comme une grande oasis dans le désert des plaines vides. L'armée s'y était jetée, et aussitôt la proie s'était dérobée, s'était évanouie dans un nuage de feu. Maintenant, installé au Kremlin, Napoléon régnait sur des ruines : autour de lui, onze mille maisons brûlées : l'incendie continuant sourdement son œuvre et rongeant ces restes ; seules, les trois cent quarante églises debout, émergeant d'une mer de décombres ; l'armée repue de pillage, gorgée d'inutiles richesses qu'elle avait disputées aux flammes, s'affaissant lourdement dans une pesanteur d'ivresse, sans oser regarder l'avenir ; dans les campagnes environnantes, quatre mille châteaux ou villages saccagés ; dans les bois, une population de deux cent mille âmes chassée de ses foyers et jetée à la vie sauvage ; aux extrémités de l'horizon, des bandes de moujiks se levant furieuses, attaquant nos convois, égorgeant les soldats isolés ou les enterrant vifs, commençant la guerre à l'espagnole.

Au milieu de cette désolation, Napoléon n'agissait plus et attendait. Il avait fait porter au Tsar quelques paroles de paix et attendait de jour en jour qu'Alexandre, par l'envoi d'un négociateur, s'avouât vaincu et rendit son épée. Il viendrait sans doute, ce parlementaire impatiemment désiré. Pourquoi ne viendrait-il pas ? La chose était dans l'ordre, puisque les Russes avaient été vaincus partout, vaincus toujours ; il en serait d'eux à la fin comme des Autrichiens, comme des Prussiens et de tant d'autres, avec lesquels tout s'était réglé par une bataille et la prise de leur capitale. La paix cependant tardait à venir, et Napoléon, étonné de l'incendie et des destructions systématiques, se demandait à quel peuple il avait affaire, quelle était cette race qui croyait accomplir œuvre sainte en mettant elle-même le feu à ses villes. Par moments, il imaginait de très belles combinaisons de guerre, auxquelles la lassitude de ses lieutenants et de ses soldats l'obligeait de renoncer. Il songeait aussi à user d'expédients gigantesques et étranges, à se proclamer lui-même roi de Pologne, à ressusciter la principauté de Smolensk ou les républiques tatares, à tenter la noblesse russe par l'appât d'une constitution et le peuple par l'abolition du servage, à lancer la parole révolutionnaire qui appellerait à son secours une guerre sociale ; n'arriverait-il pas à se donner prise morale sur la Russie, à découvrir la fissure de ce bloc et à le désagréger ? Finalement, il ne s'arrêtait à rien, reconnaissait la chimère et le néant de ses conceptions diverses, se sentait réellement à bout d'inventions, à bout de facultés, à bout de génie, tombait alors à un désœuvrement morne, cherchait à ne plus penser ou s'échappait de lui-même dans la fiction et lisait des romans. La nuit, il faisait poser près de sa fenêtre deux bougies allumées, afin que les soldats qui passeraient devant le palais, en voyant luire cette étoile, crussent qu'il prolongeait une ardente veillée et que sa pensée toujours active, toujours féconde, enfantait le salut[2].

Alexandre s'était retiré à Pétersbourg, reconnaissant que sa présence à l'armée gênait la liberté des mouvements et ajoutait à la confusion. Il était revenu plein d'admiration pour ses soldats et mécontent de ses généraux, dégoûté de leurs rivalités, assourdi de leurs querelles, sentant que tout allait mal et pourtant résolu à ne pas se rendre, mais navré de l'infortune publique. Il vivait maintenant aux portes de sa capitale, à Kamennoï-Ostrof, dans sa modeste résidence d'été ; on le rencontrait parfois dans les bois d'alentour, rêveur solitaire ; il cherchait une source de force et d'espérance où rafraîchir sa fièvre ; un jour, il demanda une Bible, ouvrit pour la première fois le livre de consolation, trouva des passages qui s'appliquaient à sa destinée et y puisa des secours[3] ; son finie s'épurait au contact de l'adversité, grandissait avec son malheur.

Jusqu'au bout, Kutusof avait continué à lui mentir, à mentir imperturbablement ; après Borodino, le vieux généralissime avait lancé des bulletins de victoire, et voici qu'au lendemain de ce prétendu triomphe la nouvelle s'était répandue que Moscou était pris et brûlé.

De cette grande profanation, Alexandre avait ressenti encore plus de courroux que de chagrin, une colère violente et froide, un désir obstiné et une volonté de vengeance ; il avait le sentiment d'une injure indélébile faite à lui-même, à son peuple, et que la destruction totale de l'ennemi suffirait seule à expier ; aux yeux des Russes, avoir porté sur Moscou une main sacrilège, c'était avoir frappé leur mère. D'un bout à l'autre du pays, la secousse avait été profonde ; mais que produirait cette commotion ? Se tournerait-elle en sursaut d'énergie, en fureur de guerre ? Déterminerait-elle, au contraire, la défaillance finale, l'effondrement des courages, qui ôterait au pouvoir tout moyen de continuer la lutte ? C'était ce que nul ne savait dire. La société de Pétersbourg tenait un mauvais langage, récapitulait aigrement les fautes commises, accusait l'impéritie des généraux et faisait remonter plus haut les responsabilités. Le peuple restait muet, sombre, farouche, et la consternation des cœurs se lisait sur les visages. Puisqu'elle était tombée, la cité aimée de la Vierge et gardée des Anges, puisqu'un homme était entré au Kremlin sans la permission de l'Empereur, était-ce donc que Dieu avait délaissé la Russie et maudit ses chefs ? Pour la première fois, le peuple semblait douter du Tsar et clouter de Dieu. Auprès d'Alexandre, on vivait dans la crainte et presque dans l'attente d'une catastrophe. On redoutait un complot de palais, un mouvement de la noblesse, une sédition populaire. Arrivait-il enfin l'événement que Napoléon avait prévu et annoncé, sur lequel il fondait tant d'espoir ? Une révolution devant l'ennemi allait-elle désorganiser la résistance ? La Russie allait-elle se livrer en se divisant ?

La vie de cour continuait néanmoins, régulière et comme machinale : le cérémonial et l'étiquette n'abdiquaient pas leurs droits. Le 18 septembre, il fallut célébrer l'anniversaire du couronnement ; l'usage voulait qu'à cette date l'Empereur et sa famille se montrassent en public et se rendissent solennellement à l'église métropolitaine, pour assister à un service d'action de grâces. Dans l'entourage du Tsar, on craignait beaucoup cette épreuve. A force d'instances, on obtint qu'il ne traverserait pas la ville à cheval, selon sa coutume, et qu'il irait à l'église dans la voiture des impératrices. La foule laissa passer le cortège sans le saluer de ses acclamations ordinaires ; elle vit passer les chevaliers-gardes dans leurs beaux uniformes, les équipages de gala, les grands carrosses dorés aux panneaux de glace ; elle put distinguer les décorations et les insignes, la parure des princesses et de leurs dames, les épaules nues, les coiffures à la grecque, les diadèmes de pierreries, tout cet appareil de luxe et d'élégance qui contrastait avec l'horreur des temps. Quand on fut près de l'église, les augustes personnages mirent pied à terre, avec leur suite, et gravirent le perron entre deux haies de peuple qui les touchait presque et les frôlait. Pas un cri, pas un murmure ne sortit de ces masses : le silence était si profond que l'on entendait distinctement sonner les éperons, que l'on percevait le bruissement des longues jupes de soie traînant sur les degrés de marbre. La cérémonie religieuse s'accomplit ; le cortège retourna au palais dans le même ordre, au milieu toujours d'un tragique silence, et chacun se félicita que cette journée fit passée[4].

Près d'un mois s'écoula ensuite ; l'Empereur avait reçu de meilleures nouvelles, des avis réconfortants sur le moral de ses troupes, sur leur obstination à se défendre, sur le dénuement des Français, et il s'affermissait encore plus dans la résolution de ne prêter l'oreille à aucune proposition de paix. Mais l'attitude de la population restait troublante, énigmatique, insondable : personne n'arrivait à lire dans ces âmes obscures ; chacun ignorait ce qui se passait dans ces profondeurs. Et les jours d'attente, en s'accumulant, ajoutaient l'un après l'antre à l'angoisse immense qui pesait sur la ville. Soudain, au milieu d'un de ces jours, dans cette atmosphère de plomb, un coup de canon partit de la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul, de la forteresse qui lève à l'extrémité de Pétersbourg sa masse lourde et lance vers le ciel, comme un mince jet de lumière, sa longue aiguille d'or ; un coup, puis deux, puis trois, des détonations se succédant à intervalles réguliers, une salve enfin, salve d'allégresse, orgueilleuse et triomphale, soulageant les cœurs ; Moscou était libre, et l'armée française battait en retraite.

En ces jours, la Russie avait vaincu Napoléon. Victoire sans combat ! Autour de Moscou, les hostilités étaient suspendues ; il y avait trêve convenue sur certains points, armistice tacite sur d'autres. Les avant-postes se rapprochaient et causaient : Murat, toujours empanaché, paradait tranquillement en lime des Russes, et lorsqu'un Cosaque le visait sournoisement et s'apprêtait à faire feu, un sous-officier relevait l'arme et défendait de tuer le héros. La lutte était entre deux forces morales : le prestige de Napoléon, qui pouvait lui livrer la Russie matériellement vaincue, et d'autre part la foi des Russes en la justice de leur cause, en l'immensité de leurs ressources, en l'assistance providentielle, cette religion de la patrie qui se confondait en eux avec le sentiment chrétien et leur interdisait malgré tout de désespérer. De ces deux forces, la plus noble, la plus sainte, avait fini par l'emporter sur l'autre. Un moment ébranlée et vacillante, l'aine de la Russie s'était pourtant ressaisie et surmontée : la grande épreuve l'avait fait chanceler sans l'abattre. Atteinte dans ses biens, dans ses terres, dans ses châteaux, la noblesse n'avait, pas bougé ; aucune voix ne s'était élevée de ses rangs pour exiger, pour imposer la paix. Le peuple avait refoulé ses doutes et refréné sa douleur ; il avait compris la pensée de résistance et de salut dont s'inspirait l'Empereur, et s'y était instinctivement associé : avec une résignation morne, il s'était serré autour du maître, autour du père ; entre eux, il y avait eu communion d'âme en ces heures solennelles, communion dans le deuil et la prière, renouvellement tacite du pacte qui les liait l'un à l'autre. Et chacun, tristement, stoïquement, avait gardé son poste et fait son devoir ; frappée et meurtrie, la Russie était restée debout, compacte, indivisible, inébranlablement forte de foi et d'obéissance. Et comme notre armée était au bout de son élan, comme elle ne pouvait aller plus loin, comme l'hiver accourait au secours de l'ennemi, il avait fallu rétrograder. Napoléon s'y était décidé trop tard ; il essayait maintenant de ruser avec la fortune, se flattait de maintenir une garnison au Kremlin et d'hiverner sur des positions qui le laisseraient en contact avec sa conquête, d'opérer moins une retraite qu'une manœuvre. Il cherchait à se tromper lui-même et à tromper les autres, écrivait galamment à Marie-Louise qu'il quittait Moscou à seule fin de se rapprocher d'elle[5], mettait dans ses bulletins que Moscou ne valait pas la peine d'être conservé, n'étant qu'un cadavre. Pour affirmer une victoire qui n'existait plus, il ramassa hâtivement des trophées, spolia les églises, dévasta le Kremlin, et l'armée lourde de rapines, traînant à sa suite quinze mille voitures, traînant dans ses rangs une tourbe de malheureux et de vagabonds, charriant toutes ces scories, s'écoula par les portes de Moscou comme un fleuve impur.

L'hiver transforma ce revers en désastre. Napoléon allait d'instinct vers le sud, vers les provinces méridionales, vers les pays de chaleur et d'abondance ; près de Malo-Jaroslawetz, Kutusof lui barra la route ; il y eut une bataille meurtrière, et l'armée épuisée ne se crut plus la force d'emporter l'obstacle. Elle retomba sur elle-même, pivota lourdement et, entraînant désormais l'Empereur plutôt qu'elle ne lui obéissait, s'en revint droit devant elle, par la route déjà parcourue et dévastée, par le chemin de misère, où l'on ne retrouverait que des ruines et les morts des combats précédents. On repassa près de la Moskowa, on revit les morts de la grande bataille, dépouillés et nus, couvrant les collines à perte de vue et moutonnant au loin comme d'immenses troupeaux blancs[6]. Les jours d'après, les blessés, les éclopés, qui ne peuvent plus suivre, s'égrènent sur la route par milliers, expirent à côté des prisonniers russes que le contingent portugais assassine, pour n'avoir pas à les garder et à les nourrir : des cadavres partout, de toute race et de toute provenance, frais ou vieux[7], une mer de cadavres montant autour de l'armée, et celle-ci, quelque habituée qu'elle soit au spectacle de la mort, s'impressionne pourtant et s'émeut. Soudain, l'hiver arrive, la gelée survient ; le ciel s'abaisse, s'écroule en torrents de neige, et la grande débâcle commence. Les chevaux s'abattent sur le sol glissant : il faut les sacrifier, faire sauter les caissons, abandonner les voitures, abandonner les pièces ; plus de cavalerie, à peine d'artillerie, les vivres rares, la faim s'ajoutant au froid, et la souffrance physique, horrible et lancinante, fondant les cœurs et dissolvant les énergies, suspendant le sentiment du devoir, rejetant l'homme à la barbarie primitive, à l'instinct animal, à l'appel de la nature, à l'unique préoccupation de manger et de moins souffrir. L'indiscipline, le désordre progressent rapidement ; les corps s'effritent, les divisions se disloquent, les régiments s'émiettent ; aucune heure ne s'écoule sans qu'un bataillon, une compagnie, une batterie, perde sa cohésion et tombe au chaos, à l'affreux chaos de traînards et d'isolés qui remplace peu à peu l'armée. L'ennemi reparaît et nous presse ; en tête, en queue, de tous les côtés à la fois, des hourras de Cosaques ; leur cri d'abord, si lugubre et si sourd qu'il se distingue à peine du sifflement de la brise à travers les sapins[8], et tout de suite le galop enragé de leurs bêtes, l'assaut des lances ; des adversaires se jetant sur nous en furieux, sentant que la fortune leur revient et hurlant la revanche, et déjà l'espoir de la revanche totale, de la poursuite à fond et jusqu'au bout, s'allumant dans les cœurs russes, et des officiers venant caracoler autour de nos bandes et décharger sur elles leurs pistolets, en criant : Paris, Paris ![9] L'armée de Kutusof s'allonge sur le flanc de la colonne, l'effleure continuellement, la frappe, la brise en tronçons qui se rejoignent tour à tour et se séparent. Chaque jour est marqué par un malheur : c'est le corps d'Eugène assailli sur le Vop et mis en pièces, Davout coupé d'abord à Viasma, coupé ensuite à Krasnoé, l'Empereur et la Garde obligés de rebrousser chemin pour le dégager, Ney enveloppé d'ennemis, cerné, sommé, perdu, et tout à coup s'échappant par un prodige d'énergie plus qu'humaine. Puis, tous les mécomptes, toutes les malchances : les magasins de Smolensk moins pourvus qu'on l'avait cru, ceux de Minsk surpris par l'ennemi, la ligne de la Dwina perdue par Saint-Cyr, Oudinot et Victor tardant à rejoindre, la circonspection des Autrichiens faisant pressentir les trahisons prochaines ; et toujours croissent, à chaque reprise de marche, à chaque pas, à chaque minute, les hideurs de la retraite. Au sortir de Smolensk, on n'est plus que trente-sept mille combattants à peine : la fière colonne de quatre cent cinquante mille soldats qui s'est enfoncée en Russie n'est plus qu'un mince filet d'hommes coulant sur la neige, marquant sa route par une longue traînée de sang, par des débris sans nom, tandis qu'autour d'elle des multitudes désarmées vont mourir dans les bois, mourir sous les lances, ou peupler les espaces lointains de colonies d'esclaves.

Sur ce qui reste de nous, le cercle de fer se rétrécit enfin et se ferme. Devant nous, la Bérézina charrie des glaçons qui la rendent à peu près infranchissable ; par derrière, Kutusof nous talonne ; sur la droite, Wittgenstein se rapproche ; à gauche surgissent Tchitchagof et ses divisions, l'armée de Moldavie, rendue à la Russie par la paix de Bucarest. Est-ce la fin de tout, le désastre irrémédiable et complet ? Les Russes se croient sûrs de tout prendre ; les généraux ont donné à leurs troupes le signalement de l'Empereur, afin que les Cosaques ne le tuent point, s'ils le capturent, et que la Russie puisse s'enorgueillir de cette proie[10]. Cependant, une inspiration de l'Empereur prépare le salut ; un sublime effort de courage l'accomplit ; soixante-douze heures de travail à travers les glaces mouvantes assurent et maintiennent une communication entre les deux rives ; l'armée passe au prix d'une double bataille contre Tchitchagof et Wittgenstein, au prix d'une lutte plus atroce contre les parties détachées d'elle-même, contre l'amas des traînards, et s'ouvre un chemin à travers une botte faite de membres humains.

A Smorgoni, l'Empereur désespère d'elle et la quitte, craignant.que l'Allemagne ne lui barre la route et que la France ne lui échappe. Après son départ, le Nord frappe les derniers coups, les grands coups ; la température tombe à vingt-quatre degrés Réaumur, à vingt-cinq, à vingt-sept ; la souffrance atteint ses dernières limites, une intensité telle que l'impression en est venue directement jusqu'à nous, aiguë et perçante, à travers trois générations, et retentit encore au plus intime de notre être. Les mains brûlées par le froid ne peuvent plus tenir les fusils, les doigts se détachent, les membres tombent en pourriture, l'armée n'est plus qu'une plaie, affreuse à voir. Les troupes de renfort envoyées pour la recueillir subissent tout de suite la contagion du désordre ; la défaite les aspire et le chaos les absorbe. Wilna nous ouvre enfin un refuge, et l'informe cohue s'y engouffre ; elle n'y trouve que dénuement, incurie, hostilité, des toits pourtant, des abris où les soldats se précipitent comme un bétail pourchassé et s'endorment d'un sommeil de brutes. Le lendemain, l'ennemi survient ; ses tuasses se montrent ; ses boulets pleuvent, il faut partir ou mourir. Les moins invalides partent, les autres restent, voués au massacre ; les Juifs de Wilna, qui nous détestent par crainte de la conscription, sont là pour devancer l'œuvre des Cosaques, et cette engeance achève à coups de botte les vainqueurs de l'Europe. Après l'entrée des Russes, il faudra brider vingt-cinq mille cadavres entassés dans ce lieu d'horreur et de pestilence, pire que l'enfer de la Bérézina. Au delà de Wilna, une muraille de verglas arrête les débris de la colonne française, une montée aux rampes glissantes que l'artillerie n'arrive pas à gravir ; elle s'élève un peu, retombe, s'efforce en vain et finalement renonce ; les dernières pièces sont abandonnées, les dernières voitures livrées et brisées ; les fourgons éventrés répandent leur contenu ; fuyards et Cosaques pillent pêle-mêle le trésor de l'armée. Un peu d'infanterie pourtant a passé et se traîne encore. Devant Kowno, les maréchaux reviennent à leur métier d'origine : Ney se refait troupier, prend un fusil et brûle les dernières cartouches, sans empêcher la dissolution finale. C'en est fait : trois cent trente mille hommes sont morts ou prisonniers, quelques milliers repassent le Niémen sur la glace, isolément ou par bandes, sans armes, sans uniformes, couverts de loques étranges, lamentables tout à la fois et grotesques. Et tout s'est consommé en six semaines, si longues, si cruelles à passer, qu'elles semblent enfermer en l'espace de cinquante jours une éternité de douleurs. Berthier écrit à l'Empereur : Il n'y a plus d'armée[11]. Il se trompait pourtant et se contredisait dans une autre lettre : il écrivait en effet qu'autour des aigles toujours debout et dressées, de très petits groupes d'officiers et de sous-officiers, égalisés par le malheur, se serraient encore : ils allèrent ainsi jusqu'au bout de la retraite, invincibles à la souffrance, plus forts que la nature, mettant dans le désert de neige un rayonnement d'héroïsme et faisant survivre, au milieu de la décomposition totale de ce qui avait été notre force matérielle, l'âme de la Grande Armée.

Autour de ces glorieux restes, Napoléon refit une armée, marcha à sa tète contre l'ennemi qui avait envahi l'Allemagne et soulevé la Prusse, vainquit à Lutzen, vainquit à Bautzen. Après ces épuisants succès, il y eut à Dresde et à Prague un combat de diplomatie, où les alliés parlèrent de paix sans intention de la conclure, où Metternich s'engagea pour dissiper les scrupules de son maître et prouver l'intransigeance de l'Empereur, où celui-ci donna raison à ses ennemis en refusant de faire à temps des concessions qui n'eussent coûté qu'à son orgueil. Entre Alexandre et lui, il reconnaissait que la fortune avait jugé ; il consentait à payer au Tsar l'enjeu de la lutte et lui offrit des concessions ; il n'en voulut pas accorder à la Prusse, qui l'avait trahi ; à l'Autriche, qui spéculait sur ses malheurs. Il s'obstina aveuglément dans l'espoir de diviser ses ennemis, d'apaiser, de ressaisir peut-être Alexandre et d'épouvanter l'Autriche. Lorsque les événements l'eurent désabusé de son erreur et plié à un ensemble de sacrifices, il était trop tard : l'Europe tout entière s'était coalisée pour l'abattre et se levait furieuse ; elle fut vaincue par lui d'abord et battit ses lieutenants, le resserra peu à peu, l'étreignit et finalement l'accabla sous le nombre.

Alexandre poussa jusqu'au bout sa vengeance ; il s'acharna sur le colosse élevé naguère au plus haut des nues et subitement précipité. Après la prise de Moscou, on lui avait prêté ces mots : Plus de paix avec Napoléon : nous ne pouvons plus régner ensemble ; lui ou moi ; moi ou lui[12]. Il se tint parole. Se proclamant à tout propos ami de l'humanité et de la civilisation, il crut servir l'une et l'autre en assouvissant ses rancunes ; jamais monarque ne fit avec plus de sensibilité une guerre plus haineuse. Après les conférences de Prague, c'est lui qui vient en Bohême trouver l'empereur d'Autriche, qui le conjure de repousser les concessions tardives de Napoléon et de rompre, qui lui arrache l'irrévocable signature et l'entraine dans la mêlée. Après Leipzick, quand l'Europe victorieuse reflue sur la France et entame nos frontières, il personnifie contre Napoléon la politique de guerre à outrance, l'esprit d'extermination. Au congrès de Châtillon, le recul de la France dans ses anciennes limites, l'humiliation de l'Empereur ne lui suffisent pas : il fait rompre les pourparlers au bout de six jours ; s'il consent à reprendre un débat illusoire, c'est que Champaubert et Montmirail ont jeté le trouble parmi ses alliés et les font clouter de leur fortune[13]. Dès qu'il le peut, il ranime leur confiance ; il se fait l'âme, l'énergie, l'audace de la coalition ; ses actes, son langage laissent à tout instant percer le désir de ne plus traiter avec Napoléon et de le détrôner, de lui ravir la France, après lui avoir enlevé l'Europe. Ce qu'il veut surtout, c'est de venger Moscou dans Paris ; il veut à son tour entrer dans la capitale ennemie, s'y montrer dans sa gloire et sa magnanimité ; sa vengeance sera de conquérir Paris et de lui pardonner[14]. Au moment le plus critique de la campagne, il fait décider le coup droit, la marche sur l'insolente et merveilleuse cité, détestée de l'Europe presque autant que Napoléon, maudite tout à la fois et désirée.

Paris occupé, l'Empereur abattu, Alexandre se retrouva des sentiments de modération et de clémence ; son instinct politique, que ses passions n'obscurcissaient plus, lui fit comprendre qu'il fallait une France à l'Europe et surtout à la Russie. II prit à tâche de l'apaiser et de la consoler ; en 1815, il lui épargna de trop cruelles mutilations, des démembrements trop profonds, et mit à nous rendre cet éminent service un tact discret qui en augmentait le prix. Sachons-lui gré de n'avoir pas fait supporter à la France les conséquences ultimes de sa lutte contre Napoléon, de ce duel à mort issu de l'alliance.

Quatre-vingts ans ont passé sur ces scènes ; il est possible, croyons-nous, d'en dégager impartialement la leçon. Celle que nous avons inscrite au frontispice de notre œuvre nous parait ressortir avec éclat des événements, tels que nous les avons longuement observés et scrutés. L'alliance, avons-nous dit, portait en soi un germe de mort, le principe de sa destruction, parce que c'était une alliance pour la guerre et la conquête, une association spoliatrice et dévorante, et que ces pactes ne se concluent jamais sans arrière-pensées respectives, sans méfiances réciproques, d'où renaissent à coup sûr les rivalités et les haines. En effet, à Tilsit, nous avons vu Napoléon réveiller et stimuler les ambitions territoriales d'Alexandre, en se promettant de ne les satisfaire qu'à doses strictement mesurées. Lui-même, assuré de la Russie, se crut libre désormais de tout entreprendre, de bouleverser le monde, de saisir, de courber violemment et d'assujettir les États réfractaires à son système. Il ne parait pas que le non, de l'Espagne ait été prononcé dans l'entrevue du Niémen ; il n'en est pas moins vrai que l'entreprise d'Espagne, cause première et génératrice de tous nos malheurs, se trouvait en puissance dans le pacte de Tilsit. A mesure que Napoléon multiplia et étendit ses prises, il sentit la nécessite d'accorder aux cupidités de son allié, au lieu d'espérances illimitées et vagues, de plus substantiels aliments. Il vendit aux Russes la Finlande contre l'Espagne ; plus tard, pour se prémunir contre les conséquences de la guerre d'Espagne, il livra au Tsar les Principautés ; il acheta, avec un morceau de l'Orient, une promesse de concours contre les révoltes de l'Autriche. Mais déjà la confiance d'Alexandre s'était retirée de lui ; à son tour, le Tsar voulait recevoir sans s'acquitter : il accepta le marché d'Erfurt et n'en remplit pas les conditions. Continuant à prendre aux dépens de la Turquie, il ne nous prêta contre l'Autriche qu'une aide mensongère, et cette campagne de 1809, survenue malgré l'Empereur et pourtant par sa faute, aboutit à de nouveaux partages, à de nouveaux démembrements, d'où les défiances sortirent exaspérées et inapaisables. Mal secouru par Alexandre, Napoléon dut se réserver contre lui des sûretés, disproportionner les lots, récompenser le dévouement des Polonais au détriment de la Russie ; dès ce jour, l'alliance fut blessée à mort. Napoléon tenta quelques efforts pour lui rendre la vie ; Alexandre en fit pour éviter la guerre ; l'un et l'autre ne pouvaient qu'échouer dans cette tache. Leur tort ne fut pas de se déclarer la guerre ; ce fut de s'être mis dans une situation où elle devait inévitablement éclater entre eux. Ils s'étaient condamnés à se disputer l'empire du jour où ils avaient essayé de se le partager, et les résultats de leur lutte, fatale à Napoléon et à la France, furent de sauver et de grandir l'Angleterre, de relever la Prusse, c'est-à-dire de préparer à la Russie de redoutables adversaires, sans la faire avancer d'un pas vers les fins normales de sa politique.

Dans le demi-siècle qui suivit, il y eut entre la France et la Russie des tentatives de rapprochement, entrecoupées d'arrêts et de reculs ; à plusieurs reprises, on s'aima et l'on crut s'entendre ; les déceptions éprouvées, en ne lassant pas les bonnes volontés, ne firent que mieux prouver la force de l'impulsion qui ramenait les deux États l'un vers l'autre. Cependant, il a fallu que la Révolution française produisît en Europe ses suprêmes effets, il a fallu que la France et la Russie subissent jusqu'au bout l'une et l'autre, quoique à des degrés bien inégaux, les conséquences de leurs fautes, pour que le parallélisme des intérêts apparût évident, manifeste, indéniable, pour que le sentiment de cette solidarité s'imprimât des deux parts au plus profond de la conscience nationale, se traduisît en un élan d'amour et fit succéder à l'accord éphémère des souverains, tel qu'il avait existé en 1807 et 1808, le pacte des peuples. En même temps, les conditions rationnelles de l'entente se dégageaient pour la première fois aux yeux des gouvernants. Ils ont compris sans cloute qu'en dehors d'une parfaite réciprocité d'engagements modérateurs, tout serait illusion et péril. Dans l'accord ainsi constitué, l'observateur qui ne cède pas aux entraînements de son cœur et garde son sang-froid au milieu des cris de la multitude, reconnaît à la fois un bonheur immense pour les deux patries et un sacrifice ; pour l'une et pour l'autre, une garantie bienheureuse de sécurité et de dignité ; l'ajournement aussi d'ambitions traditionnelles et d'indestructibles espérances ; un sacrifice fait en commun à la paix et à l'humanité. Fondée et affermie sur ces bases, l'alliance pourrait s'approprier pour devise ces mots fiers : Je maintiendrai. Après avoir restauré l'équilibre de l'Europe, renouvelé désormais et simplifié, elle est là pour le maintenir ; elle maintient le régime existant sans en méconnaître les imperfections et les dangers ; elle maintient les situations gardées ou, prises ; elle maintient jusqu'aux injustices du passé pour en prévenir de plus grandes. Conservatrice et défensive, elle n'agira et ne peut agir que pour refréner les ambitions perturbatrices, assurer la pondération des forces et substituer à toute visée conquérante d'équitables partages d'influence ; c'est sa raison d'être, sa grandeur et sa limite.

 

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Joseph DE MAISTRE, Correspondance, IV, 219.

[2] Journal de Castellane, I, 161.

[3] Mémoires de la comtesse Edling, 77-78.

[4] Mémoires de la comtesse Edling, 79-80.

[5] Lettre interceptée par les Russes ; archives de Saint-Pétersbourg.

[6] Souvenirs d'un officier polonais, 306.

[7] Journal de Castellane, I, 180.

[8] Souvenirs manuscrits du général Lyautey.

[9] Souvenirs manuscrits du général Lyautey.

[10] Voici ce signalement : La taille épaisse et ramassée, les cheveux noirs, plats et courts, la barbe noire et forte, rasée jusqu'au-dessus de l'oreille, les sourcils bien arqués, mais froncés sur le nez, le regard atrabilaire ou fougueux, le nez aquilin avec des traces continuelles de tabac, le menton très saillant ; toujours en petit uniforme sans appareil et le plus souvent enveloppé d'un petit surtout gris pour n'être point remarqué, et sans cesse accompagné d'un mamelouk. Ordre du jour du 12 octobre 1513 ; archives des affaires étrangères Russie, 154.

[11] Archives nationales, AF, IV, 1643.

[12] TATISTCHEF, 612.

[13] Henry HOUSSAYE, 1814, 86-110.

[14] Henry HOUSSAYE, 1814, 88.