NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

III. — LA RUPTURE

 

CHAPITRE XI. — L'ULTIMATUM RUSSE.

 

 

Bonne foi et candeur de Kourakine. — Il blâme son gouvernement. — Il continue à désirer la paix et à célébrer l'alliance. — Procès de haute trahison. Discours du procureur Général. — Interrogatoire des prévenus ; responsabilités inégales. — Le verdict. — Condamnation de Michel et de Saget. — Protestation de Kourakine contre les ternies de l'accusation. — Arrivée de l'ultimatum. — Kourakine à Saint-Cloud. — Colère et inquiétude de l'Empereur. — Alerte passagère. — Napoléon veut à tout prix détourner les Russes de l'offensive pour la prendre lui-même à son heure. — Proposition d'armistice éventuel. Envoi de Narbonne à Wilna ; caractère et but de cette mission. — Démarche à effet auprès de l'Angleterre. — Le gouvernement français se donne l'air d'accepter une négociation avec Kourakine sur la base de l'ultimatum ; l'ambassadeur est ensuite remis de jour en jour, dupé et mystifié de toutes manières. — Ses yeux commencent à s'ouvrir. — Réquisitions pressantes.— Symptômes alarmants. — Exécution de Michel. — Nouvel enlèvement de Wustinger. Départ de Schwartzenberg. — Kourakine s'aperçoit qu'on l'abuse et qu'on le joue ; un subit accès d'exaspération le jette hors de son caractère. — Il réclame ses passeports ; cette démarche équivaut à une déclaration de guerre. — Contretemps également fâcheux pour les deux empereurs. — Départ de Napoléon et de Marie-Louise pour Dresde. — Note du Moniteur. — Napoléon confie au duc de Bassano le soin d'apaiser Kourakine et de lui faire retirer sa demande de passeports. — Nouvelle conférence. — Crise de larmes. — Le duc feint d'entrer en matière ; il soulève une difficulté de procédure : question des pouvoirs. — Le ministre échappe à l'ambassadeur et part pour l'Allemagne. — Kourakine retenu à son poste. — Napoléon est parvenu à éloigner momentanément la rupture.

 

I

Entre les deux gouvernements qui voulaient la guerre sans se l'avouer l'un à l'autre et rivalisaient de duplicité, un homme restait de bonne foi : c'était l'ambassadeur russe en France, celui-là même auquel allait incomber la charge de produire l'ultimatum et de le maintenir dans toute sa rigueur. Le prince Kourakine n'avait jamais cessé de désirer avec ardeur la fin des différends. Souffrant de se voir privé d'ordres, d'instructions, de lumières[1], il Marnait, en son for intérieur, le silence évasif dans lequel la chancellerie russe persistait depuis tant de mois et rejetait sur elle une partie des torts. Depuis le début de l'année, il passait par des découragements profonds et de subits réconforts. En février, voyant s'ébranler nos armées, il en avait conclu que Napoléon avait irrévocablement décidé la guerre. Un peu plus tard, il s'était repris à l'espérance ; apprenant le discours tenu par l'Empereur à Tchernitchef et l'envoi de ce messager, il avait cru à la sincérité de cette démarche : il était, qu'on nous passe l'expression, tombé dans le panneau, et avait supplié son maitre de ne point négliger cette suprême chance de paix, d'entamer la négociation qui lui avait été si souvent proposée[2]. En attendant, il continuait à recevoir la société parisienne, à donner de beaux bals, de grands dîners où il buvait solennellement à l'alliance.

Au milieu d'avril, un incident pénible vint le rejeter dans ses angoisses et le blesser cruellement. Il présumait, d'après ce qui lui avait été dit, que l'affaire d'espionnage dans laquelle Tchernitchef se trouvait impliqué n'aboutirait point à un éclat, que le gouvernement français prendrait à cœur de l'étouffer. Quelles ne furent pas sa surprise, sa douloureuse stupeur, en apprenant un soir par la Gazette de France, sans que personne eût daigné l'avertir au préalable, l'ouverture d'un procès où la Russie était en quelque sorte jugée par contumace !

La cour d'assises de la Seine s'était assemblée le 13 avril pour statuer dans l'affaire de haute trahison : elle lui consacra trois audiences. Quatre inculpés seulement comparurent devant elle : Michel, Saget, Salmon et Mosès, dit Mirabeau : les autres employés arrêtés avaient bénéficié d'une ordonnance de non-lieu, faute de charges suffisantes. Quant à Wustinger, bien qu'il eût été le lien de toute l'intrigue, on avait pensé que sa qualité d'étranger et ses attaches avec l'ambassade russe ne permettaient point de le faire passer en jugement ; toutefois, comme ses déclarations étaient indispensables pour éclairer la justice et qu'il n'offrait point des garanties suffisantes de comparution, on l'avait retenu en prison jusqu'au jour de l'audience ; c'est en état d'arrestation qu'il allait déposer à titre de témoin nécessaire. Au banc de la défense figuraient diverses illustrations du barreau. Le procureur général Legoux occupait en personne le siège du ministère public, assisté de deux avocats généraux.

Après lecture de l'acte d'accusation, le procureur général prit le prenne : la parole : la procédure des assises l'y autorisait alors. Dans un exposé préliminaire, il mit en relief les principaux faits de la cause. Son discours offre un exemple du genre emphatique et redondant qui fleurissait en ces années ; l'époque des grandes actions était aussi celle des grandes phrases. M. Legoux rendit hommage au libéralisme de l'Empereur, qui eût pu soustraire les accusés à leurs juges naturels, en invoquant l'intérêt supérieur de la défense nationale, et qui n'avait point usé de cette faculté. Faisant l'historique de la trahison, il ne manqua pas d'en dramatiser les débuts. Le premier corrupteur d'employés, le chargé d'affaires d'Oubril, fut représenté sous les traits d'un démon tentateur, errant à travers Paris et cherchant sur qui exercer son activité malfaisante. Un hasard met Michel en sa présence : Un jour, ils se rencontrent sur le boulevard, et M. d'Oubril remarque un papier que Michel tenait à la main. L'agent de la Russie paraît frappé de la beauté de l'écriture ; lui-même avait quelque chose à faire copier ; il en charge Michel, et, quoique ce travail soit peu considérable et son objet insignifiant, le copiste en est récompensé magnifiquement et au delà de toute attentepar un billet de mille francs ![3] Alléché par cette générosité qui eût dit lui sembler suspecte, Michel prête l'oreille à des suggestions captieuses et se laisse dire qu'il est en position de rendre quelques services : premier crime, impardonnable crime chez un fonctionnaire que d'écouter ce langage ! Michel met ainsi le pied dans la voie scélérate et se condamne désormais à y persévérer, à y marcher sans relâche, à la parcourir jusqu'au bout. Ces services qu'on lui demande, il ne tarde pas à les rendre ; il les renouvelle, il les multiplie, il les accumule, et voici les divers agents de la Russie se repassant l'un h l'autre ce vil instrument, l'employant tour à tour, et chacun d'eux, avant de quitter Paris, léguant Michel à son successeur comme un précieux dépôt.

Moins fort en histoire qu'en jurisprudence, le procureur s'embrouille dans ce va-et-vient compliqué d'ambassadeurs et de chargés d'affaires, confond les noms et les dates, mais recouvre quelques inexactitudes matérielles sous des flots d'éloquence. Il a des métaphores audacieuses et des indignations fleuries, des antithèses et des cliquetis de mots à la Fontanes. A travers le déroulement de ses périodes, on voit le corrompu se faisant corrupteur, Michel débauchant ses collègues et organisant le trafic des consciences ; on le voit s'élevant peu à peu jusqu'au comble de l'impudence, osant porter un regard sacrilège sur le livret mystérieux et magique qui donne à l'Empereur le don d'ubiquité et le transporte, pour ainsi dire, au milieu de ses camps. Derrière l'employé séduit, Tchernitchef apparaît constamment ; c'est lui qui a inspiré et commandé cette longue série d'infidélités ; le solennel magistrat se plaît à lancer de mordantes épigrammes contre l'homme de cour, qui n'a pas craint de se souiller à d'ignobles contacts ; il l'appelle le plus indiscret comme le plus entreprenant des diplomates, et toujours, par habitude de métier, en même temps qu'il désigne Michel et ses coaccusés à la vindicte des lois, il met aussi la Russie en cause et semble requérir contre elle.

Il fait allusion aux puissances jalouses, qui s'efforcent d'entraver dans l'ombre l'essor du génie et d'intercepter les destinées du monde. Vaines tentatives, machinations impuissantes ! La Providence veille visiblement sur l'Empereur et ses braves soldats : c'est elle qui a permis que la trahison finît par se trahir elle-même, par se livrer avec une inconcevable témérité, et le billet de Michel étourdiment oublié par Tchernitchef est communiqué soudain à l'auditoire, lu dans son entier, et fait surgir aux yeux l'infamie toute nue. Enfin, dans une péroraison chaleureuse, l'organe du ministère public exhorte les jurés, si la suite du procès les met en présence de faits indubitables et prouvés, à faire leur devoir, tout leur devoir, car leur verdict retentira à travers l'Europe et vengera la France d'indignes manœuvres.

Foudroyés par cette éloquence, les prévenus répondirent d'une voix accablée à l'interrogatoire du président. Les témoins défilèrent ensuite ; Wustinger vint le premier, et, comme il gardait rancune à Michel pour l'avoir attiré dans un guet-apens, il le chargea de son mieux. Au reste, le misérable commis était abandonné de tout le monde ; son sort ne semblait pas faire question. Lorsque le procureur général eut à requérir l'application des lois, lorsqu'il répondit aux plaidoiries des avocats, il prit tout au plus la peine de réclamer contre Michel le châtiment suprême ; préjugeant son supplice, il n'offrait à son repentir que des consolations d'outre-tombe.

Au contraire, le sort des autres accusés fut vivement disputé à la prévention par la défense. Les débats n'établirent pas péremptoirement qu'il y eût eu chez Saget, Salmon et Mosès trahison consciente, qu'ils eussent connu l'usage parricide que Michel faisait des documents remis par eux entre ses mains. En conséquence, à la suite d'un verdict pleinement affirmatif contre Michel, affirmatif contre Saget seulement sur le fait d'avoir, à prix d'argent, accompli des actes de son emploi non licites et non sujets à salaire[4], Michel fut condamné à mort, avec confiscation de ses biens : la peine encore subsistante de l'exposition et du carcan fut prononcée contre Saget, avec adjonction d'une amende : Salmon et Moses furent acquittés.

L'issue de ce triste procès, qui fit sensation dans tous les milieux parisiens, acheva d'irriter le prince Kourakine, déjà profondément offusqué par les termes de l'accusation et la tournure donnée aux débats. A mesure qu'il avait lu dans les journaux le compte rendu des audiences, la colère et l'indignation s'étaient peintes sur ses traits, habituellement débonnaires et placides. A la fin, après avoir pris connaissance du verdict et de l'arrêt, récapitulant toutes les particularités de l'odieuse affaire[5], il arriva à une conclusion propre à le révolter. Le parquet avait poursuivi Michel et la cour l'avait condamné pour avoir procuré à un État étranger, l'empire de Russie, les moyens d'entreprendre la guerre contre la France : c'était reconnaître et proclamer implicitement que la Russie avait cherché ses moyens, qu'elle avait nourri des plans d'agression ; l'ambassadeur de cette puissance, commis au soin de veiller sur l'honneur et la réputation de son pans, laisserait-il passer de telles assertions ? Kourakine estima qu'un devoir sacré l'obligeait à soulever un incident diplomatique et à lancer une note de protestation ; il la fit autant qu'il put solide et véhémente[6]. L'imputation calomnieuse avant été publique, il jugeait que le démenti devait l'être et demandait à faire passer dans les journaux une note rectificative. Naturellement, cette satisfaction lui fut refusée, et le prince demeura fort embarrassé de sa personne et de son rôle, partagé entre le désir de soutenir sa dignité et la crainte de provoquer une irréparable scission, se demandant s'il n'aurait point prochainement à quitter Paris, s'effrayant fort à l'idée d'un voyage pénible et d'un rapatriement difficile, réunissant néanmoins des moyens de transport, songeant déjà à faire filer en Allemagne une partie de son personnel, préparant le déménagement de sa maison, en attendant qu'il opérât celui de sa volumineuse personne.

Il vaquait tristement à ces soins lorsque arriva le 24 avril à Paris un jeune homme du nom de Serdobine, qu'on lui expédiait de Pétersbourg en courrier et qui lui tenait de très près, étant l'un des enfants naturels que le prolifique ambassadeur avait semés partout sur son passage. Celui qu'il appelait paternellement son Serdobine[7] lui apportait le texte de l'ultimatum à présenter. Cette communication lui causa un vif émoi, mêlé de satisfaction et d'orgueil. Enfin, après l'avoir tenu si longtemps dans une humiliante inertie, sa cour lui confiait une affaire capitale à traiter : cette manière de le remettre en activité consolait son amour-propre. De plus, sans réfléchir à l'énormité des prétentions russes, il ne jugeait pas impossible de les faire accepter par la France, qui s'était toujours déclarée prête à écouter toute explication catégorique. Prenant au sérieux son rôle de conciliateur, il résolut d'y consacrer ce qui lui restait de forces. Toutefois, puisque son gouvernement lui enjoignait de parler haut et ferme, il se conformerait ponctuellement à cet ordre. S'étant rendu chez le duc de Bassano, après avoir fait provision d'énergie, il présenta l'évacuation de la Prusse comme une condition primordiale et essentielle, sur laquelle il n'y avait même point à discuter : C'était seulement après que cette demande aurait été accordée qu'il serait permis à l'ambassadeur de promettre que l'arrangement pourrait contenir certaines concessions, dont était formellement excepté le commerce des neutres, auquel la Russie ne pourrait jamais renoncer. Dans une note remise quelques jours après, Kourakine répéta par écrit ces expressions[8], mais déjà Napoléon, instruit de ses communications verbales, l'avait appelé en audience particulière au château de Saint-Cloud, le 27 avril.

Dans cet entretien, Napoléon suivit d'abord son premier mouvement, tout d'indignation. Ainsi, c'est une retraite humiliante qu'on prétend lui imposer d'emblée et avant tout accord : la Russie l'a-t-elle déjà battu pour le traiter de la sorte ? Lorsqu'elle daigne enfin parler, son premier mot est une insulte. Il s'exprimait par phrases hachées, saccadées, haletantes : Quelle est donc la manière dont vous voulez vous arranger avec moi ? Le duc de Bassano m'a déjà dit que vous voulez me faire avant tout évacuer la Prusse. Cela m'est impossible. Cette demande est un outrage. C'est me mettre le couteau sur la gorge. Mon honneur ne me permet pas de m'y prêter. Vous êtes gentilhomme, comment pouvez-vous me faire une proposition pareille ? Où a-t-on eu la tète à Pétersbourg ?... J'ai autrement ménagé l'empereur Alexandre, quand il est venu me trouver à Tilsit, après ma victoire de Friedland... Vous agissez comme la Prusse avant la bataille d'Iéna : elle exigeait l'évacuation du nord de l'Allemagne. Je ne puis aujourd'hui consentir davantage à celle de la Prusse : il y va de mon honneur[9].

Ce courroux se mêlait d'une vive contrariété et d'une inquiétude réelle. L'âpreté de l'ultimatum semblait en effet dénoncer chez les Russes l'intention de brusquer la rupture. Un instant même, d'après certains avis, Napoléon crut que l'empereur Alexandre, comme il en avait eu effectivement la pensée, avait donné ordre à ses troupes de passer le Niémen et de marcher à la rencontre des nôtres ; que les hostilités s'engageaient, que l'on se fusillait déjà sur la Vistule et la Passarge. Et il voyait avec dépit son plan d'offensive subitement traversé, ses combinaisons échouant au moment d'aboutir, l'ennemi ravissant à la Grande Armée sa base d'opérations.

Il était tellement ému de cet accident possible qu'il songea, pour enrayer à tout prix le mouvement des Russes, à un moyen d'un empirisme désespéré. Changeant de ton avec Kourakine et mettant une sourdine à sa colère, il prononça devant lui le mot d'armistice. On signerait à Paris une trêve éventuelle, pour le cas où les hostilités auraient commencé ; elle séparerait les armées aux prises et neutraliserait le territoire entre le Niémen et la Passarge, laissant aux gouvernements le temps de se reconnaître et de négocier encore. Kourakine, beaucoup moins intrépide qu'il n'en avait l'air, accueillit avec joie cette ouverture. Napoléon n'en prenait pas moins à toute occurrence ses dispositions de départ et de combat : il n'attendait qu'un avis de Davout, un signe du télégraphe aérien pour quitter immédiatement Paris ; il traverserait l'Allemagne d'un trait, ne s'arrêterait nulle part, brûlerait la politesse aux souverains assemblés sur son passage et, allant presque aussi rapidement qu'un courrier[10], arriverait sur la Vistule pour recevoir et rendre le choc.

Cette alerte ne dura guère : au bout de quelques jours, des nouvelles plus rassurantes arrivèrent du Nord. Nos agents, nos observateurs ne pouvaient répondre que les Russes n'attaqueraient point : ce qui était certain, c'était qu'ils n'étaient pas encore sortis de leur territoire et s'y tenaient l'arme au pied : la Russie ne soutenait pas jusqu'à présent par ses actes l'arrogance de ses discours.

Dans cette attitude, Napoléon croit découvrir chez Alexandre un signe d'hésitation et de trouble. Il continue à se méprendre sur les intentions de son rival : tandis qu'Alexandre est inébranlablement résolu à la guerre, mais non moins résolu désormais à ne la faire que chez lui, en deçà de ses frontières, Napoléon le croit toujours partagé entre des velléités d'attaque et une secrète appréhension du combat. Et tout de suite il se reprend à l'espoir de mettre à profit ces dispositions, de ruser, d'atermoyer encore, de détourner jusqu'au bout les Russes de l'offensive, afin de la prendre lui-même en temps voulu et de tomber sur l'ennemi avec toutes ses forces. Après avoir été jusqu'à proposer un armistice pour suspendre les premières hostilités, il juge possible maintenant de les retarder par une nouvelle et fausse négociation.

Mais sur quelle base et par quel intermédiaire négocier ? La base proposée par la Russie, à savoir l'ultimatum, est inadmissible, et d'ailleurs cette sommation catégorique ne laisse aucune prise à la controverse D'autre part, avec Kourakine, chargé par sa cour d'une commission positive et tout plein de son sujet, on ne peut parler que de l'ultimatum et subsidiairement de l'armistice. Qu'à cela ne tienne : l'Empereur déplacera le lieu des pourparlers, afin d'en changer l'objet. Il dirigera à toute vitesse sur Wilna, où il suppose que l'empereur Alexandre va se placer, un envoyé extraordinaire, un porteur de paroles pacifiques, qui sera censé avoir reçu son message avant l'arrivée à Paris de l'ultimatum. L'envoyé pourra clone ignorer cette pièce et écarter du vague débat qu'il a mission de rouvrir, cet élément de discorde. Napoléon s'évite ainsi d'opposer aux paroles impérieuses de la Russie une réponse nécessairement négative et qui accélérerait la guerre ; pour n'avoir pas à se fâcher, il feint de n'avoir rien entendu.

Par une faveur du hasard, l'agent le plus propre à faire agréablement figure auprès d'Alexandre se trouvait déjà porté à mi-chemin de la Russie. Napoléon avait envoyé à Berlin le plus brillant de ses aides de camp, le comte de Narbonne, pour surveiller l'exécution du traité avec la Prusse. Parmi les recrues qu'il avait récemment opérées dans le personnel de l'ancienne cour, il n'était point d'acquisition plus précieuse que cet ancien ministre de Louis XVI, entré en 1810 dans la maison de l'Empereur avec le grade de général. Ayant vécu en pleine société du dix-huitième siècle, M. de Narbonne en conservait, malgré ses cinquante ans et son front chauve, les vives allures et la grâce cavalière ; son esprit était fin, agile, tout en traits et en saillies ; son rapide passage au pouvoir l'avait initié à la pratique des grandes affaires, qu'il traitait élégamment, avec aisance et avec tact. Officier par devoir de naissance et vocation première, ministre par occasion, il avait été et restait surtout homme du monde, le type de l'homme du monde intelligent et cultivé, ayant sur tout des vues et des ouvertures, excellant à effleurer brillamment les questions plutôt qu'à les approfondir et à les maitriser ; nul n'était plus propre que ce courtisan expérimenté, que ce parfait et spirituel gentilhomme, à remplir une mission où il y aurait moins à négocier qu'à causer et surtout à plaire.

Il reçut immédiatement l'ordre de quitter Berlin pour se rendre à Wilna. Sans lui avouer en toutes lettres que sa mission n'était qu'une feinte, ses instructions le lui laissaient très suffisamment entrevoir. Arrivé à Wilna, il aurait à s'y faire garder le plus longtemps possible, en ayant l'œil ouvert sur les mouvements des armées russes et en se procurant avec discrétion des renseignements militaires. Dans ses entretiens avec l'empereur Alexandre, il dirait, répéterait que l'empereur Napoléon conservait le désir et l'espoir d'un arrangement à l'amiable, et il s'en tiendrait à ces généralités ; c'était surtout l'ensemble de son attitude, le tour et le ton de son langage qui devaient persuader, ramener un peu de confiance, provoquer une détente. Sans se hasarder sur le terrain des discussions pratiques et serrer de trop près les questions, il prodiguerait les assurances propres à tenir la Russie inerte et engourdie pendant nos derniers mouvements, calmerait au besoin l'ardeur guerrière d'Alexandre par des propos charmeurs, par des paroles assoupissantes, et doucement, insensiblement, lui verserait ce narcotique.

Toutefois, afin de donner à sa mission plus d'apparence, le duc de Bassano lui expédia un mémoire à l'adresse du chancelier Roumiantsof, une note officielle[11]. Comme entrée en matière, le ministre français faisait savoir que l'Empereur s'était décidé à une suprême tentative auprès de l'Angleterre et l'avait encore une fois mise en demeure de traiter. En effet, à la veille d'une nouvelle guerre sur le continent, Napoléon avait jugé que cette sorte d'invocation platonique à la paix générale serait d'un effet utile et grandiose. En notifiant sa démarche à la Russie, ne donnait-il pas la preuve qu'il s'estimait toujours en état d'alliance avec elle, qu'il ne considérait nullement comme périmé l'article du traité de Tilsit interdisant aux deux puissances de négocier séparément avec l'Angleterre ? Le reste de l'exposé ministériel reprenait nos griefs avec force, mais affirmait qu'il ne tenait qu'à la Russie de donner aux différends une terminaison pacifique : toute la pensée apparente du mémoire se résume en cette phrase : Quelle que soit la situation des choses, au moment où cette lettre parviendra à sa destination, la paix dépendra encore des résolutions du cabinet russe.

Comme suprême sanction à ces paroles, Napoléon écrivit au Tsar une lettre à la fois ferme et courtoise, sans négliger d'y mettre une pointe de sentiment. Il ne méconnaissait pas la gravité de la situation, mais affirmait son obstiné désir de paix, sa fidélité aux souvenirs du passé et son intention de rester l'ami d'Alexandre, alors même que le malheur des temps l'obligerait à traiter en ennemi l'empereur de Russie : Votre Majesté, disait-il, me permettra de l'assurer que, si la fatalité devait rendre une guerre inévitable entre nous, elle ne changerait en rien les sentiments que Votre Majesté m'a inspirés pt qui sont à l'abri de toute vicissitude et de toute altération[12].

La lettre pour Alexandre et la note pour Roumiantsof, écrites à Paris le 3 mai, transmises aussitôt à Narbonne, furent antidatées avec intention du ri avril ; à cette époque, il était parfaitement admissible que le texte portant expression des volontés russes ne fût pas encore parvenu à Saint-Cloud : ainsi devenait plus vraisemblable cette ignorance voulue de l'ultimatum sur laquelle l'Empereur fondait toute sa manœuvre.

 

II

L'envoi de Narbonne ne faisait pas cesser tous les embarras que nous avait causés la Russie en se déclarant à l'improviste. Aussi bien, tandis que le général volerait à Wilna, que dire à Kourakine, qui restait en face de nous, son ultimatum à la main, et réclamait à tout instant une réponse ? Assurément, si la mission de Narbonne réussissait, il était à présumer que le gouvernement russe tempérerait le zèle de son représentant et lui recommanderait moins d'insistance ; mais, jusqu'à l'arrivée de ces instructions modératrices, comment faire prendre patience à l'obstiné questionneur ? L'Empereur et son ministre se résolurent à un système d'ajournements et de faux-fuyants : faisant fond sur la faiblesse de Kourakine, sur le caractère de cet inoffensif personnage, ils jugèrent possible d'abuser impunément de sa candeur, de le traîner de jour en jour, d'heure en heure, sous les plus invraisemblables prétextes, et aussitôt allait commencer pour l'infortuné vieillard une longue série de mystifications.

Dans ses entretiens avec lui, le duc de Bassano ne se plaçait plus sur le terrain d'une résistance absolue à l'article premier de l'ultimatum. L'Empereur lui-même avait déclaré qu'il ne se refusait pas en principe à évacuer la Prusse, pourvu que la demande lui en fût faite sous une forme compatible avec sa dignité, respectueuse de son honneur, pourvu que le retrait de ses troupes lui fût présenté comme l'un des termes et non comme la condition préalable de l'arrangement. Kourakine, toujours intraitable sur le fond, se prêta à chercher un tempérament dans la rédaction. Voici ce qu'il imagina : on signerait tout de suite une convention préliminaire, qui servirait de base à mie entente ultérieure et définitive. Par le premier article de cette convention, l'empereur des Français s'engamait dès à présent et de la façon la plus formelle à évacuer la Prusse, à réduire la garnison de Dantzick ; par les articles subséquents, la Russie s'obligerait à négocier ultérieurement sur les autres objets en litige. Ainsi, dans le dispositif matériel de l'arrangement, se trouverait établie, entre les concessions faites de part et d'autre, une sorte de corrélation apparente et de balancement, propre à en atténuer la disparité réelle. Le duc de Bassano parut agréer cette idée et pria Kourakine de préparer à tête reposée une série d'articles.

Croyant tenir la solution pacifique à laquelle il aspirait de toute son âme, Kourakine se mit aussitôt à l'œuvre, prit la plume et rédigea de son plus beau style un projet de convention. A son grand étonnement, un jour, puis deux, puis trois s'écoulèrent, sans qu'il eût à faire usage de son chef-d'œuvre. Lorsqu'il se rendait chez le ministre, celui-ci était invariablement absent : on eût dit qu'il avait oublié la grande affaire et l'existence de l'ambassadeur. Kourakine se préparait à lui rafraîchir la mémoire par une communication pressante, quand le 2 mai au matin, se promenant dans son jardin et humant l'air frais des premières heures, il vit se présenter à lui un employé du ministère, venu pour lui exprimer tout le plaisir que Son Excellence éprouverait à le voir. Réconforté par cet appel, le prince s'y rendit sur-le-champ : il accourut tel qu'il était, en bottes et en surtout, sans être coiffé, sans prendre le temps de passer son uniforme constellé d'ordres et d'insignes, ce qui dénotait chez lui une précipitation tout à fait contraire à ses habitudes et une curiosité haletante.

Le duc l'accueillit de la manière la plus affable. Il avait désiré le voir, disait-il, afin de lui communiquer d'excellentes nouvelles, reçues la veille de Pétersbourg, et il commença à lui lire la dépêche par laquelle Lauriston rendait compte de ses entretiens avec le Tsar, avant le départ pour Wilna. Afin de mieux prouver que rien ne pressait et que l'on était encore fort loin d'une rupture, M. de Bassano citait les paroles du monarque russe, toutes de douceur et de conciliation, et il se servait de cette monnaie libéralement dispensée par Alexandre à nos agents pour payer lui-même l'ambassadeur de ce prince : ce qui est particulièrement cligne d'attention, — fit-il observer, — c'est que l'Empereur n'a pas dit à notre représentant, un seuil mot concernant l'évacuation de la Prusse. — Quoi d'étonnant à cela, reprit Kourakine, puisque mou maitre a fait de moi l'intermédiaire unique et le canal de cette négociation décisive ? Et il attendait avec impatience l'instant où le débat allait se rouvrir, où sou projet de traité, qu'il portait toujours dans sa poche, pourrait paraître au jour et s'exhiber. A son vif déplaisir, le duc termina l'entretien sans avoir fait aucune allusion à cette pièce.

Trois jours passèrent encore ; il n'était plus question du traité, et Kourakine, ébranlé dans son optimisme, moins crédule qu'on ne l'avait supposé, se sentait envahi d'un trouble croissant : il en venait à concevoir les doutes les plus forts sur la sincérité du gouvernement français, d'autant plus qu'il craignait maintenant que l'Empereur, en partant pour l'armée, ne se dérobât à toute reprise de discussion.

Renonçant à la course précipitée que ne lui semblaient plus commander les dispositions de la Russie, Napoléon avait repris son projet d'acheminement graduel vers le Nord, par l'Allemagne, par Dresde, où il conduirait Marie-Louise à ses parents et convoquerait l'assemblée des souverains. Le temps que lui prendraient ces opérations, sa volonté d'arriver sur la Vistule et d'ouvrir la campagne en juin, ne lui permettaient guère de prolonger son séjour à Paris au delà du commencement de mai. Une seule considération le retenait encore : il ne voulait pas sortir de sa capitale le premier et attendait, pour partir, d'avoir appris que l'empereur Alexandre s'était rendu à Wilna et avait pris position à proximité de la frontière. En prévision de cette nouvelle, on procédait, au château de Saint-Cloud, aux préparatifs du grand déplacement, et ces dispositions, malgré le secret ordonné, commençaient à retentir au dehors.

A mesure que le bruit du départ prend plus de consistance, Kourakine s'émeut davantage, sent mieux le besoin d'arracher une réponse. Le G niai au matin, n'y pouvant plus tenir, il se rend à l'hôtel des relations extérieures, rue du Bac, et n'est point reçu : il revient à quatre heures et demie, promène péniblement à travers les escaliers et les antichambres sa lourde impotence, force enfin la porte du ministre et le saisit.

De nouveau, il se vit opposer une bonne grâce évasive : le duc lui avoua qu'il était encore sans ordres de l'Empereur, sans pouvoirs pour achever la négociation : mais, disait-il, pourquoi s'affecter si fort de ce retard, pourquoi tant d'alarmes ?

Rien ne presse, ajoutait-il sur un ton de nonchalance, nous avons le temps et tous les moyens de nous entendre. Doucement, il plaisantait l'ambassadeur sur son manque de sang-froid et tâchait de le tranquilliser. Embarrassé par ce flux de molles et caressantes paroles, Kourakine éprouvait de grandes difficultés à placer les véhémentes objurgations qu'il avait préparées : comment se fâcher avec un homme aussi poli ? Il finit pourtant par exprimer, avec toute la force dont il était capable, l'étonnement profond où le jetait la quiétude du ministre : celui-ci ignorait-il l'extrême péril de la situation ? Les troupes françaises continuaient d'avancer, les armées allaient se trouver en présence, et de ce contact naîtrait indubitablement la guerre, à moins qu'on n'y mit obstacle par un accord urgent. Erreur que tout cela, reprenait le chic avec une inaltérable sérénité : nos troupes sont encore sur la Vistule, les vôtres n'ont pas dépassé leurs frontières. — Mais l'Empereur va partir. — Il est possible que le départ de l'Empereur ait lieu bientôt : mais l'époque n'en est pas encore fixée.

Kourakine releva avec terreur l'aveu du ministre : Quand l'Empereur sera parti et que vous aurez également quitté Paris à sa suite, que les communications seront interrompues entre vous et moi, quel sera donc. mon destin à Paris, et à quel avenir dois-je m'attendre ? Et l'angoisse se peignait sur ses traits. — Vous êtes toujours dans vos inquiétudes, reprit le duc de Bassano. Rien n'est encore décidé. L'Empereur votre maître est à Pétersbourg, et ses troupes sont derrière les frontières. L'Empereur Napoléon est à Paris, et ses armées n'ont pas passé la Vistule. Il v a du temps et l'on pourra s'arranger. — Mais voilà plus d'une semaine que vous attendez les ordres de l'Empereur. Je ne puis rester dans une pareille incertitude sur vos réponses. Mettez-vous à ma place. Considérez les responsabilités majeures où je me trouve envers l'Empereur mon maître, envers ma patrie, envers le public éclairé et impartial de tous les pays, qui juge les événements politiques et la conduite de ceux qui v contribuent. Je ne puis me contenter de semblables délais, et surtout lorsque nous avons à prévenir une guerre tellement imminente. Quand verrez-vous donc l'Empereur ?

Demain, j'aurai avec lui un travail extraordinaire, avant et après le conseil des ministres.

A quelle heure serez-vous de retour chez vous ?

Pas avant huit heures du soir.

En ce cas, je ne pourrai vous voir demain, mais au moins ce sera, j'espère, après-demain jeudi.

Non, ne venez pas jeudi. J'aurai ce jour-là mon travail ordinaire avec l'Empereur, et il y aura spectacle à Saint-Cloud, où le corps diplomatique sera invité.

Ce sera donc vendredi, mais j'espère au moins que pour ce jour-là vous aurez vos ordres et que je pourrai enfin de mon côté vous produire mes deux projets de convention et d'armistice, que chaque jour je prends avec moi et qui sont déjà usés et troués dans ma poche... Donnez-moi des réponses sur les articles que je vous ai proposés, quelles qu'elles soient ; mais que je puisse donner à ma cour un résultat quelconque de la communication que j'ai faite de ces articles.

Tout ce que put obtenir Kourakine, ce fut la promesse d'un nouvel entretien pour le vendredi 9 mai, sans l'annonce positive d'une réponse.

Rentré chez lui, au sortir de cette décevante conférence, l'ambassadeur tomba dans un abîme de réflexions amères. Quand il se fut remémoré toutes les épreuves par lesquelles il avait passé, depuis quinze jours, ses dernières illusions tombèrent. La lumière se fit pleinement dans son esprit : la mauvaise foi du cabinet français lui apparut insigne, évidente, palpable : il se sentit outrageusement joué, en présence de gens bien décidés à ne pas traiter, à cacher sous une ombre de négociation des projets d'attaque et de surprise.

A cette constatation désolante, d'autres causes s'ajoutèrent pour le pousser à bout. Depuis quelque temps, son séjour à Paris ne lui valait que mortifications. Il n'en avait pas fini avec les tracas que lui avaient causés l'intrigue de Tchernitchef et le procès de ses complices. Cette déplorable affaire avait une suite inattendue, indépendamment de son épilogue naturel. Le le' mai, l'échafaud s'était dressé en place de Grève ; Michel avait été conduit au supplice, et sa tête était tombée sous le couperet de la guillotine[13]. Saget avait subi en même temps sa peine infamante, mais cette double expiation n'avait point épuisé la colère du gouvernement impérial et suspendu ses rigueurs. Non seulement les deux acquittés, Salmon et Moses, après un simulacre de mise en liberté, avaient été arrêtés à nouveau par mesure de haute police et réincarcérés comme prisonniers d'État, mais Wustinger avait éprouvé le même sort, malgré sa qualité d'employé à l'ambassade russe. Au sortir de l'audience où il avait figuré comme simple témoin, on l'avait relaxé d'abord et rendu à son maitre ; celui-ci s'était applaudi de cette réparation tardive, tout en s'étonnant un peu que Wustinger lui eût été renvoyé sans un mot d'excuse et que ce concierge intermittent eût reparu à l'hôtel Thélusson comme tombé des nues[14] ; il s'apprêtait à le congédier par égard pour la France, lorsque la police lui avait épargné cette peine. Au bout de quelques jours, l'élargissement de Wustinger ne semblant pas compatible avec l'ordre public, il avait été ressaisi, enlevé par les agents en pleine rue de Bourgogne, remis en lieu sûr, et depuis lors Kourakine protestait en vain contre cette récidive dans l'arbitraire.

De plus, par la faute du gouvernement français, il éprouvait maintenant des difficultés à remplir les devoirs les plus positifs de sa charge. On retardait ses courriers, c'est-à-dire l'expédition de ses rapports : il y avait, à n'en pas douter, un parti pris de l'isoler, de le mettre en état de blocus, afin qu'il ne pût signaler à son gouvernement la situation réelle et le manège perfide de la France. Enfin, chez toutes les personnes tenant à la cour, chez les ministres des puissances alliées à l'Empereur, il remarquait des allures plus qu'équivoques, une disposition à se cacher de lui, à lui faire mystère de tout. Le 30 avril, à Saint-Cloud, il s'était rencontré à la table du duc de Frioul avec le prince de Schwartzenberg : en cette occasion, l'ambassadeur d'Autriche avait paru lui témoigner une ouverture de cœur qu'expliquait leur longue intimité ; il n'avait jamais été plus prévenant, plus affectueux, et voici qu'au lendemain de ces effusions Kourakine apprenait le subit départ de Schwartzenberg, allant prendre le commandement du corps destiné à opérer contre la Russie. Tout le monde s'accordait donc à le duper, à le berner : c'était un mot d'ordre donné que de se faire un jouet de lui et de le tromper indignement. Alors, sous l'impression de ces trop légitimes griefs, sous le coup de multiples et cuisantes blessures, l'amour - propre exaspéré du pauvre homme se révolta, en même temps qu'un sentiment plus haut, la passion de venger son maître outragé en sa personne, envahissait son âme. La colère des faibles est souvent aveugle en ses mouvements et déconcertante par ses effets : celle de Kourakine le porta à un belliqueux coup de tête. Brusquement, le pusillanime vieillard se transforme en un foudre de guerre. Jusqu'alors, l'idée seule d'une rupture avec Napoléon le faisait trembler de tous ses membres : maintenant, c'est lui qui va la précipiter et pousser les choses à l'extrême.

Le 7 mai, avant d'avoir revu le duc de Bassano, à la veille de la conférence promise, il lance une note enflammée : il y fait connaître que tout ajournement nouveau le mettra dans l'obligation de quitter Paris : en vue de cette éventualité, il réclame dès à présent ses passeports[15]. De sa propre initiative, il se résout à la démarche la plus grave dont un ambassadeur puisse assumer la responsabilité, à celle qui précède immédiatement et annonce le recours aux armes. Par un affolement subit et trop explicable, l'adversaire convaincu de la guerre se trouvait amené à la déclarer.

Cette bombe éclatant à l'improviste avait de quoi troubler à l'égal les gouvernements français et russe dans leurs secrets calculs. La tactique d'Alexandre tendait à provoquer la guerre, sans la déclarer, et à faire prononcer par son adversaire l'irréparable signal. La démarche inopinée de Kourakine, dont le public comprendrait mal les motifs, risquait d'intervertir les rôles : elle ne pouvait que compromettre et mécontenter le Tsar. D'autre part, elle attaquait et mettait en péril tout le système de temporisation imaginé par l'empereur des Français. Si Napoléon avait rusé avec Kourakine au lieu de repousser franchement son ultimatum, c'était à seule fin de retarder l'instant où les prétentions apparaîtraient inconciliables et le conflit patent. Par malheur, en ménageant trop peu la dignité et la patience de Kourakine, en le soumettant à un régime vraiment intolérable, on s'était précipité dans l'inconvénient que l'on voulait éviter ; tendue à l'excès, la corde avait cassé : on s'était attiré un acte qui consommait et signalait la rupture. Si Kourakine quittait Paris, l'empereur Alexandre aurait toutes raisons pour éconduire lui-même Narbonne, Il s'estimer en état de guerre, pousser ses troupes en avant et les jeter sur le pays compris entre le Niémen et la Vistule.

Le seul moyen pour Napoléon d'obvier à ce danger était d'apaiser Kourakine, de l'amadouer, de lui faire rétracter sa demande de passeports. Quelque indispensable que fût ce travail, l'Empereur n'y pouvait procéder en personne. Il venait enfin d'apprendre qu'Alexandre avait quitté Pétersbourg pour Vilna, et cette résolution commandait la sienne. Il se décida à partir, en laissant derrière lui son ministre des relations extérieures pour faire entendre raison à Kourakine et l'amener à résipiscence.

Le 5 mai, il s'était montré à l'Opéra, avec l'Impératrice ; c'étaient ses adieux aux Parisiens, qui ne devaient plus le revoir triomphant et heureux. Le 9, de grand matin, le départ se fit de Saint-Cloud : dans la journée, des centaines, des milliers d'équipages sortirent bruyamment de Paris, s'empressant à la suite de Leurs Majestés et couvrant les routes. Pendant plusieurs jours, entre Paris et la frontière, la circulation est interrompue ; tous les moyens ordinaires de transport sont monopolisés, tous les chevaux de poste réquisitionnés, un grand fracas met les populations en émoi : c'est l'Empereur qui passe, magnifiquement escorté. Mais il tient encore à faire croire qu'il entreprend un voyage de pur apparat et de convenance, doublé d'une tournée militaire. Le 10 mai, le Moniteur publiait la note suivante, sous la date de la veille : L'Empereur est parti aujourd'hui pour aller faire l'inspection de la Grande Armée, réunie sur la Vistule. Sa Majesté l'Impératrice accompagnera Sa Majesté jusqu'à Dresde, où elle espère jouir du bonheur de voir son auguste famille. Napoléon partait officiellement pour Dresde, pour Varsovie, et subrepticement pour Moscou.

L'entretien convenu entre Maret et Kourakine eut lieu peu d'heures après ce départ, dans la journée du 9. L'ambassadeur se présenta au rendez-vous affermi dans ses résolutions, fort de sa conscience en repos, mais le cœur navré de ce que le soin de sa dignité l'avait obligé à faire. En apercevant le duc : Vous voyez, dit-il, à quoi vous m'avez réduit. Et il rappela sa demande de passeports. — Mais comment, interrompit le ministre, avez-vous pu prendre une résolution aussi précipitée, une résolution qui entraine sur vous la responsabilité de la guerre ? Avez-vous eu pour cela des ordres de l'Empereur votre maître ?Non, je n'ai pu les avoir. L'Empereur mon maître ne pouvait prévoir ni supposer tout ce qui m'est arrivé et ces retards de plus de quinze jours que vous avez laissés s'écouler sans répondre aux communications dont j'étais chargé. Alors, en termes tour à tour affectueux et sévères, le duc essaya de le raisonner, de le sermonner, de lui faire comprendre la redoutable portée de son acte. La guerre était possible, disait-il, mais non certaine ; il le savait mieux que personne, comme ministre et confident de l'Empereur, et c'était au moment où l'on pouvait conserver les plus sérieuses espérances de paix que l'ambassadeur de Russie prenait sur lui de les anéantir d'un trait de plume. Avait-il donc songé, cet ambassadeur si bien intentionné jusqu'alors, au poids dont il allait charger sa conscience, aux reproches que seraient en droit de lui adresser son souverain, son pays, l'Europe, l'humanité ? Ces réflexions, Kourakine se les était faites et avait passé outre ; néanmoins, à l'aspect des effrayantes perspectives que son interlocuteur déployait à ses veux, le sentiment de sa responsabilité l'étreignit davantage et l'accabla. Ce surcroît d'épreuve excédait ses forces : sa face s'empourpra, des sanglots lui montèrent à la gorge, et il fondit en larmes[16].

Le duc, témoin impassible de cette explosion, se préparait à en profiter, lorsque Kourakine, par un suprême effort de volonté, se roidit contre son émotion et se ressaisit. Il refusa de retirer sa demande de passeports à moins que la France ne 'rompit un injurieux silence. Récapitulant ses griefs, énumérant ses sujets de plainte, il serrait le duc entre les deux termes de cette alternative : répondre à ses notes ou le laisser partir.

Si infranchissable que partit le cercle où le ministre français se voyait enfermé, il trouva moyen d'en sortir, découvrit une échappatoire. Il se montra prêt à discuter enfin l'arrangement. Seulement, avant de répondre sur le fond, il souleva une difficulté de forme, posa une question préalable : Vous offrez, dit-il à Kourakine, de signer un accord sur les bases proposées par la Russie ? Soit ; l'Empereur ne s'y refuse point. Mettons-nous donc à l'œuvre, entrons en matière, et avant tout, pour faire bonne et valable besogne, remplissons les formalités qu'exige en pareil cas la procédure diplomatique. La première et la plus essentielle, entre négociateurs prêts à s'aboucher, est de se communiquer respectivement leurs pouvoirs. Êtes-vous muni d'un acte authentique et spécial qui vous autorise à conclure et signer un arrangement ? En ce cas, veuillez exhiber et me communiquer ces pouvoirs.

Kourakine dut confesser qu'il ne les possédait point : le duc s'en doutait et prenait sciemment son adversaire au dépourvu. La cour de Russie avait si peu la pensée de traiter sérieusement, elle avait si peu prévu l'acceptation de ses exigences qu'elle avait négligé de conférer à son représentant les pouvoirs nécessaires pour passer un acte qui constaterait l'entente : elle s'était bornée à lui en annoncer l'expédition ultérieure et éventuelle. La manœuvre du gouvernement français était donc habilement conçue et dégageait sa position. On lui reprochait un défaut de sincérité ; il ripostait en obligeant Kourakine à découvrir chez son propre cabinet un manque de bonne foi ou tout au moins d'empressement.

A la vérité, Kourakine pouvait répondre — et il ne s'en fit pas faute dès qu'il fut revenu de la stupéfaction où l'avait jeté cette diversion inopinée — que son caractère d'ambassadeur lui donnait essentiellement qualité pour recevoir et constater l'adhésion de la France aux bases proposées. S'il n'était point investi des pouvoirs nécessaires pour signer un contrat en forme, il s'offrait quand même à le passer. Supposant malgré tout la bonne foi de son gouvernement, jugeant les autres d'après lui-même, il ne mettait pas en doute et garantissait l'approbation de son maitre. Toujours sincère, émouvant à force d'honnêteté, il supplia, il adjura le duc, avec l'accent d'une conviction profonde, de ne plus s'arrêter à de misérables arguties, à de dangereuses chicanes : g‘ Puisqu'il en est temps encore, disait-il, ne perdons pas un instant ; négocions à fond et franchement ; arrêtons un projet d'arrangement, et je signerai sous réserve d'une ratification qui viendra sûrement : en agissant ainsi, nous aurons bien servi nos maitres et nos pays. — Non pas, reprenait le duc, nous ne serions pas à deux de jeu. J'ai mes pleins pouvoirs, vous n'avez pas les vôtres. Plus d'une année nous avons demandé que vous en fussiez revêtu. Avant que vous le soyez, comment voulez-vous que je puisse négocier avec vous ? Je ne puis nullement accéder à ce mode de procéder. )1 Et tenant tout en suspens, il rejetait sur la Russie la responsabilité des retards dont se plaignait l'ambassadeur, déniait à celui-ci le droit de s'en offusquer et de réclamer ses passeports.

Cette controverse occupa la journée du 10 mai. Le soir, désespérant de vaincre un parti pris de déloyauté, revenant à l'idée de trancher dans le vif, Kourakine se jura de retourner le lendemain chez le ministre, à seule fin de rompre définitivement et d'exiger ses passeports. La nuit passa sur cette résolution sans la changer. Au matin, Kourakine se préparait à prendre pour la dernière fois le chemin de l'hôtel de la rue du Bac, lorsqu'il apprit par un billet assez embarrassé du ministre que celui-ci avait quitté Paris dans la nuit pour rejoindre l'Empereur. Après avoir opposé une fin de non-recevoir qui lui avait permis d'éluder à la fois une réponse à l'ultimatum et la remise des passeports, le duc avait jugé opportun de se soustraire par un départ à de nouvelles réquisitions : entre l'ambassadeur et lui, il était en train de mettre deux cents lieues de pays. Et Kourakine restait en face du vide, désorienté, accablé, une fois de plus mystifié, mais placé dans l'impossibilité de se venger par le coup d'éclat qu'il méditait, car l'éloignement allait permettre à l'Empereur de lui faire attendre indéfiniment son congé et les moyens matériels de partir. Pour le moment, il se voyait condamné à rester, rivé à son poste, ambassadeur malgré lui. Il prit la résolution d'abriter son chagrin et ses humiliations dans une maison de plaisance qu'il avait louée pour la belle saison : au lieu de partir pour la Russie, il partit pour la campagne. Établi au pavillon de Coislin, près de Saint-Cloud, il apercevait de ses fenêtres l'impériale résidence où il avait été comblé naguère de distinctions et d'honneurs, et une profonde mélancolie s'emparait de lui lorsqu'il comparait à ce triomphant passé sa détresse actuelle[17].

A travers de multiples péripéties, Napoléon était parvenu à ses fins. Il retardait le dénouement de la crise, sans chercher à le modifier : il comprimait le cours des événements, se réservant de le déchaîner à son heure. En retenant Kourakine, il sauvait l'apparence de la paix : il rendait possible l'accalmie momentanée qu'il espérait créer par l'envoi de Narbonne : tandis s'essayait à renouer en Russie le fil de la négociation, il l'empêchait de se briser à Paris : il évitait que le fait brutal et matériel de la rupture n'éclatât derrière lui, dans son dos, tandis qu'il irait tenir à Dresde de solennelles assises, recevoir l'hommage et le serinent des rois, et gagnerait à pas comptés les frontières de la Russie. Pour obtenir ce résultat, aucun scrupule ne l'avait arrêté : artifices ; caresses, violences, procédés despotiques et raffinements de duplicité, tous les moyens lui avaient été bons : jamais le jeu compliqué de la diplomatie, ses roueries et ses petites habiletés ne s'étaient plus bizarrement enchevêtrés aux conceptions d'une politique effrénée qui avait entrepris encore une fois de bouleverser l'Europe et de la remanier à jour fixe.

 

 

 



[1] Rapport du 5 janvier 1812. Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, XXI, 354.

[2] Lettre particulière du 25 avril, volume cité, 360.

[3] Les extraits cités du discours sont empruntés au compte rendu officiel du procès, publié dans les journaux et ensuite sous forme d'opuscule séparé.

[4] Art. 177 du code pénal.

[5] Lettre particulière du 23 avril, volume cité, 362.

[6] La note, qui porte la date du 14 avril, est conservée aux archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[7] Lettre particulière du 23 avril, volume cité, 362.

[8] Archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[9] Toutes les citations à suivre, à l'exception de celles qui font l'objet d'une référence spéciale, sont tirées des rapports de Kourakine en date des 27 et 28 avril, 2 et 9 mai 1812, t. XXI du Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, 362-410.

[10] Maret à Otto, 3 avril.

[11] Cette pièce, ainsi que l'instruction envoyée à Narbonne, figure aux archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[12] Correspondance, 18669.

[13] Journal de l'Empire, n° du 2 mai 1812.

[14] Note du 6 mai, archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[15] Archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[16] Lettre du duc de Bassano à l'Empereur, en date du 10 mai. Archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[17] Voyez aux archives des affaires étrangères ses lettres particulières au duc de Bassano.