NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

III. — LA RUPTURE

 

CHAPITRE IX. — MARCHE DE LA GRANDE ARMÉE.

 

 

La Grande Armée doit se composer d'une agglomération d'armées. — Position des différentes unités. — Proportions colossales. — Concentration à opérer : péril à éviter. — Plan de l'Empereur pour réunir ses forces et les pousser graduellement vers la Russie. — Ses efforts minutieux pour assurer le secret des premiers mouvements. — Marches de nuit. — Instruction caractéristique à Lauriston. — Système de dissimulation renforcée et progressive. — Accumulation de stratagèmes. — Tchernitchef devient gênant : sa mise en observation. — Conversation et message de l'Élysée. — Napoléon formule enfin ses exigences en matière de blocus. — Sincérité relative de ses propositions : leur but principal. — Départ de Tchernitchef. — Perquisition. — Le billet accusateur. — Concurrence entre le ministère de la police et celui des relations extérieures : rôle du préfet de police. — Découverte et arrestation des coupables. — Dix ans d'espionnage et de trahison. — Procès en perspective. Napoléon refrène sa colère. — Effarement de Kourakine : comment on s'y prend pour l'empêcher de donner l'alarme. — Passage des Alpes par l'armée d'Italie. — Universel ébranlement. — Traité dicté à la Prusse. — Alarme à Berlin ; arrivée des Français. — Prise de possession. — Le pays de la haine. — Marche au Nord. — Échelons successifs — Rôle réservé au contingent prussien. — Traité avec l'Autriche. — Appel à la Turquie : Napoléon espère revivifier et soulever l'Islam. — Rôle réservé à la cavalerie ottomane. L'Empereur se résigne à négocier avec Bernadotte. — Ouvertures à la princesse royale. — Saisie antérieure de la Poméranie suédoise : conséquences de cet acte. — Premiers mécomptes. — Arrivée et déploiement de nos armées sur la Vistule. — Départ projeté et différé. — Lutte contre la famine. — Conversation avec l'archichancelier. — Opposition de Caulaincourt à la guerre : efforts persistants et infructueux de Napoléon pour le ramener et le convaincre. — Etat d'esprit de l'Empereur. — Son langage à Savary et à Pasquier. — Les deux plans de campagne : Napoléon subit déjà l'attraction de Moscou. — Sa raison victime de son imagination. — Rêves vertigineux. — Au delà de Moscou. — L'Orient. — L'Egypte. — Les Indes. — Conversation avec Narbonne. — Vision d'une lointaine et suprême apothéose.

 

I

En février 1811, les éléments destinés à constituer la Grande Année se trouvaient formés, sans être encore réunis. Ils s'étendaient de Dantzick à Paris, du Texel à Vienne, répartis entre l'Allemagne, le nord de la France et de l'Italie. Tandis qu'à l'angle nord-ouest de cet immense carré la garnison de Dantzick atteignait au chiffre de vingt-cinq mille hommes, tandis que le duché de Varsovie s'épuisait à mettre sur pied soixante mille combattants, l'armée de Davout, établie à la base de la péninsule danoise, comptait cent mille Français, soldats d'élite, renforcés par plusieurs groupes d'Allemands divers : elle allait devenir le premier corps de la Grande Armée. Entre l'Elbe et le Rhin, la Confédération avait levé cent vingt-deux mille hommes : avec les Saxons, les Bavarois, les Wurtembergeois, les Westphaliens, avec les brigades de Berg, de Hesse et de Bade, avec les troupes fournies par le collège des rois et celui des princes, Napoléon avait matière à former trois corps entiers, les 6e, 7e et 8e, ainsi que plusieurs divisions et brigades auxiliaires. Le 9e corps se composerait avec les trois divisions d'Oudinot et ses deux brigades de cavalerie, massées à l'entrée de la Westphalie ; le 3e, avec les cinquante mille hommes de Ney, groupés autour de Mayence. Au sud de l'Allemagne, derrière le rideau des Alpes, l'armée d'Italie, qui s'intitulerait le corps, se tenait rangée : il y avait là, avec plusieurs divisions françaises, la garde royale italienne, les troupes de ligne et légères du royaume cisalpin, le régiment croate, le régiment espagnol Joseph-Napoléon, le régiment dalmate, des chasseurs français et italiens, en tout quatre-vingt mille hommes sous les ordres d'Eugène, à qui Junot servirait de guide et de conseiller. A l'intérieur de la France, la Garde, les grands parcs d'artillerie, les réserves de matériel et les neuf mille chariots destinés au transport des vivres, n'attendaient qu'un ordre pour partir. Dans l'intervalle des différents groupes, de grandes ruasses de cavalerie flottaient : elles se formeraient en unités spéciales, essentiellement mobiles et maniables.

Il s'agissait maintenant, par un mouvement de concentration qui porterait sur les forces d'un continent presque entier, de fondre et d'amalgamer en un tous ces éléments divers, d'en faire une seule et prodigieuse armée, de ranger cette armée entre le Rhin et l'Elbe, en face de la Russie, et de la pousser ensuite jusqu'au seuil de cet empire en une ligne mouvante qui roulerait transversalement sur l'Allemagne. Travail sans précédent, qui exigeait de l'Empereur un effort presque surhumain de calcul, d'ordre et de combinaison. La conjonction des différents corps devait s'opérer avec une précision infaillible, tous les moyens d'acheminement et de subsistance devaient être préparés et assurés à l'avance, car la moindre erreur, le plus petit mécompte, suffirait à créer partout l'encombrement, la confusion, le désarroi, et à remplacer cette affluence de foules disciplinées par une Babel en armes. Et ce qui mettait le comble aux difficultés de l'entreprise, c'était qu'elle devait s'accomplir à aussi petit bruit que possible et en sourdine. En effet, il dépendait encore des Russes, s'ils pénétraient à temps nos projets, de fondre avec l'avantage du nombre sur nos avant-postes de la Vistule, de dévaster le pays destiné à fournir notre approvisionnement d'entrée en campagne et de refouler l'invasion approchante.

La crainte de ce contretemps hantait Napoléon à toute heure. Pour le prévenir, il résolut d'envelopper du plus profond mystère les préparatifs et les débuts de l'opération. Quatre cent mille hommes allaient se lever et commencer leur marche en quelque sorte sur la pointe des pieds. Toutes les mesures seraient prises pour organiser le silence : on aurait soin d'assourdir et d'ouater tous les ressorts prêts à entrer en jeu. Le mouvement de concentration une fois démasqué, on le poursuivrait avec une rapidité foudroyante, afin de mettre l'ennemi le plus ta possible en présence du fait accompli. Puis, à mesure que nos troupes avanceraient vers le Nord, l'Empereur s'efforcerait d'atténuer par son langage le caractère menaçant de cette approche. Il ferait dire à Pétersbourg que l'attitude suspecte et incompréhensible de la Russie l'obligeait à ébranler lui-même ses forces et à les porter en ligne, mais qu'il n'en restait pas moins résolu à écouter toute proposition dictée par un esprit d'apaisement : il affecterait de plus en plus un ardent désir de négocier, et ses déclarations, ses instances pacifiques suivraient la même progression que le mouvement de ses armées.

Le plan adopté pour la concentration et la marche en avant fut le suivant. L'armée d'Italie, étant la plus éloignée, partirait la première, franchirait les Alpes, et, s'élevant à travers la Bavière, pousserait droit devant elle jusqu'à Bamberg, au centre de l'Allemagne, à mi-chemin entre le Rhin et l'Elbe : là, elle obliquerait à droite pour continuer sa route vers le Nord-Est et la Russie. Les 2e et 3e corps, le 6e (Bavarois), le 7e (Saxons), le 8e (Westphaliens), réglant leur mouvement sur celui de l'armée d'Italie, arriveraient à hauteur sur sa gauche et se mettraient en ligne avec elle, tandis que le 1er corps, celui de Davout, s'élancerait rapidement jusqu'à l'Oder, afin que les Russes, s'ils prenaient l'offensive, vinssent immédiatement butter contre cet obstacle. La liaison des autres colonnes opérée, elles se dirigeraient d'ensemble vers la frontière ennemie, allant plus ou moins vite, suivant les circonstances, mais toujours graduellement et par échelons, se portant d'abord sur l'Elbe, s'avançant ensuite de l'Elbe à l'Oder, s'acheminant enfin à pas sourds vers la Vistule, faisant halte autant que possible sur chacun de ces grands fleuves pour reprendre haleine et rectifier leurs distances, se servant d'eux comme d'assises superposées pour affermir et régulariser leur marche ascensionnelle vers le Nord. Le corps de Davout continuerait à les précéder et à les couvrir : il se tiendrait toujours en avance d'un échelon, c'est-à-dire d'un fleuve, pareil à un rempart mobile à l'abri duquel s'accomplirait l'ensemble du mouvement. Notre diplomatie seconderait pendant ce temps les opérations militaires : elle terminerait, nos accords avec la Prusse et l'Autriche au moment précis où l'armée traverserait la première et passerait devant la seconde, afin que les deux puissances s'incorporent à un point nominé du grand parcours. Nos forces se compléteraient ainsi tout en marchant, et, après s'être alignées enfin à la gauche de Davout sur la Vistule, elles n'auraient plus qu'à attendre l'apparition de l'Empereur et la  belle saison pour franchir le dernier pas, atteindre le Niémen, toucher la Russie et dresser contre elle un amoncellement d'armées[1].

Les premiers ordres furent expédiés du 8 au 10 février, soit par l'Empereur lui-même, soit par le prince major général. Pour assurer le secret, il n'est sorte de précautions auxquelles Napoléon n'ait recours. Les voltigeurs, tirailleurs et canonniers de la Garde, qui tiennent garnison aux environs de Paris et doivent se rendre à Bruxelles pour s'y former en division avec d'autres détachements, se mettront en route de nuit et sans traverser la ville[2] ; ces braves vont partir pour la plus grande expédition du siècle comme pour une furtive équipée. Le général Colbert, qui ira prendre en Belgique le commandement de ses chevau-légers, disparaîtra sans faire d'adieux à personne[3]. Les grenadiers de la Garde seront dirigés nuitamment de Compiègne sur Metz, sans connaître le but de leur marche. Procéder avec une muette activité, tel est le mot d'ordre qui, dépassant la France, court d'un bout de l'Allemagne à l'autre, arrive jusqu'à l'Elbe, où il avertit Davout de se mettre en garde contre toute indiscrétion[4].

C'est surtout en ce qui concerne l'armée d'Italie que le système adopté se précise et se raffine. Junot, chargé d'aller prendre cette armée à Vérone pour la conduire au delà des Alpes, est invité à s'échapper de Paris en gardant le plus profond mystère sur son départ et sur sa destination, de sorte que ses aides de camp mêmes et ses domestiques ne sachent pas où il va[5]. Le mouvement commencera le 20 au plus tard, le 18, s'il est possible : d'ici là, les troupes se tiendront cachées et blotties dans les vallées du Trentin et de la haute Lombardie ; mais des détachements de sapeurs, des équipes de montagnards, iront en avant déblayer les cols encombrés de neige, tenir les voies toutes prêtes, afin que, l'armée une fois lancée, rien n'arrête son mouvement et qu'elle tombe en Allemagne en même temps que le bruit de son approche[6].

Grâce à cette célérité discrète, la concentration sera fort avancée, lorsque l'écho de nos premiers pas retentira en Russie. Il importe que pour cette époque notre ambassadeur à Pétersbourg soit en mesure de réfuter jour par jour les craintes que l'on ne manquera pas d'exprimer, qu'il ait réponse à tout et ne reste jamais à court d'explications, qu'il soit fourni en abondance d'arguments spécieux, bien imaginés, propres à faire illusion. Le 18 février, une longue instruction ministérielle lui est adressée. Cette pièce dénote chez le gouvernement français une fécondité d'artifices inépuisable ; elle suggère à Lauriston des expédients divers, suivant que nos troupes parcourront tel ou tel stade de leur carrière, met une gradation dans la duplicité : c'est tout un cours de dissimulation progressive, se déroulant à travers quinze pages d'une fine écriture : jamais la diplomatie n'aurait été plus audacieusement réduite à l'art de farder la vérité, si cette fausseté n'avait trouvé à l'avance son pendant dans l'hypocrisie caressante avec laquelle Alexandre avait préparé eu 1811 la surprise de Varsovie et l'envahissement de l'Allemagne[7].

Au début, lorsque la nouvelle de nos marches se répandra à l'état de vague rumeur, Lauriston commencera par tout nier, par nier imperturbablement : Vous devez, lui écrit le ministre, ignorer absolument le mouvement du Vice-Roi jusqu'à ce qu'on annonce positivement que son armée est à Ratisbonne. Vous direz alors que vous ne le croyez pas possible, que vous supposez qu'il s'agit de quelques bataillons composés des conscrits des départements romains et de la Toscane, qui traversent la Bavière et vont à Dresde. Vous pourrez ajouter que vous aviez en effet connaissance d'un mouvement de cette espèce de cinq à six mille hommes. Vous vous expliquerez de manière à ne pas vous compromettre. Il est probable que vous pourrez ainsi gagner cinq à six jours et peut-être davantage.

Quand on parlera du mouvement des troupes qui sont à Mayence et à Münster, vous n'en conviendrez pas d'abord et vous pourrez aussi gagner plusieurs jours. Vous direz ensuite qu'il est nécessaire d'avoir une réserve dans le Nord, et que, dans un moment où le blé est cher, on a jugé utile d'éloigner un certain nombre de consommateurs des environs de Paris pour les envoyer dans des pays où les grains sont abondants. Vous pourrez après cela faire entendre que tant qu'on ne passe pas l'Oder, dont les places sont occupées par les troupes françaises, il n'y a lieu à aucune observation : que ces mouvements sont des mouvements intérieurs, et non pas des mouvements hostiles.

Lorsqu'il ne sera plus possible de nier le mouvement du Vice-Roi, vous direz encore que Sa Majesté centralise ses forces, que la Russie a depuis longtemps centralisé les siennes, en négociant et sans vouloir la guerre ; que Sa Majesté ne veut pas la guerre davantage, mais qu'elle négocie dans la même attitude que la Russie.

Vous devez mesurer vos paroles de manière à gagner du temps, avoir chaque jour un langage différent, et n'avouer une chose que quand, par les dépêches qui vous seront communiquées, on vous prouvera qu'elle est connue.

Sa Majesté a le droit de réunir ses troupes et son artillerie sur la ligne de l'Oder, de même que l'empereur Alexandre a eu le droit de réunir les siennes sur les bords du Niémen et du Borysthène et sur les limites du duché de Varsovie. Les armées russes sont depuis un an sur les frontières de la Confédération, c'est-à-dire sur celles de l'Empire, tandis que les armées de l'Empereur sont encore bien loin des frontières russes.

C'est au moment où nos colonnes de tête franchiront l'Oder pour se couler dans les régions de la Vistule, que les soins devront redoubler en vue de prévenir une irruption ennemie. Après avoir bien établi que les Français ne dépassent pas leur droit en occupant des contrées soumises à leur protectorat et qu'ils restent chez eux à Varsovie, l'ambassadeur pourra, dire qu'au contraire les Russes, s'ils faisaient un pas en dehors de leurs frontières, s'ils envahissaient le sol de nos alliés, commettraient un acte d'hostilité flagrante et anéantiraient tout espoir de paix : Le jour où un seul Cosaque mettrait le pied sur le territoire de la Confédération, la guerre serait déclarée. Mais que Lauriston soit avare de ces avertissements : la menace ne doit percer que très discrètement dans son langage ; mieux vaut recourir encore, s'il est possible, au miel de la persuasion. Ce qu'il faut dire et répéter avec une persévérance inlassable, sur tous les tons, sous les formes les plus variées, c'est que l'Empereur veut le maintien de la paix et le raffermissement de l'alliance, c'est qu'il conservera jusqu'au bout l'intention et l'espoir de traiter.

A l'appui de ces allégations, Lauriston réclamera de nouveau l'envoi de Nesselrode, afin que dès à présent la négociation s'amorce : il promettra au besoin que nos troupes ne traverseront pas la Vistule ; enfin, comme suprême expédient, il pourra parler et convenir d'une entrevue des cieux souverains, en se donnant toutefois l'air d'agir par inspiration spontanée et sans ordres, en réservant ainsi à l'Empereur la faculté d'esquiver la rencontre : Cette dernière ressource, dit l'instruction, ne doit être employée qu'à la dernière extrémité et au moment où les Russes marcheraient sur la Vistule ; c'est ce mouvement qu'il faut tâcher d'empêcher ou de retarder en proposant une entrevue, sans engager l'Empereur en rien. En un mot, pourvu que l'ambassadeur ne compromette que lui-même et ne lie pas son gouvernement, toute latitude lui est laissée dans l'accomplissement de sa tâche temporisatrice. Gagner du temps, telle est l'expression qui revient à chaque instant sous la plume du ministre : il la répète à satiété, jusqu'à cinq fois en quelques lignes ; il l'ajoute sur le texte recopié par surcharges de sa main ; il croit n'avoir jamais assez fait comprendre que l'ambassadeur ne doit reculer devant aucun moyen, devant aucune supercherie, pour faciliter la marche silencieuse et rampante de nos troupes jusqu'à leur indispensable base d'offensive, jusqu'à ces pays de la Prusse orientale et de la basse Pologne dont l'Empereur veut se faire un tremplin pour s'élancer en Russie.

 

II

Étant donnée cette accumulation de stratagèmes, la présence à Paris d'un agent russe à l'œil trop bien ouvert, d'un informateur trop zélé, présentait des dangers : Tchernitchef devenait gênant. L'Empereur se décida à le faire mettre en observation. Comme il craignait toujours le zèle impatient de Savary et sa lourdeur de main, il préféra confier ce soin au ministre des relations extérieures, à son fidèle Maret, familier par état avec les ménagements diplomatiques. Maret s'adressa à son ami le baron Pasquier, préfet de police ; celui-ci prêta l'un de ses plus habiles découvreurs, l'officier de paix Fondras, qui organisa tout un service de surveillance, dont. les rapports étaient transmis aux relations extérieures. Seulement, le duc de Rovigo, sentant que l'affaire venait à maturité et ne voulant pas qu'elle lui échappât lors de son éclosion, continua malgré tout à l'envelopper d'une ombrageuse sollicitude, iE la couver ; il fit passer de son côté des directions et ordres à la préfecture de police, si bien que cette administration eut à surveiller Tchernitchef à la fois pour le compte de deux ministères. Tous les procédés d'investigation policière furent employés contre lui : on installa dans l'hôtel on il logeait un pseudo-locataire, chargé de l'épier jour et nuit ; un homme expert dans l'art de débrouiller le mystère des serrures à secret eut à explorer son coffre-fort[8].

Au bout de quelques jours, on acquit la conviction qu'il venait de se procurer un tableau retraçant avec une précision effrayante toute l'organisation nouvelle de l'armée. Devant ce rapt audacieux, Napoléon se sentit indignement et impudemment trahi : on ne se trouvait plus en présence de quelques indiscrétions coupables, mais partielles ; il y avait quelque part un homme, un Français, un misérable, qui instruisait de tout l'ennemi de demain et faisait marché de son pays.

Napoléon se décida à sévir, à chercher et à punir le traître. Rendant la main à Savary, il lui donna toute permission d'agir, sans retirer à Tiaret le droit de poursuivre son enquête, et laissa ainsi s'établir entre les cieux ministres une sorte d'émulation et de concurrence. Toutefois, il n'entendait. frapper les complices de Tchernitchef qu'après le départ de ce dernier, afin de n'avoir pas à le comprendre dans les poursuites, ce qui eût prématurément compliqué nos démêlés avec la Russie. Pour le faire déguerpir, il s'avisa d'un moyen destiné à renforcer encore son système de dissimulation. Il réexpédierait Tchernitchef à Pétersbourg avec un message intime et direct pour l'empereur Alexandre. Par un de ces jeux où se complaisait sa finesse madrée, il emploierait l'espion russe à mieux tromper la Russie, à porter une proposition de négocier plus précise, plus développée que les précédentes, et qui néanmoins serait surtout une ruse de guerre.

Le 25 février, il se le fit amener par le duc de Bassano au palais de l'Élysée. Là, pendant deux heures, il parla posément, modérément, comme s'il eût étudié à l'avance ses expressions[9]. Traitant bien Tchernitchef, il lui fit pourtant comprendre, par certaines allusions, qu'il n'ignorait rien de ses pratiques et qu'ou n'avait pas réussi à lui en imposer. Sachant aussi que nos préparatifs d'action seraient connus à Pétersbourg lorsque le jeune officier arriverait dans cette capitale, il ne chercha pas à les nier : il les avoua très haut, mais mit un art consommé à établir que la guerre n'en résulterait pas nécessairement.

Encore une fois et dans les termes les plus énergiques, les plus solennels, il affirma qu'il n'avait nullement le dessein préconçu de restaurer la Pologne. Ce qui l'avait mis dans la nécessité d'armer, c'étaient les justes motifs de défiance qu'on lui avait fournis, c'était surtout le silence systématique que l'on opposait à toutes ses demandes d'explications et de pourparlers. Il y a plus de quinze mois, dit-il, que je me tue à demander que l'on envoie des instructions au prince Kourakine ; mais, comme on n'en a rien fait parce qu'il parait ne point jouir de la confiance de son gouvernement, pourquoi ne voit-on pas arriver le comte de Nesselrode ? J'ai appris son envoi à Paris avec plaisir, j'espérais que nous commencerions enfin à nous occuper sérieusement à terminer nos différends ; voici cependant quatre mois qu'on nous l'annonce, et il n'arrive pas. Pourquoi est-ce qu'il y a de cela un an, lorsque l'empereur Alexandre vous envoya ici pour la dernière fois, ne vous a-t-on point muni de pouvoirs ? Malgré que vous ne soyez ici que pour les renseignements militaires, vous connaissez assez la marche des affaires, vous aviez montré de l'intelligence, et à cette époque les choses étaient si simples qu'elles auraient pu être arrangées sur-le-champ. Ma politique est si ronde, je mets si peu de dissimulation dans ma conduite, que dans le fond peu m'importe le choix du négociateur, et si l'on veut, on peut m'envoyer M. de Markof même — c'était le diplomate qui sous le Consulat s'était posé en ennemi personnel du général Bonaparte —, pourvu qu'on veuille bien délier la langue et entamer les négociations. Pour déterminer la Russie à parler, il a tout essayé, il n'a laissé échapper aucune occasion : sa conversation de l'an passé avec le comte Schouvalof qu'il a saisi au passage, son discours du 15 août au prince Kourakine n'avaient point d'autre but. Il espérait que tant et de si pressants efforts auraient enfin raison d'un parti pris d'inertie, d'une inconcevable réserve. Mais non : rien ne lui a réussi : on a persisté à se draper dans un dédaigneux silence ; on a continué à se taire, en continuant d'armer. Alors, obligé de supposer des prétentions inavouées ou des desseins hostiles, il a chi mettre en mouvement les masses dont il dispose. Il est en train actuellement de couvrir l'Allemagne de ses troupes, de réoccuper des positions depuis longtemps dégarnies : efforts immenses, coûteux, mais non disproportionnés à ses ressources, car il possède encore dans ses caisses trois cents millions intacts. Cependant, cette surabondance de moyens, qui fait sa sécurité, ne le pousse nullement à désirer la guerre : il ne fera rien pour la précipiter. Donc, si les Russes de leur côté ne la veulent point par intention préméditée, si leurs mouvements suspects ont été uniquement inspirés par les craintes qu'ils ont conçues au sujet de la Pologne et que ses franches explications doivent dissiper, tout peut être encore réparé ou prévenu, et Napoléon, aboutissant à des conclusions fermes, propose un accord sur les trois bases suivantes :

1° Stricte observation par la Russie du blocus continental et exclusion des neutres, mitigée par un système de licences analogue à celui qui se pratique en France ;

2° Traité de commerce respectant le tarif russe dans ses dispositions essentielles, mais faisant disparaitre ce que cet acte renferme de choquant et de désagréable pour le gouvernement français ;

3° Arrangement par lequel la Russie finirait l'affaire d'Oldenbourg et effacerait le fâcheux effet de sa protestation, soit en déclarant qu'elle ne veut rien pour le prince médiatisé, soit en acceptant une indemnité qui ne pourrait en aucun cas se composer de Dantzick ou d'une fraction quelconque du territoire varsovien.

Suivant Napoléon, il serait facile de s'entendre sur ces bases. La rentrée de la Russie dans le système continental ne serait qu'un retour au devoir primordial de l'alliance. Quant aux questions de l'Oldenbourg et du tarif, les griefs allégués, s'il n'existait pas derrière eux autre chose, étaient-ils de nature à motiver une guerre qui ferait couler des torrents de sang et renouvellerait le deuil de l'humanité ? L'Empereur verrait avec une profonde douleur se rompre pour de telles chicanes une alliance qui lui avait été dictée par son cœur autant que par sa raison, par un penchant déterminé pour Alexandre, par une sympathie qu'il ne peut malgré tout arracher de son âme, qu'il aimait à croire partagée et qui lui semblait devoir assurer la perpétuité de l'accord. J'avoue, disait-il, qu'il y a de cela deux ans, je n'aurais jamais cru à la possibilité d'une rupture entre la Russie et la France, du moins de notre vivant, et comme l'empereur Alexandre est jeune et moi je dois vivre longtemps, je plaçais la garantie du repos de l'Europe dans nos sentiments réciproques : ceux que je lui ai voués sont toujours restés les mêmes ; vous pourrez l'en assurer de ma part et lui dire que, si la fatalité veut que les deux plus grandes puissances de la terre se battent pour des peccadilles de demoiselle, je la ferai (la guerre) en galant chevalier, sans aucune haine, sans nulle animosité, et, si les circonstances le permettent, je lui offrirai même à déjeuner ensemble aux avant-postes. La démarche à laquelle je me suis décidé aujourd'hui sera encore marquée sur mes tablettes à la décharge de ma conscience ; vous ayant fait connaître mes véritables sentiments, je vous envoie vers l'empereur Alexandre comme mon plénipotentiaire et dans l'espoir que l'on pourrait encore s'entendre et se dispenser de verser le sang d'une centaine de mille braves, parce que nous ne sommes pas d'accord sur la couleur d'un ruban.

Cette affectation de désinvolture et de légèreté lui servait à masquer la gravité des prétentions qu'il avait émises ; elles étaient bien cette fois l'expression réelle de ses désirs et faisaient apparaître un éclair de sincérité à travers tous ses subterfuges. Enfin, il venait de sortir et de formuler son exigence fondamentale, celle qui portait sur l'exclusion des neutres. A supposer que la Russie y eût fait droit et eût accepté l'ensemble de ses propositions, aurait-il renoncé à son expédition et décommandé la guerre ? On peut le croire, car Alexandre eût cédé alors sur tous les points essentiels, moyennant quelques satisfactions de pure forme : il eût adhéré pleinement au blocus et se fût remis au service de notre cause, sans compensation pour lui-même ni sûreté.

Napoléon aurait agréé cette soumission pure et simple, à condition qu'elle eût été entourée des plus expresses garanties ; mais à son défaut il n'admettait d'autre issue au conflit que la guerre. C'est ce qu'indiquait le duc de Bassano à Lauriston, dans une nouvelle dépêche : L'Empereur, disait-il[10], ne se soucie pas d'une entrevue. Il se soucie même fort peu d'une négociation qui n'aurait pas lieu à Paris. Il ne met aucune confiance dans une négociation quelconque, à moins que les quatre cent cinquante mille hommes que Sa Majesté a mis en mouvement et leur immense attirail ne fassent faire de sérieuses réflexions au cabinet de Pétersbourg, ne le ramènent sincèrement au système qui fut établi à Tilsit, et ne replacent la Russie dans l'état d'infériorité où elle était alors. Cet aveu superbe et brutal ne voulait pas dire que l'Empereur tenait à éviter une négociation, puisque l'envoi de Tchernitchef avait précisément pour but d'en provoquer une : il signifiait que cette négociation ne serait jamais aux yeux de l'Empereur chose sérieuse et susceptible de résultats, à moins que la Russie ne reprît dès à présent son rôle de vaincue et ne se replaçât dans la position où elle était au lendemain de Friedland, alors qu'elle s'estimait heureuse d'acheter la paix au prix d'une alliance empressée et déférente. Napoléon n'excluait pas absolument cette hypothèse, mais ne lui laissait dans ses prévisions qu'une part minime. Jugeant Alexandre trop fier, trop révolté, pour s'humilier avant d'avoir subi de nouveaux désastres, il espérait seulement que ce prince, sans accepter toutes nos conditions, n'oserait répondre à une proposition formelle et enveloppée de moelleuses paroles, par une rupture et une agression immédiates. Sans doute allait-il par respect humain, peut-être aussi par espoir d'arriver à un compromis, rouvrir le débat, formuler des contre-propositions : ainsi s'engagerait et se prolongerait une vague controverse, une sorte de négociation[11], à la faveur de laquelle nos armées se glisseraient jusqu'à leurs positions d'attaque et y attendraient la saison propice à l'offensive. C'est en ce sens que les ouvertures faites à Tchernitchef, sans être par elles-mêmes mensongères et fictives, avaient moins pour objet d'éviter que d'ajourner la guerre.

Afin de mieux accréditer le jeune homme comme son porte-parole, Napoléon lui fit remettre une lettre pour l'empereur Alexandre, lettre courte, simplement polie, mais dans laquelle il se référait expressément à ses assurances verbales : J'ai pris le parti, disait-il, de causer avec le colonel Tchernitchef sur les affaires fâcheuses survenues depuis quinze mois. Il ne dépend que de Votre Majesté de tout terminer. Je prie Votre Majesté de ne jamais douter de mon désir de lui donner des preuves de la considération distinguée que j'ai pour sa personne[12].

Muni de la lettre impériale, qui équivalait à un congé, Tchernitchef fit ses préparatifs de départ et ne resta plus que quelques heures à Paris, juste le temps de se procurer l'état de situation de la Garde, acheté comptant. Le 26 février, il montait dans sa chaise de poste. Avant de s'éloigner, mis en défiance par les allusions de l'Empereur et se sentant surveillé, il avait cru devoir détruire un grand nombre de papiers. Cette précaution n'était pas superflue ; en effet, à peine avait-il quitté son appartement que la police y faisait irruption, sous la conduite de l'officier de paix préposé en chef à sa surveillance, et procédait à une visite domiciliaire. En explorant, en sondant tous les recoins, on ne découvrit que des lambeaux de lettres, des chiffons lacérés ; mis bout à bout, ces débris ne présentèrent aucun sens suivi ou ne révélèrent que d'insignifiante correspondances. Dans la cheminée de la chambre à coucher, un monceau de cendres s'élevait, provenant de papiers initiés. Pour fouiller ces cendres, on eut à déplacer un tapis de pied posé devant le foyer ; sous l'étoffe, un billet apparut, s'étant glissé là au moment de l'holocauste et ayant échappé aux flammes ; il portait ces lignes :

Monsieur le comte, vous m'accablez par vos sollicitations. Puis-je faire plus que je ne fais pour vous ? Que de désagréments j'éprouve pour mériter une récompense fugitive ! Vous serez surpris, demain, de ce que je vous donnerai ; soyez chez vous à sept heures du matin. Il est dix heures, je quitte ma plume pour avoir la situation de la grande armée d'Allemagne, en résumé, à l'époque de ce jour. Il se forme un quatrième corps qui est tout connu, mais le temps ne me permet pas de vous le donner en détail. La garde impériale fera partie intégrante de la Grande Armée. A demain, à sept heures du matin. Signé M.[13]

Ce billet renouvelait la preuve de la trahison et mettait sur la trace du coupable : c'était le fragment accusateur avec lequel une police qui sait son métier arrive à reconstituer tout l'ensemble d'un crime.

Les agents portèrent leur capture au préfet de police. Celui-ci, se souvenant que l'affaire lui avait été originairement recommandée par le ministère des relations extérieures, crut devoir au duc de Bassano la primeur des résultats obtenus ; il se disposa à lui envoyer les originaux des pièces saisies. Toutefois, par prudence et sentiment des convenances hiérarchiques, il voulut se mettre à couvert du côté de son supérieur direct, le duc de Rovigo, et se réserva de lui envoyer des copies. Le 38 février, M. Pasquier préparait cette double expédition, lorsqu'il fut surpris par le ministre de la police en personne, entrant dans son cabinet sous couleur de lui faire une visite d'amitié. En fait, ayant eu vent des saisies opérées, Savary venait réclamer les pièces comme son bien et confisquer la découverte.

Dans cette occurrence délicate, M. Pasquier se conduisit en fonctionnaire correct et en habile homme : il remit les originaux à Savary, qui avait droit de les revendiquer, mais ne sacrifia pas tout à fait, l'autre ministre et lui fit passer les copies, par une interversion des plis préparés. Et le soir, lorsque Savary se présenta d'un air triomphant à l'Élysée, où il y avait cercle de cour, pour rendre compte à l'Empereur, il trouva Sa Majesté déjà prévenue par le ministre des relations extérieures, qui lui avait transmis, sans perdre un instant, les copies reçues de la préfecture. L'Empereur présenta le paquet au duc de Rovigo : Tenez, lui dit-il d'un ton narquois, voyez cela ; vous n'eussiez pas trouvé cette cachotterie de l'officier russe ; les relations extérieures ne l'ont pas manqué[14].

Fort dépité, mais ne perdant pas contenance, Savary répliqua qu'il possédait mieux que les copies, à savoir les originaux, et qu'il les tenait à la disposition de Sa Majesté. Puis, ardent à saisir sa revanche, à rejoindre et à distancer son collègue dans la lutte de vitesse qui s'était engagée entre eux, il remit aussitôt et pour son compte les agents de la police en quête, en chasse, prit en main l'instruction et la poussa avec une extrême célérité ; avant annoncé à l'Empereur les pièces authentiques de l'affaire, il s'était juré de lui transmettre en même temps des noms et de lui désigner les coupables.

Le billet saisi ne fournissait qu'une initiale, la lettre M. Derrière cet M... mystérieux, qui lui servait de signature, quel nom, quelle personnalité se cachait ? Ce ne pouvait être qu'un homme initié professionnellement aux secrets de notre situation militaire. Les premières recherches faites aux bureaux de la guerre et à l'administration de la guerre — ces services formaient sous l'Empire deux départements ministériels séparés — n'aboutirent à aucun résultat. On eut alors l'idée de recourir au prince major général, qui avait eu entre les mains les états de situation et chez lequel on avait pu les copier. L'un de ses principaux collaborateurs civils dirigea les soupçons sur un nommé Michel, qu'il avait naguère employé.

Ce Michel fut retrouvé à l'administration de la guerre, où il occupait une place de commis écrivain à la direction de l'habillement : c'était la plus belle main du ministère, mais un homme de réputation équivoque, adonné au vin et menant une existence au-dessus de ses ressources connues. On se procura adroitement une page de son écriture, et la comparaison de cette pièce avec k billet ne laissa plus de doute sur l'identité de l'auteur. Une heure après, Michel était amené au ministère de la police ; terrassé par l'évidence, il reconnut son billet et ne nia point avoir entretenu des relations avec Tchernitchef par l'intermédiaire d'un nommé Wustinger, Viennois d'origine, suisse et concierge de profession, employé en cette qualité à l'hôtel Thélusson, où résidait l'ambassade russe.

Pour aller au fond du mystère, il restait à s'assurer de cet homme ; mais on ne pouvait l'arrêter chez lui, à l'ambassade, où il était couvert par le droit des gens et participait au bénéfice de l'exterritorialité. Pour l'attirer hors de cet inviolable asile, la police lui tendit un piège. Par une ruse classique, elle obligea Michel à lui écrire de sa prison, comme s'il eût été encore en liberté, pour lui donner rendez-vous dans un café où ils avaient habitude de se rencontrer. L'Allemand obéit sans défiance à cet appel ; à peine eut-il mis le pied dans le café désigné qu'il fut appréhendé au corps et conduit à la Force. En même temps, les aveux progressifs de Michel, les perquisitions opérées chez lui amenaient l'emprisonnement de plusieurs autres employés, soupçonnés de l'avoir aidé dans ses crimes. Les déclarations des individus arrêtés, se corroborant et s'éclairant l'une l'autre, mirent au jour toute la trame, clé-couvrirent le travail de corruption organisé de longue date par les agents russes dans les principales administrations de l'État.

L'origine de ces pratiques remontait à huit ou neuf ans. Sous le Consulat, le chargé d'affaires d'Oubril, s'étant trouvé fortuitement en rapport avec Michel, qui était employé alors au bureau des mouvements, avait flairé en lui une âme vile et une conscience à vendre. Après l'avoir ébloui par un don d'argent, il l'avait circonvenu, tenté, perverti, et finalement avait tiré de lui quelques renseignements militaires. La rupture de 1804, la guerre qui s'en était suivie, avaient suspendu ces intelligences, mais les agents russes avaient mis à profit chaque paix, chaque reprise des relations, pour renouer le fil brisé, et l'alliance même de 1807 n'avait pas interrompu cette tradition. Au cours des cieux missions qui s'étaient succédé depuis lors, celle du comte Tolstoï et celle du prince Kourakine, on s'était souvenu de Michel ; pour le retrouver, le moyen était des plus simples : si les ambassadeurs et les secrétaires passaient, le suisse de l'ambassade restait, Wustinger demeurait à son poste, et l'une des fonctions de l'inamovible concierge était de rétablir périodiquement le contact avec Michel, qu'il ne perdait jamais de vue. Les ambassadeurs n'avaient point participé en personne à ce commerce, semblaient même l'avoir ignoré ; mais toujours quelqu'un s'était trouvé auprès d'eux pour le prendre à son compte : d'abord Nesselrode, puis un autre agent du nom de Kraft. Enfin, Tchernitchef était survenu. Jaloux de se distinguer et de faire mieux que les autres, il avait cru devoir, à côté de l'espionnage en quelque sorte officiel qui fonctionnait par les soins de l'ambassade, organiser le sien, monter sa contre-police : il s'était fait mettre en relation avec Michel et, renouvelant le système suivi jusqu'alors, l'avait porté à la perfection du genre.

Michel, passé à la direction de l'habillement, ne savait plus grand'chose par lui-même, mais il avait porté la corruption dans d'autres bureaux et s'était ménagé des accès indirects la source des renseignements. Dans l'ordre du crime, il s'était même signalé par un coup de maître. Deux fois par mois, on dressait au ministère de la guerre, à l'intention de l'Empereur seul, un livret indiquant en grand détail la force et l'emplacement de toutes les armées, de tous les corps, jusqu'au plus infime détachement et à la dernière compagnie. Ce document mystérieux et sacro-saint, qui portait la fortune de la France, Michel avait réussi à en prendre connaissance avant l'Empereur. Le livret une fois préparé, un garçon de bureau du ministère, le nommé Mosès, était chargé de le porter chez un relieur et de l'y faire cartonner, afin que Sa Majesté, à qui on le présenterait ensuite, pût le feuilleter commodément. Cette course devait s'accomplir dans un délai rigoureusement mesuré. Séduit par quelques écus de cinq francs, Mosès pressait le pas et gagnait le temps de faire une station chez Michel, auquel il communiquait le volume.

Michel avait aussi détourné de ses devoirs le commis Saget, attaché au bureau des mouvements, et un jeune expéditionnaire du nom de Salmon. Saget fournissait la matière des documents destinés à l'officier russe, Salmon était employé à les copier, et ainsi s'était établie au profit de l'étranger, sous la direction de Michel, toute une officine de soustractions frauduleuses.

Tchernitchef payait le procureur de renseignements par sommes plus ou moins fortes, assez irrégulièrement versées : il le payait surtout d'espérances, osant lui promettre la bienveillance personnelle du Tsar et une pension qui le mettrait pour toujours à l'abri du besoin, mêlant à ces vilenies un nom auguste. Parfois, Michel se montrait assailli de remords et d'angoisses : sentant la gravité de ses forfaits et redoutant les suites, il cherchait à se dégager. L'autre renforçait alors ses moyens de séduction, ou bien, découvrant le fonds de brutalité et de violence qui se cachait en lui sous de mielleux dehors, il le prenait de très haut avec l'employé, rappelait durement que le malheureux ne s'appartenait plus et dépendait de qui pouvait le perdre ; de hautaines menaces, des exigences torturantes commençaient le supplice du traître, prisonnier de son crime. Si les renseignements ne venaient pas assez vite à son gré, Tchernitchef relançait Michel jusque dans son lointain domicile, rue de la Planche ; mais les rendez-vous avaient lieu d'ordinaire à l'ambassade, chez Wustinger : c'était dans une chambre de domestique que l'élégant officier se rencontrait avec le sordide plumitif et prolongeait de bas marchandages.

Au sortir de ces répugnantes conférences, il visait plus haut ; après s'être attaqué aux membres subalternes de l'administration, il tâchait de savoir quels étaient, parmi les fonctionnaires d'un ordre élevé, ceux qui faisaient d'excessives dépenses et éprouvaient des besoins d'argent. Il avait offert sans succès quatre cent mille francs à un chef de division ; il s'était efforcé de glisser des espions au quartier général de la Grande Armée. Au ministère de l'intérieur, au ministère des manufactures et du commerce, on releva la trace de semblables tentatives, et plus la police développait ses recherches, plus on s'apercevait que la trame s'étendait loin, qu'elle avait poussé en tous sens ses mystérieuses ramifications.

Ces faits furent consignés dans deux rapports présentés à l'Empereur par le ministre de la police, en date des 1er et 7 mars, avec pièces à l'appui[15] : Savary avait centralisé tous les documents entre ses mains et réclamé, en vertu de ses prérogatives professionnelles, jusqu'à quelques bribes antérieurement recueillies par le ministère des relations extérieures. Sa crainte était toujours que le chef de ce département ne s'attribuât en haut lieu le mérite de la découverte initiale et ne prétendît l'avoir opérée par des moyens spéciaux et personnels, en dehors de ceux dont disposait la police ordinaire. Pour parer à ce danger, Savary éprouva le besoin de bien établir dans l'un de ses rapports que les premiers résultats étaient exclusivement dus à la préfecture de police, c'est-à-dire à une administration dépendant de lui et placée sous son autorité. Ainsi fut-il amené à louer l'activité du préfet et son zèle méritoire, à vanter ses succès, à le couvrir de fleurs, quoiqu'il lui gardât un peu de rancune pour ses complaisances extra-hiérarchiques, et ce fut eu fin de compte M. Pasquier qui recueillit le principal profit de l'affaire : il obtenait de son chef direct des éloges intéressés, sans préjudice des droits qu'il s'était ménagés à la reconnaissance d'un autre ministre, favori et confident de l'Empereur.

Napoléon tenait désormais de quoi prouver que la Russie, au temps même de leur apparente intimité, l'avait traité en suspect et en ennemi, qu'elle avait perpétué contre lui une sourde et injurieuse hostilité. Il s'armerait de cette découverte en temps opportun et s'en ferait un grief de plus contre Alexandre. Il voulait un scandale retentissant, dont toute l'Europe s'entretiendrait : point de procédure expéditive, point de commission militaire siégeant à huis clos ; un grand appareil judiciaire, des magistrats, des jurés, des pièces à conviction largement étalées, la lumière d'un débat public et contradictoire, le grand jour des assises. Le parquet de Paris fut saisi et invité à procéder régulièrement. Pour placer Michel sous le coup d'une condamnation capitale, on le poursuivrait en vertu de l'article 7G du code pénal, prononçant la peine de mort contre quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances étrangères, pour leur procurer les moyens d'entreprendre la guerre contre la France[16]. Ses complices seraient prévenus de participation au même crime et punis suivant leur degré de culpabilité.

Vu la lenteur des formalités judiciaires, la cour d'assises n'aurait à prononcer sur Michel et ses coaccusés que dans un mois ou six semaines, au milieu d'avril, et c'était bien ce que voulait l'Empereur. Désirant un éclat, il entendait le retarder jusqu'au moment où ses troupes auraient atteint la Vistule et s'y seraient fortement établies, où il aurait moins besoin de ménager la Russie. Actuellement, toute divulgation dans le public fut évitée : les journaux se turent ; le bruit de l'affaire ne dépassa pas les milieux politiques et administratifs, où l'on en causa avec indignation, mais à voix basse.

Ce demi-silence fut percé tout à coup par une plainte larmoyante. L'ambassadeur Kourakine, dont la candeur avait ignoré les trames ourdies sous son toit et que nul n'avait averti des captures opérées par la police, ne comprenait rien à la disparition de son concierge ; il se demandait pourquoi Wustinger, sorti de l'hôtel dans la journée du 1er mars, n'était pas rentré : il n'était point éloigné de croire à quelque crime d'ordre privé, à un enlèvement, à une séquestration, à un draine noir dont son fidèle serviteur aurait été victime. A grands cris, il réclamait cet accessoire indispensable de son hôtel, et son effarement, son agitation, mêlaient à de douloureux incidents un épisode burlesque. Dans une note éplorée, il suppliait M. de Bassano d'avertir la police et de la mettre en mouvement, afin qu'elle procédât aux recherches nécessaires ; il envoyait le signalement de l'absent, pressait le duc de commencer sans retard ses démarches et dès à présent, préjugeant son concours, lui en rendait grâce[17].

Impatienté de ces doléances, Napoléon se sentit tenté d'abord de fermer la bouche à Kourakine en lui mettant brusquement sous les yeux toute l'affaire. En réplique à l'ambassadeur, il ordonna de préparer une note portant plainte officielle contre Tchernitchef et stigmatisant sa conduite. Il dicta lui-même cette note, la fit âpre et très belle, vibrante d'une indignation justifiée. Sa Majesté, écrivit-il, a été péniblement affectée de la conduite de M. le comte Tchernitchef ; elle a vu avec étonnement qu'un homme qu'elle a toujours bien traité, qui se trouvait à Paris, non comme un agent politique, mais comme un aide de camp de l'empereur de Russie, accrédité par une lettre auprès de l'Empereur, ayant un caractère de confiance plus intime même que celui d'un ambassadeur, ait profité de ce caractère pour abuser de ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes. Sa Majesté se flatte que l'empereur Alexandre sera aussi péniblement affecté qu'elle de reconnaître dans la conduite de M. de Tchernitchef le rôle d'un agent de corruption, également condamné par le droit des gens et par les lois de l'honneur. Sa Majesté l'Empereur se plaint que, sous un titre qui appelait la confiance, on ait placé des espions auprès de lui et en temps de paix, ce qui n'est permis qu'à l'égard d'un ennemi et en temps de guerre ; il se plaint que les espions aient été choisis, non dans la dernière classe de la société, mais parmi les hommes que leur position attache aussi près du souverain[18].

Après avoir jeté sur le papier ces virulentes paroles, Napoléon réfléchit. Un tel langage sentait la poudre : il risquait de dénoncer l'imminence des hostilités et de contrarier l'œuvre d'ensommeillement à laquelle l'Empereur vouait tous ses soins, et l'on sait avec quelle incroyable intensité d'attention, lorsqu'il s'était proposé un but, il lui rapportait et lui sacrifiait tout. Il se ravisa donc et se retint, suspendit l'expression de sa colère : la note ne fut pas remise et resta en portefeuille. Le duc de Bassano, assiégé par Kourakine de visites et de questions, affecta d'abord de ne rien savoir quant au sort de Wustinger. Après quelques jours, prenant un air de confidence et de gravité, posant un doigt sur ses lèvres, il dit au prince en substance : Votre concierge n'est pas perdu ; on a dû l'arrêter, parce qu'il se trouve impliqué dans un complot dirigé contre la sûreté de l'État et qu'il a été pris en flagrant délit. La justice est saisie et informe ; ses opérations se poursuivent méthodiquement, silencieusement, avec la discrétion convenable ; respectons ce mystère : aussitôt que j'aurai des renseignements sûrs, je ne manquerai pas à vous les communiquer[19].

En entendant ces paroles, Kourakine faillit tomber de son haut. Épouvanté à l'idée d'avoir recelé chez lui un conspirateur, il n'osa insister et répondit par des considérations de philosophie domestique qui étaient presque des excuses[20]. Un peu plus tard, le duc de Bassano lui glissa en douceur que le nom de Tchernitchef se trouvait fâcheusement mêlé à l'affaire, que certaines charges avaient été relevées contre lui ; le ministre français ajoutait qu'il n'admettait que difficilement chez un homme portant l'épaulette un tel oubli de ses devoirs : jusqu'à plus ample informé, il voulait croire à une erreur. Ainsi se gardait-on de livrer à Kourakine la vérité d'un seul coup et tout entière ; on la lui versait goutte à goutte, avec d'infinis ménagements ; on évitait au vieillard une émotion trop vive, un choc qui se répercuterait à Pétersbourg et pourrait avancer la rupture. Grâce à ces soins, les avertissements de l'ambassadeur ne viendraient pas troubler l'impression apaisante que devaient produire, s'ajoutant aux paroles lénitives de Lauriston, le message apporté par Tchernitchef et la lettre de l'Empereur.

 

III

Tandis que cette suprême adjuration s'élevait vers la Russie, les mouvements militaires commençaient à s'exécuter, et de toutes parts l'impulsion donnée opérait. Le 23 février, l'armée d'Italie prend son élan et monte a l'assaut des Alpes : elle s'engage au milieu des neiges on la hache des sapeurs a fait brèche, franchit les cols, et en neuf colonnes, neuf torrents, dévale du haut des monts. Junot conduit en personne par le Brenner la colonne du centre, la brigade Delzons, et entre à Insprück au milieu de ces régiments de choix, magnifiques et bien disposés[21]. Il presse en mime temps la marche des autres colonnes, les fait passer rapidement sur la Bavière, force les étapes, abrège les haltes, et eu quelques journées polisse ses avant-gardes jusqu'auprès de Ratisbonne.

Cette descente en Allemagne devient le signal de l'universel ébranlement. Tout s'anime, tout se lève à la fois et marche. Au nord, l'armée de Davout, après s'être ramassée sur elle-même et pelotonnée, se jette sur l'Oder, avec le 1er corps de cavalerie ; plus bas, les Wurtembergeois, commandés par leur prince royal, les Westphaliens, sous Jérôme, les Bavarois, sous Vandamme, quittent ensemble leur place et commencent à se mouvoir, en un fourmillement de peuples. Oudinot échelonne son corps sur les chemins qui de Münster conduisent à Magdebourg ; Ney pousse le sien sur Erfurt et Leipsick, et dès cette mise en route, malgré l'entrain du départ, l'inégalité de valeur entre les éléments qui composent la Grande Armée se révèle, les disparates s'accusent. Ney s'enorgueillit dans un rapport de ses vieux bataillons : chez d'autres, il trouve que la présence de recrues trop nombreuses nuit à l'aspect d'ensemble. Oudinot signale des régiments alanguis et faibles, un régiment suisse qui compte trois cent quatre-vingt-trois malades, d'autres rongés de fièvre, et attribue ces maux à l'état d'atroce détresse dans lequel lui sont arrivés les conscrits réfractaires, amenés dans les rangs en prisonniers, la chaîne aux pieds. Dès qu'Oudinot et Ney ont pris leur direction, d'autres corps se mettent à leur suite et emboîtent le pas : le 2e de cavalerie, les divisions de cuirassiers faisant partie du 3e, commencent à dépasser le Rhin. Sur toute la ligne du Fleuve, à Wesel, à Cologne, à Bonn, à Coblentz, à Mayence surtout, grand centre de ralliement, vaste entrepôt d'hommes et de matériel, l'affluence et la presse augmentent. Sur le pont de Castel, au devant de Mayence, c'est un défilé continuel de corps se poussant les uns les autres, un roulement ininterrompu de canons et de caissons. Après le déversement des premières masses sur la rive gauche, d'autres s'annoncent : déjà les colonnes de la Garde paraissent à l'horizon, la 1re division de la jeune Garde devant passer à Düsseldorf, la 2e à Mayence. Et soudain le grand quartier général, réuni à Mayence, s'ébranle à son tour et part ; le 29 février, le prince de Neufchâtel a expédié l'ordre à tout ce qui le compose, officiers de l'état-major général, officiers et troupes de l'artillerie et du génie, parc, train d'artillerie, train des équipages, administrations, inspecteurs et sous-inspecteurs aux revues, ordonnateurs et commissaires des guerres, payeur général, services administratifs, compagnie d'élite du quartier général, gendarmerie, compagnies d'ambulances, etc., de se porter le 5 mars sur Fulda, en une seule colonne dont le général Guilleminot reçoit le commandement[22]. Sur d'autres points, les réserves d'artillerie, le grand parc avec ses soixante bouches à feu, entament à leur tour l'Allemagne. Derrière les différents corps en marche, ce sont des fractions de corps retardataires qui pressent le pas sur les chemins fatigués et s'efforcent de rejoindre, le 3e régiment portugais qui court après la division Legrand, un régiment illyrien et un régiment suisse errant à la recherche du duc d'Elchingen, un va-et-vient de détachements allant prendre et ramener des convois arriérés, trois cent trente voitures d'artillerie passant au grand trot, le service des estafettes qui s'organise et transmet journellement à l'Empereur les nouvelles de l'armée, des hôpitaux qui se forment et déjà regorgent de malades, des dépôts de remonte qui réquisitionnent les chevaux par milliers, des officiers courant la poste pour regagner leur troupe et faisant la nuit le coup de pistolet avec les maraudeurs et les brigands embusqués sur la route, et déjà des trainards, des isolés, par bandes grossissantes, se mêlant à la cohue des chariots et à l'enchevêtrement des convois. Autour des places, des maisons s'abattent, des faubourgs entiers s'écroulent, démolis par le génie pour démasquer les remparts et mieux assurer le tir des batteries, car Napoléon a tout prévu, même une retraite et une guerre défensive. Cependant, les corps de première ligne marchent maintenant en se serrant les coudes, et l'immense bande va son train, s'augmentant de tout ce qu'elle rencontre devant elle, englobant au passage les contingents allemands. Les Wurtembergeois se placent bous les ordres de Ney ; les Westphaliens s'intercalent entre le 2e et le 3e corps ; les Bavarois prennent rang à la gauche de l'armée d'Italie ; les Saxons, postés autour de Dresde sous le commandement de Reynier, iront à leur tour au flot qui passe. Et ce concours d'armées s'écoule par toutes les routes, déborde sur les campagnes, envahit les villes, les villages, les foyers, effare et désole les populations, fait retentir depuis le littoral hanséatique jusqu'à la Bohème la rumeur d'une mer montante et emplit l'Allemagne antérieure tout entière[23].

La ligne de l'Elbe, largement dépassée par Davout, fut bientôt atteinte par les autres corps. Oudinot prit contact avec elle à Magdebourg, Ney à Torgau ; les Westphaliens y arrivaient par Halle, l'armée d'Italie et ses annexes s'en approchaient de biais, par la basse Bavière. Pour aller plus loin, on devait désormais traverser la Prusse : il convenait que tout frit officiellement réglé avec elle.

Napoléon avait retardé jusqu'au dernier moment la conclusion de l'alliance, certain de mieux dicter la loi à la Prusse quand il la tiendrait resserrée entre toutes ses armées et plus étroitement garrottée. Le 23 février, le duc de Bassano manda enfin le baron de Krusemarck et, lui présentant le traité, l'invita à signer. Krusemarck savait que sa cour accédait en principe à toutes nos exigences, mais il n'avait point reçu de pouvoirs spéciaux à l'effet de conclure : il en fit l'observation. Le duc répondit que Sa Majesté Impériale, peu formaliste de sa nature, ne saurait admettre une objection de ce genre ; la situation ne souffrait aucun retard : nos troupes avaient pris leur essor, et nulle considération n'était capable de les arrêter ; elles allaient entrer en Prusse de gré ou de force : mieux valait pour la Prusse se laisser occuper de bonne grâce et en vertu d'un traité que d'avoir à subir une contrainte. Torturé d'hésitations, Krusemarck se débattit faiblement. puis céda : le 24 février, après une nuit passée en conférence, le traité fut signé à cinq heures du matin[24]. Il contenait toutes les stipulations réclamées par l'Empereur, à de très légères modifications près. Les objets à réquisitionner par nos troupes, évalués de gré à gré, viendraient en déduction des sommes restant à acquitter sur l'ancienne contribution de guerre et diminueraient d'autant la dette du royaume.

Le 2 mars, avant que ce dénouement fût connu à Berlin, le roi Frédéric-Guillaume, étant en train de dîner, reçut avis que la division Ondin, formant la droite du 1er corps, envahissait le territoire prussien. En présence de cette irruption qu'aucun arrangement ne semblait autoriser encore, le Roi et son conseil crurent un instant qu'ils s'étaient humiliés en pure perte, que, Napoléon n'avait pas accepté leur soumission et allait broyer la Prusse. Dans un accès de désespoir, ils songèrent à essayer un semblant de résistance, à périr avec honneur. Des mesures furent prises pour appeler aux armes la garnison de la capitale, celles de Spandau et de Potsdam : à six heures, on devait battre la générale dans les rues de Berlin ; à cinq heures, la nouvelle du traité arriva[25]. Cet acte sauvait après coup et pour la forme la dignité prussienne : la cour de Berlin fut heureuse d'avoir un motif pour revenir à une humble et plate résignation. Le 5 mars, le traité fut ratifié, malgré la rigueur de ses clauses, car chacun sentait qu'il fallait en passer par là ou par la fenêtre[26].

Un grand bruit d'hommes en marche, un fracas d'armes et de sonneries, éclataient déjà à l'horizon : le corps d'Oudinot, débouchant de Magdebourg, s'enfonçait en plein cœur de la monarchie, et le 28 mars sa plus belle division, choisie à dessein pour en imposer, arrivait sur Berlin avec quatre mille hommes de cavalerie. Le Roi vint recevoir le maréchal à Charlottenbourg et accepta d'assister à une revue de nos troupes, commandée pour le jour male. Les régiments eurent à s'aligner sur le terrain tout en arrivant ; pour beaucoup d'entre eux, l'étape avait été rude ; quelques-uns avaient fait dix lieues dans la matinée : néanmoins, l'Empereur ayant recommandé au 2e corps de se faire honneur devant les Prussiens par sa belle tenue, chacun prit à cœur de se conformer à cet ordre. D'un mouvement unanime, les dos courbés par la fatigue se redressent, les poitrines se bombent, les armes rapidement astiquées reluisent ; bataillons et escadrons se présentent superbes, dans une tenue irréprochable, comme à une parade préparée depuis une semaine[27], et donnent à la cour, à la population prussienne, l'émerveillement d'un incomparable spectacle de discipline et de force[28].

L'entrée à Berlin eut lieu le soir même, tandis que le Roi, après avoir reçu à sa table le maréchal et l'état-major, retournait à Potsdam ; on lui avait permis de conserver dans cette résidence quinze cents Prussiens, et, par grâce supplémentaire, quatre-vingts invalides à Spandau. A Berlin, la dépossession fut complète. Oudinot et son corps ne firent que passer, mais après eux vinrent des troupes d'occupation : elles relevèrent tous les postes, s'établirent dans tous les bâtiments publics, à l'exception du palais royal : dans les rues, on ne voyait que nos uniformes, on n'entendait que notre langue ; françaises devenaient l'administration, la police, et Berlin apparut bientôt comme une ville étrangère à la Prusse[29].

Le corps d'Oudinot poursuivait sa route vers Francfort-sur-l'Oder, sans commettre de désordre marquant[30], celui de Davout continuant à s'allonger sur le littoral. A droite, le 3e corps et les Westphaliens s'étaient précipités sur le Brandebourg et la Marche ; l'armée d'Eugène atteignait la Silésie, à travers le royaume saxon, en sorte que la Prusse eut un instant sur le corps tout le poids de l'armée. La liste des objets à fournir par elle en nature était écrasante : aux termes d'une convention annexée au traité, elle devait quatre cent mille quintaux de froment, deux cent mille de seigle, douze mille cinq cents de riz, dix mille de légumes secs, deux millions deux cent mille quintaux de viande, deux millions de bouteilles d'eau-de-vie, deux millions de bouteilles de bière, six cent cinquante mille quintaux de foin, trois cent cinquante mille de paille, dix mille boisseaux d'avoine, six mille chevaux de cavalerie légère, trois mille de cuirassiers, six mille d'artillerie ou d'équipages, plus trois mille six cents voitures attelées et des hôpitaux pour quinze mille malades[31]. C'était la mise en coupe réglée de toutes les ressources d'un pays, et le prélèvement de ce tribut vint augmenter l'exaspération sourde qui nous avait accueillis en Prusse.

Là, dès ses premiers pas, l'armée avait rencontré une population plus foncièrement hostile, s'était sentie enveloppée d'une atmosphère de haine. Eu Westphalie et en Hanovre, l'esprit public distinguait encore entre les Français et leur gouvernement : on détestait la politique de l'Empereur et son administration, on pardonnait beaucoup à la verve joviale de nos troupiers, à l'humeur sociable de nos officiers, et souvent ceux-ci étaient reçus dans l'intérieur des familles en hôtes moins subis qu'agréés[32]. En Prusse, rien de pareil. Le nom seul de Français y était un titre à l'exécration. Dans les châteaux où les conduisait leur billet de logement, nos officiers n'arrivaient pas à dérider les visages : les propriétaires obligés de les recevoir, des nobles pour la plupart, ruinés par la guerre précédente, se refusaient à entrer en communication avec eux, et si parfois les langues se déliaient, c'était pour exprimer l'âpre espoir de revanche qui couvait au fond des cœurs. Chez le peuple, la haine perçait sous la peur. Tandis qu'à Berlin les autorités s'épuisaient en bassesses, aucun de nos soldats ne pouvait s'aventurer aux environs de la ville sans être assailli d'outrages, poursuivi d'épithètes ignobles, frappé parfois et attaqué. Les détachements qui traversaient les villages voyaient se fixer sur eux des regards lourds de haine ; sur leur passage, les poings se levaient à demi, les bouches crachaient l'injure[33]. En Poméranie, les paysans remarquèrent dans les rangs du 1er corps des régiments de Hanséates, Allemands comme eux et marchant à contre-cœur : ils se mirent aussitôt à faciliter parmi ces troupes, à provoquer la désertion : tout fuyard était sûr de trouver chez eux un asile et du pain. Ainsi tenté, l'un des régiments allemands fondit à tel point qu'il fallut le placer chaque soir, au lieu d'étape, dans un cercle de patrouilles françaises et d'embuscades, le traîner dans cette geôle mouvante[34]. Davout fit des exemples terribles, força le sens et exagéra la rigueur des lois martiales. On fusillait sur un soupçon ; quiconque s'écartait des rangs s'exposait à périr. Un homme fut condamné à mort et exécuté sur place pour être resté quelques heures en arrière, le maréchal ayant pensé qu'il était très présumable que cet homme avait voulu déserter[35].

Ainsi passait la Grande Armée, retenant violemment à soi les éléments une fois pris dans cet engrenage de fer, mais retenant aussi la plupart d'entre eux par un lien plus puissant que la force matérielle, par l'irrésistible prestige qui se dégageait d'elle et du nom rayonnant à sa tête, par le sentiment inspiré à tant d'hommes si violemment divers de participer ensemble à quelque chose de grand et de figurer sous le plus glorieux drapeau qui eût flotté sur le monde. Et en dépit de tout ces hommes marchaient, marchaient toujours, et la montée vers le Nord continuait, s'accélérait, malgré la saison rigoureuse, malgré les chemins plus mauvais, malgré la difficulté d'avancer à travers les sables et les tourbières de la Prusse. Au commencement d'avril, tandis que Davout projetait ses avant-gardes jusqu'à mi-chemin entre l'Oder et la Vistule, le gros de l'armée se posait sur le premier de ces fleuves et venait le border depuis Stettin jusqu'à la haute Silésie.

Il fallait maintenant, pour se conformer au tracé général du mouvement, pousser Davout très doucement sur la Vistule et l'y relier aux forces d'avant-garde, en évitant autant que possible de donner l'alarme. Il n'était pas moins important que le maréchal, s'aventurant dans la zone essentiellement périlleuse, s'établit de suite et fortement sur les deux rives du fleuve, qu'il prit tous ses avantages stratégiques, qu'en même temps d'autres corps fussent mis à portée de le secourir. En conséquence, dans le courant de mars, Davout reçut l'ordre d'atteindre le cours inférieur de la Vistule à Thorn, d'appuyer sa gauche à Dantzick, de lui faire occuper solidement le delta du fleuve, l'ile de Nogat et le fertile district d'Elbing, de se lier par sa droite aux Polonais de Poniatowski, concentrés eux-mêmes entre Varsovie et Plock et adossés à ces deux places : de développer du premier coup une ligne de bataille imposante. D'autre part, la masse principale, qui le suivait, fut dédoublée : les corps westphaliens, bavarois et saxons, moins fatigués que les nôtres, parce qu'ils étaient partis de moins loin, durent les devancer, presser le pas, se porter sur l'espace compris entre l'Oder et la Vistule, accompagnés par les corps de cavalerie indépendante qui de toutes parts prenaient la tête ; les Bavarois s'établiraient à Posen, les Saxons et les Westphaliens à Kalisch ; ces trois contingents composeraient une seconde ligne en arrière de Davout et des Polonais, ligne de soutien : quant aux corps de Ney, d'Oudinot et d'Eugène, ils resteraient actuellement en troisième ligne sur l'Oder, où ils seraient rejoints par Ies divisions de la Garde et les réserves[36].

Les divers mouvements prescrits se trouveraient exécutés aux environs du 15 avril. A ce moment, si les Russes se jetaient en avant de leurs frontières, Davout serait en état de tenir tête.

En même temps, au premier signal d'alarme, les trois corps allemands s'élanceraient à la rescousse sur la Vistule, où ils composeraient avec les Polonais un grand groupement, sous les ordres du roi Jérôme : Ney, Oudinot, Eugène et la Garde arriveraient de leur côté à toute vitesse, à marches forcées, et en peu de jours l'armée entière se trouverait agglomérée sur la Vistule, faisant corps et faisant front. Si les Russes n'exécutaient aucun mouvement, les différentes unités resteraient jusqu'en mai sur les positions qui leur étaient actuellement assignées ; elles s'y occuperaient à se reposer et à se refaire. Dans la première quinzaine de mai, la seconde ligne, formée par les corps allemands, puis la troisième, composée des corps tirés de France et d'Italie, se serreraient insensiblement sur la première, comprenant Davout et les Polonais, viendraient la doubler, la tripler, rangeraient enfin sur la Vistule et opposeraient aux Russes, dont ils ne seraient plus séparés que par l'étroit territoire d'entre Vistule et Niémen, l'ensemble de leurs effectifs actuels : neuf corps, trois cent quatre-vingt-douze bataillons, trois cent quarante-sept escadrons, dix mille soixante-huit officiers, six mille cinq cent soixante-cinq chevaux d'officiers, soixante-cinq initie huit cent quarante-trois chevaux de troupe, vingt-cinq mille neuf cent trois chevaux du train, au total trois cent quatre-vingt-sept mille trois cent quarante-trois hommes, quatre-vingt-dix-huit mille trois cent onze chevaux, avec neuf cent vingt-quatre canons, non compris les grands parcs de l'armée et déduction faite de toutes non-valeurs[37].

A l'extrémité gauche de la ligne, le contingent prussien se tiendrait prêt à entrer dans le rang. Les troupes qui le composaient avaient été poussées jusqu'au bout de la Prusse orientale, entre Dantzick et Kœnigsberg ; soutenues et surveillées par Davout, elles garderaient pour nous ce coin de terre si précieux par son importance stratégique, sans que Napoléon ait trop tôt à y montrer des Français[38]. Lors de l'ébranlement final, la Grande Armée prendrait les Prussiens en passant et s'agrégerait ces vingt mille hommes. Avec eux et la division Grandjean, qui formait actuellement la garnison de Dantzick, l'Empereur créerait un dixième corps, réservé au duc de Tarente.

Pour renforcer la droite et donner plus d'ampleur au front de bataille, il venait de faire signe à l'Autriche et de l'appeler en ligue. Les arrangements définitifs furent passés à Paris avec Metternich, sans discussion sérieuse : le traité d'alliance, signé le 14 mars, mettait à notre disposition trente mille Autrichiens, conférait à leur gouvernement le droit de troquer ce qui lui restait de la Galicie contre partie égale des provinces illyriennes, lui faisait entrevoir de plus notables avantages, non spécifiés encore, et garantissait l'intégrité de l'empire ottoman : le but de cette dernière clause était surtout de révoquer formellement la donation d'Erfurt, d'interdire aux Russes toute conquête dans les Principautés et de donner cette satisfaction à l'intérêt autrichien[39]. Le traité signé, les deux cours se mirent en étroite confidence. Napoléon en profitait pour faire passer à Vienne des instructions militaires, pour surveiller l'acheminement vers Lemberg des effectifs promis. Le commandement des Autrichiens était réservé au prince de Schwartzenberg, à cet officier général qui depuis deux ans et demi faisait fonction d'ambassadeur en France. Restant actuellement près de l'Empereur, Schwartzenberg recevrait de lui en temps opportun le mot d'ordre, le signal du départ : il courrait alors rejoindre ses troupes et, bien stylé, bien averti, prendrait toutes ses mesures pour qu'au moment où la Grande Armée déboucherait en avant de la Vistule, les Autrichiens vinssent se serrer contre elle, s'opposant aux provinces ennemies de -Volhynie et de Podolie. Par l'adjonction des contingents prussien et autrichien, Napoléon compléterait le corps de bataille à quatre cent cinquante mille hommes et à onze cents bouches à feu.

Élargissant encore son étreinte, déployant son action depuis l'extrême nord jusqu'à la pointe sud-orientale de l'Europe, il jugeait le moment venu de ressaisir enfin la Suède et de s'attacher étroitement la Turquie : l'une et l'autre devaient coopérer aux mouvements de la Grande Armée à la façon de deux ailes séparées, qui agiraient par diversions indépendantes et se jetteraient sur les flancs de la Russie. Dès janvier, notre diplomatie avait accentué son langage à Constantinople. A partir de février, Napoléon se démasque complètement aux yeux des Osmanlis : il leur avoue ses projets, propose des engagements respectifs et irrévocables. Le 15 février, des instructions pressantes sont adressées à Latour-Maubourg, réitérées en mars et en avril ; on lui expédie des pouvoirs, un projet de traité, des articles secrets. Ce que l'Empereur attend des Turcs contre la Russie, c'est plus qu'une guerre ordinaire : c'est une guerre nationale et religieuse, une levée et une irruption en masse, un appel à toutes les forces et h toutes les réserves de l'Orient ; ce qu'il veut déterminer à sa droite, c'est l'ébranlement d'un monde. Il espère qu'à sa voix la puissance ottomane va ressusciter, revenir à l'âge héroïque où les sultans conduisaient eux-mêmes leurs peuples an combat et jetaient périodiquement l'Asie sur une partie de l'Europe. Il faut que le sultan Mahmoud s'oblige formellement à sortir de Constantinople et à prendre le commandement de ses troupes ; il faut que l'étendard du Prophète soit déployé, que cent mille hommes au moins soient avant le 15 mai jetés sur le Danube.

Le gros de cette masse, après avoir franchi le fleuve et réoccupé les Principautés, poussera droit devant soi en territoire ennemi, tandis qu'un corps de quarante mille hommes, composé surtout de cavalerie, se détachera vers le nord et viendra rejoindre notre armée au centre de la Russie. Et déjà l'imagination de l'Empereur lui fait apercevoir, au cours de son expédition, un nuage de cavalerie s'élevant à sa droite et rasant la steppe, le scintillement des lances illuminant l'horizon, l'éclat des cimeterres, l'envolée des burnous, et l'avant-garde de l'Islam se ralliant à lui dans une charge impétueuse. Les spahis, les Arabes, les agiles cavaliers du désert, ajouteront avantageusement à l'universalité et à la bigarrure de ses armées ; il les emploiera au service d'avant-postes, à la guerre d'escarmouches. La cavalerie ottomane, écrit-on de sa part à Constantinople[40], pourra utilement s'opposer aux Cosaques. Sa Majesté fait cas de sa valeur, et l'appel qu'il lui adresse est un signalé témoignage de sa confiance.

Au prix d'une coopération ardente et effrénée, Napoléon promet aux Turcs de leur faire restituer, avec les Principautés, la Crimée, le littoral de la nier Noire, tout ce qu'ils ont perdu depuis un siècle. Pour les mieux animer, il écrit à leur sultan, il leur annonce l'envoi d'un ambassadeur, le général Andréossy, qui leur sera un second Sébastiani. Il reprend contact avec eux par tous les moyens possibles : dans un langage de feu, il leur montre l'occasion unique pour venger en une fois toutes les injures de leur race.

Avec la Suède, la difficulté de s'aboucher était plus grande, puisque d'âpres dissentiments n'avaient laissé subsister qu'un simulacre de relations, par l'intermédiaire de chargés d'affaires passifs et muets. Comme la Suède ne lui revenait pas d'elle-même, Napoléon sentit enfin la nécessité de provoquer chez Bernadotte un retour et un repentir ; il fit tenter auprès de lui une démarche d'ordre intime. La princesse royale de Suède, après avoir passé l'été à Plombières, était venue à Paris et s'était installée au Luxembourg, chez sa sœur Julie, reine d'Espagne. A plusieurs reprises, lors de ses grandes colères contre la Suède, Napoléon avait jugé ce séjour inconvenant et fait dire à la princesse de s'en retourner[41]. Chaque fois, elle s'était obstinée à rester ; chaque fois aussi, sa colère un peu calmée, l'Empereur avait fermé les yeux sur l'inexécution de ses ordres, indulgent ù celle qui lui rappelait un doux roman de sa jeunesse[42]. En février 1812, la retrouvant à Paris, il songea à s'en servir. Le duc de Bassano la vit, lui confia un ensemble de demandes et d'offres : demande ù la Suède d'une armée contre la Russie, offre de la Finlande et d'un subside de douze millions, sous forme d'un achat de marchandises coloniales[43]. La princesse s'engagea à transmettre ces propositions et prit à cœur de les faire agréer.

Malheureusement, peu de jours avant cet essai de conciliation, Napoléon s'était résolu à l'acte le plus propre à en contrarier l'effet. Lorsqu'il avait entrepris de pousser ses troupes en Allemagne, il avait appris que les habitants, les autorités de la Poméranie suédoise pactisaient toujours avec les Anglais et favorisaient leur commerce. Au moment de nous aventurer si loin, était-il prudent de laisser derrière nous ce coin de territoire hostile, cet étroit passage, cette poterne par où nos ennemis pourraient se réintroduire en Allemagne ? Cédant à ses méfiances, cédant aussi à un de ces mouvements d'exaspération qu'il ne savait plus maîtriser, Napoléon avait voulu se garantir avant tout contre le mauvais vouloir de la Suède, quitte à lui proposer ensuite amitié et pardon. Le 19 janvier, il avait donné ordre à Davout d'occuper la Poméranie aussitôt qu'on serait assuré d'y saisir une grande quantité de marchandises coloniales[44]. Davout avait exécuté sur-le-champ cet ordre à échéance indéterminée et mis la main sur la province suspecte.

Cette saisie n'excédait pas nos droits, rigoureusement interprétés. En 1810, la Suède n'avait obtenu la restitution de la Poméranie qu'à la condition de se fermer hermétiquement aux produits anglais ; par la violation de ses promesses, elle avait aboli les obligations contractées vis-à-vis d'elle. La confiscation de la Poméranie n'en était pas moins une mesure impolitique et souverainement regrettable : elle provoqua à Stockholm un sursaut d'indignation, acheva de nous aliéner les esprits, fournit à Bernadotte l'occasion de consommer et de publier la défection déjà résolue au fond de sou fume. Pour se détacher avec éclat de la France, il se Un contenté d'un prétexte ; on lui fournissait un motif, et la raison à faire valoir était trop bonne, l'injure infligée à son peuple trop flagrante pour qu'il tardât à s'en armer. Avant que le message de la princesse fût parvenu à Stockholm, on apprenait à Paris que le gouvernement suédois, en réponse à l'occupation de la Poméranie, déclarait sa neutralité, ce qui impliquait reprise des rapports officiels avec l'Angleterre et abandon public du système français. Peu après, on fut informé qu'un envoyé suédois venait de partir pour Pétersbourg en mission extraordinaire ; l'annonce de la neutralité n'était qu'un voile à l'abri duquel Bernadotte poussait à terme son évolution hostile et passait à l'ennemi.

Cette désertion était pour l'Empereur un premier mécompte : l'affaissement de la Turquie en faisait craindre un second. Les Ottomans montraient peu d'empressement à nous obéir : depuis qu'à Tilsit l'Empereur les avait abandonnés et reniés, ils n'avaient plus foi en lui, et les atermoiements dont sa diplomatie avait usé depuis un an vis-à-vis d'eux n'étaient pas pour relever leur confiance. D'après les dépêches de Latour-Maubourg, on craignait que la reprise signalée des pourparlers avec la Russie, la réouverture d'un congrès à Bucarest, n'aboutissent à la paix ; on n'osait faire partir Andréossy, dans la crainte qu'il n'arrivât à Constantinople que pour assister à cette défaite diplomatique. Napoléon recueillait ainsi les fruits d'un système où il avait prétendu allier les contraires, ménager la Russie jusqu'au bout tout en se cherchant des points d'appui contre elle. Reconnaissant que les voies nous avaient été mal préparées à Stockholm et à Constantinople, il aimait mieux s'en prendre à son ministère qu'il lui-même : Ma diplomatie, disait-il[45], eût dû faire pour moi la moitié de la campagne, et à peine y a-t-elle songé. Il ne jugeait pas pourtant le mal irréparable : il espérait encore que les Suédois reviendraient de leur aveuglement, que nos appels galvaniseraient la Turquie, que cette puissance pousserait une armée au delà du Danube, enverrait sa flotte contre la Crimée, pèserait même sur la Perse, toujours en guerre avec Alexandre, pour la disposer à plus d'activité : qu'en un mot, tous les peuples qui avaient souffert de l'ambition des Tsars, sentant leur intérêt et s'armant pour la revanche, viendraient compléter, depuis le cercle polaire jusqu'à la Caspienne, l'investissement de la Russie.

En attendant, penché sur ses cartes, entouré de rapports, il suivait de loin la progression de ses armées, dirigeait de Paris leur mouvement jour par jour, étape par étape : il les voyait arriver sur la Vistule par grandes ondes successives, s'étendre d'un bout à l'autre des emplacements désignés. Derrière ce déploiement, il formait une immense colonne de réserves, dont la tête touchait à l'Oder et dont la base s'appuyait au centre de la France : entre l'Oder et l'Elbe, un corps ou plutôt une armée de soixante mille hommes, confiée au duc de. Bellune, un autre corps pour Augereau, un contingent danois, préposé à la garde des côtes ; entre l'Elbe et le Rhin, une seconde niasse, composée avec la conscription de 1812 ; enfin, dans l'intérieur de l'Empire, outre cent trente bataillons de dépôt, des cohortes de garde nationale militairement organisées, un arrière-ban de cent vingt mille hommes échappés à la conscription et pris à leurs foyers pour un service régional[46]. En y joignant les trois cent mille Français ou alliés que l'Empereur conservait en Espagne, les levées supplémentaires qu'il exigeait des princes allemands et de la Suisse, il arrivait à disposer de douze cent mille soldats et à mettre en armes une humanité tout entière.

 

IV

Il avait songé d'abord à quitter Paris dans la première quinzaine d'avril[47] : il se ferait accompagner de l'Impératrice jusqu'à Dresde, où rendez-vous serait pris avec Leurs Majestés Autrichiennes ; après une courte entrevue, qui resserrerait les liens entre les deux familles impériales, il arriverait en mai sur la Vistule et s'y tiendrait prêt à ouvrir la campagne, bien que sou désir fût toujours de retarder les hostilités jusqu'en juin, jusqu'à l'époque où l'épanouissement de la végétation septentrionale assurerait la subsistance des cent mille chevaux qui marchaient avec l'armée.

A la fin de mars, sans recevoir encore de réponse au message de l'Élysée, il apprit par voies indirectes que l'empereur Alexandre annonçait l'intention de ne faire aucun mouvement hostile jusqu'à ce que le premier coup de canon eût été tiré sur ses frontières[48]. L'aspect de la ligne du Niémen où rien ne bougeait, où les troupes russes restaient inertes et comme figées, confirmait cet avis. Napoléon en conclut qu'il avait plus de temps devant lui : il résolut de passer à Dresde deux ou trois semaines, au lieu de quelques jours, d'y réunir un véritable congrès de souverains où il présiderait l'Europe. En attendant, il pouvait prolonger son séjour à Paris jusqu'en mai, et cette faculté lui parut une bonne fortune : un mois lui suffisait à peine pour en finir avec certaines difficultés d'ordre intérieur qui le retenaient en arrière.

A Paris, l'hiver était exceptionnellement animé et brillant. L'Empereur l'avant désiré tel, chacun s'était conformé à ce vœu interprété comme un ordre ; chez les dignitaires, c'était une émulation a recevoir : les fêtes se succédaient, soirées, concerts, bals chez l'archichancelier et le prince de Neufchâtel, bals masqués chez le comte Marescalchi, bals dans les ministères et les ambassades[49]. L'imminence des hostilités ne faisait qu'accroitre dans certains milieux cette animation. Chez l'aristocratie ralliée, chiez la jeunesse du faubourg Saint-Germain, la guerre était populaire : celte brillante élite, entrée depuis peu au service et commençant à peupler les états-majors. voyait avec plaisir s'annoncer une campagne qui lui donnerait sa part de gloire, qui lui permettrait d'égaler les vieux soldats de la Révolution, les héros plébéiens : ce serait sa guerre à elle : s'y préparant ouvertement, elle voulait la faire commodément et avec luxe, se commandait de somptueux équipages qui encombraient les routes d'Allemagne et se figurait l'expédition de Russie comme une grande partie de chasse de six mois[50]. Quel contraste entre cette ardeur et la désola Lion des autres classes ! Là, c'étaient de plus pesantes angoisses, un redoublement de maux : la disette déclarée dans plusieurs provinces : à Paris, le pain rare et hors de prix ; en Normandie, des séditions d'affamés, où le sang avait coulé. Les levées nouvelles suscitaient des résistances plus marquées, des mutineries, des désordres : dans chacun des cent vingt départements, des colonnes de gendarmerie mobile poursuivaient les conscrits réfractaires et faisaient la chasse aux hommes : de tous les points du territoire, à travers les adulations officielles, montaient vers l'Empereur le sourd murmure des générations exténuées et la plainte des mères.

Parmi tant de causes de souffrance, la disette le préoccupait surtout. Il la redoutait, l'ayant vue naguère, au temps de la Révolution, pousser dans la rue et jeter à la révolte un peuple de désespérés. Pendant les mois de mars et d'avril, il batailla contre elle à coups de prescriptions et de décrets, limita enfin d'autorité le prix du blé et fit sa loi du maximum[51]. Quant aux autres maux de la France, il ne s'aveuglait pas sur leur gravité, mais comptait leur appliquer son remède habituel, la victoire. fi se disait qu'une guerre heureuse au Nord serait la fin des guerres, le terme d'un état contre nature, critique, violent, impossible à soutenir longtemps : qu'elle lui permettrait, en procurant la paix générale, de laisser respirer la France et le monde.

C'est ainsi qu'il la présentait aux hommes dont il aimait à prendre l'avis ou du moins à se rallier l'opinion. Devant Cambacérès, qui produisait timidement quelques objections, il développa tous ses arguments en faveur de la guerre : la Russie détachée de nous opprimait tout le système européen : tôt ou tard, elle fondrait sur l'Empire : mieux valait la prévenir que de l'attendre : mieux valait pour la France et pour l'Empereur, alors qu'il était en pleine vigueur de corps et d'âme, en plein bonheur, tenter l'effort décisif et suprême, plutôt que de s'abandonner aux lâches douceurs d'une paix précaire. Par ces raisons, il réduisit l'archichancelier au silence, sans emporter sa conviction[52].

Avec Caulaincourt, il s'entretenait périodiquement. Le blâme de ce galant homme qu'il aimait et estimait, cette opposition qui n'intriguait point et ne se manifestait que devant lui, mais s'exprimait alors avec une verte franchise, le gênait et le troublait. Sachant apprécier à leur valeur les forces morales, il n'aimait pas à sentir auprès de lui cette conscience en révolte : son désir eût été de la ramener non par la contrainte, mais par la discussion et le raisonnement : c'était à ses yeux comme une puissance qu'il aurait eu grand intérêt à convaincre[53].

Il appelait Caulaincourt, l'invitait à parler, à parler librement, à produire toutes ses objections, afin de pouvoir les saisir corps à corps et les réfuter. Si l'autre lui reprochait de ne plus vouloir en Europe que des vassaux et de tout sacrifier à sa chère passion,la guerre, il ne se fâchait pas trop, se contentant de tirer l'oreille à l'audacieux ou de lui donner une petite tape sur la nuque, quand les choses lui paraissaient un peu fortes[54]. Il prolongeait ensuite, nourrissait la dispute, le combat de paroles, toute lutte lui semblant une occasion de vaincre. Affirmant qu'il ne voulait pas la guerre et ne désespérait point de l'éviter, il reconnaissait toutefois que des intérêts essentiels pourraient lui en faire une nécessité. C'étaient alors de profonds aperçus sur sa politique et son système. On le méconnaissait, disait-il avec vérité, en lui supposant l'intention de conquérir pour conquérir, d'ajouter sans cesse de nouveaux territoires à son empire déjà trop étendu. Toutes les réunions qu'il avait opérées, toutes ses prises successives, toutes ses guerres n'avaient eu d'autre but que de réduire l'Angleterre. Il n'avait qu'une ambition, mais ardente, tenace, invariable, nécessaire : c'était d'obliger les Anglais à une capitulation qui rétablirait l'indépendance des mers et instituerait la paix européenne. Pour obtenir cette paix, il ne devait reculer devant aucune entreprise, si démesurée qu'elle parût : que lui parlait-on de modération, de sagesse, de géographie raisonnable ! Était-elle faite pour lui, la sagesse du vulgaire ? A l'extraordinaire situation que le passé lui avait léguée devaient s'appliquer des moyens sans analogues dans l'histoire et le régime ordinaire des peuples. Au point où en étaient les choses, il ne pouvait souffrir qu'aucune puissance favorisât nos ennemis sous le voile d'une alliance trompeuse ou d'une neutralité partiale : chacun devait marcher avec lui ou s'attendre à un traitement de rigueur : malheur à qui refusait de le comprendre et de le suivre !

Il s'expliquait ainsi longuement, intarissablement, dépensant toutes les forces persuasives de son intelligence, recourant aussi aux moyens de séduction et de grâce, se faisant enjôleur, captieux, charmant, avec des ruses et des délicatesses de femme. Jamais femme, écrivait quelqu'un qui le connaissait bien, n'eut plus d'art pour faire vouloir, pour faire consentir à ce qu'elle désirait, et nul succès ne le flattait autant que ces conquêtes d'âmes. Caulaincourt cependant le laissait dire, respectueux, mais ferme, et finalement un mot, une phrase hardie, faisait sentir à Napoléon qu'il n'avait rien gagné sur l'esprit de son interlocuteur. Celui-ci répétait toujours que ce qui se préparait serait un malheur pour la France, un sujet de regret et d'embarras pour Sa Majesté, et qu'il ne voulait pas avoir à se reprocher d'y avoir contribué. L'Empereur alors, déçu et dépité, lui tournait le dos, lui battait froid pendant quelques jours, sans aigreur pourtant et sans colère ; mais la foule servile des courtisans soulignait cette demi-disgrâce. Les pronostics de Caulaincourt étaient signalés par eux comme les rêves d'une imagination chagrine : le duc était taxé de tiédeur et de modérantisme, à la façon de Talleyrand. Dans certains salons, on représentait des tableaux vivants, où le sage avertisseur figurait sous les traits d'un automate dont les ressorts étaient mus par la main de l'enchanteur boiteux.

Napoléon n'approuvait pas cet optimisme béat, cette confiance frivole. S'il allait délibérément à la guerre où l'entrainaient les fatalités de son caractère et de sa destinée, il ne l'envisageait pas moins comme la plus formidable partie qu'il eût encore risquée : il se montrait grave et sérieux. Il dit à Savary : Celui qui m'aurait évité cette guerre m'aurait rendu un grand service, mais enfin la voilà ; il faut s'en tirer[55]. A Pasquier, qui lui signalait les dangers de la situation intérieure, il répondit : C'est une difficulté de plus ajoutée à toutes celles que je dois rencontrer dans l'entreprise la plus grande, la plus difficile que j'aie encore tentée : mais il faut bien achever ce qui est commencé[56].

Pour dissiper certaines craintes, il promettait de conduire les opérations avec prudence et lenteur, de ne pas s'aventurer trop vite et trop loin. Au fond, sur la manière de conduire cette guerre, après qu'il l'aurait commencée par une soudaine irruption, il n'était pas fixé. Deux plans se disputaient sa pensée, et il les laissait alternativement paraître dans son langage. Il comptait fermement trouver la principale force militaire de la Russie en ligne derrière le Niémen, la disloquer du premier coup et la saccager. Ce résultat obtenu, que ferait-il si les Russes prolongeaient leur résistance ? Après les avoir refoulés au delà de la Dwina et du Dniéper, s'arrêterait-il ? Se bornerait-il à et à hiverner sur les positions conquises, à préparer méthodiquement une seconde campagne, en se couvrant de la Pologne remise sur pied ? Au contraire, profiterait-il de l'élan imprimé à ses troupes pour les pousser jusqu'à Moscou, pour atteindre ce cœur de la Russie et y plonger le fer ? Il l'ignorait encore, se déciderait sur les lieux, selon les circonstances, suivant les vicissitudes de la campagne[57]. Il disait quelquefois avoir adopté le premier plan et se le figurait peut-être, mais déjà une intime prédilection l'attirait vers le second, car ce parti éclatant et funeste fascinait son imagination, répondait mieux à son besoin de frapper vite, de frapper puissamment, et de hâter par une paix rapidement imposée à la Russie la soumission de l'Angleterre.

L'Angleterre cependant, à l'aspect même de la Russie tombée, pourrait ne pas fléchir tout de suite et prolonger sa résistance. Soit : mais l'Empereur alors ne trouverait plus d'obstacle à rien ; tout lui deviendrait facile ; les voies se rouvriraient d'elles-mêmes aux extraordinaires projets qu'il avait conçus naguère pour assaillir et dompter sa rivale. Et parfois, plongeant par la pensée au plus profond des espaces, dépassant toutes limites, il en venait à regarder par delà la Russie, à chercher plus loin où poser ses colonnes d'Hercule. Pur délire d'imagination, rêves d'une ambition démente, dira-t-on, si l'on mesure cet homme et son temps à la taille ordinaire de l'humanité. Mais ne s'était-il pas placé lui-même et n'avait-il pas élevé ses Français au niveau d'entreprises inaccessibles au commun des mortels ? Ne les avait-il pas habitués à vivre et à se mouvoir dans une atmosphère de merveilles, mis de plain-pied avec le prodigieux et le surnaturel ? Et tous ne s'étonnaient pas lorsqu'il parlait de faire entrer encore une fois et plus complètement le rêve dans la réalité.

L'écroulement de la puissance russe découvrirait l'Asie et nous rendrait contact avec elle. A Moscou, Napoléon retrouverait l'Orient, ce monde qu'il avait touché naguère par un autre bout, et dont l'impression lui était restée profonde, inoubliable. En Orient, en Asie, il ne rencontrerait devant lui qu'empires branlants et sociétés en décomposition : à travers ces ruines, serait-il impossible à l'une de ses armées d'atteindre ou de menacer les Indes, par l'une ou l'autre des voies qu'il avait en d'autres temps sondées du regard et marquées ? Établi en Russie, il dominerait et surplomberait la mer Noire, la région du Danube, l'empire ottoman, avec son prolongement asiatique. Si les Turcs se refusaient aujourd'hui au rôle prescrit, punirait-il cette défection en se reportant plus tard contre eux ? Pour en finir avec cette barbarie, descendrait-il de Moscou sur Constantinople ? Reprendrait-il librement les projets de conquête, de partage, de percée à travers l'Asie, qu'il avait dû en 1808 mesurer d'après les convenances et les ambitions d'Alexandre[58] ? Il n'avait jamais perdu de vue l'Orient méditerranéen, vers lequel un invincible attrait le ramenait toujours ; en 1811, alors qu'il semblait tout entier détourné vers le Nord, des voyageurs munis d'instructions lui envoyaient des renseignements topographiques sur l'Égypte et la Syrie, sur ces positions qu'il lui faudrait ressaisir s'il voulait se frayer la route directe des Indes[59]. Pour frapper ou menacer l'Inde anglaise, préférerait-il la voie que Paul Ier s'était offert jadis à lui tracer ? Après avoir vaincu la Russie et l'avoir enchaînée de nouveau à sa fortune, ferait-il du Caucase la base d'une expédition extra-européenne ? Il disait à Narbonne : Aujourd'hui, c'est d'une extrémité de l'Europe qu'il faut reprendre à revers l'Asie, pour atteindre l'Angleterre. Vous savez la mission du général Gardane et celle de Jaubert en Perse : rien de considérable n'en est apparu, mais j'ai la carte et l'état des populations à traverser, pour aller d'Erivan et de Tiflis jusqu'aux possessions anglaises dans l'Inde. C'est une campagne peut-être moins rude que celle qui nous attend sous trois mois. Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le Tsar réconcilié ou mort de quelque complot de palais, peut-être un trône nouveau et dépendant (la Pologne), et dites-moi si pour une grande armée de Français et d'auxiliaires partis de Tiflis, il n'y a pas d'accès possible jusqu'au Gange, qu'il suffit de toucher d'une épée française pour faire tomber dans tonte l'Inde cet échafaudage de grandeur mercantile[60].

Qu'aucun de ces projets ait pris en lui forme arrêtée et précise, c'est ce que l'on ne saurait admettre. Pratiquement, toutes ses volontés se tendaient et se concentraient vers un but unique : entrer en Russie et y faire la loi. Nul doute néanmoins que ces conceptions vertigineuses ne l'aient hanté : ses confidences réitérées, les échos de son entourage, son tempérament même et ses habitudes d'esprit en font foi ; il était, dans sa nature d'envisager toujours, à travers l'entreprise en cours, un mystérieux au delà, d'infinies perspectives ; il ne se reposait de l'action que dans le rêve. Cependant, pour donner à l'expédition de Russie un couronnement digne d'elle, à défaut d'un coup de force, un coup de théàtre suffirait peut-être. Suivant quelques témoignages, Napoléon réservait à l'avenir d'extraordinaires surprises de mise en scène et, dès à présent, en disposait les accessoires. Dans la longue file de voilures qui composaient son équipage personnel et s'acheminaient vers l'Allemagne, après les deux cents chevaux de main et les quarante mulets de boit, parmi les vingt calèches ou berlines et les soixante-dix caissons attelés de huit chevaux[61], un mystérieux fourgon aurait pris rang : là, invisibles aux regards, eussent reposé les ornements impériaux, la pourpre semée d'abeilles, la couronne et le globe, le sceptre et l'épée. En quel lieu, en quelle scène de théâtral triomphe Napoléon se fût-il proposé de faire apparaître et figurer ces insignes Voulait-il, dans une cérémonie grandiose, décerner la couronne de Pologne à l'un de ses proches, qui la tiendrait de lui en fief, et après avoir soumis le Midi et le centre du continent, recevoir solennellement l'hommage du Nord ? Voulait-il prendre enfin le titre dont ses soldats l'avaient salué plusieurs fois dans l'exaltation de la victoire, chercher au seuil de l'Orient la couronne de Charlemagne et faire surgir sur le Kremlin de Moscou, dans le décor des basiliques byzantines et des fantasques architectures, sur les degrés de l'Escalier rouge d'où les Tsars se montraient au peuple, un empereur d'Occident, un empereur romain ? Autant de suppositions que nul aveu de sa part ne permet de vérifier ; le fait même dont on s'autorise pour lui prêter ces desseins n'est point établi[62]. C'était toutefois une croyance répandue que, dans le secret de son imagination, l'entreprise commençante devait aboutir pour lui à une consécration suprême, à un investissement nouveau qui l'élèverait sans conteste au-dessus des chefs de l'humanité et ferait apparaître à l'Europe du haut de la Russie conquise, dans le grandissement d'une lointaine et magique apothéose, l'Empereur divinisé.

 

 

 



[1] Voyez la Correspondance impériale, février, mars et avril 1811, et le lucide exposé de Thiers, t. XIII, liv. XLIII.

[2] Correspondance, 18490.

[3] Correspondance, 18490.

[4] Correspondance, 18494.

[5] Correspondance, 18489.

[6] Correspondance, 18488, 18492, 18495.

[7] Le système du baron Fain, dans son Manuscrit de 1812, de Bignon et d'Ernouf, attribuant jusqu'au bout à l'Empereur un désir sincère de traiter et d'éviter la guerre, est aussi insoutenable que celui de Thiers, tendant à rejeter sur Napoléon tous les torts et à dégager la responsabilité d'Alexandre.

[8] Mémoires de Pasquier, I, 518 ; Mémoires de Rovigo, V, 208-220.

[9] Le compte rendu très détaillé de la conversation, avec les paroles mêmes de l'Empereur, se trouve dans le rapport de Tchernitchef publié sans date par la Société impériale d'histoire de Russie, volume cité, 125-144.

[10] Maret à Lauriston, 25 février.

[11] Maret à Otto, 3 avril.

[12] Correspondance, 18523.

[13] Cette pièce, les particularités et citations suivantes sont tirées du dossier de l'affaire, conservé aux archives nationales, F7, 6575, et du compte rendu des débats devant la cour d'assises.

[14] Mémoires de Rovigo, V, 213. Cf. les Mémoires de Pasquier, I, 518-519, et ERNOUF, 345-347.

[15] Archives nationales, F7, 6575.

[16] L'abolition de la peine de mort en matière politique est venue en 1848 modifier cet article.

[17] Note du 2 mars, Archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[18] Correspondance, 18541.

[19] Rapport de Kourakine à Roumiantsof, 6 mars. Archives des affaires étrangères, Russie, 154.

[20] Je fis à ce sujet, écrivait-il dans le rapport précité, des réflexions que le ministre français trouva justes parce qu'il a aussi une maison nombreuse, c'est qu'il est bien difficile de pouvoir compter sur la fidélité de tous les gens dont on 6C sert et qui sont sans cesse autour de nous.

[21] Le duc d'Abrantès au major général, 3 mars. Archives nationales, AF, IV, 1642.

[22] Archives nationales, AF, IV, 1642.

[23] Rapports de Berthier à l'Empereur, correspondance de Berthier avec les chefs de corps, février et mars 1812. Archives nationales, AF, IV, 1642. Ces documents donnent tout le détail de la marche.

[24] DUNCKER, 439-440.

[25] DUNCKER, 442-443.

[26] Correspondance interceptée de Tarrach.

[27] Saint-Marsan à Maret, 31 mars.

[28] Saint-Marsan à Maret, 31 mars. Cf. Le maréchal Oudinot, duc de Reggio, d'après les Souvenirs inédits de la maréchale, 153-154.

[29] Saint-Marsan à Maret, 5 mai.

[30] Saint-Marsan à Maret, 31 mars.

[31] DE CLERCQ, II, 359-362.

[32] Les Souvenirs manuscrits du général Lyautey, qu'il nous a été permis de consulter, donnent à ce sujet de curieux détails.

[33] Archives nationales, AF, IV, 1691.

[34] Davout à Berthier, 23 mars. Archives nationales, AF, IV, 1642.

[35] Lettre précitée du 23 mars.

[36] Correspondance, 18584, 18387, 18588, 18593, 18599, 18605, 18608.

[37] Tableau récapitulatif présenté le 10 mars à l'Empereur par le major général. Archives nationales, AF, IV, 16-V2.

[38] Correspondance, 18608.

[39] Voyez le texte du traité dans DE CLERCQ, II, 369-372.

[40] Maret à Latour-Maubourg, 8 avril.

[41] Correspondance, 18230.

[42] Voyez Fr. MASSON, Napoléon et les femmes, 13-24.

[43] Archives des affaires étrangères, Suède, 297. Cf. ERNOUF, 337.

[44] Correspondance, 18447.

[45] Documents inédits.

[46] THIERS, XIII, 433, 452-453.

[47] Maret à Otto, 16 mars. Après la signature de l'alliance avec l'Autriche, la correspondance entre le ministre des relations extérieures et notre ambassadeur à Vienne prend une activité et une ampleur en font une importante source d'informations.

[48] Maret à Otto, 1er avril.

[49] Mémoires de Pasquier, I, 516.

[50] PRADT, Ambassade dans le grand-duché de Varsovie, 64.

[51] Voyez PASQUIER, I, 497-509.

[52] THIERS, XIII, 458-461.

[53] Documents inédits.

[54] Documents inédits.

[55] Mémoires de Rovigo, V, 226.

[56] Mémoires de Pasquier, I, 525.

[57] Voyez dans le premier sens ses conversations avec Metternich à Dresde (Mémoires de Metternich, I, 122), avec Cambacérès, d'après THIERS, XII, 459- 460 ; dans le second sens, ses conversations avec Narbonne (Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par VILLEMAIN, 175-176) et avec Pradt (Histoire de l'ambassade dans le grand-duché de Varsovie, 154).

[58] Voyez ce sujet le curieux entretien que le prince Eugène eut pendant le congrès de Vienne avec la comtesse Edling, et que celle-ci rapporte dans ses mémoires, 175-176.

[59] Archives nationales, AF, IV, 1687. Cf. Correspondance, 17037-38, 17191.

[60] Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, 175-176.

[61] Baron DENNIÉE, Itinéraire de l'empereur Napoléon pendant la campagne de 1812, p. 15.

[62] Sur ce point obscur et mystérieux, voyez la note portée à l'Appendice, sous le chiffre II.