Conclusions que tire l'Empereur de son entretien avec le duc de Vicence. — Il ne croit plus h l'imminence des hostilités et ralentit ses préparatifs. —Il soupçonne plus fortement Alexandre de vouloir un lambeau de la Pologne, mais réserve jusqu'à plus ample informé ses déterminations finales. — Baptême du roi de Rome. — Coups de sifflet au Carrousel : placards séditieux. — Tchernitchef relève ces symptômes. — L'Empereur à Notre-Daine. — Discours au Corps législatif : allusions à la Pologne. — Lauriston rappelé 'à la fermeté. Difficulté de trouver un moyen de se rapprocher et de s'entendre. — Les préparatifs de guerre se développent en silence. — L'Europe moins inquiète. La diplomatie et la société en villégiature. — Stations thermales de la Bohême. — Tableau de Carlsbad. — Madame de Recke et son barde. — Opérations de Razoumowski, — La discussion continue à Pétersbourg. — Le dissentiment entre les deux empereurs devient moins aigu et plus profond. — Influence d'Armfeldt. — Alexandre prend le parti de ne plus traiter : il adopte à la même époque le plan militaire de Pfuhl. — Ses raisons pour se dérober à tout arrangement et perpétuer le conflit. — Il décline la médiation autrichienne et prussienne. — Procédés évasifs et dilatoires. — Napoléon s'aperçoit de ce jeu et constate en même temps de nouvelles infractions au blocus. — Explosion de colère. — La journée du 15 août aux Tuileries. — Audience diplomatique : la salle du Trône. — Prise à partie de Kourakine. — Napoléon déclare qu'il ne cédera jamais un pouce du territoire varsovien. — Son langage coloré et vibrant : ses comparaisons, ses menaces. — Kourakine tenu longtemps dans l'impossibilité de placer un mot. — Coup droit. — Trois quarts d'heure de torture. — Travail avec Sa Majesté. — Napoléon fait composer sous ses yeux un mémoire justificatif de sa future campagne : importance de cette pièce : elle fait l'historique du conflit et met supérieurement en relief le nœud du litige. — Pernicieuse logique. — Raisons qui empêchent Napoléon de faire droit aux désirs soupçonnés de la Russie. — Le duché de Varsovie et le blocus. — La guerre est à la fois décidée et ajournée. — Napoléon se fait une règle de prolonger avec Alexandre des négociations fictives, de préparer lentement ses alliances de guerre et de donner à ses armements des proportions formidables : il fixe au mois de juin 1812 le moment de l'irruption en Russie. I Sans produire le résultat désiré par le duc de Vicence, le mémorable entretien du 5 juin ne fut pas dépourvu d'effet. Si l'Empereur avait réagi avec violence contre le trouble passager où l'avaient jeté les paroles de son grand écuyer, il n'arrivait pas à s'en dégager totalement. On le vit quelque temps pensif, préoccupé, partagé entre des impulsions contradictoires. En somme, sur le point essentiel, sur la question de savoir à quel prix pourrait se rétablir l'entente, la conversation ne l'avait pas tout à fait éclairé. Il croyait de plus en plus que la Russie exigeait, comme condition sine qua non d'un arrangement, l'abandon partiel du grand-duché, mais il n'en était pas absolument sûr[1]. Tant qu'il n'aurait pas à cet égard une certitude, il réserverait ses déterminations finales. Sans relever les insinuations faites à Caulaincourt et à son successeur, il attend qu'elles se reproduisent ou se modifient. Sur un point, il tirait dès à présent de l'entretien une conclusion formelle : les affirmations de Caulaincourt l'avaient à peu près convaincu que la Russie n'attaquerait pas dans le courant de cette année. Par conséquent, il avait plus de temps devant lui pour s'apprêter à la guerre, si elle devait nécessairement avoir lieu, pour réunir aussi et peser tous les éléments d'appréciation. Jugeant que les circonstances décidément moins urgentes[2] laissent plus de latitude à ses mouvements et de jeu à sa pensée, il s'abstient de tout acte irrévocable et même ralentit légèrement ses préparatifs militaires. Dès le 5 juin, c'est-à-dire au lendemain du jour où il a reçu le duc de Vicence, il expédie certains contre-ordres, retient en France plusieurs détachements dirigés vers l'Allemagne. Les jours suivants, il révoque quelques commandes de troupes faites à ses confédérés, reporte sur l'Espagne une partie de son attention, envisage le Nord d'un œil moins hostile[3]. Cette détente n'échappa pas à son entourage : elle rendit à Caulaincourt, qui se voyait traiter avec des alternatives de bienveillance et de froideur, un douteux et fugitif espoir[4]. Ce fut durant cette accalmie que s'accomplit la cérémonie du baptême ; elle devait concorder avec l'ouverture de la session législative, retardée à cause des fêtes, et avec la réunion du concile national, destiné à consacrer la mainmise de l'État sur le gouvernement de l'Église. L'Europe attendait avec anxiété ces divers événements, car ils fourniraient à l'Empereur l'occasion de parler publiquement et de lancer quelques-unes de ces paroles qui éclairaient l'avenir. Le baptême se fit le 9 juin. A cinq heures du soir, le roi de Rome fut conduit solennellement à l'église métropolitaine, où l'attendaient les grands corps de l'État, les autorités de la capitale, les députations, cent archevêques et évêques. L'Empereur se rendit lui-même à Notre-Dame avec l'Impératrice dans la voiture du sacre, précédé et suivi de ses grands officiers et officiers. La foule contemplait ce spectacle avec curiosité, avec admiration ; mais l'enthousiasme suscité par la naissance du prince commençait à tomber. Depuis quelque temps, la crise économique sévissait sur Paris avec un redoublement d'intensité : plus de travail au faubourg Saint - Antoine, des ateliers déserts, des métiers abandonnés, des groupes d'ouvriers errants par les rues, désœuvrés et sombres. Le contraste de ces misères avec le déploiement des splendeurs officielles, avec l'or et l'argent inutiles qui brillaient à profusion sur les costumes et les livrées, sur les harnais et les voitures, éclatait trop vivement pour ne point provoquer des réflexions haineuses et des murmures de colère. Depuis plusieurs jouis, la police avait à arracher des placards séditieux apposés la nuit dans les quartiers populaires[5]. Le 9, quand le cortège impérial quitta les Tuileries et déboucha sur la place du Carrousel en passant sous l'Arc de triomphe, les acclamations furent beaucoup moins nourries qu'à l'ordinaire ; même, deux ou trois coups de sifflet partirent stridents. C'est du moins ce que nous apprend Tchernitchef dans un venimeux rapport[6] : le jeune Russe, se tenant à l'affût des mauvaises nouvelles, attentif à instruire son maitre de tous les indices qui pourraient encourager ou réveiller ses dispositions hostiles, prenait plaisir à lui faire savoir que l'exaspération contre le despote gagnait en profondeur, et que Napoléon était moins sûr de Paris. Est-ce à cet accueil de la population qu'il faut attribuer la tristesse de l'Empereur en ces jours de triomphe ? Pendant toute la cérémonie du 9, on le vit sombre, distrait, taciturne, et ce fut seulement à la fin de l'office qu'un éclair perça ces nuages. Après l'accomplissement des pratiques rituelles, l'Empereur prit des bras de l'Impératrice l'enfant de France, enveloppé de ses voiles, pour le présenter au peuple. Le jour tombait ; dans l'obscurité croissante, les lustres du chœur, les gerbes de lumière, les milliers de cierges brillaient d'un éclat plus intense, mettaient au fond de la nef un amoncellement d'étoiles, et soudain l'Empereur apparut dans cette gloire, debout, surhumain, tenant et exaltant dans ses bras son blanc fardeau. A cet instant, une subite émotion l'envahit, un resplendissement de joie et d'orgueil transfigura sa face, tandis que le chef des hérauts d'armes entonnait le : Vive l'Empereur ! — Vive le roi de Rome ! et que toute l'assistance officielle répétait ce cri frénétiquement, faisant passer dans l'immense vaisseau un ouragan d'acclamations[7]. Une semaine fut ensuite consacrée aux fêtes données par la ville, aux divertissements populaires. Le 16, trois jours avant la réunion du concile, l'Empereur présida la séance d'ouverture du Corps législatif. Son discours fut comme à l'ordinaire un exposé de sa politique : l'Angleterre en faisait naturellement les frais : c'était elle, c'étaient ses suggestions perfides qui avaient occasionné les bruits de guerre dont l'Europe avait été récemment troublée, dont la prospérité publique avait eu à gémir : Les Anglais, disait
l'Empereur[8],
mettent en jeu toutes les passions. Tantôt ils
supposent à la France tous les projets qui peuvent alarmer les autres
puissances, projets qu'elle aurait pu mettre à exécution s'ils étaient entrés
dans sa politique : tantôt ils font un appel à l'amour-propre des nations
pour exciter leur jalousie : ils saisissent toutes les circonstances qui font
naître les événements inattendus des temps où nous nous trouvons : c'est la
guerre sur toutes les parties du continent qui peut seule assurer leur
prospérité. Je ne veux rien qui ne soit dans les traités que j'ai conclus. Je
ne sacrifierai jamais le sang de mes peuples pour des intérêts qui ne sont
pas immédiatement ceux de mon empire. Je me flatte que la paix du continent
ne sera pas troublée. Les phrases précédant l'expression de ce vœu s'appliquaient à la Pologne et promettaient implicitement que la France ne partirait pas en guerre pour la gloire et le plaisir de libérer un peuple. C'était comme un écho très affaibli des paroles que l'Empereur avait prononcées solennellement en 1809, alors qu'il désirait épouser la sœur d'Alexandre. Pour le cas peu probable où la Russie se contenterait aujourd'hui de telles satisfactions, il n'entendait pas les lui refuser. Lauriston fut chargé de faire ressortir en Russie le
caractère pacifique du discours, concordant avec un ensemble de symptômes
rassurants, et d'insister sur l'urgence d'un arrangement : Faites comprendre à Lauriston, — écrivait
l'Empereur au duc de Bassano, — que je désire la
paix, et qu'il est bien temps que tout cela finisse promptement. Mandez-lui
que, l'arrivée de Caulaincourt et ses dernières lettres faisant espérer que
l'Empereur revient à des dispositions différentes, et que tout ceci n'est que
le résultat d'un malentendu, si la Russie ne fait plus de mouvements, je n'en
ferai plus ; que j'avais demandé à la Bavière et à Bade de nouveaux
régiments, et que je viens de contremander cette demande ; que j'ai arrêté le
départ de canons qui étaient destinés pour les places de l'Oder ; que, quant aux convois en ce moulent en chemin et
dont on pourrait apprendre l'arrivée à Dantzick, il faut qu'on remarque la
distance, qui explique que ce sont des mouvements effectués d'après des
ordres donnés il y a deux mois[9]. Ces mouvements, Napoléon n'admet pas un instant qu'on les lui reproche, car ils ont été la conséquence de l'attitude adoptée au printemps par la Russie. A l'aspect des colonnes s'avançant vers le duché en masses profondes, la France s'est trouvée dans le cas de légitime défense : son droit d'armer était positif, indéniable, et il ne semble pas que Lauriston l'ait suffisamment fait valoir. Lisant les premières dépêches de cet envoyé, Napoléon s'aperçoit qu'il a du premier coup subi l'ascendant d'Alexandre et mal résisté à la séduction : dans la controverse, il s'est montré faible et mou, il n'a pas usé de ses avantages, il n'a pas su faire justice de raisonnements captieux : lui aussi, si l'on n'y met ordre, va se laisser enjôler, enguirlander, et tout de suite Napoléon lui fait adresser par le duc de Bassano un sévère rappel à la fermeté, l'injonction d'avouer très haut et de justifier nos armements, au lieu de se jeter dans des dénégations vagues, embarrassées et d'ailleurs contraires à l'évidence : Dites à Lauriston, — écrit l'Empereur au ministre, — qu'il comprend mal ma position, que la Russie sait tout cela ; que je l'ai dit à tous les Russes, parce qu'il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir toutes mes routes chargées de convois, de détachements en marche, de convois militaires, et qu'on ne peut pas dépenser vingt-cinq millions par mois sans que tout soit en mouvement dans un pays ; mais que ces mouvements, je ne les ai ordonnés qu'après club la Russie m'eut fait connaître qu'elle pouvait changer et saisir le premier moment favorable pour commencer les hostilités. Dans votre lettre à Lauriston, ajoutez : L'Empereur trouve fort extraordinaire que vous vous soyez trouvé si à court de discussion dans cette circonstance..... L'Empereur n'a pas armé lorsque la Russie armait en secret : il a armé publiquement et lorsque la Russie était prête, d'après ce que dit l'empereur Alexandre lui-même. L'Empereur n'a pas fait de manifeste[10] ni de querelle aux veux des cours de l'Europe ; il n'a pas même fait de réponse ; enfin l'Empereur ne demande pas mieux que de remettre les choses dans l'état où elles étaient. Il l'a proposé ; mais au lieu d'envoyer quelqu'un pour négocier, on dit des choses peu solides. L'intention de l'Empereur n'est donc pas que vous niiez les armements et que vous mettiez la Saxe dans une position embarrassante, mais que vous demandiez avec instance qu'on fasse cesser cet état violent, non par des récriminations, mais par des explications sincères et en cherchant des moyens d'arrangement, si on peut en trouver[11]. Cette restriction, cette formule essentiellement dubitative livre la pensée vraie de l'Empereur. Il ne désire point la guerre par dessein préconçu : au fond, il ne demanderait pas mieux que de l'éviter et saurait gré à qui la lui épargnerait. Seulement, il entrevoit de moins en moins la possibilité d'échapper à la rupture par un accord transactionnel. La pensée de faire droit pleinement aux désirs de la Russie et de démembrer le duché lui demeure odieuse : Partez bien de ce principe, fait-il écrire à Lauriston[12], qu'il faudrait que les armées russes nous eussent ramenés sur le Rhin pour nous faire souscrire à un démembrement aussi déshonorant. — Cela serait déshonorant, reprend-il avec force, et pour l'Empereur l'honneur est plus cher que la vie. Mais il se rend compte également qu'à défaut de cette satisfaction impossible, la Russie ne reprendra jamais confiance, qu'il reste bien peu d'espoir de tourner la difficulté et de trouver un biais : qu'en un mot, en dehors de ce qu'il ne veut pas faire, il n'y a rien de praticable. C'est pourquoi, malgré ses assurances pacifiques, malgré ses protestations relativement sincères, l'obsession de la guerre inévitable pour l'année prochaine le possède toujours et le domine, continue à inspirer la plupart de ses actes. Après avoir un instant suspendu les envois de troupes en Allemagne, il les reprend très vite. Sans doute, il diminue plutôt qu'il n'augmente ses forces de première ligne : pour répondre à l'une des préoccupations d'Alexandre, il cesse d'accroitre la garnison de Dantzick, arrête sur l'Oder un des régiments destinés à occuper cette place, fait opérer quelques marches rétrogrades à une portion de la brigade westphalienne commandée pour le même service ; mais ces précautions ont pour but de masquer des mouvements plus importants qui s'accomplissent en arrière. Les bataillons de dépôt rejoignent définitivement l'armée de Davout et y insinuent trente mille hommes de plus : autour de l'Allemagne, Napoléon organise avec plus de soin et sur des proportions plus vastes les masses de renfort. Sur la rive gauche du Rhin, sur le versant méridional des Alpes, il substitue de véritables armées à des formations hâtives et partant incomplètes[13]. Il veut se mettre en mesure, à l'heure opportune, de verser sur l'Allemagne un déluge de soldats et de le pousser en torrent jusqu'aux frontières de la Russie. II Cette préparation lente et méthodique frappait moins les regards que le fiévreux travail de la période précédente. En Allemagne, en Autriche, en Pologne même, dans tous les pays qui avaient craint de devenir le théâtre et l'enjeu de la lutte, on crut que décidément la guerre s'éloignait. Dans les chancelleries, dans le conseil des souverains, à l'affolement produit par l'imminence de la crise et l'embarras des résolutions à prendre, succédait un calme relatif. La politique chômait ; la diplomatie prenait ses vacances : le grand monde se répandait dans les villes d'eaux de la Bohème, pour v jouir des splendeurs d'un merveilleux été. Il n'était pas jusqu'aux Russes de -Vienne, jusqu'à ces infatigables artisans de discorde qui ne parussent désespérer d'une rupture immédiate. Après avoir pendant tout le printemps poussé furieusement à la guerre et cherché à y entraîner l'Autriche, ils quittaient momentanément la place et s'en allaient, suivant le mot de notre ambassadeur, noyer leur amertume dans les eaux de Baden, de Carlsbad et de Tœplitz[14]. Mais ce déplacement ne suspendait pas leur activité ; il leur permettait au contraire, à l'aide de nombreux renforts arrivés de Russie et d'auxiliaires trouvés sur place, de renouveler leur guerre de partisans, d'ouvrir une campagne d'été, propre à réveiller et à nourrir le mécontentement de l'Empereur. La Bohème se trouvait sur le chemin de toutes les nouvelles et de toutes les intrigues. Depuis le mariage de Marie-Louise, la partie intransigeante de la noblesse autrichienne avait émigré à Prague : elle avait fait de cette ville son refuge et son retranchement. Puis, les agents secrets que l'Angleterre versait continuellement sur l'Europe, après avoir atterri en Suède, après s'être faufilés en Prusse, cheminaient à travers la Saxe et la Bohème pour gagner Vienne, où ils allaient travailler la société et pervertir l'opinion : avant de pousser jusqu'à ce terme de leur voyage, ils prenaient langue à Carlsbad ou à Tœplitz. C'était là aussi qu'affluaient des divers pays germaniques, comme en un point central, comme en un parloir périodiquement ouvert, les émissaires du Tugendbund, les dépositaires du secret patriotique, les membres de ces mystérieuses confréries qui composaient en Allemagne, parmi l'affaissement de tous les pouvoirs constitués, la seule force active et belligérante. Nos représentants en Autriche et en Saxe, observateurs désignés, traçaient alors un tableau assez piquant des stations thermales de la Bohême, de ces rendez-vous d'élégance et d'intrigue, où l'opposition contre nous prenait toutes les formes, depuis les plus violentes jusqu'aux plus puériles, et s'amusait de satisfactions sentimentales, en attendant mieux : Depuis la fâcheuse aventure de Schill, écrivait un agent de surveillance, les chevaliers et chevalières de la Vertu ont continué à travailler à la restauration de l'antique Germanie ; et comme rien ne doit être négligé pour faire le bien, ils ont envoyé dans les diverses parties de l'Allemagne des missionnaires habiles qui, tantôt par leur éloquence, tantôt par des ouvrages mystiques, s'efforcent de faire germer les graines répandues pendant la dernière guerre. Les clames mêmes se chargent de ces missions honorables, et la comtesse de Becke s'est acheminée à Carlsbad pour y présider le club de la Vertu et relever la colonne d'Arminius. Les membres de cette société se reconnaissent par des signes convenus, et ont, principalement dans le Nord, des moyens de communication. Pour conserver les formes antiques de son pays, Mme de Recke est accompagnée d'un barde, qui, suivant le sentiment unanime du club, est l'homme le plus éloquent et le plus grand poète de son siècle. Issu de la colonie française de Berlin, il n'a contre lui que son nom ; il s'appelle Didier, ci-devant chanoine de Magdebourg. Le génie fécond de ce nouveau Tyrtée enchante, transporte et enivre tous ceux qui ont la permission d'assister aux séances. Des odes, des apologues, des chants de guerre varient les plaisirs des auditeurs. Pour donner une juste idée de la finesse de ses allusions, on se borne à citer ici la fable du Tigre, où, après mille incidents plus ingénieux les uns que les autres, le tigre finit par manger le lion, l'éléphant, les léopards et les ours. L'auteur fait entendre que ce tigre n'est autre chose que l'empereur Napoléon lui-même. Communément la séance se termine par un chant de Guerre de la composition de M. le chanoine. La dernière ode, le martyre de la bienheureuse reine de Prusse, ayant été applaudie avec extase, il s'est écrié : Que ne puis-je la chanter à la tète de deux cent mille hommes ! Mme de Recke a une telle horreur de tout ce qui est français, qu'elle a fait vœu, dit-on, de ne plus parler notre langue[15]. Autour de ce singulier cénacle se groupaient des officiers prussiens, prêts à tout sacrifier aux mânes de leur reine, des mouchards anglais, des émigrés français, d'anciens chefs de chouans, tous s'animant les uns les autres, chuchotant et gesticulant, s'insurgeant en paroles contre le puissant dominateur de l'Europe. Leur horreur de la France était telle que la venue annoncée d'un de nos diplomates, du respectable baron de Bourgoing, ministre impérial à Dresde, faisait s'envoler toute une partie de cette bande, comme à l'approche d'un pestiféré. La présence d'un de nos officiers provoquait des manifestations scandaleuses : Sa décoration de la Légion d'honneur donnait des vapeurs aux femmes qui se vantaient d'avoir montré du caractère, c'est-à-dire d'avoir été à son égard aussi grossières qu'il est possible[16]. Dans ce milieu où bouillonnaient tant de passions, on juge si l'arrivée du comte Razoumowski, chef de la faction russe à Vienne, fit sensation, lorsqu'il parut avec ses amis comme un général au milieu de ses troupes, plein d'audace et de jactance, se donnant pour mission de coaliser tous les mécontentements et de les mener haut la main à une action commune. Il arriva avec une suite et un équipage de souverain, s'établit à Franzbrunn, près d'Egra, poste dominant d'où il surveillerait toutes les stations de la Bohême et centraliserait les intrigues[17]. Ses opérations commencèrent aussitôt, régulièrement organisées. Tout un personnel d'agents secondaires travaillait sous ses ordres ; il eut ses employés, ses bureaux : deux secrétaires à cheval étaient occupés journellement à porter sa volumineuse correspondance ; dans chacun des bains du voisinage, il avait établi un homme à lui, un distributeur de paroles, et aucun voyageur ne quittait la Bohème sans rapporter dans son pays ce mot d'ordre : agir sur les gouvernements par l'opinion et les disposer à de prochaines prises d'armes, la guerre contre la France devant être l'état habituel de tout gouvernement bien ordonné[18]. Des princes et princesses de sang royal, des souverains en disponibilité, ne dédaignaient point d'assister Razoumowski dans son œuvre de propagande fanatique. Ses principaux coadjuteurs étaient l'électeur de Hesse, dépossédé de ses États et réfugié en Bohême, le prince Ferdinand de Prusse, et les jeunes duchesses de Courlande, qui savaient allier avec beaucoup d'abandon la galanterie à la politique[19]. Pendant quelques semaines, l'audace entreprenante de ces personnages fut telle que nos agents crurent voir se former à Carlsbad un véritable congrès de mécontents, d'où pourrait sortir le feu d'une nouvelle coalition[20]. Ce qui les rassurait relativement, c'était le manque d'accord entre les divers groupes d'étrangers. La plupart abhorraient la France, mais tous se détestaient entre eux. Les Prussiens méprisaient les Saxons ; ceux-ci faisaient bande à part, se distinguaient par leur tiédeur pour la cause commune et échappaient à peu près aux atteintes de la fièvre germanique[21]. Les Russes fréquentaient de préférence les membres de l'aristocratie viennoise, et cet exclusivisme leur faisait tort auprès des autres Allemands. Néanmoins, leurs exhortations, leurs pronostics, tenaient en haleine les espérances et les colères, encourageaient le zèle guerroyant des sociétés secrètes, maintenaient parmi les peuples d'Allemagne un levain d'agitation et de révolte. A Pétersbourg, les bruits de guerre immédiate s'étaient à peu près dissipés : la discussion avec la France baissait d'un ton, mais continuait, s'éternisait, monotone et stérile. C'était toujours de part et d'autre reprise des mêmes plaintes, répétition des mêmes arguments. Parfois, on variait, on renforçait un peu les expressions, sans changer le fond et la substance des raisonnements, et deux grands gouvernements semblaient se livrer à cet exercice de rhétorique qui consiste à répéter interminablement les mêmes choses sous des formes différentes. Seul, par désir de conciliation, Roumiantsof s'efforçait d'introduire dans le débat quelques éléments nouveaux, cherchait toujours une base d'accord. Envisageant la question du duché sous un point de vue nouveau, il laissait entendre à Lauriston que, sans toucher à l'intégrité matérielle de cet État, on pourrait le transformer et anéantir en lui tout esprit d'expansion : on pourrait lui enlever son autonomie, son gouvernement et ses institutions propres, son administration indigène, le dénationaliser en quelque sorte et le réduire à la condition de simple province saxonne[22]. Mais Alexandre ne parlait plus de la Pologne. II laissait le chancelier s'épuiser à la recherche de vains expédients et ne le suivait plus dans cette voie : moins pacifique, plus entier et plus exigeant sous son masque d'impassible douceur, il s'était juré de ne fermer le conflit qu'au cas où Napoléon lui accorderait le gage éclatant qu'il avait en vue. Ce résultat vainement attendu de la mission Tchernitchef, il avait pensé que le retour du duc de Vicence à Paris et ses instances pourraient le produire. Après le départ de l'ambassadeur, on l'avait vu en proie à une impatience et à une émotion mal dissimulées, calculant la durée du voyage et le temps nécessaire pour le retour d'un courrier, comptant les jours, presque les heures. Au commencement de juin, il avait compris que Caulaincourt arrivait à Paris et s'était senti au moment décisif. Depuis, plusieurs semaines s'étaient écoulées, sans apporter de réponse satisfaisante, et rapprochant ce silence d'autres indices, Alexandre l'interprétait comme un refus[23]. Voyant que Napoléon n'entrait pas dans la voie des concessions caractérisées, il ne voulait plus traiter, renonçait à présenter des moyens d'apaisement et de concorde : la démarche à la fois énigmatique et pressante qu'il avait tentée par l'intermédiaire de Caulaincourt avait épuisé sa bonne volonté. Une influence étrangère contribuait à dissiper ses dernières hésitations. Tous les témoignages de première main s'accordent à signaler durant cette période la faveur croissante du Suédois Armfeldt et son rôle dans les événements. Peu à peu, les bienfaits, les encouragements, les marques d'intérêt venaient le trouver et le mettaient hors de pair : son crédit tout intime ne laissait plus de place aux conseils officiels de Roumiantsof et reléguait au second rang Speranski lui-même. Le Suédois avait gagné la confiance du maitre par l'indépendance mémé de ses allures : Alexandre se piquait de détester les flatteurs, et le meilleur moyen de lui faire agréer un avis était de le lui présenter avec quelque rudesse ; on donnait ainsi à cet autocrate, qui rougissait de l'être, l'illusion de commander à des hommes libres. Armfeldt lui parlait haut et ferme : Très éloigné, dira de lui bientôt un observateur perspicace[24], de ce caractère et de ce langage serviles qui caractérisent le peuple esclave, le baron d'Armfeldt a surtout frappé et conquis l'Empereur par sa franchise et sa hardiesse à lui opposer le tableau de ce qu'il pouvait être à celui de ce qu'il était. Avec une insistance presque cruelle, il faisait sentir au Tsar l'infériorité de sa position présente, les dégoûts dont Napoléon l'abreuvait, l'humiliation et le danger de céder toujours, la nécessité de se reprendre et de résister, sous peine de n'être plus qu'un fantôme d'empereur : il lui adressa un long mémoire portant cette épigraphe To be or not to be[25]. Sensible à ces âpres mises en demeure, Alexandre s'imprégnait des idées qu'on lui versait dans l'esprit, mais il les appliquait conformément à son caractère et à son génie propres, plus portés d'ordinaire aux ténacités inertes qu'aux brusques initiatives. Il se fixait à une politique toute de négations, à un système évasif et dilatoire, à une intransigeance voilée, sans se dissimuler qu'il provoquait ainsi et finirait par s'attirer la guerre. Après s'y être préparé le premier, après avoir été sur le point de la commencer, après s'être prêté ensuite à quelques tentatives pour l'éviter, il revenait à y voir, comme au printemps, le dénouement certain et obligé du conflit, avec cette différence qu'il entendait désormais se faire attaquer au lieu d'attaquer, laisser venir à lui l'adversaire, au lieu de le devancer. En effet, à l'instant même où il cède en politique aux suggestions belliqueuses d'Armfeldt, il choisit définitivement, comme guide et conseiller militaire, Pfuhl le temporisateur. Il adopte officiellement son plan : il prescrit d'organiser des lignes de défense conformément aux données admises et charge l'Allemand Wolzogen de préparer cette œuvre[26]. S'il incline encore à faire précéder le grand recul par une pointe en Pologne, c'est à seule fin de désorganiser autant que possible les moyens de l'envahisseur : il ne s'agit plus là que d'une offensive strictement limitée, destinée à faire commencer de plus loin la retraite dévastatrice et la résistance fuyante : il s'agit surtout d'une offensive purement stratégique. Politiquement, Alexandre est résolu à éviter toute mesure violente, tout éclat, jusqu'à ce que les Français se soient avancés assez loin en Allemagne, assez près de ses frontières, pour le mettre en état de légitime défense. Ce qu'il veut avant tout, c'est se donner aux yeux de l'Europe l'apparence du droit et les dehors de la longanimité. Tous ses efforts vont tendre à perpétuer le conflit, mais à le perpétuer sans en avoir l'air, en rejetant sur son rival la responsabilité et l'odieux de la rupture. Dans ce but, il évite désormais toute allusion au duché de Varsovie ; celant au plus profond de son âme le grief réel, il n'allègue que le grief apparent, la réunion de l'Oldenbourg, et joue avec un art consommé de cette affaire, où il a incontestablement le beau rôle et peut se dire l'offensé. D'un ton triste et doux, il continue à se plaindre de l'outrage : il réclame vaguement une satisfaction. Si la France le serre de plus près et le conjure d'énoncer ses désirs, il se borne à demander la réparation du préjudice causé, la réintégration du duc dans le patrimoine familial. Lui parle-t-on d'équivalent et de compensation, il ne dit ni oui ni non : il promet d'expédier à Kourakine les pouvoirs nécessaires pour conclure un accord et se garde de les envoyer : il se dit invariablement prêt à terminer l'affaire et n'en fournit jamais les moyens[27]. En même temps, il a soin d'affirmer très haut, de publier que la saisie de l'Oldenbourg, si pénible qu'elle lui ait été, ne constitue pas à ses yeux un casus belli, qu'il ne revendiquera jamais les armes à la main les droits de sa maison. Par conséquent, si Napoléon renforce ses effectifs, glisse de nouvelles troupes en Allemagne, prépare ses instruments d'agression, c'est sans cause valable, c'est par pur délire d'ambition et d'orgueil, c'est pour soumettre au joug un empire qui ne demande qu'à vivre en paix avec lui et à demeurer son allié. En prenant cette attitude, le Tsar gagnait aussi l'avantage de pouvoir éconduire les puissances intéressées à empêcher le conflit et à proposer leur entremise pacificatrice, car, rte voulant pas d'accord, il ne voulait point de médiateur. Lorsque tour à tour la Prusse et l'Autriche, sortant d'une quiétude momentanée et reprenant l'alarme, le conjurent d'accepter leurs offices, il feint l'étonnement : il ne sait de quoi on lui parle : qu'est-il besoin de conciliateurs, puisqu'il n'est pas question de guerre ? Sa Majesté Impériale, — fait-il écrire à Vienne[28], — a cru d'autant plus devoir décliner l'intervention d'une puissance tierce qu'en l'acceptant elle aurait nécessairement fait supposer un état de mésintelligence entre les cours de Pétersbourg et des Tuileries, mésintelligence qui n'existe pas, puisque Sa Majesté Impériale persiste invariablement dans ses anciens sentiments et ses relations politiques avec la France, qui de son côté ne cesse de lui donner l'assurance de son amitié. Cependant, le litige discrètement entretenu fournira motif au Tsar pour fermer les yeux de plus en plus sur la contrebande et rouvrir finalement ses ports au commerce régulier de l'Angleterre : c'est l'une de ses grandes raisons pour se soustraire à un arrangement qui l'emprisonnerait à nouveau dans l'alliance[29]. Si Napoléon supporte ce détachement plus complet et, voyant que les Russes ne bougent de leurs positions défensives, arrête lui-même et rappelle ses armées, Alexandre ne l'ira pas chercher : mais il est infiniment plus probable que le conquérant poussera à bout ses projets destructeurs, commencera la guerre et l'invasion. Cette guerre, Alexandre l'acceptera alors avec une tranquille vaillance, résolu à la faire acharnée, terrible, éternelle, en s'aidant du climat et de la nature, et il se dit qu'il aura préalablement remporté un grand avantage moral et gagné son procès devant l'opinion européenne. Son calcul était juste, puisque son jeu subtil et patient, sans faire illusion totalement aux contemporains, a trompé pendant quatre-vingts ans la postérité et l'histoire. Il ne trompa pas Napoléon. En voyant la Russie se dérober a toute explication, l'Empereur en conclut qu'elle ne voulait point d'accommodement, parce qu'elle désespérait d'obtenir l'objet réel de ses convoitises. Ainsi, il a vu clair, il a deviné juste : comme compensation à l'Oldenbourg, on tenait à obtenir une fraction du duché et on n'admet pas autre chose. Ce qu'on attendait de lui, c'était qu'il livrât sa première ligne de défense, qu'il frappât lui-même ce peuple polonais dont il avait éprouvé le dévouement, qu'il lui infligeât une nouvelle mutilation. L'an passé, en lui proposant le fameux traité, on ne lui avait demandé que de ratifier le partage : on voudrait aujourd'hui le lui faire recommencer, et cette prétention le courrouce. En même temps, les nouvelles du Nord lui apprennent qu'avec la belle saison le commerce anglais dans la Baltique, à peine déguisé sous pavillon américain, reprend sur des proportions infiniment accrues. Les navires fraudeurs ne se bornent plus à se glisser un à un et subrepticement à Riga ou à Pétersbourg : ce sont de véritables flottes marchandes, des convois de cent cinquante bâtiments à la fois, qui abordent aux ports de Russie : on les y reçoit impudemment, on les laisse déverser sur le littoral d'opulentes cargaisons, et ce trafic, en permettant à l'Angleterre d'écouler une partie des produits qui l'encombrent et l'oppressent, l'empêche de périr de surabondance et de pléthore[30]. Voilà donc à quoi tendaient les prétendues alarmes de la Russie, ses terreurs simulées, ses plaintes, les querelles qu'elle nous cherchait : en admettant qu'elle n'ait pas eu l'intention formelle de faire la guerre, elle voulait se ménager un prétexte pour reprendre avec les Anglais des relations profitables, tout en nous arrachant une concession humiliante et funeste. Son jeu est clair désormais, son système se déroule[31], et ces constatations achèvent de décider l'Empereur. Cédant à une brusque colère, obéissant aussi à une pensée politique et au désir de se rallier l'opinion, il éprouve le besoin de dénoncer publiquement ses griefs, de démasquer aux yeux de toute l'Europe les intentions d'Alexandre, de proclamer que les Russes veulent un lambeau de la Pologne et ne l'obtiendront jamais. L'occasion lui en fut fournie le 15 août, jour de sa fête. Chaque année, il faisait célébrer cette date par des réjouissances populaires et par la tenue aux Tuileries d'une grande assemblée. Le cérémonial habituel du dimanche s'observait en cette occasion avec un surcroît de solennité, et l'Empereur présidait en personne à ces représentations grandioses, qu'il machinait comme des scènes d'opéra, avec cortège, défilé, figurations somptueuses, et qui remettaient périodiquement sous les yeux du public l'apothéose de sa puissance. C'était une série de spectacles magnifiquement et ponctuellement réglés : à l'heure de la messe, la sortie des grands appartements, l'apparition successive des pages, aides et maîtres des cérémonies, écuyers, préfet du palais et chambellans, de l'aide de camp de service, des cinq grands officiers de la couronne, de l'Empereur enfin, suivi du grand aumônier, des princes et colonels généraux : c'était l'Impératrice s'acheminant de son côté avec les princesses et tous ses services ; parfois, la conjonction des deux cortèges, leur déploiement sur le grand escalier, la traversée lente des salons et des galeries, l'arrivée à la chapelle, où le peuple était admis à contempler Leurs Majestés : sur les divers points du parcours, des détachements de la garde échelonnés. des grenadiers présentant les armes, des tambours battant aux champs, des rangées d'uniformes et de costumes de cour se détachant sur le décor luxueux des appartements, sur les ors et les marbres, sur la pourpre des tentures : l'appareil le plus propre à frapper les yeux, à émouvoir les esprits, à rehausser de faste et de splendeur le culte tout viril qui se rendait au souverain[32]. Après la messe, il y avait souvent parade militaire dans la cour du château : avant ou après la messe, il y avait invariablement audience dans les grands appartements et réception du corps diplomatique. Les ambassadeurs et ministres étrangers étaient introduits dans la salle du Trône ; eux seuls avaient droit d'y venir, avec les ministres secrétaires d'État, avec un certain nombre de privilégiés, et c'était dans cette partie du château auguste entre toutes que Napoléon, après s'être montré à eux dans l'environnement de sa pompe impériale, accueillait leurs hommages. Le 15 août 1811, l'audience diplomatique eut lieu avant la messe. A midi, tandis qu'au dehors des salves d'artillerie signalaient la solennité du jour, l'Empereur fit son entrée dans la salle et prit place sur le trône. Successivement, les princes grands dignitaires, les cardinaux et les ministres, les grands officiers de l'Empire, les grands aigles de la Légion d'honneur et autres dignitaires furent admis à lui présenter leurs vœux[33]. Après eux, le corps diplomatique parut, précédé par un maître et un aide des cérémonies, introduit par le grand chambellan. Il se déploya en cercle autour du trône, ses membres se plaçant par ordre d'ancienneté dans leur poste. Le prince Kourakine figurait à son rang, moins mal portant qu'à l'ordinaire, resplendissant comme un soleil dans ses habits constellés de décorations et de pierreries, formant groupe avec le prince de Schwartzenberg et l'ambassadeur d'Espagne. L'Empereur descendit du trône. Lentement et par deux fois, il fit le tour du cercle, s'arrêtant çà et là pour jeter un mot, une question, pour se faire nommer les étrangers qui avaient sollicité l'honneur de l'approcher : ce jour-là, la liste des présentations comprenait, avec un général bavarois et un colonel suisse, trois citoyens des États-Unis[34]. Ces diverses opérations prirent un certain temps. Dans la salle, la chaleur était étouffante : par cette radieuse journée d'août, une lumière blanche et crue tombait des hautes fenêtres, faisait flamber d'un éclat aveuglant les broderies massives des uniformes, ajoutait au malaise que causaient à chacun la longueur de la séance, la foule et la presse, l'angoisse de la comparution devant l'arbitre de toutes les destinées, devant le maître et le juge. Quand les formalités d'usage eurent été entièrement accomplies, il parut que le cercle touchait à sa fin : une grande partie de l'assemblée s'était écoulée déjà dans les salons voisins : il ne restait dans la salle du Trône, avec le corps diplomatique, que quelques ministres et cordons rouges ; on attendait le moment où l'Empereur allait faire prévenir l'Impératrice et se rendre à la chapelle, pour entendre la messe et le chant du Te Deum, lorsqu'on le vit se rapprocher du groupe dont faisait partie Kourakine[35]. Vous nous avez donné des nouvelles, prince, dit-il d'un air avenant. Il s'agissait de bulletins récemment communiqués par l'ambassade russe et portant avis d'une rencontre en Orient, aux environs de Rouchtchouk, entre les troupes que la Russie avait laissées sur le Danube, sous le commandement de Kutusof, et l'armée ottomane. L'affaire avait été chaude et indécise : les deux partis s'attribuaient la victoire. Kourakine vanta la valeur de ses compatriotes : Napoléon rendit hommage à ces braves gens, mais fit observer que les Russes n'en avaient pas moins été forcés d'évacuer Rouchtchouk, leur tête de pont au delà du Danube, et qu'ils avaient ainsi perdu la ligne du fleuve. En effet, suivant lui, on ne pouvait se servir défensivement d'un fleuve qu'a la condition de se garder le moyen d'opérer sur les deux rives : à Essling, il s'était estimé vainqueur parce qu'il avait conservé Lobau, qui lui donnait accès sur la rive gauche et prise sur Farinée autrichienne. Il développa ce thème avec abondance, avec sa maîtrise habituelle, et fit, devant ses auditeurs émerveillés, tout un cours de tactique. Renonçant à lui disputer l'avantage sur ce terrain, Kourakine convint que les Russes avaient dû reculer, faute d'effectifs suffisants pour maintenir leur position, et il attribua cette pénurie d'hommes à un manque d'argent, qui avait obligé le Tsar à rappeler dans l'intérieur de ses États une partie des troupes employées contre la Turquie. C'était là que l'attendait l'Empereur, qui lui dit aussitôt, avec une bonhomie narquoise : Mon cher ami, si vous me parlez officiellement, je dois faire semblant de vous croire ou ne pas vous répondre du tout : mais si nous parlons confidentiellement, je vous dirai que vous avez été battus, que vous l'avez été parce que vous manquiez de troupes, et que vous en manquiez parce que vous avez envoyé cinq divisions de l'armée du Danube à celle de Pologne, et cela, non par embarras de vos finances, qui s'en seraient mieux trouvées de nourrir ces troupes aux dépens de l'ennemi, mais pour me menacer. Les mouvements opérés par les Russes en avant de Varsovie devinrent alors le sujet de la conversation. Avec vivacité, Napoléon fit sentir que ces marches précipitées l'avaient d'autant plus ému qu'elles lui avaient paru inexplicables : Je suis comme l'homme de la nature, dit-il, ce que je ne comprends pas excite nia défiance. Il s'est donc vu dans l'obligation de se mettre lui-même sur ses gardes ; des deux côtés, on s'est piqué, on s'est armé, on s'est livré à de vastes déplacements de troupes qui continuent encore, et voilà les deux nations sur pied, en face l'une de l'autre, prêtes à s'entr'égorger, sans s'être jamais dit pourquoi. En effet, à qui fera-t-on croire que l'Oldenbourg soit le vrai motif de la querelle ? Entre grandes puissances, on ne se bat pas pour l'Oldenbourg. D'ailleurs, la France a offert une indemnité ; elle l'a offerte entière et complète, elle a réitéré à dix reprises ses propositions, sans obtenir de réponse. Il y a donc autre chose : il y a chez les Russes une arrière-pensée, et brusquement, violemment, Napoléon tire le voile, met à découvert le fond mystérieux du litige. Il dit : Je ne suis pas assez bête pour croire que ce soit l'Oldenbourg qui vous occupe : je vois clairement qu'il s'agit de la Pologne. Vous me supposez des projets en faveur de la Pologne ; moi, je commence à croire que c'est vous qui voulez vous en emparer, pensant peut-être qu'il n'y a pas d'autre moyen d'assurer de ce côté vos frontières. Mais il importe qu'à cet égard toute illusion cesse, que la Russie sache à quoi s'en tenir, et ici l'Empereur s'anime terriblement. Ne vous flattez pas, s'écrie-t-il, que je dédommage jamais le duc du côté de Varsovie. Non, quand même vos armées camperaient sur les hauteurs de Montmartre, je ne céderai pas un pouce du territoire varsovien : j'en ai garanti l'intégrité. Demandez un dédommagement pour l'Oldenbourg, mais ne demandez pas cent mille Mmes pour cinquante mille, et surtout ne demandez rien du grand-duché. Vous n'en aurez pas un village, vous n'en aurez pas un moulin. Je ne pense pas à reconstituer la Pologne ; l'intérêt de mes peuples n'est pas lié à ce pays. Mais si vous me forcez à la guerre, je me servirai de la Pologne comme d'un moyen contre vous. Je vous déclare que je ne veux pas la guerre et que je ne vous la ferai pas cette année, à moins que vous ne m'attaquiez. Je n'ai pas de goût à faire la guerre dans le Nord ; mais si la crise n'est point passée au mois de novembre, je lèverai cent vingt mille hommes de plus : je continuerai ainsi deux ou trois ans, et si je vois que ce système est plus fatigant que la guerre, je vous la ferai..... et vous perdrez toutes vos provinces polonaises. Ainsi, en s'acharnant à une prétention inadmissible, la
Russie s'expose à une lutte aussi désastreuse que celles où ont succombé la
Prusse et l'Autriche : faut-il donc que le même esprit d'aveuglement et de
vertige s'empare successivement de tous les États et les entraîne aux abîmes
? Car, poursuit l'Empereur en changeant
subitement de ton et en affectant une modestie pleine d'impertinence, soit bonheur, soit bravoure de mes troupes, soit parce que
j'entends un peu le métier, j'ai toujours eu des succès, et j'espère en avoir
encore, si vous me forcez à la guerre. — Vous
savez, ajoute-t-il, que j'ai de l'argent et
des hommes. Et aussitôt des visions à faire frémir, une fantasmagorie
de chiffres, un concours prodigieux d'armées s'évoquent à sa voix : Vous savez que j'ai huit cent mille hommes, que chaque
année met à ma disposition 250.000 conscrits, et que je puis par conséquent augmenter
mon armée en trois ans de sept cent mille hommes qui suffiront pour continuer
la guerre en Espagne et pour vous la faire. Je ne sais pas si je vous
battrai, mais nous nous battrons. Vous comptez sur des alliés : où sont-ils ?
Est-ce l'Autriche, à qui vous avez ravi trois cent mille âmes en Galicie ?
Est-ce la Prusse ? La Prusse se souviendra qu'à Tilsit l'empereur Alexandre,
son bon allié, lui a enlevé le district de Bialystock. Est-ce la Suède ? Elle
se souviendra que vous l'avez à moitié détruite en lui prenant la Finlande.
Tous ces griefs ne sauraient s'oublier : toutes ces injures se payent : vous
aurez le continent contre vous. Devant ce débordement d'effrayantes paroles, Kourakine restait interloqué, douloureusement ému de cette prise à partie qui le mettait en cause et en spectacle. Il s'essayait pourtant à remplir son devoir, à défendre de son mieux son pays et son maître. Mais comment parler devant mi prince qui transformait toute conversation en monologue ? On voyait l'ambassadeur s'épuiser en vains efforts pour placer quelques mots : on le vit pendant près d'un quart d'heure rester la bouche ouverte, sans que l'intarissable verve de son interlocuteur lui permît de commencer la phrase qu'il avait sur les lèvres[36]. A la fin, il profita d'un moment où Napoléon reprenait haleine pour sortir de cette position ridicule, pour affirmer que l'empereur de Russie restait l'allié le plus fidèle de la France et même l'ami de son souverain. — C'est le même langage, interrompit Napoléon, que vous tenez à Pétersbourg à mon ambassadeur ; mais que me servent des paroles que les faits démentent et que vous démentez vous-même par la protestation contre l'incorporation de l'Oldenbourg ? — Est-ce donc, continua-t-il, pour plaire aux Anglais que vous l'avez faite ? Et il montra au loin l'Angleterre dominant l'horizon, tenant le fil de toutes les intrigues, tirant et ramenant à elle la Russie. A l'appui de ce tableau, il rappela les facilités rendues au commerce britannique, le développement inouï de la contrebande, et fortement il insista sur ces griefs, qui le remplissaient d'amertume. Dans les rares instants de répit que lui laissait l'Empereur, Kourakine se bornait à dire que son maitre n'avait rien tant à cœur que de terminer le litige. Pour faire justice de ces allégations sans preuve, Napoléon lui lança tout à coup une question catégorique et le mit au pied du mur : Quant à s'arranger, dit-il, j'y suis prêt : avez-vous les pouvoirs nécessaires pour traiter ? Si oui, j'autorise de suite une négociation. Force fut à l'ambassadeur d'avouer qu'il n'avait point la latitude nécessaire pour conclure un arrangement ; il se hâterait toutefois de faire connaître à Pétersbourg les désirs exprimés par Sa Majesté et ne doutait point qu'ils ne fissent faire un grand pas à l'entente. Mais le vague et l'embarras de cette réponse avaient une fois de plus éclairé l'Empereur : Écrivez, reprit-il avec scepticisme, je n'ai rien contre, mais votre cour sait depuis longtemps ce que je viens de vous dire : je l'ai dit à Tchernitchef, au général Schouvalof, et mes ambassadeurs n'ont cessé depuis quatre mois de vous le répéter. Il le répéta encore lui-même, longuement, insatiablement, avec des expressions à effet subitement dardées, avec un grand luxe d'images et de métaphores. Pourquoi, disait-il, au moment où la Russie se trouvait le plus fortement engagée sur le Danube, s'est-elle retournée et dressée contre la Pologne ? Vous faites comme le lièvre qui a reçu du plomb ; il se lève sur ses pattes et s'agite affolé, s'exposant à recevoir en plein corps une nouvelle décharge. Pourquoi prolonger un état incertain, qui n'est ni la guerre ni la paix ? Quand deux gentilshommes se querellent, quand l'un, par exemple, a donné un soufflet à l'autre, ils se battent et puis ensuite se réconcilient : les gouvernements devraient agir de même, faire carrément la guerre ou la paix. Mais non, la Russie préfère se dérober à toute solution, elle semble vouloir éterniser le malaise général, et c'est ce que l'Empereur, à grands coups d'arguments et de répétitions, s'efforce de faire sentir à tous les diplomates qui l'écoutent, au public européen qui l'entoure. Conservant une certaine modération dans les termes et affectant le calme de la force, traitant l'ambassadeur avec une sorte de bienveillante pitié, il continue à frapper son gouvernement par-dessus sa tête : tout en rendant justice à la bonne volonté de Kourakine, il l'accable d'une dialectique inexorable. Enfin, après l'avoir tenu trois quarts d'heure à la torture, il le laissa aller, et le pauvre prince se retira consterné, rouge et suant à grosses gouttes, suffoquant d'émotion, étouffant dans son bel habit doré, répétant qu'il faisait bien chaud chez Sa Majesté. Cependant, comme il faut que tout entretien diplomatique se termine par un appel à la concorde, les dernières paroles de l'Empereur avaient été pacifiques : il avait exprimé l'espoir que la guerre et ses calamités pourraient encore être évitées, si la Russie voulait s'expliquer autrement que par énigmes. Mais que pouvaient ces vagues tempéraments contre l'âpreté belliqueuse de toute son argumentation, contre l'éclat menaçant de ses discours et cette subite décharge de sa colère ? III Le lendemain 16 août, retourné à Saint-Cloud, Napoléon se fit apporter toutes les pièces de la correspondance avec la Russie, depuis l'entrevue du Niémen. En même temps, le ministre secrétaire d'État au département des relations extérieures, le duc de Bassano, était appelé à un travail avec Sa Majesté : cela consistait à recueillir par écrit les réflexions que suggérait à l'Empereur telle ou telle question, d'après ses éléments et ses pièces, à enregistrer ensuite la décision prise. Le ministre tenait la plume, arrondissait la phrase, tempérait parfois l'expression : la pensée venait du maître. Il éprouvait le besoin de la mettre ainsi en forme positive et dogmatique, afin de voir plus clair dans ses propres idées, dans les raisons qui le déterminaient ; c'était comme un rapport qu'il se faisait à lui-même et dont les conclusions fixaient sa volonté[37]. Cette fois, le problème à résoudre était celui-ci : La situation de la France avec la Russie est-elle de nature à ce qu'on doive craindre une guerre, qu'il faille lever une nouvelle conscription et autoriser les dépenses que les ministres de la guerre proposent ?[38] La veille, parlant à Kourakine, Napoléon avait déclaré ab irato qu'il connaissait les exigences de la Russie et ne s'y prêterait jamais. Maintenant, il reprend la question et en délibère avec lui-même, de sang-froid et à tête reposée. Avec son habituelle acuité de perception, il va droit au nœud de l'affaire ; il le débarrasse de toute ambiguïté, l'extrait des incidents entassés à plaisir pour le couvrir et le masquer : il le dégage et l'isole, le fait saillir en plein relief. Longuement, méthodiquement, il reprend toutes les déductions qui l'amènent à croire que la Russie en veut à l'intégrité de l'État varsovien. Doit-il ou non souscrire à cette prétention ? C'est ce qu'il examine ensuite. Il pèse le pour et le contre, met en balance les arguments qui militent en faveur de l'un et de l'autre parti ; aveugle et rigoureux logicien, il aboutit enfin, par une suite de raisonnements serrés, à se prononcer pour la négative, à préférer le conflit violent et la guerre, et nous avons ainsi un mémoire justificatif de sa campagne de 1812, dicté par lui-même. Tout d'abord, il pose en principe qu'une guerre avec la Russie serait chose inopportune et fâcheuse ; elle détournerait nos forces de l'Espagne et nous obligerait à y laisser tout inachevé ; elle occasionnerait une effroyable consommation d'hommes, d'argent, et ne produirait jamais des avantages égaux aux sacrifices qu'elle aurait exigés. Il est donc à désirer qu'elle puisse être évitée. Peut-elle l'être ? Pour répondre à cette question, l'Empereur retrace à grands traits l'historique de ses rapports avec Alexandre Ier depuis l'alliance, se reporte par la pensée à Tilsit, repasse par Erfurt, saisit dès 1809 le conflit en germe et démontre irréfutablement que la véritable difficulté de la position actuelle provient de la conduite tenue par les Russes avant et pendant la dernière campagne contre l'Autriche, de leurs défaillances diplomatiques et militaires. Si l'empereur Alexandre, comme Napoléon l'en avait conjuré, avait parlé ferme à Erfurt et menacé l'Autriche, celle-ci eût senti la réalité de l'alliance franco-russe : elle eût craint d'affronter en même temps les deux grandes monarchies et eût renoncé à la guerre : aucun changement ne se serait opéré sur les frontières de la Russie ; la Galicie n'eût pas changé de maitre. Si, la guerre ayant eu lieu, la Russie y avait pris part, comme elle le devait, au moment même et en y employant des forces considérables, elle serait entrée la première dans cette province, et les troupes du duché de Varsovie n'y auraient paru qu'en auxiliaires. Le contraire arriva. Les troupes du duché de Varsovie firent la conquête de la Galicie orientale, les habitants de cette province prirent les armes contre l'ennemi, et elle se trouva à la paix dans une telle situation qu'elle ne pouvait être rendue à l'Autriche et que Sa Majesté fut obligée de stipuler sa réunion au duché de Varsovie. La Russie s'est donc trouvée en présence d'une Pologne à demi reconstituée, qui excitait ses inquiétudes. Les garanties données ou offertes — cession d'un district de la Galicie, envoi des troupes varsoviennes en Espagne, traité stipulant le non-rétablissement du royaume de Pologne — ont paru insuffisantes, et la Russie est restée en alarme, prête à saisir la première occasion pour porter atteinte à un ordre de choses dont elle était responsable et qu'elle jugeait néanmoins incompatible avec sa sécurité. Le prétexte dont elle s'est emparée a été l'incorporation
de l'Oldenbourg à l'empire français. Les arrêts du
conseil britannique forcèrent Sa Majesté à réunir à la France les villes
hanséatiques, pour fermer les ports du Nord au commerce de l'Angleterre. Le
duché d'Oldenbourg fut compris dans cette réunion. La Russie intervint pour
le duc d'Oldenbourg. Le pays d'Erfurt fut offert en indemnité. La Russie la
refusa ; au lieu d'en demander une autre, elle fit une protestation, procédé
sans exemple dans l'histoire des puissances alliées. Elle commença sa
protestation par des réserves, et elle la finit par l'expression du désir de
conserver l'alliance : ce qui signifiait assez clairement qu'elle voulait
faire beaucoup de bruit de l'affaire de l'Oldenbourg sans pousser les choses
à bout et en laissant un moyen d'arrangement. Ses projets commençaient à se développer. On vit qu'ils se dirigeaient contre le duché de Varsovie, dont l'existence et l'agrandissement l'alarmaient, et qu'ils tendaient, sinon à une réunion totale du duché aux provinces polonaises russes, du moins à une réunion partielle qui conduirait incessamment à son entière destruction. Le refus d'accepter Erfurt comme indemnité avait été motivé sur ce que ce pays n'était pas contigu à la Russie : or, le seul pays contigu à la Russie sur lequel Sa Majesté pouvait avoir quelque influence est le duché de Varsovie. Des insinuations verbales faites par le colonel Tchernitchef et par le comte Roumiantsof avaient fait comprendre que l'affaire d'Oldenbourg s'arrangerait, lorsque l'on s'entendrait sur les affaires de la Pologne. On conçut très bien alors comment la Russie était intervenue dans l'affaire d'Oldenbourg ; comment, en faisant sa protestation, elle avait exprimé de nouveau son attachement à l'alliance ; comment enfin, en refusant Erfurt, elle n'avait pas fait connaître ce qu'elle désirait. Si elle se trouvait blessée,
pourquoi ne faisait-elle pas la guerre ? Si elle voulait des indemnités plus
ou moins considérables, pourquoi n'ouvrait-elle pas des négociations ? Toute
discussion entre des gouvernements ne peut cependant finir que de l'une ou
l'autre de ces manières ; mais la Russie voulait des choses qu'elle n'osait
pas avouer. Elle voulait la cession de 5 à 600.000 habitants du duché en
indemnité de l'Oldenbourg. Cette conséquence de la protestation, des
insinuations, du silence même de la Russie, est évidente. Tout porte donc à penser que la paix pourrait être maintenue, si l'on voulait céder 5 à 600.000 âmes du duché de Varsovie à l'empire russe, et Sa Majesté est dans l'opinion que s'il existait dans le duché une nation à part de 5 à 600.000 âmes dont elle eût le droit de disposer, et qu'elle pût, sans manquer à l'honneur, réunir à la Russie, cette cession serait préférable à la guerre. Mais toutes les parties du duché ont la même origine, sont composées des mêmes éléments. Elles appartiennent toutes au même peuple, qui, quoique partagé, existe toujours dans ses droits. À mesure qu'un des membres qui en avait été séparé est réuni à un autre, il se confond avec lui pour faire un corps de nation. Telle est l'existence actuelle du duché de Varsovie. Ce qui tendrait à le diviser tendrait à le détruire ; la Russie ne l'ignore point ; elle sait très bien que si elle parvenait à faire faire une marche rétrograde au duché, il n'en resterait pas là ; que lorsqu'il aurait perdu 5 à 600.000 habitants, sa perte totale s'ensuivrait à la première circonstance favorable : que lorsqu'il verrait ses intérêts abandonnés par celui qui lui donna l'existence, elle pourrait espérer de l'attirer à elle ; que quoique les Polonais ne puissent quitter sans regret les lois paternelles et libérales du roi de Saxe, ils seraient portés à faire ce sacrifice pour acquérir une situation définitive, car le plus grand malheur pour une nation, c'est l'incertitude sur son avenir ; qu'enfin il suffirait que l'existence du duché de Varsovie fût attaquée dans un de ses éléments quelconques et qu'il cessât de compter sur la protection de la main puissante par laquelle il existe, pour porter tout ce qui reste de la Pologne vers la Russie. Ces raisonnements sont justes. Il est constant que la cession de 5 à 600.000 habitants entraînerait celle de tout le duché. La question doit donc être posée d'une autre manière. Il faut examiner s'il convient à la France d'agrandir la Russie du duché tout entier. Cet agrandissement porterait les frontières de la Russie sur l'Oder et sur les limites de la Silésie. Cette puissance que l'Europe, pendant un siècle, s'est vainement attachée à contenir dans le Nord, et qui s'est déjà portée par tant d'envahissements si loin de ses bornes naturelles, deviendrait puissance du midi de l'Allemagne ; elle entrerait avec le reste de l'Europe dans des rapports que la saine politique ne peut pas permettre, et en même temps qu'elle obtiendrait de si dangereux avantages par sa nouvelle position géographique, elle aurait acquis en peu d'années, par la possession de la Finlande, de la Moldavie, de la Valachie et du duché de Varsovie, une augmentation de 7 à 8 millions de population, et un accroissement de force qui détruirait toute proportion entre elle et les autres grandes puissances. Ainsi se préparerait une révolution qui menacerait tous les États du Midi, que l'Europe entière n'a jamais prévue sans effroi et que la génération qui s'élève verrait peut-être accomplir. Sa Majesté est donc décidée à soutenir par les armes l'existence du duché de Varsovie, qui est inséparable de son intégrité. L'intérêt de la France, celui de l'Allemagne, celui de l'Europe, l'exigent ; la politique le commande, en même temps que l'honneur en ferait plus particulièrement un devoir à Sa Majesté. La seconde partie du mémoire traite du litige commercial et économique. L'Empereur rappelle l'ukase prohibitif du commerce français. Il insiste sur l'ouverture des ports russes aux marchandises coloniales et y voit la négation même des règles du blocus. Si graves que soient ces mesures, elles ne sauraient pourtant, prises en elles-mêmes, constituer un motif valable de rupture : il faudrait plaindre les États qui se battraient pour des intérêts partiels du commerce. Mais les faits incriminés ont une valeur essentielle à titre d'indications et de symptômes ; ils marquent une évolution progressive de la Russie vers l'Angleterre, ils trahissent chez elle une partialité pour nos ennemis, un désir de rapprochement qui conduira peu à peu les deux États à une réunion complète, et l'Empereur est résolu à ne pas attendre cet aboutissement inévitable de la politique russe pour soutenir ses droits par les armes. Si la France, pour éviter la guerre, préférait laisser la Russie faire la paix avec l'Angleterre, elle ne parviendrait point à son but. Une paix faite par un allié avec l'ennemi commun, non seulement sans un accord préalable, mais en violation des traités, amènerait promptement une mésintelligence ouverte qui porterait bientôt la Russie à s'abandonner sans réserve à l'Angleterre. Nous la verrions mêlée dans ses intrigues, et la guerre serait le résultat inévitable et prochain d'une position si singulière. Ainsi, sous quelque point de vue que l'on envisage le différend, la guerre est au bout : tous les raisonnements de l'Empereur, toutes les parties de son discours, comme autant d'avenues convergentes, ramènent à la même conclusion : nécessité de la guerre. Cette guerre, Napoléon entend plus que jamais la faire offensive. Mais l'état actuel de ses préparatifs, retardés par leur grandeur même, s'oppose encore à cette initiative. Puis, les négociations avec l'Autriche, avec la Prusse, avec toutes les puissances qu'il importe d'enrôler dans nos rangs, sont restées à l'état d'ébauche. Enfin, la saison est trop avancée pour permettre en 1811 une série d'opérations fructueuses. Dans le Nord, où la grande difficulté pour l'envahisseur est de se pourvoir en subsistances et surtout en fourrages, la saison propice aux hostilités est la fin du printemps : alors, l'épanouissement d'une végétation tardive, mais exubérante, fait naître le fourrage sous les pieds des chevaux[39] : la cavalerie, l'artillerie, les équipages militaires trouvent sur place à se ravitailler, sans recourir à de difficiles et dispendieux transports. C'est à cette époque que la Prusse orientale et la Pologne, avec leurs plaines fertiles et leurs vastes prairies, se formeront pour nous en dépôt d'approvisionnements créé par la nature, en grenier d'abondance. Par tous ces motifs, décidant ln guerre, Napoléon décide en même temps et encore une fois de la différer : il en fixe l'époque au mois de juin 1812. Tous ses efforts d'ici là ne tendront plus qu'à gagner du temps. Mettant une sourdine à sa colère, il va exprimer de nouveau et sans relâche à la Russie le désir de traiter, bien certain qu'on ne le prendra pas au mot et qu'il peut impunément multiplier ses invites. Sous le couvert de ces démonstrations pacifiques, il poussera à fond ses armements et ses levées. Simultanément, sa diplomatie reprendra contact avec l'Autriche et la Prusse, avec la Suède et la Turquie, afin qu'il n'ait plus, au moment décisif, qu'à cueillir des alliances parvenues à maturité. Ainsi, sans bruit et sans éclat, tout se préparera pour la grande entreprise. Enfin, lorsque toutes nos forces seront en ligne, lorsque nos alliances seront formées, lorsque Napoléon verra arriver l'heure marquée dans ses profonds calculs, il donnera brusquement le signal : après avoir mis près d'un an à tendre et à bander les ressorts de sa puissance, il les lâchera brusquement, donnera l'impulsion aux cinq cent mille hommes réunis sous sa main, viendra à leur tête aborder impétueusement la Russie. Voilà le plan grandiose et félin qui s'est esquissé dans son esprit dès le début de l'année et auquel il s'arrête définitivement en août 1811 ; il le fixe alors sur le papier : il l'indique en quelques mots dans le mémoire du 16 août, avec les actions diverses que ce plan comporte et le dénouement foudroyant auquel elles doivent aboutir : c'est comme une règle de conduite qu'il se trace par écrit, pour plus de méthode, et à laquelle nous le verrons rigoureusement s'astreindre. Les considérations développées, dit le mémoire, n'ont laissé aucun doute à Sa Majesté sur la question dont
elle cherchait la solution. En conséquence, elle a prescrit trois
séries d'opérations parallèles. Elle a ordonné de continuer les négociations
avec la Russie ; elle a ordonné que des négociations
soient ouvertes avec l'Autriche et avec la Prusse, afin que, si d'ici à six
mois la Russie persiste dans son système ironique de se plaindre sans cesse
et de ne s'expliquer sur rien, Sa Majesté puisse établir un nouveau système
d'alliances par des traités qui ne seraient signés qu'à l'expiration de ce
terme. Enfin, Sa Majesté a ordonné que dès à
présent les armées soient mises sur le pied de guerre, afin que le mois de
juin arrivant, époque où la saison devient favorable aux opérations
militaires dans les pays où Sa Majesté devrait porter ses armes, elle soit en
mesure, si elle est forcée à la guerre, de venger la foi des traités qu'on ne
jura jamais en vain, de défendre le duché de Varsovie et de le consolider en
ajoutant à son étendue et à sa puissance. On remarquera que l'Empereur, dans cette dernière partie du mémoire, affecte encore de s'exprimer sur la guerre en termes dubitatifs ; il termine même en paraphrasant la maxime qu'il qualifie de banale : Si vis pacem, para bellum. Mais quelques réticences voulues, quelques phrases de pure forme sauraient-elles prévaloir contre l'ensemble du texte et l'orientation générale des idées ? Dans un document destiné à rester, un souverain n'avoue jamais qu'il va délibérément et de parti pris zi la guerre, lors même qu'il la veut et la décrète intimement. Au reste, tout projet humain, fût-il conçu par le plus volontaire des hommes, laisse une part à l'inconnu et aux contingences de l'avenir. Napoléon ne jugeait pas tout à fait impossible que la Russie, épouvantée par nos préparatifs, consentît au dernier moment à rentrer dans l'alliance sans conditions ni garanties. Seulement, il se réservait en ce cas d'exiger des sacrifices proportionnés aux efforts et aux dépenses que les Russes lui auraient occasionnés : il n'entendait pas faire pour rien une immense et coûteuse expédition jusqu'au seuil de leur empire. Non content de les assujettir à ses volontés sur tous les points en litige, il leur retirerait les avantages concédés à Erfurt, les priverait de la Moldavie et de la Valachie, les réduirait pour longtemps à un état d'impuissance et de nullité, et certains passages de son mémoire ne laissent aucun doute sur cette intention de les traiter en vaincus, lors même qu'ils viendraient à lui et s'humilieraient au seul contact du fer. Au fond, il n'admet plus qu'une solution par les armes, une capitulation de l'adversaire sous le coup ou sous la menace immédiate de la défaite. C'est en ce sens que les journées des 15 et 16 août 1811 inscrivent une date décisive dans l'histoire de la rupture : elles marquent l'instant où Napoléon renonce à toute idée de transaction, où il se promet d'imposer purement et simplement la loi par la pression de ses armées, et ajourne en même temps à l'échéance de dix mois cette grande contrainte. |
[1] Voyez sa lettre à Maret, du 22 juin 1811. Correspondance, 17839.
[2] Correspondance, 17774.
[3] Correspondance, 17783.
[4] Documents inédits.
[5] Bulletins de police, 17 et 28 mai Archives nationales, AF, IV, 1515.
[6] 17 juin, volume cité, p. 178.
[7] Rapport cité de Tchernitchef, p. 178. Cf. THIERS, XIII, 106, et le Moniteur du 11 juin, rendant compte de la cérémonie.
[8] Correspondance, 17813.
[9] Correspondance, 17832.
[10] Allusion à la protestation publique des Russes au sujet de l'Oldenbourg.
[11] Correspondance, 17832.
[12] Correspondance, 17832.
[13] Correspondance, juin et juillet 1811, passim.
[14] Otto à Maret, 1er juin 1811.
[15] Archives des affaires étrangères, correspondance de Vienne, 390.
[16] Otto à Maret, 3 août 1811.
[17] Il amenait avec lui, ajoute le rapport précité, deux secrétaires, quatre cuisiniers, de nombreux domestiques, vingt-deux chevaux et quatre fourgons chargés d'équipages. Les habitants, peu habitués à cette magnificence, auraient désiré lui donner une garde d'honneur ; mais, faute de mieux, ils ont placé aux deux portes de sa maison quatre superbes sentinelles en peinture, dont deux Russes et deux Cosaques.
[18] Otto à Maret, 1er juin.
[19] Otto à Maret, 3 août 1811.
[20] Otto à Maret, 10 juillet.
[21] Otto à Maret, 3 août.
[22] Lauriston à Maret, 18 juillet 1811.
[23] Napoléon avait dit à Kourakine qu'il aurait cédé deux districts du duché de Varsovie, en donnant une compensation au roi de Saxe, et même la ville de Dantzick : et son territoire, si l'empereur Alexandre l'eût demandé et n'eût pas fait des armements menaçants. Alexandre cita ce propos à Lauriston, en ajoutant que ce si voulait tout dire et qu'il le comprenait. Lettre particulière de Lauriston à Maret, 1er juin 1811. D'autre part, une personne haut placée en France et se disant bien informée faisait avertir par Tchernitchef Sa Majesté Russe que Napoléon n'avait nul dessein de se raccommoder sincèrement avec elle. Rapport du 17 juin, vol. cité, 175. La personne en question n'était-elle pas celle à qui le Tsar avait fait remettre une lettre autographe au commencement de l'année ?
[24] Le comte de Lœwenhielm, 5 avril 1812 ; archives du royaume de Suède.
[25] TEGNER, II, 301.
[26] Mémoires de Wolzogen, 57. Une note publiée dans la collection des archives Woronzuf, XVI, 300, fixe également au mois de juin l'adoption du plan défensif. Lœwenhielm définira ainsi les résolutions d'Alexandre : Ne rien accorder ti la France et attirer l'ennemi dans des lignes de défense établies. Dépêche du 3 mars 1812, archives du royaume de Suède. Armfeldt écrivait qu'il espérait bien que Bonaparte viendrait donner dans le piège. TEGNER, III, 384.
[27] Correspondance de Lauriston, juillet et août 1811.
[28] Dépêche à Stackelberg, 27 octobre 1811. Archives de Saint-Pétersbourg.
[29] Nous en trouverons plus loin l'aveu dans sa bouche même.
[30] Correspondance, 18082.
[31] Correspondance, 18082. Cette idée ressort en outre très clairement de la dépêche de Maret à Lauriston en date du 30 août 1811 et de sa lettre confidentielle du 19 novembre.
[32] Voyez le tableau si frappant et d'une si rigoureuse exactitude que M. Frédéric Masson a tracé de ces scènes dans un article de la Vie contemporaine, 1er février 1894.
[33] Moniteur du 17 août.
[34] Moniteur du 17 août.
[35] Les éléments du récit qui suit ont été puisés leurs différentes sources : lettre de Manet à Lauriston, 25 août 1811 ; pièces conservées aux archives des affaires étrangères (Russie, 153), sous le titre : Relation tirée des notes de l'ambassadeur d'Autriche et Rapport d'un ministre d'un prince de la Confédération ; extraits du rapport de Kourakine, cités par Bogdanovitch, I, p. 31 et suivantes ; rapport du ministre prussien Krusemarck, analysé et publié en partie par Duncker, 374-375, d'après les archives de Berlin. Tous ces documents concordent sur les points essentiels.
[36] Documents inédits.
[37] Voyez plusieurs exemples de Travail avec l'Empereur dans RŒDERER, t. III, p. 562 et suivantes.
[38] Le résultat du Travail avec l'Empereur figure, sous forme de volumineux mémoire, aux archives des affaires étrangères, Russie, 153. BIGNON, X, 89 et suivantes, et ERNOUF, 301-305, en ont publié des extraits.
[39] Paroles de Napoléon lui-même. Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, XXI, 3.