Napoléon au commencement de 1811. — Maitre de tout en apparence, il sent l'inefficacité des moyens employés jusqu'à ce jour pour réduire l'Angleterre et conquérir la paix générale. — Le blocus demeure inutile tant qu'il ne sera pas universel et complet. — Impuissance de Masséna devant Torres-Vedras. — Le Nord préoccupe Napoléon et l'empêche de porter un coup décisif en Espagne. — Crainte l'un rapprochement entre la Russie et l'Angleterre. Méfiance progressive : indices révélateurs : l'ukase prohibitif. — Colère de Napoléon : paroles caractéristiques. — Les Polonais de Paris. — Mme Walewska et Mme Narischkine. — Napoléon décide de préparer lentement et mystérieusement une campagne en Russie. — Comment il conçoit cette gigantesque entreprise. — Quelle est à ses yeux la condition du succès. Dix-huit mois de préparation. — Projet pour 1811 ; projet pour 1812. — Mode employé pour recréer en Allemagne une force imposante. — L'armée de couverture. — Envoi de troupes à Dantzick. — Précautions prises pour dissimuler l'importance et le but de ces préparatifs. — Napoléon reste militairement et diplomatiquement en retard sur Alexandre. — Les puissances que l'on se dispute. — Rapports avec la Prusse. — L'Autriche et les Principautés, — Rapports avec la Turquie. — Première brouille entre Napoléon et le prince royal de Suède. — Bernadotte se rapproche de la France. — Raisons intimes de ce retour. — Demande de la Norvège. — Protestations simultanées à l'empereur de Russie. — Bernadotte sera à qui le payera le mieux, sans être jamais complètement à personne. — L'Empereur décline toute conversation au sujet de la Norvège. — Audience donnée à l'aide de camp du prince. — Bernadotte réitère ses instances et ses promesses. Napoléon refuse de s'allier prématurément à la Suède. — Ses rapports avec la Russie durant cette période. — Mélange de dissimulation et de franchise. — Offre d'indemniser le duc d'Oldenbourg. — Réquisitoire violent et emphatique contre l'ukase. — Pourquoi Napoléon affecte de prendre au tragique cette mesure purement commerciale. — Demande d'un traité de commerce. — Grief secret et prétention fondamentale de l'Empereur : la question des neutres et du blocus domine à ses veux toutes les autres : il évite encore de la soulever. — Sa longue et remarquable lettre à l'empereur Alexandre. — Contrepartie ; lettre au roi de Wurtemberg. — Raisons profondes qui portent l'Empereur à envisager comme probable une guerre dans le Nord et à y voir le couronnement de son couvre. — Napoléon égaré par le souvenir de Rome et de Charlemagne. — Il renoncerait pourtant à la guerre si la Russie rentrait dans le système continental, mais il n'admet pas la paix sans l'alliance. — Alexandre et Napoléon cherchent respectivement à s'assurer, le premier pour 1811, le second pour 1812, l'avantage du choc offensif. I Dans le comble de puissance où quinze ans de triomphes ininterrompus l'avaient mis, Napoléon ne jouissait pas de sa prospérité et de sa gloire. L'année nouvelle se levait pour lui radieuse de promesses ; la délivrance attendue de l'Impératrice lui faisait espérer un fils ; jamais les rois n'avaient montré autant de soumission apparente, et pourtant lui-même éprouvait les atteintes de l'universel malaise. Un danger vague lui semblait peser sur l'avenir : dans l'air encore immobile et calme, il sentait passer la lourdeur des orages prochains. Son grand esprit ne s'abusait point sur les dangers que
créait la prolongation de la guerre maritime, sur les charges, les vexations,
les maux horribles dont elle accablait les peuples. D'après son propre aveu,
tout l'esprit de son gouvernement s'en trouvait faussé : nul ne posséda à un
égal degré l'instinct des principes de modération ferme et de justice qui
seuls assurent sur les hommes un empire durable, et il se voyait jeté hors de
ses voies par les entraînements de sou système extérieur, poussé dans la
tyrannie, obligé de mettre partout le despotisme à la place de l'autorité. Il
ne lui échappait pas qu'un monde de haines et de souffrances s'amassait
autour de lui, que le nombre de ses ennemis grossissait sans cesse et qu'ils
ne désespéraient jamais de l'abattre, tant que l'Angleterre resterait en
armes. Or, cette guerre qui entretenait le mal d'insécurité dont avait
toujours souffert sa grandeur, il ne savait plus comment la finir : il se
demandait en vain où trouver, où chercher cette paix dont il avait besoin
autant que le plus humble de ses sujets, et parfois on l'entendait dire très vite, à voix basse et avec une sorte d'impatience,
que si les Anglais tenaient encore quelque temps, il ne savait plus ce que
cela deviendrait, ni que faire[1]. Les moyens qu'il avait imaginés pour réduire sa rivale, malgré leur colossal développement, malgré leur rigueur et leur précision, n'avançaient plus à rien : aux deux extrémités de l'horizon, cette puissance démesurément accrue rencontrait enfin sa limite. Le Nord ne se fermait pas aux produits britanniques, et cette brèche au blocus en annulait tous les effets : l'Angleterre souffrait sans périr. Au sud, en Portugal, l'Angleterre ne se laissait pas arracher de cette pointe extrême du continent où elle avait pris terre et s'était inébranlablement fixée. Masséna tâtait en vain les lignes de Torres-Vedras, ne réussissait pas à découvrir le point faible, le côté vulnérable de la position ennemie ; il envoyait le général Foy à Paris réclamer du secours, exposer la situation, demander aide et conseil : il s'avouait impuissant, et le succès plusieurs fois annoncé, attendu, escompté, se dérobait toujours. On s'est demandé pourquoi, en ce temps où l'Empereur ignorait les intentions offensives d'Alexandre, il n'avait point fait masse de ses armées et porté un grand effort en Espagne, pourquoi il n'avait pas donné assez d'hommes au prince d'Essling pour jeter les Anglais à la mer et terminer au moins cette partie de la tache. C'est que, sans lui montrer encore le péril tout formé, le Nord le préoccupait déjà et le paralysait. Il savait qu'une réconciliation de la Russie avec nos ennemis amènerait tôt ou tard une prise d'armes en leur faveur, créerait une diversion bien autrement redoutable pour lui que la prolongation de la guerre espagnole, l'obligerait à préparer une grande expédition dans le Nord, à frapper de ce côté le coup suprême et à vaincre les Anglais dans Moscou. Or, si les desseins du Tsar sur la Pologne lui échappaient, il lui semblait bien que la Russie, après l'avoir suivi quelque temps et s'être acheminée dans son sillage, après s'être ensuite arrêtée et immobilisée, virait de bord maintenant, s'éloignait de lui insensiblement et s'orientait vers l'Angleterre. Le refus de frapper les marchandises coloniales d'un tarif écrasant et de confisquer les bâtiments fraudeurs lui était apparu comme un premier indice. Peu après, sans apercevoir le groupement d'armées qui s'opère par ordre d'Alexandre, il apprend que les Russes construisent beaucoup d'ouvrages sur la Dwina et le Dniester. Travaux de défense, sans doute, et parfaitement licites ; néanmoins, si les Russes mettent tant de soin à couvrir leur frontière, n'est-ce point pour se prémunir contre les conséquences d'une défection qu'ils préméditent ? Après qu'ils auront fait la paix avec la Turquie, voudraient-ils la faire avec l'Angleterre ? Ce serait incontinent la cause de la guerre[2]. Si Napoléon s'empare à ce moment de l'Oldenbourg, c'est peut-être à dessein d'éprouver et de tâter la Russie, de voir si elle ne saisira point le premier prétexte pour rompre. En attendant que le mystère s'éclaircisse, il n'augmente pas encore ses forces en Allemagne, laisse Davout isolé, se borne à réorganiser le premier corps sans y ajouter un homme, à accélérer les envois d'armes dans le duché de Varsovie[3]. Il continue toujours à s'occuper de l'Espagne, presse Masséna d'en finir, ordonne aux autres chefs de corps de lui prêter main-forte et de l'aider à briser l'obstacle. Il reporte alternativement sa pensée du nord au sud et des Pyrénées vers la Vistule, ne sait de quel côté il dirigera les troupes que l'appel d'une nouvelle conscription va rendre disponibles. Dans cet état de doute et d'expectative, la nouvelle de l'ukase prohibitif lui arrive soudain et l'avertit : c'est pour lui le signal d'alarme. L'ukase est spécialement dirigé contre le commerce français : il ferme le marché russe à nos produits et ordonne de brûler ceux qui réussiraient à s'y introduire : c'est une rupture éclatante sur ce terrain économique on devait surtout s'affirmer l'alliance. Nos ennemis vont accueillir cet acte comme une avance indirecte de la Russie, comme un premier gage ; à cette heure, sans doute, on exulte à Londres, et la colère de l'Empereur éclate, Il profite d'une audience donnée au corps diplomatique pour témoigner aux représentants de la Russie, à Tchernitchef surtout, une froideur presque insultante : Au lieu de Russie, dit-il le soir[4], j'ai beaucoup parlé Pologne aujourd'hui. Les membres de la colonie polonaise de Paris poussent aussitôt des cris de joie : ils affichent leurs espérances dans le salon de madame Walewska, qui les laisse se grouper autour d'elle : à cet instant, par une coïncidence singulière, deux Polonaises, Marie-Antonovna Narischkine et Marie Walewska, exerçaient dans le même sens sur les deux empereurs l'ascendant de leur charme, le pouvoir de leur douceur, et plaidaient tendrement la cause de leur patrie[5]. Mais Napoléon, s'il se décide à se faire arme de la Pologne contre la Russie, se résoudra par d'autres motifs. En ce moment même, on procède d'après ses ordres, au département de l'extérieur, à un travail qui doit établir, par la vérification et le rapprochement des dates, si l'ukase a précédé ou suivi l'instant où la nouvelle du sénatus-consulte portant réunion du littoral germanique est parvenue en Russie. Le résultat de cette enquête est concluant[6] ; le sénatus-consulte a été connu le 2 janvier : l'ukase, longuement et mystérieusement élaboré, a été signé le 31 décembre ; ce n'est donc pas une réponse à un acte dont la Russie pouvait s'offusquer : c'est une mesure d'hostilité spontanée et préconçue. Quelque temps après, l'éclat donné par les Russes à leur protestation au sujet de l'Oldenbourg-, cette manière de saisir l'Europe et de la faire juge de leur cause, confirme et aggrave les soupçons de l'Empereur. Plus de doute, la Russie tend chaque jour davantage à se séparer de lui et à s'échapper de l'alliance : Voici, se dit-il en propres termes, une grande planète qui prend une fausse direction, je ne comprends plus rien à sa marche ; elle ne peut agir ainsi que dans le dessein de nous quitter ; tenons-nous sur nos gardes et prenons les précautions commandées par la prudence[7]. Alors, après trois nuits sans sommeil, trois nuits de réflexion profonde, durant lesquelles il met en balance les frais qu'occasionnera un grand armement et l'opportunité de l'effectuer, il décide de dépenser cent millions d'extraordinaire et de se mettre en mesure[8]. Ce n'est pas qu'il juge nécessaire de pousser hâtivement ses préparatifs et de parer à des éventualités urgentes. D'après ses prévisions, rien ne presse : il faut que tout commence, mais tout doit s'opérer posément, tranquillement, avec précaution et surtout avec mystère. L'évolution de la Russie vers l'Angleterre se poursuivra vraisemblablement comme elle a commencé, c'est-à-dire pas à pas, par successives étapes ; elle ne s'achèvera guère avant le milieu ou la fin de l'année, et il sera facile d'ajourner le conflit jusqu'en 1812. La guerre au Nord n'apparaît pas à Napoléon imminente, mais plus probable dans l'avenir, plus difficilement évitable. L'idée qu'il s'en fait, vague jusqu'alors et imprécise, se formule nettement ; les contours se déterminent, les arêtes principales s'accusent, les grandes lignes se dégagent, et tout un plan d'action surgit dans sa pensée, subtil, profond, colossal, exécutable à distance d'une année. S'il doit faire cette guerre, il entend la porter et même la commencer en territoire ennemi ; c'est à ce prix seulement qu'elle est susceptible de résultats grandioses et mérite d'être faite. Les désastres infligés aux Plusses en Allemagne ou en Pologne, Austerlitz et Friedland par exemple, ont humilié l'orgueil du Tsar et de sa noblesse : ils n'ont pas atteint la puissance moscovite dans ses œuvres vives et limité vraiment sa force d'expansion. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est un Austerlitz ou un Friedland en Russie, un coup porté assez profondément pour permettre d'imposer aux vaincus, comme conditions de la paix, l'abandon de leurs facultés offensives, le recul de leurs frontières, un déplacement vers l'Est, un exil aux confins de l'Asie. Comment Napoléon obtiendra-t-il ce succès décisif, une fois entré en Russie ? Quel sera sur place son plan d'opérations et de manœuvres ? Sa pensée ne sonde pas encore cet avenir. Confiant dans ses inspirations stratégiques et tactiques, il se croit sûr de vaincre en Russie pourvu qu'il réussisse à y entrer, à y insérer d'emblée quatre ou cinq cent mille hommes, et pourvu que ces masses soient suffisamment munies, équipées, outillées, approvisionnées, pour qu'elles puissent vivre et agir plusieurs mois dans un pays fait de vastes espaces peu peuplés et d'obscures immensités. Du premier coup, il va droit à la grande difficulté, celle de pousser par un glissement insensible la puissance française jusqu'aux abords de la Russie, de l'y précipiter ensuite avec tout son attirail, avec toutes ses ressources, de faire en sorte que nos armées débouchent en Lithuanie aussi fraîches et bien pourvues que si elles sortaient de Strasbourg ou de Mayence, d'assurer les subsistances, les transports, le ravitaillement, dans une région où il faudra tout amener avec soi et dont l'accès s'ouvre à huit cents lieues de nos frontières. S'il parvient à résoudre ce problème par un miracle d'organisation et de prévoyance, il considère qu'il aura tout gagné : à ses yeux, dès qu'il s'agit de s'attaquer à la Russie, le secret de la victoire réside intégralement dans l'art des préparations, et lui qui a improvisé tant de guerres avec des éléments créés d'urgence, croit n'avoir pas trop d'une année, de dix-huit mois peut-être, pour rassembler cette fois ses moyens, pour les élever à un degré de perfection sans exemple, pour les porter sur place, pour les faire arriver à pied d'œuvre intacts et tout montés, pour préparer méthodiquement et méticuleusement l'invasion. Mais les Russes le laisseront-ils poursuivre jusqu'à complet achèvement cette œuvre de persévérance et de longueur ? Pourquoi ne chercheraient-ils pas à nous prévenir, à se jeter avant nous sur la Pologne et l'Allemagne encore inoccupées ? A cet égard, 'Napoléon n'a pas de craintes immédiates, et voici comment il envisage l'avenir. Ignorant totalement ce qui se passe en face de la frontière varsovienne, il croit que les seules forces mobiles et véritablement actives dont dispose la Russie sont retenues sur le Danube : il estime qu'Alexandre, occupé par la Turquie comme lui-même l'est par l'Espagne, ne songera à consommer sa défection qu'après s'être débarrassé de cette entrave. Mais la paix avec les Turcs paraît assez prochaine : au point où en sont les choses, il semble que ce soit affaire de quelques mois : la paix peut se conclure dès que l'ouverture de la prochaine campagne aura fourni aux Russes l'occasion d'un succès marqué, c'est-à-dire au printemps ; dans le courant de l'été, les troupes russes reflueront probablement vers les frontières occidentales de l'empire, occuperont les lignes de défense, les camps retranchés qui s'y ébauchent, et se placeront ainsi en imposante posture. C'est sans doute l'instant que s'est désigné le Tsar pour renouer avec l'Angleterre et nous fausser définitivement compagnie. Si Napoléon attend de son côté cette époque pour porter ses troupes en Allemagne et commencer les apprêts d'une guerre vengeresse, il est à craindre que les Russes, à l'aspect de nos mouvements, ne résistent pas à la tentation de mettre à profit leur avantage momentané, de franchir leurs frontières, de briser ou au moins de fausser le grand appareil militaire qu'ils verront s'avancer contre eux. Donc il est indispensable que pour l'époque prévue nos premiers mouvements soient exécutés, que la France ait dans l'Allemagne du Nord des forces suffisantes non pour attaquer les Russes, mais pour leur interdire toute attaque, pour les empêcher de rien entreprendre, pour les dominer et les barrer. Napoléon décide qu'avant la fin du printemps le corps de Davout se sera transformé sans bruit en une armée de quatre-vingt mille hommes, composée de ses meilleures troupes ; que cette armée, placée sous le plus sûr et le plus solide des chefs, renforcée des contingents allemands, aura allongé ses colonnes jusqu'aux approches de Stettin et de l'Oder, afin de pouvoir, à la première alerte, arriver sur la Vistule avant les Russes. Il décide que Dantzick, abondamment pourvu d'hommes et de munitions, sera devenu un premier centre de résistance et une grande forteresse d'arrêt. Par conséquent, lorsque les Russes remonteront du sud au nord-ouest et se tourneront vers l'Allemagne française, ils apercevront devant eux un double obstacle, qui se sera insensiblement redressé : Dantzick d'abord, donnant un point d'appui à la Pologne varsovienne ; plus loin l'armée de Davout postée sur les deux rives de l'Elbe : ils retrouveront en face d'eux une partie importante de la puissance française, alors qu'ils la croient tout entière détournée vers l'Espagne et engouffrée dans la Péninsule. Cette reprise par leur adversaire de l'avantage stratégique les emprisonnera à l'intérieur de leurs frontières : Napoléon les immobilisera sur la pointe de son épée, tendue au travers de l'Allemagne et insinuée jusqu'à la Vistule[9]. Ainsi tenue en respect, la Russie n'osera vraisemblablement démasquer ses projets et jeter bas un simulacre d'alliance. L'empereur Alexandre va se troubler, hésiter, équivoquer ; il ouvrira des négociations : Napoléon en fera autant de son côté : Il est probable, écrit-il à Davout[10], que nous nous expliquerons et que nous gagnerons du temps de part et d'autre. Pendant ce temps, à l'abri de nos troupes d'Allemagne déployées en rideau protecteur, nos forces de seconde et de troisième ligne se formeront ; derrière les quatre-vingt mille hommes de Davout, l'Empereur en réunira quatre fois autant ; sur le Rhin, en Hollande, dans la France du Nord. à Mayence, à Wesel, à Utrecht, à Boulogne, derrière les Alpes, dans la haute Italie, des camps s'établiront, d'énormes réceptacles d'hommes et de munitions, dont le contenu se répandra peu à peu sur l'Allemagne. Ces masses rejoindront en temps voulu l'armée de Davout, se grouperont derrière elle et à ses côtés, referont la Grande Armée sur des proportions formidablement accrues, se prépareront elles-mêmes à attaquer, et la position de défense prise dans le nord de l'Allemagne se transformera en base d'offensive. En même temps, non content de lever tous ses vassaux, Allemands du Nord et du Sud, Suisses, Italiens, Illyriens, Espagnols, Portugais, l'Empereur s'adressera aux États qui conservent une indépendance nominale, Prusse, Autriche, Turquie et Suède. Tandis qu'Alexandre se flatte d'immobiliser deux de ces puissances et de s'attacher les autres, Napoléon se croit sûr de les enrégimenter toutes quatre. Ainsi, au commencement de 1812, en admettant que ses négociations avec Alexandre n'aient point abouti et qu'il n'ait pas obtenu de la Russie des garanties expresses de fidélité, il se trouvera disposer contre elle de toute l'ancienne Europe, mais de l'Europe mise sur pied d'avance et militairement organisée, disciplinée, embrigadée, mobilisée, concentrée, formée en une seule et immense colonne d'assaut. II Les premiers ordres pour renforcer le corps de Davout furent donnés à la fin de janvier et complétés ensuite par une série de dispositions. L'opération n'allait pas s'accomplir brusquement, brutalement : il ne s'agissait pas de jeter d'un coup au delà du Rhin une force considérable, qui attirerait l'attention. C'est par une infiltration continue d'hommes et de matériel dans les cadres déjà existants que se recréera notre armée d'Allemagne. Le premier corps s'accroîtra insensiblement, sans que sa forme extérieure et ses éléments constitutifs soient d'abord modifiés. Les unités qui le composent, divisions, régiments, bataillons, vont simultanément grossir, par lente addition de substance ; puis, lorsqu'elles seront parvenues à une surabondance d'effectifs, elles vont se dédoubler, se multiplier, essaimer autour d'elles d'autres groupes, d'autres unités, et peu à peu. au lieu d'un simple corps, l'armée de quatre-vingt mille hommes apparaîtra, munie de tous ses organes. Le 21 janvier, l'Empereur annonce à Davout un seul régiment français et quatre régiments hollandais : cette infanterie sera répartie entre les trois divisions du 1er corps, les divisions incomparables, celles de Friant, Morand et Gudin, que l'on déchargera ensuite de leur trop-plein par la formation d'une quatrième, confiée au général Dessaix[11]. En même temps, comme la conscription de 1812 aura versé dans les dépôts cent mille recrues, les bataillons actuels de dépôt, dont l'instruction s'achève, pourront se mettre en route et rejoindre les régiments d'Allemagne. Les régiments un peu maigres prendront ainsi du corps, comprendront quatre bataillons, puis cinq. au lieu de trois, et dans le courant de l'été, par suite de cette pléthore. l'armée se formera à cinq divisions, de quatre régiments chacune et de deux brigades. La cavalerie se sera antérieurement augmentée par l'envoi aux escadrons de guerre de détachements puisés dans tous les dépôts de même arme, sans création de régiments nouveaux : elle se sera complétée en chevaux par des remontes opérées sur place. Quant au matériel, Napoléon s'occupe déjà à l'expédier, en prenant pour base de ses calculs ce que sera l'armée de l'Elbe dans six mois, non ce qu'elle est actuellement. Il fait partir l'artillerie régimentaire et divisionnaire, les parcs de réserve, au total cent quatre-vingts bouches à feu. Il organise le génie et lui fournit quinze mille outils ; s'absorbant dans de minutieuses supputations, il compte que Davout aura besoin de six cents voitures d'artillerie et. de deux cent vingt-quatre caissons d'infanterie, pour porter avec soi cinq cent quatre-vingt-quatre mille cartouches, tandis qu'une réserve de trois millions de cartouches s'entassera dans les magasins de Hambourg et de Magdebourg. Avec une sollicitude particulière, il perfectionne le service du train, celui des équipages militaires, car il y voit, dans une guerre lointaine, les auxiliaires indispensables de la victoire. Ces éléments divers vont se former par prélèvements opérés sur toutes les ressources de l'intérieur, franchir le Rhin par groupes isolés, par détachements à peine visibles, et s'introduire furtivement en Allemagne[12]. Pour faciliter leur marche, Napoléon fait reconnaître par des officiers d'état-major et aménager les voies de communication. En Allemagne, les chemins sont généralement mauvais : n'importe, on en créera d'autres. Entre Wesel et Hambourg, à travers la Westphalie et le Hanovre, une large route militaire va s'ouvrir, une sorte de voie romaine, qui attestera aux générations futures le passage des Français et la grandeur de leurs œuvres. Les autorités de la Westphalie et du grand-duché de Berg procéderont à ce travail. Davout est chargé de pourvoir au placement de ses effectifs futurs, d'assurer par avance les vivres, l'habillement, la solde, de régler son budget, de fortifier Hambourg, de convertir cette ville ouverte en une vaste place d'armes. Qu'il se mette en mesure de toutes façons, mais que ces préparatifs s'opèrent dans le plus absolu silence : agir sans parler, telle est la recommandation qui accompagne invariablement les ordres donnés et accuse à chaque instant la pensée dominante de l'Empereur. Il couvre d'une ombre encore plus épaisse les mouvements destinés à recomposer la garnison de Dantzick et à en décupler l'effectif. D'abord, il fait rejoindre les quinze cents soldats qu'il a dans la place par six bataillons polonais, par deux bataillons saxons, par le régiment français qui occupe Stettin ; Davout l'y remplacera par un très beau régiment de la division Friant, en ayant soin de tenir le meilleur langage envers la Russie[13], en s'abstenant de la moindre confidence au gouvernement de Varsovie : Tout ce qu'on dit aux Polonais, ils le répètent et le publient de toutes les manières[14]. Un peu plus tard, l'Empereur fait filer sur Dantzick, par Magdebourg et la Prusse, des compagnies de canonniers, de mineurs, de sapeurs, puis un régiment westphalien de deux mille quatre cents hommes, un régiment de Berg ; il demande pour la même destination un régiment à la Bavière, un autre au Wurtemberg, et de tous les points de l'Allemagne des détachements se dirigent vers le poste à réoccuper, mais ils s'y rendent sans précipitation, en amortissant le bruit de leurs pas. Avec eux, l'Empereur fait affluer à Dantzick des canons, des mortiers, des affûts, des fusils, tous les engins de résistance, et de plus un équipage de ponts, matériel d'attaque qu'il dispose là pour l'avenir et par provision[15]. Mais le gouverneur Rapp reçoit impérativement l'ordre de surveiller ses propos, de couper sa langue[16] : il devra ne faire aucun étalage des ressources de tout genre qui vont lui arriver et s'entasser dans la place. Cependant, Napoléon sent l'impossibilité de dissimuler complètement aux Busses cette agglomération de forces à proximité de leur frontière ; renonçant à nier le fait, il travestit l'intention. Il ordonne de préparer pour Kourakine une note explicative, nourrie d'allégations spécieuses et de contrevérités : elle dira qu'une grandie escadre anglaise s'avance dans la Baltique, qu'on lui suppose le dessein d'attaquer Dantzick ; en conséquence, l'Empereur se juge obligé de mettre la place en état de défense, d'y réunir quelques milliers d'hommes, et se fait un devoir d'en prévenir la Russie, afin que celle-ci ne s'alarme point d'un armement dirigé contre l'ennemi commun[17]. La même note avoue que des fusils ont été achetés en France pour le compte du roi de Saxe, souverain de Varsovie, agissant dans la plénitude de ses droits ; mais le nombre n'en est que de vingt mille, au lieu de soixante mille qu'on a supposé. Dans la réalité, les amas d'armes que Napoléon dispose à l'usage des paysans polonais, destinés au besoin à se lever en masse, sont autrement considérables. Ses agents lui ont découvert à Vienne cinquante-quatre mille fusils, que l'Autriche est prête à céder : le roi de Saxe reçoit avis de les acheter et de les attirer à Dresde ; c'est l'Empereur qui les payera. L'Empereur forme lui-même sur le Rhin deux dépôts d'armes, réunit à Wesel trente-quatre mille fusils, tirés de Hollande, à Mayence cinquante-cinq mille, tirés de France ; sans les porter encore au delà du fleuve, il les fait mettre en magasin, en caisses, emballés et prêts à partir. — Ordonnez, écrit-il au ministre de la guerre[18], que cette opération se fasse avec le plus de mystère possible, de sorte qu'aux premiers jours de mai, si j'avais besoin d'avoir ces soixante-seize mille armes, elles pussent partir Vingt-quatre heures après que je l'aurais ordonné, ce qui les ferait arriver à destination au bout de quelques semaines. Napoléon ne suppose jamais qu'avant l'été il puisse avoir besoin d'armer la population varsovienne et même de mettre sur pied, dans le duché, les troupes régulières, non plus que de posséder à Dantzick les quinze mille hommes auxquels il donne sourdement l'impulsion. Son activité diplomatique retardait encore sur ses mouvements militaires. Les quatre puissances qui lui semblaient ses auxiliaires désignés, Prusse, Autriche, Turquie et Suède, n'avaient pas, comme nos armées, de grands espaces à parcourir pour entrer en ligne : elles étaient toutes portées, limitrophes de l'ennemi à atteindre il était inutile et même dangereux d'engager avec elles des négociations dont l'écho pourrait retentir à Pétersbourg et précipiter la rupture. D'ailleurs, Napoléon était persuadé que ces alliances se feraient presque d'elles-mêmes et par la force des choses ; que la Prusse et l'Autriche, dominées par son prestige, viendraient docilement à son appel ; qu'une sorte de fascination les lui amènerait ; que la tradition lui ramènerait la Turquie et la Suède. Aujourd'hui, il essayait simplement, par une pression plus ou moins forte sur les quatre puissances, de composer à chacune une attitude conforme à ses desseins. A la Prusse, il ne demandait que l'immobilité. La Prusse était sur le chemin entre la France et la Russie : si elle s'agitait et armait, on pourrait croire à Pétersbourg qu'elle se levait à notre instigation et que Napoléon voulait s'en faire une avant-garde ; il importait donc qu'elle s'effaçât de la scène le plus longtemps possible et se fit oublier. Mais les convenances de notre politique cadraient mal avec les angoisses de la Prusse. La cour de Potsdam, avertie par les appels d'Alexandre que la rupture entre les deux empereurs approchait et mieux instruite à cet égard que Napoléon lui-même, vivait dans l'épouvante : elle craignait de devenir la première victime de la guerre, quelque parti qu'elle prit, et de périr broyée dans le choc qui se préparait. Pour défendre sa misérable existence, elle armait frauduleusement et en cachette, rappelait en partie les réserves. Au service de qui emploierait-elle ces forces ? Irait-elle où l'appelaient ses vœux et ses haines ? S'élancerait-elle vers la Russie ? Au contraire, cédant à d'inéluctables nécessités, se laisserait-elle dériver vers la France ? C'était ce qu'elle ignorait elle-même. Le chancelier Hardenberg passait par des alternatives diverses : négociant simultanément avec Napoléon et Alexandre, il était tour à tour sincère et faux dans ses protestations à l'un et à l'autre ; il trompait toujours quelqu'un, mais ce n'était pas la même puissance ; il y avait des évolutions dans sa duplicité[19]. En tout cas, il jugeait indispensable de renouveler fréquemment à Paris d'humbles demandes d'alliance, des offres de concours, pour mériter l'indulgence de l'Empereur et l'amener à fermer les yeux sur des armements illicites. Mais l'Empereur dédaignait encore de prêter l'oreille aux sollicitations de la Prusse ; d'autre part, dès qu'il remarquait chez elle quelque mouvement suspect, quelque levée excédant le chiffre réglementaire, il la rabrouait durement et, d'un ton courroucé, lui enjoignait de rentrer dans l'ordre, se bornant à lui faire entrevoir, pour prix de sa sagesse, la perspective d'un accord futur et éventuel. Il évitait également de brusquer son alliance avec l'Autriche, mais croyait nécessaire d'imprimer à cet État un mouvement propre à inquiéter les Eusses sur le Danube, à leur donner plus d'occupation en Orient et à les y enfoncer davantage. Partant de ce principe que la cour de Vienne voyait avec chagrin l'annexion imminente des Principautés et y mettrait volontiers obstacle, pourvu qu'elle fût quelque peu soutenue et encouragée, il provoquait avec elle à ce sujet un échange de vues : il témoignait le regret d'avoir souscrit naguère à un tel accroissement de l'empire russe, se montrait aujourd'hui dans des dispositions différentes, demandait à Metternich et à l'empereur François ce qu'ils comptaient faire, jusqu'où ils oseraient aller pour empêcher un résultat funeste à leurs intérêts, et ne leur ménageait pas les expressions de sa bienveillance. Son jeu était clair : il voulait que l'Autriche se mit en avant et prit une initiative que les stricts engagements d'Erfurt lui interdisaient à lui-même : il voulait qu'elle protestât contre la conquête des Principautés et appuyât au besoin ses notes diplomatiques par quelques démonstrations militaires. Ces démarches auraient pour résultat de ranimer le courage des Ottomans par l'espérance d'un secours, de les inciter à mieux défendre leurs provinces, à refuser la paix, à prolonger une guerre destinée, d'après les calculs de Napoléon, à retenir les Russes loin de lui et à retarder leur réapparition en masse sur les frontières de la Pologne[20]. Avec la Turquie elle-même, il évitait de passer des accords destructifs de ceux qui le liaient toujours à la Russie, de garantir au Sultan l'intégrité de son empire et la récupération des Principautés. Ses efforts tendaient simplement à faire succéder entre les deux États, à une froideur marquée, une reprise de confiance. Il écrivait au ministre des relations extérieures[21] : Mandez à M. de Latour-Maubourg — c'était notre chargé d'affaires à Constantinople — de se rapprocher le plus possible de la Porte, de faire en sorte, sans se compromettre, que le nouveau Sultan m'écrive et m'envoie un ministre : de mon côté, je lui répondrai, je renouerai mes relations et j'enverrai un ministre. Ainsi, les voies s'ouvriront à un rapprochement. Sans rappeler encore à lui la Turquie, Napoléon s'occupe à la placer sur le chemin du retour ; ce qu'il cherche à obtenir des Ottomans, c'est qu'ils se mettent à sa disposition, sans lui demander dès à présent d'engagements formels, et attendent son bon plaisir. Il eût voulu agir de même avec la puissance qui correspondait à la Turquie dans la partie opposée de l'Europe, avec cette Suède qui devait son importance à sa position topographique plus qu'à ses forces. Actuellement, il n'exigeait d'elle qu'un service plus exact contre l'Angleterre, une soumission absolue, sans préjuger ce qu'il aurait peut-être à lui demander contre les Russes et à faire pour elle. Mais les intérêts contradictoires entre lesquels se débattait la Suède, ses passions, ses souffrances, ne lui permettaient point une obéissance purement gratuite, une attente résignée. Chaque jour, son indiscipline cause à Napoléon de nouvelles impatiences : il lui faut en même temps se défendre contre des empressements intempestifs, contre d'importunes sollicitations. Le caractère de l'homme qu'il a laissé se placer à Stockholm sur les marches du trône complique singulièrement le problème des relations. Désireux de ne pas se brouiller complètement avec la Suède et de ne point s'allier prématurément à elle, il aura fort à faire pour atteindre ce double but, et ses rapports avec Bernadotte, assez accidentés durant cette période, donnent plus particulièrement la mesure de ses intentions actuelles à l'égard de la Russie. III Parti de Paris avec la trahison au cœur, Bernadotte n'avait pas résisté à mal parler de son ancien chef, dès qu'il s'était trouvé en présence de l'émissaire chargé par la Russie de provoquer ses confidences : la profession d'ingratitude qu'il avait faite devant Tchernitchef[22], en décembre 1811, avait été l'explosion de ses véritables sentiments. En prenant l'engagement d'honneur de ne jamais nuire à la Russie, il avait obéi aussi à une pensée politique, à un instinct sagace, qui lui montrait la sécurité future de la Suède liée à une réconciliation avec sa grande voisine de l'Est et qui la détournait de toute tentative contre la Finlande pour lui faire reporter ses ambitions sur la Norvège. Toutefois, mît par le désir de plaire au Tsar et de prévenir chez lui tout retour d'hostilité, entraîné d'ailleurs par le torrent de son imagination, il avait laissé son expression dépasser sa pensée : il avait présenté comme une volonté ferme ce qui n'était en lui qu'une tendance. Au fond, son système n'était pas fait : son esprit mobile et fantasque demeurait sujet à de brusques oscillations. S'il avait touché du premier coup au point où l'empereur russe voulait l'amener, il ne s'y était pas fixé encore : il allait s'en éloigner bientôt et n'y reviendrait que par un long circuit. Dans les semaines qui avaient suivi ses premiers épanchements avec la Russie, fatigué de nos exigences en matière de blocus, outré du ton autoritaire et tranchant sur lequel notre représentant à Stockholm, l'ex-conventionnel Alquier, formulait ces réquisitions, il l'avait pris d'assez haut avec son ancienne patrie. Que la contrebande s'organisât de toutes parts, que la guerre avec les Anglais demeurât une misérable jonglerie[23], c'était, disait-il, à quoi nul ne pouvait remédier. A la moindre demande nouvelle, il se rebiffait ; parlait-on au gouvernement royal de prêter à la France quelques marins ou bien un régiment qui servirait dans notre armée, conformé-nient à une tradition datant de l'ancien régime, il refusait d'appuyer ces propositions : Quel avantage, disait-il au baron Alquier, trouverais-je à envoyer un régiment se mettre en ligne avec ceux de lu France ? — Mais celui de former des officiers à la première école de l'Europe. — Apprenez, monsieur, que l'homme qui a formé par ses leçons et son exemple une multitude d'officiers particuliers et généraux en France peut suffire à l'instruction et au perfectionnement de ses armées[24]. A ces rodomontades, la réponse de l'Empereur ne s'était pas fait attendre. Retrouvant Bernadotte tel qu'il l'avait toujours connu, c'est-a-dire effrontément hâbleur, rétif et peu maniable, il s'était détourné de lui, se refusait à toute correspondance directe, rappelait les aides de camp français du prince et le mettait en quarantaine[25]. En janvier 1811, les rapports ne tenaient plus qu'à un fil, lorsqu'on vit Bernadotte, par une de ces volte-face dont il était coutumier, se rejeter impétueusement vers la France. Chez lui, ce revirement peut s'expliquer d'abord par un vulgaire intérêt d'argent. Dans son établissement nouveau, il avait dû faire abandon des dotations constituées au maréchal d'Empire et au prince de Ponte-Corvo. D'autre part, le million que l'Empereur lui avait fait remettre comptant, lors de son départ, s'était promptement fondu, et les États de Suède, vu la pénurie du royaume, n'avaient alloué à l'héritier présomptif de la couronne, à sa femme et à son fils, que de maigres pensions. Voyant arriver la fin de ses ressources, Bernadotte se prenait à regretter d'avoir trop peu ménagé le monarque à la main large dont la munificence pourrait utilement l'assister, et il est à remarquer que ses premières offres de soumission coïncidèrent avec une lettre dans laquelle il se recommandait à la Générosité impériale et sollicitait une indemnité pour ses dotations perdues. Puis, l'influence de la princesse royale, qui avait alors rejoint son mari, s'exerçait au profit de la France. A mesure qu'elle s'était avancée dans le Nord, Désirée Clary s'était senti envahir par un insupportable ennui. Sans cesse sa pensée se reportait vers ce Paris brillant et aimé, vers ce milieu de prédilection où elle voulait se garder la faculté de revenir et de se retremper, et ses efforts tendaient à empêcher une rupture qui l'eût confinée dans son royal exil[26]. Enfin, Bernadotte lui-même, malgré toutes les peines qu'il se donnait pour plaire aux Suédois, avait le sentiment d'avoir incomplètement répondu à leur attente : s'ils l'avaient élu, c'était avec l'espoir d'obtenir par ce choix et tout de suite un bienfait éminent, un avantage insigne, tel que l'appui de la France pour reprendre la Finlande ou se saisir d'un équivalent. Or, comme présent d'arrivée, Bernadotte ne leur avait apporté jusqu'à ce jour que la déclaration de guerre aux Anglais, mesure essentiellement impopulaire. Voyant s'épuiser le crédit que lui avait ouvert la confiance publique, il éprouvait le besoin de ne plus retarder la satisfaction des Suédois, de leur payer sa bienvenue, et il se rendait compte que seul l'empereur des Français pouvait lui en fournir les moyens. Ce n'était pas que l'objet de ses convoitises se fût déplacé. Si incohérents et désordonnés que parussent ces mouvements, ils tendaient invariablement au même but : sa politique tourbillonnait autour d'une idée fixe. S'interdisant par principe de songer à la Finlande, il pensait de plus en plus à la Norvège. Il en avait déjà touché mot à Pétersbourg, mais il savait que la Russie, à supposer qu'elle favorisât jamais la spoliation du Danemark, ne s'exécuterait que plus tard et à échéance assez longue, à l'approche ou à la suite d'un grand bouleversement. Au contraire, Napoléon disposait du présent : il n'avait qu'un geste à faire pour que la cour de Copenhague, faible et soumise, s'inclinât devant sa volonté et cédât aux Suédois la Norvège au prix de quelque dédommagement en Allemagne. Justement, la Norvège s'agitait et paraissait lasse du joug danois. Profitant de l'occasion, Bernadotte ne tarda pas davantage à s'ouvrir au représentant de l'Empereur. Le G février, au cours d'une conversation avec Alquier, il lui mit brusquement sous les yeux une carte : Voyez, dit-il, ce qui nous manque. — Je vois, répondit Alquier, la Suède arrondie de toutes parts, excepté du côté de la Norvège : est-ce donc de la Norvège que Votre Altesse veut parler ? — Eh bien, oui, c'est de la Norvège, qui veut se donner à nous, qui nous tend les bras et que nous calmons en ce moment. Nous pourrions, je vous en préviens, l'obtenir d'une autre puissance que de la France. — Peut-être de l'Angleterre ? — Eh bien, oui, de l'Angleterre ; mais quant à moi, je proteste que je ne veux la tenir que de l'Empereur. Que Sa Majesté nous la donne, que la nation puisse croire que j'ai obtenu pour elle cette marque de protection, alors je deviens fort, je fais dans le système du gouvernement le changement qu'il faut nécessairement opérer, je commanderai sous le nom du roi et je suis aux ordres de l'Empereur[27]. Puis, ce furent des serments : Bernadotte jura sur son honneur de fermer le royaume au commerce des Anglais ; au besoin, il irait chercher et vaincre chez elle cette orgueilleuse nation ; contre la Russie, il offrait cinquante mille hommes au printemps, soixante mille en juillet, à condition de les commander en personne. Ces propositions formelles ne l'empêchaient nullement, à la même époque, à quelques jours d'intervalle, de renouveler au Tsar ses assurances de sympathie et de bon vouloir. En réponse à une lettre dans laquelle Alexandre réclamait son amitié, il lui écrivait : Oui, Sire, je deviendrai l'ami de Votre Majesté, puisqu'elle veut bien me dire que c'est d'âme qu'elle veut l'être[28]. Soyons unis, faisons pacte d'éternelle concorde et de bon voisinage, disait-il au Tsar, à l'heure même où il offrait à Napoléon de reconnaître pour ennemis tous les adversaires présents et futurs de la France. Qui trompait-il alors ? Qui se réservait-il de trahir en fin de compte ? Son ancien maître ou son récent ami ? En faisant droit à sa demande et en acceptant sa parole, Napoléon eut-il obtenu de sa part, en cas de guerre avec la Russie, une obéissance absolue ? C'est au moins très douteux : Bernadotte avait le génie de l'indiscipline ; il l'avait prouvé dans tout le cours de sa carrière, où Napoléon l'avait trouvé à chaque occasion coopérateur tiède et lieutenant infidèle. S'il tenait tant à la Norvège, c'était précisément parce que cette facile conquête, en consolant l'amour-propre national, le dispenserait de marcher en Finlande, de rouvrir ainsi et de perpétuer le conflit avec la Russie, de s'engager à fond contre elle. Tout ce que l'on peut présumer, c'est que Napoléon, en lui livrant la Norvège, eût conjuré en partie l'effet de ses mauvais sentiments, gagné sa neutralité et peut-être une apparence de concours. Dans ses appréciations sur la politique actuelle du prince, Alquier allait plus loin : cet agent zélé, mais ardent et passionné, ne sut presque jamais démêler les véritables intentions de Bernadotte à travers la déconcertante variété de ses attitudes et de ses poses ; après l'avoir signalé comme capable de toutes les félonies, il le croyait aujourd'hui disposé à nous revenir de bonne foi et montrait l'occasion unique pour reprendre possession de la Suède. Napoléon en jugea autrement. D'abord, cette façon de réclamer à brûle-pourpoint un accord positif' et de lui forcer la main, ne fut nullement de son goût ; il voulait que Bernadotte attendit notre heure, au lieu de nous imposer la sienne. Quant à la condition même de l'arrangement, l'idée de spolier le Danemark, dans les termes absolus où elle était exprimée, révolta ses sentiments de justice, de reconnaissance et d'honneur : ce tout-puissant avait le respect des faibles, quand il trouvait en eux honnêteté et droiture. D'ailleurs, et jusqu'à plus ample informé, il se refusait à voir dans la requête du prince l'expression d'une pensée raisonnée et mûrie, à laquelle la majorité des Suédois se rallierait peu à peu et qui deviendrait un système national. Demeurant dans ses rapports avec la Suède sous l'empire d'une erreur fondamentale, il estimait que cet État ne pouvait avoir qu'une politique, la politique d'hostilité et de revanche contre la Russie : il se figurait que s'il en venait lui-même à rompre avec Alexandre, il n'aurait qu'à montrer aux Suédois la Finlande et à la leur désigner du bout de son épée, pour les voir s'élancer sur cette proie et se jeter dans la mêlée, quels que pussent être les sentiments personnels de Bernadotte. Par conséquent, il jugeait parfaitement inutile de s'arrêter quant à présent aux idées plus ou moins folles qui pouvaient éclore dans l'esprit du prince et traverser ce cerveau mal équilibré, de prendre au sérieux ses divagations, de discuter avec ses lubies : cc n'était pas là un élément à faire entrer dans nos calculs. Monsieur le duc de Cadore,
écrivit Napoléon à Champagny[29], j'ai lu avec attention les lettres de Stockholm. Il y a
tant d'effervescence et de décousu dans la tête du prince de Suède que je
n'attache aucune espèce d'importance à la communication qu'il a faite au
baron Alquier. Je désire donc qu'il n'en soit parlé ni au ministre de
Danemark ni au ministre de Suède, et je veux l'ignorer jusqu'à nouvel ordre. Il prévint seulement le Danemark, sans lui dire pourquoi, de mettre la Norvège à l'abri d'une surprise. En même temps, il traçait pour Alquier toute une ligne de conduite. Ce ministre ne ferait point de réponse immédiate à l'ouverture du prince-et serait censé n'avoir reçu à ce sujet aucune direction. Au bout de quelque temps, il pourrait glisser dans la conversation très doucement, sans que cela eût l'air de venir de Paris[30], que l'idée de s'approprier la Norvège était purement chimérique et tout à fait en dehors de la tradition nationale, qu'il y avait là un contresens politique, que l'intérêt de la Suède était ailleurs : C'est par ces considérations générales que le baron Alquier doit répondre, disait l'Empereur, et aussi par des considérations tirées de mon caractère et de mon honneur, qui ne me feront jamais permettre qu'un de mes alliés perde quelque chose à mon alliance[31]. A l'avenir, le mieux serait que notre ministre se dérobât à de trop fréquents contacts avec l'Altesse suédoise, qu'il ne s'exposât plus à d'embarrassantes confidences et à des discussions fâcheuses. On ne peut acquiescer aux demandes du prince, et d'autre part la contradiction ne ferait qu'irriter ses désirs. Au contraire, cet esprit déréglé, si on l'abandonne à lui-même, finira peut-être, après s'être agité dans le vide, par se poser et s'assagir. Vers le même temps, Napoléon permit à l'un des aides de camp français de Bernadotte, le chef d'escadron Genty de Saint-Alphonse, rappelé comme les autres, de retourner eu Suède, et il le reçut avant son départ. Dans cette audience, il s'exprima en homme qui savait à quoi s'en tenir sur les véritables sentiments du prince, mais son langage fut empreint de tristesse et de regret plus que de colère, conserva le ton d'une remontrance paternelle : Croyez-vous, dit-il, que j'ignore qu'il dit à qui veut l'entendre : Dieu merci, je ne suis plus sous sa patte, et mille autres extravagances que je ne veux pas répéter ? Il ne sait pas que cela retombe sur lui, et qu'il y a des gens toujours prêts à tirer parti de ses inconséquences. Assurément, il m'a assez fait enrager pendant qu'il était ici : vous en savez quelque chose, puisque vous êtes son confident. Mais enfin tout cela est passé : j'avais cru que dans la nouvelle sphère où il se trouve placé, sa tête se serait calmée et qu'il se serait conduit plus prudemment. Genty de Saint-Alphonse, à qui la leçon avait été faite, ne manqua pas de défendre chaleureusement son prince ; il s'étendit sur les services que la Suède était prête à nous rendre en toute occurrence, et notamment contre la Russie. Mais ce zèle de fraîche date parut suspect à l'Empereur, à tout le moins intempestif : Vous me parlez toujours des Russes, disait-il ; mais moi, je ne suis pas en guerre avec les Russes : si cela arrivait, eh bien, nous verrions alors : aujourd'hui ce n'est qu'à l'Angleterre qu'il faut faire la guerre. Il posa pourtant beaucoup de questions sur l'armée suédoise, s'enquit de son organisation, de sa valeur ; il finit par indiquer le plan de conduite qui, suivant lui, s'imposait au prince : à l'extérieur comme au dedans, ne point se compromettre en d'inutiles intrigues, attendre l'heure propice et se réserver : Il faut qu'il aille droit son chemin, et qu'à la première occasion il donne de la gloire militaire à son pays. Tous les partis se tairont et se rallieront autour d'un prince qui rehausse la gloire de son pays. Or, le prince a tout ce qu'il faut pour cela ; il sait commander une armée, il pourra faire de belles choses[32]. C'était lui présenter à mots couverts, comme le meilleur moyen de fixer sa popularité et ne consolider sa position, une brillante entreprise au delà de la Baltique, contre l'ennemi traditionnel : à Bernadotte qui désirait s'approprier frauduleusement la Norvège, il montrait la Finlande à reconquérir de haute lutte, mais ne lui faisait entrevoir ce but que dans une lointaine et brumeuse perspective. Ces fins de non-recevoir déçurent Bernadotte, sans le décourager. Il crut devoir insister, s'acharner, d'autant plus qu'un événement intérieur venait de mettre effectivement à sa charge les destinées de la Suède. Le Roi, plus malade et plus faible, l'avait institué régent. Investi désormais des prérogatives souveraines, sentant croître sa responsabilité en même temps que son pouvoir, Charles-Jean se rattachait plus anxieusement à l'idée de procurer aux Suédois quelque bénéfice immédiat qui fit taire toute opposition ; pour obtenir de quoi les contenter, il s'adressait à l'Empereur, suprême dispensateur des biens de ce monde, le priait, le sollicitait de tontes manières, se retournait vers lui sans cesse, la main obstinément tendue. Pour faire admettre ses prétentions, il n'était sorte de moyens auxquels il n'eût recours. Afin de les rendre plus acceptables, il les réduisit. Après avoir demandé la Norvège entière, il n'en réclama plus que la partie septentrionale, l'évêché de Trondjem avec ses dépendances. Puis, c'étaient des prévenances, des cajoleries, des attentions sans nombre. Il offrit des marins, un régiment tout équipé : il promit de faire séquestrer les marchandises anglaises ; il promit contre le commerce interlope des rigueurs exemplaires : pendant près de trois mois, il ne s'arrêta pas de promettre[33]. Entre temps, il laissait entendre que la Russie mettait tout en œuvre pour l'attirer à elle : il faisait dire à M. Alquier que l'empereur Alexandre lui offrait une rétrocession partielle de la Finlande, ce qui était faux[34] : en se montrant assailli de propositions qu'il n'avait pas reçues, il espérait piquer la France d'émulation et provoquer une surenchère. Mais ce manège laissait l'Empereur parfaitement insensible. Les stimulants employés par le prince n'avaient pas plus le don de l'émouvoir que ses verbeuses protestations. Il répugnait toujours à lui octroyer la Norvège ; surtout, tant qu'il aurait intérêt à ménager la Russie et à temporiser avec elle, il était résolu à ne point traiter avec Bernadotte. Se défiant d'un homme aussi peu maître de sa pensée et de sa langue, il l'eût considéré aujourd'hui comme le plus compromettant des alliés : entre eux, il y avait dissentiment sur l'époque plus encore que sur l'objet de l'entente à conclure. Dans ses instructions à son représentant en Suède, Napoléon défend toujours de rien accorder dans le présent, sans rien refuser positivement pour l'avenir. Il recommande d'entretenir les espérances des Suédois en les tournant du bon côté, c'est-à-dire vers la Finlande ; mais Alquier ne saurait apporter à cette œuvre trop de discrétion et de mesure. L'essentiel est actuellement de ne fournir à la Russie aucun sujet d'alarme : que notre ministre démente tout bruit de rupture entre les deux empereurs : qu'il vive bien avec son collègue russe. Sans prêcher aux Suédois l'oubli et le pardon des injures, qu'il les détourne de toute revendication précipitée, de toute initiative hors de saison : Calmer au lieu d'exciter, désarmer au lieu d'armer[35], voilà quelle doit être sa tache. IV S'abstenant encore de tout engagement latéral, Napoléon pouvait se retourner vers la Russie et se montrer à elle, avec une apparence de vérité, invariable dans sa ligne, constant dans ses voies, libre de toute alliance, à l'exception de celle qu'il avait contractée aux jours heureux de Tilsit et d'Erfurt[36]. Cette alliance, il exprime continuellement le désir de la maintenir, de la restaurer, de lui rendre sa force et sa splendeur premières. Ceci posé, il ne craint pas de s'attaquer hardiment aux différends soulevés et en fait l'objet d'une ardente controverse. Offrant d'indemniser le duc d'Oldenbourg et demandant à la Russie, si elle ne juge pas qu'Erfurt soit un équivalent acceptable, d'en désigner un autre, il s'arme en même temps de ses propres griefs et en signale âprement la gravité. Ce qui caractérise son langage, c'est un mélange de droiture et de rouerie, ce sont des aveux d'une brutale franchise éclatant au milieu des artifices d'une politique d'assoupissement. Cachant ses apprêts militaires, cherchant par tous les moyens à accréditer l'opinion qu'il ne se prépare pas encore à la guerre, il déclare pourtant et très haut qu'il la fera, qu'il la fera sur-le-champ, si l'empereur Alexandre signe la paix avec les Anglais, et il ne dissimule pas que tous les symptômes relevés depuis quelques mois sont de nature à lui faire craindre cette infraction aux lois de l'alliance. Par ces avertissements, par ces menaces, il espère intimider la Russie, ralentir ou même suspendre sa marche vers l'Angleterre et peut-être la ramener dans le droit chemin. C'est surtout l'ukase qui lui fournit matière à déclamations passionnées. A l'entendre, cette mesure l'a atteint dans ses parties les plus sensibles, dans sa sollicitude pour le bien-être de ses sujets, pour leur honneur surtout et leur dignité. On peut même croire qu'il exagère à dessein un mécontentement très réel, qu'il outre l'expression de sa colère : c'est un moyen d'échapper aux reproches que la Russie est en droit de lui adresser à propos de l'Oldenbourg[37]. Pour rejeter dans l'ombre l'affaire où il s'est mis et se sent dans son tort, il tire avec violence au premier plan celle où il a incontestablement raison ; il la grossit et l'amplifie, force la note, enfle la voix : il attaque pour n'avoir pas à se défendre ; pour étouffer les plaintes de la Russie, il se plaint et crie plus fort qu'elle. En mars, il fait envoyer au duc de Vicence, à l'adresse du cabinet de Pétersbourg, un fulminant réquisitoire contre l'ukase, dont il a fourni lui-même les éléments : il y a multiplié les interjections sonores, les exclamations emphatiques, les phrases à effet, et semble avoir pris, pour composer cette tirade diplomatique, les leçons de Talma. Plaignez-vous, Monsieur, — écrit par ordre Champagny à Caulaincourt, — de la conduite de la Russie et surtout de cet ukase si peu amical du 19/31 décembre. Peut-on en effet concevoir un état de paix et surtout un état d'alliance pendant lequel une des deux nations alliées brûle tous les produits de l'autre qui lui parviennent ? Quel effet un pareil autodafé peut-il produire ? Nous prend-on donc pour une nation sourde à la voix de l'honneur ? Ceux qui conseillent ces mesures à l'empereur de Russie sont des hommes perfides qui abusent de son caractère. Ils savent bien que brûler les étoffes de Lyon, c'est aliéner les deux nations l'une de l'autre, et que la guerre ne tiendra plus qu'il un souffle. ... Ainsi, plus de relations
commerciales entre les deux empires. Est-ce là un état de paix et d'alliance
? Était-ce ainsi que pensait l'empereur de Russie à Tilsit ? Sont-ce là les
sentiments qui l'ont conduit à Erfurt ? L'empereur Alexandre sait bien ce qui
peut plaire et réussir en France. Il n'a été porté aux mesures qu'il a prises
que parce qu'on l'a aigri en le trompant. nue de mal peut faire cet ukase !
Partout il a été considéré comme une mesure hostile. Qu'on ne le défende pas
en disant que chacun a le droit de faire chez soi ce qui lui plaît. Si on
insultait les Russes à Paris, si on bernait cette nation sur nos théâtres, si
de part et d'autre on travaillait avec acharnement à détruire tout ce qu'il
peut y avoir dans l'un et l'autre pars de commerce et d'industrie, dira-t-on
qu'on ne fait qu'user d'un droit légitime ? Et ce n'est pas seulement pendant
la paix, mais au sein d'une intime alliance, qu'on se porte à de pareils
excès ! L'Empereur me disait qu'il aimerait mieux qu'on lui donnât un
soufflet sur la joue, que de voir brûler les produits de l'industrie et du
travail de ses sujets. Non, la haine seule a conseillé de tels procédés. La
nation française est fibreuse et ardente ; elle est délicate sur l'honneur ;
elle se croira déshonorée lorsqu'on brûlera ce qui vient d'elle[38]. L'instruction ajoute que l'Empereur, fortement irrité, ne fera pourtant pas la guerre à raison de l'ukase. Il se contentera d'appliquer aux Russes la loi du talion et de brûler leurs marchandises, sans toucher aux rapports politiques. Mais pourra-t-il soutenir l'alliance dans l'esprit de ses peuples justement exaspérés ? Pourra-t-il résister au soulèvement et aux tempêtes de l'opinion ? Les grandes puissances et surtout les grandes nations sont plus promptement entraînées par des motifs d'honneur que par des motifs d'intérêt. Aussi l'Empereur est-il surtout alarmé de cette animosité réciproque qui doit naître du simple spectacle des marchandises françaises qu'on brûlera en Russie et des marchandises russes qu'on brûlera en France. Quoi de plus propre à exciter les deux nations l'une contre l'autre, et serait-il au pouvoir de ceux qui les Gouvernent d'arrêter les effets d'une aveugle indignation ? Sous la pression du sentiment public, l'Empereur se verra-t-il dans la nécessité de rompre avec un État qu'il croyait s'être indissolublement attaché, qu'il s'était plu à fortifier de ses mains ? Le prix de cet éminent service serait-il donc pour l'Empereur d'être forcé de faire la guerre à la Russie pour sauver son honneur et pour éviter le reproche d'avoir souffert, dans ce haut point de gloire où il s'est élevé, ce que Louis XV endormi dans les bras de madame Dubarry n'aurait pas supporté ! Malgré cette indignation grandiloquente, Napoléon connaissait trop son intérêt et ses facultés actuelles pour demander l'abrogation de l'ukase. Il sentait que l'empereur Alexandre ne se soumettrait jamais, sur une injonction venue de l'étranger, à rapporter une mesure de législation intérieure, que cette exigence accélérerait inopportunément la rupture. Il ne demande donc qu'une chose, c'est que les prescriptions de l'ukase demeurent inobservées en ce qu'elles ont de plus révoltant, c'est que l'ordre donné de brûler nos marchandises reste à l'état de lettre morte : Obtenez, Monsieur, continue l'instruction, l'assurance secrète que ce brûlement ne sera pas exécuté sur les marchandises françaises. L'Empereur a besoin d'être tranquillisé sur ce point, pour asseoir sur une base fixe sa politique fortement ébranlée par un acte aussi peu amical. La Russie veut-elle nous donner une satisfaction plus complète ? Elle le peut sans recourir à une rétractation humiliante. Le pacte de Tilsit avait rétabli les rapports économiques sur le pied où ils existaient avant la guerre, en attendant la confection d'un traité de commerce qui les fixerait définitivement. C'est à cette clause que l'ukase a contrevenu en prohibant les importations françaises, mais il dépend d'Alexandre de rentrer dans la légalité en se prêtant à négocier enfin et à conclure le traité de commerce expressément prévu. Ce traité entraînera de part et d'autre un remaniement des tarifs en vigueur, sans que le gouvernement russe ait à revenir par mesure individuelle et spéciale sur les dispositions de l'ukase. L'Empereur se montrera facile sur le traité de commerce. Il admettra, par exemple, cette clause : les draps, soieries, bijouteries et objets de luxe pourront être introduits en Russie : 1° s'ils sont de fabrique française ; 2° à la condition d'exporter une pareille valeur en bois, chanvre, fer, or et autres productions de la Russie. Quelques-unes de nos industries retrouveront ainsi un débouché dans le Nord, sans que les deux nations, prises dans leur ensemble, fassent aucun gain l'une sur l'autre, le chiffre des importations restant rigoureusement proportionné à celui des exportations ; la balance du commerce ne se rompra jamais au détriment de la Russie, mais la France ne demeurera plus sous le coup d'une injurieuse exclusion. C'est à entamer la négociation commerciale que doivent tendre pratiquement les efforts de l'ambassadeur. Qu'il insiste à la fois près du ministère et du souverain, en termes différents : avec le premier, il ne saurait faire usage avec trop de véhémence des arguments et des termes que lui fournit l'instruction ; avec le Tsar, il doit se placer sur un autre terrain, montrer une indignation contenue, ruais surtout faire appel aux sentiments, aux souvenirs qui peuvent avoir conservé quelque empire sur l'esprit de ce monarque : En conversant avec l'empereur Alexandre, parlez aussi à son cœur, intéressez son honneur et sa sensibilité. Dites-lui que le souverain qu'il place dans une position pénible est celui qui, de son propre aveu, l'a si bien servi, celui à qui il a dit à Tilsit et dans ce jour qu'il regardait comme l'anniversaire de Pultava : Vous avez sauvé l'empire russe. La corde sentimentale est toujours celle que Napoléon cherche à faire vibrer dans ses rapports personnels avec Alexandre. Il n'entend pas interrompre sa correspondance directe avec lui, et le 28 février charge Tchernitchef de lui porter une longue lettre : elle est conçue avec un art d'autant plus profond qu'il se dissimule sous des apparences de rondeur. Tout en prodiguant les assurances et les raisonnements propres à tranquilliser, Napoléon articule nettement ses griefs et ne fait nul mystère des conséquences qu'entrainerait un rapprochement avec les Anglais ; mais tout est dit si simplement, avec tant de naturel, avec un mélange si heureux de douceur et de fermeté, qu'il faudrait être bien porté au doute et à la méfiance pour chercher des intentions suspectes au delà de ces paroles. La lettre débute sur un ton d'affectueuse tristesse : Je charge le comte de Tchernitchef de parler à Votre
Majesté de mes sentiments pour elle. Ces sentiments ne changeront pas,
quoique je ne puisse me dissimuler que Votre Majesté n'a plus d'amitié pour
moi. Elle me fait faire des protestations et toute espèce de difficultés pour
l'Oldenbourg, lorsque je ne nie refuse pas à donner une indemnité équivalente
et que la situation de ce pays, qui a toujours été le centre de la
contrebande avec l'Angleterre, nie fait un devoir indispensable, pour
l'intérêt de mon empire et pour le succès de la lutte où je suis engagé, de
la réunion de l'Oldenbourg à mes États. Le dernier ukase de Votre Majesté,
dans le fond, mais surtout dans la forme, est spécialement dirigé contre la
France... Toute l'Europe l'a envisagé ainsi,
et déjà notre alliance n'existe plus dans l'opinion de l'Angleterre et de
l'Europe : fût-elle aussi entière dans le cœur de Votre Majesté qu'elle l'est
dans le mien, cette opinion générale n'en serait pas moins un grand mal. Que Votre Majesté me permette de
le lui dire avec franchise : elle a oublié le bien qu'elle a retiré de
l'alliance ; et cependant qu'elle voie ce qui s'est passé depuis Tilsit...
Ici, Napoléon rappelle avec force comment il a sacrifié à la Russie nos plus
anciens alliés, confluent il lui a livré la plus belle province de la Suède,
livré la Valachie et la Moldavie, acquisition
immense, le tiers de la Turquie d'Europe. — Des
hommes insinuants et suscités par l'Angleterre, continue-t-il, fatiguent les oreilles de Votre Majesté de propos
calomnieux. Je veux, disent-ils, rétablir la Pologne. J'étais maitre de le
faire à Tilsit : douze jours après la bataille de Friedland, je pouvais être
à Vilna. Si j'eusse voulu rétablir la Pologne, j'eusse désintéressé
l'Autriche à Vienne ; elle demandait it conserver ses anciennes provinces et
ses communications avec la mer, en faisant porter ses sacrifices sur ses
possessions de Pologne. Je le pouvais en 1810, au moment où toutes les
troupes russes étaient engagées contre la Porte. Je le pourrais dans ce
moment encore, sans attendre que Votre Majesté terminât avec la Porte un
arrangement qui sera conclu probablement dans le cours de cet été. Puisque je
ne l'ai fait dans aucune de ces circonstances, c'est donc que le
rétablissement de la Pologne n'était pas dans mes intentions. Mais si je ne
veux rien changer à l'état de la Pologne, j'ai le droit aussi d'exiger que
personne ne se mêle de ce que je fais en deçà de l'Elbe. Toutefois, il est
vrai que nos ennemis ont réussi. Les fortifications que Votre Majesté fait
élever sur vingt points de la Dwina, les protestations dont le prince
Kourakine a parlé pour l'Oldenbourg et l'ukase le prouvent assez. Moi, je
suis le même pour elle, mais je suis frappé de l'évidence de ces faits et de
la pensée que Votre Majesté est tonte disposée, aussitôt que les
circonstances le voudront, à s'arranger avec l'Angleterre, ce qui est la même
chose que d'allumer la guerre entre les deux empires. Votre Majesté
abandonnant une fois l'alliance et brûlant les conventions de Tilsit, il
serait évident que la guerre s'ensuivrait quelques mois plus tôt ou quelques
mois plus tard. Le résultat doit être, de part et d'autre, de tendre les
ressorts des cieux empires pour nous mettre en mesure. Tout cela est sans
doute bien t'adieux. Si Votre Majesté n'a pas l'intention de se remettre avec
l'Angleterre, elle sentira la nécessité pour elle et pour moi de dissiper
tous ces nuages... Je prie Votre Majesté de lire
cette lettre dans un bon esprit, de n'y voir rien qui ne soit conciliant et
propre à faire disparaitre de part et d'autre toute espèce de méfiance et à
rétablir les deux nations, sous tous les points de vue, dans l'intimité d'une
alliance qui depuis près de quatre ans est si heureuse[39]. Ainsi, retour au passé par un accord sur les points en litige, telle était l'œuvre à laquelle Napoléon invitait Alexandre. Cependant, à supposer qu'on lui eût concédé un traité de commerce et que l'on eût terminé l'affaire d'Oldenbourg par l'acceptation d'une indemnité, se fût-il déclaré et estimé pleinement satisfait ? Ne tenait-il pas en réserve une prétention secrète et persistante ? N'avait-il pas, comme Alexandre, son grief caché, plus grave que tous les autres ? On le retrouve en lui, pour peu que l'on pénètre dans les replis de sa pensée et les profondeurs de sa politique. Ce qu'il reprochait aux Russes dans son for intérieur, c'était moins de fermer leurs frontières à nos articles que d'ouvrir leurs ports aux marchandises britanniques, à ces produits coloniaux que leur apportaient de prétendus neutres et dont l'Angleterre devait se défaire à tout prix, sous peine de banqueroute et d'ignominieux désastre. Seulement, en sauvant nos ennemis par cette tolérance, Alexandre éludait plutôt qu'il n'enfreignait ouvertement les stipulations de l'alliance. Celles-ci, en le constituant ennemi de nos rivaux, l'avaient astreint à proscrire leurs bâtiments ; elles ne lui interdisaient point de recevoir les neutres. Napoléon, il est vrai, avait raison et cent fois raison d'affirmer qu'il n'existait plus de neutres, depuis que l'Angleterre ne délivrait ses permis de circulation qu'aux bâtiments résignés à naviguer pour son compte, à exporter les denrées lui appartenant, à devenir ses agents, ses auxiliaires et ses complices : cette thèse s'appuyait sur l'exacte appréciation des faits, mais ne pouvait s'autoriser d'un texte formel. Comme l'Empereur n'avait point réussi l'année précédente il la faire admettre d'Alexandre par la persuasion et le raisonnement, il s'abstenait aujourd'hui d'y revenir ; il ne voulait pas exiger encore ce qu'il ne se sentait pas en état d'imposer[40]. Il ne découvrirait sa prétention suprême qu'après avoir regagné assez de terrain en Allemagne, après avoir repris position assez fortement en face de la Russie, pour que cette cour pût envisager toutes les conséquences d'un refus et ne point le risquer à la légère. Actuellement, eu prolongeant la discussion sur des objets d'importance secondaire, il se donnait le temps d'exécuter ses armements : il préparait aussi les voies, par une négociation préliminaire, ii un arrangement plus complet, pour le cas où les réflexions et les dispositions futures d'Alexandre le rendraient possible. On ne saurait donc dire que toute bonne foi soit encore bannie de ses rapports avec la Russie. Il négocie avec quelque sincérité, mais il négocie sans conviction. Il se doute bien que le Tsar s'est trop détaché de lui pour lui revenir jamais de plein cœur, entièrement, résolument, et pour s'assujettir aux servitudes que comporterait le renouvellement de l'alliance. Puis il se rend compte que l'Angleterre continue malgré tout à partager et à lui disputer l'Europe : il la sait douée d'un pouvoir occulte et comme magnétique, cette grande et odieuse Angleterre ; il sent là l'irrésistible aimant qui ramène à soi et attire toutes les puissances l'une après l'autre, aussitôt que lui-même cesse de les tenir sous sa dépendance matérielle ou morale. La Russie ne lui appartient plus ; il en conclut qu'elle est bien près de passer à l'ennemi, de s'unir à nos adversaires ; qu'il en sera d'elle finalement connue de la Prusse en 1806 et plus tard de l'Autriche. Qu'on lise sa lettre du :I avril au roi de Wurtemberg, on y trouvera cette idée déduite des circonstances et supérieurement développée. Instruit de nos armements, requis d'y participer, le roi
de Wurtemberg avait formulé hardiment quelques objections et signalé le péril
d'un nouveau conflit. Napoléon le tient en assez haute estime pour
condescendre à s'expliquer avec lui, à lui ouvrir en partie sa pensée. Il
rappelle que l'Empereur seul, en Russie, tenait à
l'alliance contre l'Angleterre. Or, il résulte d'indices significatifs
que ce souverain ne résiste plus aux passions hostiles qui l'enveloppent, à
la pression de l'air ambiant, et peut-être a-t-il trop cédé déjà pour qu'il
puisse se reprendre, à supposer que ses yeux se dessillent un jour et
perçoivent le danger : Entre grandes nations, ce
sont les faits qui parlent, c'est la direction de l'esprit public qui
entraine. Le roi de Prusse laissait aller à la guerre, quand la guerre était
loin : il aurait voulu la retarder quand il n'en était plus le maître, et il
pleurait avec le pressentiment de ce qui allait arriver. Il en a été de même
de l'empereur d'Autriche ; il a laissé s'armer la landwehr, et la landwehr
n'a pas été plus tôt armée qu'elle l'a entraîné à la guerre. Je ne suis pas
éloigné de penser qu'il en arrivera de même à l'empereur Alexandre. Ce prince
est déjà loin de l'esprit de Tilsit : toutes les idées de guerre viennent de
la Russie. Si l'Empereur veut la guerre, la direction de l'esprit public est
conforme à ses intentions : s'il ne la veut pas et qu'il n'arrête pas
promptement cette impulsion, il sera entraîné l'année prochaine malgré lui ; et
ainsi la guerre aura lieu malgré moi, malgré lui, malgré les intérêts de la
France et ceux de la Russie. J'ai déjà vu cela si souvent que c'est mon
expérience du passé qui nie dévoile cet avenir. Tout cela est une scène
d'opéra, et ce sont les Anglais qui tiennent les machines. Si quelque chose
peut remédier à cette situation, c'est la franchise que j'ai mise à m'en
expliquer avec la Russie... Si je ne veux pas
la guerre et surtout si je suis très loin de vouloir être le Don Quichotte de
la Pologne, j'ai du moins le droit d'exiger que la Russie reste fidèle à
l'alliance, et je dois titre en mesure de ne pas permettre que, finissant la
guerre de Turquie, ce qui probablement aura lieu cet été, elle vienne me dire
: Je quitte le système de l'alliance, et je fais ma paix avec l'Angleterre.
Ce serait, de la part de l'Empereur, la même chose que me déclarer la guerre,
car, si je ne déclare pas moi-même la rupture, les Anglais, qui auront trouvé
le moyen de changer l'alliance en neutralité, trouveraient bien celui de
changer la neutralité en guerre. Conserverons-nous la paix ? J'espère encore
que oui ; mais il est nécessaire de s'armer[41]..... Au fond et quoi qu'il en dise, désire-t-il que cette crise puisse être évitée ? Il est loin d'en méconnaître la gravité et les dangers : il ne ressent plus l'attrait de la guerre et de ses grandes tragédies : il juge qu'il a couru assez de risques, cueilli assez de lauriers, et éprouve parfois comme une crainte de compromettre cc trésor de gloire. Mais il se dit que nul arrangement, si satisfaisant qu'on le suppose, ne vaudra pour les fins suprêmes de sa politique une campagne victorieuse qui rejettera les Russes au loin et les retranchera de l'Europe, qui l'y laissera par conséquent maitre de tout, sans contestation et pour toujours. Alors, désespérant de retrouver des alliés sur le continent et d'y rallumer la discorde, l'Angleterre sentira l'inutilité de prolonger la lutte et s'inclinera domptée. La source des guerres se sera tarie ; la paix du monde en sera la suite ; la France se reposera enfin dans son omnipotence et sa gloire. A l'appui de ces motifs de circonstance, Napoléon se découvre aussi et se crée des raisons permanentes, invoque des nécessités d'avenir. Comme toujours, son imagination construit une théorie à l'appui des exigences momentanées de son système ; il l'édifie belle et somptueuse, faite de données réelles et d'intuitions prophétiques, et il en subit lui-même les séductions. Il sent que l'avenir est aux grands empires, aux agglomérations énormes. Il a vu, tandis qu'il s'emparait de l'Europe, l'Angleterre se dédommager sur le monde, conquérir et gouverner les mers, faire main basse sur toutes les colonies, se donner prise sur les plus lointains continents. En même temps, la Russie se renforce chaque année des cinq cent mille âmes dont le nombre de ses habitants s'augmente, et peu à peu monte sur l'horizon cet Océan de populations rudes et pauvres, cette inépuisable réserve d'hommes, qui peut un jour se déverser sur l'Europe et la submerger. Si fière qu'elle soit de sa civilisation raffinée et de son antique primauté, l'Europe se sentira petite un jour, humble et menacée, entre les deux colosses qui grandissent à ses côtés. Pour refouler l'un et abattre l'autre, ne doit-elle point profiter de l'instant où le destin des combats l'a placée sous un chef unique et lui a imposé le remède de la dictature ? Héritier des Césars, Napoléon n'est-il pas tenu de reprendre et d'assumer leur fonction, de réprimer à la tête de ses légions les barbares du Nord, d'élever contre eux des barrières, sous forme d'États tout guerriers, constitués gardiens des frontières, et de recréer les confins militaires de l'Europe ? N'est-ce point là pour lui l'œuvre finale, le couronnement de l'édifice, la tâche de prévoyance suprême, celle qui assurera la sécurité des générations ù venir et le règne paisible de son fils[42] ? Tout l'y porte : son tempérament de Méridional, qui lui fait assimiler le Nord à la barbarie ; sa conception à la fois latine et carlovingienne de ses devoirs d'empereur, jusqu'à ce retour à la politique d'ancien régime qui tente depuis quelques années son esprit et flatte son orgueil. Pour faire comme les Bourbons, il a contracté en 1810 alliance matrimoniale avec l'Autriche : il a pris femme à Vienne et ne s'est pas aperçu que s'unir par le sang, lui soldat couronné, à l'Autriche humiliée et meurtrie, c'était épouser la trahison. Maintenant, la tradition du cabinet de Versailles, venue jusqu'à lui au travers de la Révolution et reprenant empire sur son esprit, lui conseille d'écarter cette Russie dont l'intrusion dans le cercle des grandes puissances a dérangé l'ancien système de l'Europe, tel que l'avait combiné la prudence de nos rois et de nos ministres. Louis XV pendant la plus grande partie de son règne, Louis XVI à certains moments, leurs conseillers les plus réputés, ont cru à la nécessité de mettre des bornes à la poussée moscovite, de lui opposer un faisceau d'États, de l'endiguer avec la Suède, la Pologne et la Turquie, remises sur pied et étroitement associées. Ils se sont obstinés vainement à cette œuvre, mais Napoléon se croit sûr de réussir là où ils ont échoué : il se juge assez fort pour ressusciter des cadavres et jeter sur des États inertes ou décomposés le souffle de vie. Sa politique, dont les prévisions plongent au plus profond de l'avenir, rétrograde ainsi par ses moyens et se propose d'impossibles restaurations : elle obéit au mirage romain, qui l'abuse et l'égare, et s'inspire en même temps de la tradition des derniers Bourbons dans ce qu'elle a de plus usé : sa grande entreprise se fonde sur la combinaison de deux anachronismes : Il est des temps et des cas, écrivait un de ses ministres, le sage Mollien, où l'anachronisme est mortel[43]. Tel était le travail d'esprit qui le poussait, dès les premiers mois de 1811, à considérer une lutte probable avec la Russie comme sa grande et sa suprême affaire, à diriger vers ce but tous ses calculs, toutes ses pensées, à reporter insensiblement du sud-ouest au nord-est l'appareil de ses forces. Cependant, comme il se subordonnait toujours à des considérations pratiques et savait refréner au besoin le vol de son imagination, il se fût arrêté si l'empereur Alexandre eût recommencé à lui prêter une aide efficace contre l'Angleterre. Au fond, il ne demande rien qu'il ne soit en droit d'exiger d'après le pacte convenu, rien qui ne soit conforme à la lettre ou à l'esprit des traités. Seulement, ce droit très réel qu'il invoque, il se l'est créé à lui-même, il se l'est forgé à coups d'épée : les traités d'alliance, les obligations de concours qu'il a imposées, ont été pour les vaincus une conséquence de la défaite, une forme de la contrainte, et la contrainte ne maintient ses effets qu'à condition d'agir sans cesse et de renouveler ses prises. Il v a conflit insoluble entre le droit napoléonien et le droit naturel des États à s'orienter suivant leurs intérêts momentanés ou leurs inclinations, et le premier, fondé uniquement sur la victoire, portant en lui ce vice irrémissible, ne peut se soutenir que par la permanence et la continuité de la victoire. Napoléon redemande aujourd'hui ce qu'il a obtenu en 1807, au lendemain de Friedland, et il est résolu à reprendre la guerre s'il ne peut se conserver autrement les avantages et les sûretés qu'elle lui a valu : il reste ainsi conséquent avec lui-même, droit et sincère dans les grandes lignes de sa politique, mais varie ses procédés d'après les circonstances, s'y montre tantôt impétueux et violent, tantôt caressant et séducteur, souvent astucieux, rusé, et d'une dissimulation profonde. Comme il soupçonne avec raison qu'Alexandre le trompe et ne rentrera jamais de bonne foi dans l'alliance, il se prépare à marcher dans le Nord l'année prochaine, lentement, insidieusement, à se glisser avec toutes ses forces et à se raser jusqu'aux frontières de la Russie, pour se dresser subitement contre elle, s'élancer et frapper. Tous ses efforts tendent à s'assurer la faculté et l'avantage du choc offensif, et il ne se cloute pas que le Tsar, plus engagé qu'il ne le croit dans les voies de la révolte, a formé le même dessein et se juge dès à présent en mesure de le réaliser. Il veut prévenir l'adversaire ; en fait, il est prévenu. Cette guerre avec la Russie qu'il prévoit à l'échéance de douze ou quinze mois, elle est devant lui, menaçante, prête à le saisir, et il ne la voit pas : il ignore qu'Alexandre est en avance sur lui d'une année et d'une armée. |
[1] Rapport de Tchernitchef, 9/21 janvier 1811, volume cité, 54.
[2] Correspondance, 17187.
[3] Correspondance, 16994, 16995, 17283.
[4] Rapport de Tchernitchef du 9/21 février 1811, volume cite, 147.
[5] Rapport de Tchernitchef du 9/21 février 1811 : Les femmes aussi jouent un grand rôle dans ce moment, surtout depuis l'arrivée de madame Walewska que Napoléon a beaucoup connue pendant la dernière campagne ; la faveur de cette dame se soutient beaucoup ; elle a eu les petites entrées à la cour, distinction qu'aucune autre étrangère n'a reçue ; elle a amené avec elle un petit enfant que l'on dit être provenu des fréquents voyages qu'elle faisait de Vienne à Schœnbrunn : aussi en prend-on un soin infini. Volume cité, 149.
Envoi de Caulaincourt du 17 janvier : Madame N... est plus que jamais la dame des pensées : l'Empereur y passe au moins une heure tous les soirs : en un mot, elle est mieux traitée que jamais. Le retour du prince Gagarine, qui est revenu de Moscou et que le public désigne comme son amant, n'a rien changé.
[6] Il figure aux archives nationales sous forme de lettre adressée par Champagny à l'Empereur, AF, IV, 1699.
[7] Rapport de Tchernitchef, 5/17 avril (date rétablie) 1811, volume cité, 70.
[8] Ce fait fut révélé par Napoléon lui-même au prince de Schwartzenberg, dans une conversation citée par HELFERT, Maria Louise, p. 199.
[9] Ce plan est exposé dans une lettre de l'Empereur à Davout, mars 1811, Correspondance, 17516.
[10] Correspondance, 17516.
[11] Correspondance, 17289.
[12] Correspondance, 17289, 17336, 17355, 17372, 17382, 17384, 17414, 17441, 17469, 17493, 17494, 17503, 17512, 17513, 17519, 17533. Cf. la réponse de Davout et autres pièces conservées aux archives nationales, A.F, IV, 1653.
[13] Correspondance, 17415.
[14] Correspondance, 17415.
[15] Correspondance, 17212, 17323, 17415, 17488, 17490, 17491, 17505, 17510, 17515, 17520.
[16] Correspondance, 17516.
[17] Correspondance, 17492, 17513. Cf. les lettres de Champagny à l'Empereur en date des 19 et 28 mars. Archives nationales, AF, IV, 1699.
[18] Correspondance, 17371.
[19] DUNCKER, ouvrage cité, 343-365. MARTENS, Traités de la Russie, VII, 15 et suivantes. Correspondance de Prusse, aux archives des affaires étrangères, janvier à avril 1811.
[20] Correspondance, 17387, 17388. Cf. la lettre du 26 mars au sujet de la Serbie, où les Russes venaient d'occuper Belgrade. Correspondance, 17518.
[21] Correspondance, 17365.
[22] Voyez le tome II, chapitre XIII.
[23] Expression d'Alquier, lettre à Champagny du 19 novembre 1810.
[24] Alquier à Champagny, janvier 1811.
[25] Correspondance, 17218 et 17239. Correspondance de Suède, aux archives des affaires étrangères, décembre 1810 et janvier 1811.
[26] Correspondance de Tarrach, ministre de Prusse en Suède, avec son gouvernement. Cette correspondance, décachetée probablement par la poste française des villes hanséatiques, figure moitié déchiffrée aux archives des affaires étrangères.
[27] Alquier à Champagny, 7 février 1811. Cette dépêche a été publiée en partie par le regretté M. Geffroy dans ses études sur Les intérêts du Nord scandinave pendant la guerre d'Orient. Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1855.
[28] Voyez l'Étude sur la Suède et la Norvège, publiée d'après des documents authentiques, dans l'Univers pittoresque, 1838.
[29] Correspondance, 17386. Cf. la lettre de Champagny à Alquier en date du 26 février 1811.
[30] Correspondance, 17386.
[31] Correspondance, 17386.
[32] Le compte rendu de la conversation se trouve dans une lettre adressée le 19 février 1811 par Genty de Saint-Alphonse à Bernadotte, et dont copie figure aux Archives nationales avec la mention suivante : Cette lettre est écrite au prince royal de Suède par son aide de camp, M. Genty. La personne qui en était chargée ne devant partir que samedi (demain), on a eu le temps de la soustraire, d'en tirer une copie et de la recacheter et remettre en place sans qu'il y paru en rien. AF, IV, 1700.
[33] Alquier à Champagny, 12, 20, 22 et 27 mars, 30 mai.
[34] La correspondance du ministre suédois en Russie, conservée aux archives de Stockholm et dont nous avons eu connaissance, ne mentionne aucune proposition de ce genre.
[35] Correspondance, 17386.
[36] Voyez notamment son instruction du 17 février pour le duc de Vicence. Correspondance, 17366.
[37] Cette idée se montre très nettement dans un projet d'instruction rédigé le 12 février 1811 pour le duc de Vicence. Archives nationales, AF, IV, 1699.
[38] Archives des affaires étrangères, Russie, 152.
[39] Correspondance, 17395.
[40] Voyez notamment à ce sujet la lettre confidentielle du ministre des relations extérieures à notre ambassadeur en Russie, datée du 19 novembre 1811.
[41] Correspondance, 17553.
[42] Documents inédits. Cf. au tome VI des Commentaires de Napoléon Ier la note XII, 117-118.
[43] Mémoires de Mollien, III, 290.