NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE XII. — L'ÉLECTION DE BERNADOTTE.

 

 

Le blocus continental dans le nord de l'Europe. — Son objet essentiel ; la guerre aux denrées coloniales. — Origine de cette idée : le Comité de salut public ; Napoléon subit à la fois l'entrainement de ses passions et la fatalité des impulsions intérieures. — Erreur et vice fondamental du système. — Le blocus engendre l'extension indéfinie de l'Empire. — Réunion de la Hollande. — Silence désapprobateur d'Alexandre. — Efforts de Napoléon pour fermer au commerce ennemi l'entrée des fleuves allemands. — Le sort des villes hanséatiques en suspens. — Droit de cinquante pour cent sur les denrées coloniales ; l'Europe enlacée dans un réseau de prohibitions ; une Inquisition nouvelle. — Contrarié dans la mer du Nord, le commerce anglais se réfugie dans la Baltique — Infractions commises en Poméranie aux lois du blocus. — La Suède se fait l'entrepôt des marchandises anglaises. — Tentatives de Napoléon pour peser sur ce royaume. — Danger de faire pénétrer l'action française dans le voisinage immédiat de la Russie. — La Suède incline politiquement vers la France ; le lien de l'intérêt matériel l'enchaine à l'Angleterre. — Mort du prince royal. — Convocation d'une diète appelée à élire son successeur. — Le roi Charles XIII songe à faire nommer le frère du feu prince et soumet cette candidature à l'agrément de l'Empereur. — Velléité de Napoléon en faveur du roi de Danemark. — Idée de réunir les couronnes scandinaves. — Le Journal de l'Empire. — Napoléon se rallie au choix proposé par la cour de Suède. — Sagesse de cette décision. — Le baron Alquier reçoit l'ordre de partir pour Stockholm et d'y appuyer le prince d'Augustenbourg. — Arrivée du lieutenant Mœrner à Paris. — Un groupe de Suédois s'adresse spontanément à Bernadotte, qui demande à l'Empereur l'autorisation de poser sa candidature. — Napoléon combattu entre des intérêts et des passions contradictoires. — Il refuse d'appuyer Bernadotte par ménagement pour la Russie, mais lui permet de se présenter. — Faux calculs. — Le départ de M. Alquier contremandé ; abstention systématique. — Vains efforts du baron de Lagelbielke pour obtenir une parole de l'Empereur. — La Suède se tourne désespérément vers Napoléon et lui demande un de ses rois. — Déclarations antirusses du chargé d'affaires Désaugiers : désaveu et rappel de cet agent. — La diète d'Œrebrö ; intrigues électorales. — Arrivée de Fournier. — Le courrier magicien. — Manœuvre finale qui décide le succès de Bernadotte. — Résistances du vieux roi : sa capitulation. — Bernadotte élu. — Responsabilité de l'Empereur dans cet évènement doublement funeste à la France. — Explications données à la Russie. — Soulèvement de l'opinion à Pétersbourg ; impassibilité apparente d'Alexandre : son arrière-pensée. — L'un et l'autre empereur envisagent de plus près l'hypothèse d'une rupture. — Ils songent simultanément à restaurer la Pologne afin de s'en faire un moyen de combat. — Travail préparatoire confié par Alexandre au comte Potocki. — Paroles de Napoléon à Metternich : il sonde l'Autriche sur l'idée d'un échange entre la Galicie et les provinces illyriennes. — Le prince et le comte de Metternich ; la politique du fils en opposition avec celle du père. — Suite, progrès et échec final de la négociation entamée par le comte Schouvalof. — Rétablissement de Metternich à Vienne. — Étroite relation entre les tentatives des deux empereurs auprès de l'Autriche et leurs desseins éventuels sur la Pologne.

 

I

C'était sur le rivage septentrional de l'Europe que Napoléon livrait aux Anglais sa grande bataille économique. Le sud du continent, c'est-à-dire l'Italie conquise et étroitement gardée, l'Illyrie annexée, l'Espagne ensanglantée et misérable, la Turquie privée de communications terrestres avec les autres pays, n'offraient à l'expansion de nos rivaux que des débouchés inaccessibles ou restreints ; au contraire, le Nord les laissait accéder par de multiples voies aux principaux centres de consommation. A cette époque où tout atteignait des proportions démesurées, la défense élevait ses moyens à hauteur de l'attaque : tandis que Napoléon jugeait possible d'investir un royaume comme une place de guerre et de lui interdire tontes relations avec l'extérieur, des États, des peuples entiers s'employaient à favoriser la fraude et faisaient métier de contrebande. La Hollande, malgré son roi français, servait d'entrepôt aux Anglais ; plus loin, les embouchures des grands fleuves allemands offraient aux produits de l'ennemi de vastes réceptacles ; plus loin encore, les riverains de la Baltique, protégés par leur éloignement, croyaient pouvoir impunément repousser ou éluder les obligations du blocus. C'est sur tous ces pays qu'il faut maintenant agir et peser ; c'est lit que Napoléon doit proscrire et poursuivre les articles manufacturés de l'Angleterre, s'il veut réellement mettre en chômage ce vaste atelier on s'approvisionne l'Europe.

Il s'est avisé d'ailleurs d'un moyen plus prompt encore et plus sûr à ses yeux d'en finir avec son ennemie. Depuis quelque temps, les Anglais ont fondé leur principal espoir d'enrichissement sur une spéculation unique, tentée en grand, sur un gigantesque coup de commerce. La Révolution et les guerres qui l'ont suivie, en leur donnant l'empire des mers, les ont rendus maures de tous les marchés extra-européens ; en particulier, les événements de 1 808 leur ont ouvert les colonies espagnoles et livré un monde à exploiter. Désormais, le trafic des denrées coloniales est passé sous leur dépendance ; c'est d'eux seuls ou du moins avec Leur permission que l'Europe peut recevoir le sucre des Antilles, le café, les épices, les cotons d'Amérique, tous ces articles passés dans sa consommation usuelle. Profitant de cette situation, les Anglais ont voulu se faire les seuls marchands et fournisseurs de denrées coloniales : ils ont acheté en bloc les produits des deux Indes, espérant les revendre à l'Europe avec de gros bénéfices. Tentés par l'apprit du lucre, leurs maisons de commerce, leurs établissements de crédit et de finance se sont aventurés audacieusement dans cette voie ; les titres et billets qu'ils ont émis, encaissés et négociés par la banque d'Angleterre, ont pour garantie les sommes a provenir des ventes prévues et escomptées. Si Napoléon empêche ces ventes, s'il obtient que l'Europe se ferme aux produits coloniaux devenus la propriété presque exclusive de l'Angleterre, qu'elle s'en passe et s'en prive, ces marchandises reviendront engorger les magasins de Londres et resteront pour compte à l'acheteur ; invendues et invendables, elles se déprécieront ; le papier auquel elles servent de gage subira le même discrédit ; ce sera l'arrêt de toutes les transactions, l'universelle banqueroute ; au lieu d'un capital réalisable en argent, avec profits assurés, l'Angleterre n'aura plus entre les mains qu'un poids mort, encombrant, tombé au dernier degré de l'avilissement, et elle se trouvera dans la situation du spéculateur qui, avant employé tous ses fonds à l'achat d'une valeur unique et aléatoire, éprouve un désastre irrémédiable par la baisse de cette valeur. C'est à procurer ce résultat, à contrarier l'opération tentée sur les marchandises coloniales que Napoléon applique aujourd'hui et emploie principalement le blocus ; tout se réduit pour lui, par un ensemble de manœuvres colossales, supposant la complicité de l'Europe entière, à ruiner l'affaire puissamment montée où les Anglais ont engagé et jouent leur fortune.

Spécieuse et irréalisable, l'idée n'était pas nouvelle, et le Comité de salut public l'avait formulée comme le seul moyen de terminer à notre avantage la guerre sans merci qui s'était ouverte entre la France et l'Angleterre[1]. Ce fut le destin de Napoléon que de trouver la France orientée dans les voies de l'impossible : l'effet de son caractère fut de l'v précipiter davantage et de l'y pousser jusqu'au bout, celui de son génie et de ses succès fut de donner aux plus chimériques conceptions de ses devanciers l'aspect du possible, de modeler un instant la réalité sur la forme de leurs rêves.

Après Iéna, maitre des côtes depuis Naples jusqu'à Dantzick, il a pu rendre son décret de Berlin, constitutif du blocus continental proprement dit, interdisant l'accès du littoral au pavillon britannique et prohibant l'importation directe des denrées. Les Anglais ont détourné ce coup en donnant pour réponse au décret de Berlin leurs célèbres arrêts du Conseil, de 1807 ; par ces actes, il ont obligé tous les neutres, c'est-à-dire les navires des États d'Europe et d'Amérique non engagés dans la lutte, à reconnaitre, sous peine de saisie, leur suprématie maritime, à leur paver tribut et à prendre d'eux licence de naviguer. Ces permis de circulation, ils les ont désormais réservés, à de rares exceptions près, aux seuls bâtiments qui ont consenti à se charger de denrées coloniales leur appartenant, à porter ces produits sur le continent et à les y verser pour leur compte. Les navires neutres et spécialement américains ont dû se faire les facteurs du commerce britannique ; l'importation des denrées n'a pas cessé, el seuil le véhicule, le moyen de transport a changé. Alors, opposant la violence à la violence, Napoléon a riposté aux arrêts du Conseil par un second décret, celui de Milan, rendu en novembre 1807 : considérant que l'Angleterre s'est subordonné et. asservi tous les neutres, il les a déclarés dénationalisés. devenus Anglais, c'est-à-dire ennemis, et comme tels de bonne prise, saisissables sur mer et dans tous les ports. Jusqu'à présent, ce décret est demeuré, dans la plupart des pays du Nord, à l'état de principe posé et de simple menace ; il s'agit aujourd'hui de procurer réellement et de généraliser son application. Le jour on aucun bâtiment neutre ne trouvera plus accès dans les ports du continent, les denrées coloniales auront perdu leur dernier moyen d'introduction et de débit : l'Angleterre sera domptée.

Seulement, décréter l'exclusion absolue des neutres, après celle des Anglais, c'est décider que l'Europe n'aura plus de commerce maritime, c'est suspendre la vie économique de tous les peuples, c'est leur imposer des souffrances au-dessus de leur résignation et de leur patience. En s'attaquant à la masse incompressible des intérêts, Napoléon se heurte à une force qui se dérobera à ses prises. Faibles et terrifiés, les gouvernements se soumettent, s'humilient, jurent d'obéir, mais conservent de secrètes complaisances pour l'Angleterre : ils promettent sans tenir ; ils ne peuvent pas tenir, car aucun État ne salirait se prêter de bonne foi à tyranniser ses sujets pour le compte d'un maitre étranger, à se faire l'instrument de leur torture. Et forcément, pour supprimer les résistances, Napoléon en vient n supprimer ce qui résiste, c'est-il-dire les gouvernements, à procéder par expropriation, à saisir les provinces, à confisquer les royaumes, à avancer toujours et à prendre insatiablement, interprétant et appliquant avec une violence fébrile la loi qu'il subit. Jamais l'erreur fondamentale commise par la Révolution, lorsqu'elle a soudé l'intérêt de l'Europe à celui de l'Angleterre en adoptant un système de conquêtes également inacceptable pour l'une et pour l'autre et qui l'obligeait à subjuguer la première pour vaincre la seconde, ne se démontre mieux qu'en 1810. A cette époque, les conséquences ultimes s'en dégagent, se précipitent, s'accumulent, vont à l'extrême, assez choquantes pour frapper tous les yeux et pourtant naturelles, logiques et absurdes. Jusqu'à présent, Napoléon s'est astreint dans le Nord à la frontière acquise par la République, tracée autour de l'ancienne Belgique, mais comportant l'assujettissement moral de la Hollande. Aujourd'hui, obligé de peser davantage sur la Hollande, qui cherche à lui échapper, il polisse d'abord jusqu'au Rhin, mais ne s'empare de cette limite naturelle de l'ancienne Gaule que pour la dépasser. Entrainé par son but, qui se recule sans cesse, il empiète immédiatement sur les pays voisins, se met à suivre et à côtoyer indéfiniment le littoral, à prolonger la France sur le bord de l'Allemagne ; en sept mois il fait franchir à sa frontière, par bonds successifs, l'espace compris entre le Rhin et la Baltique, et il atteint ce paradoxal résultat d'approcher matériellement la Russie, d'en venir presque à la toucher, nivelant tout sur son passage, courbant les résistances et échelonnant les haines.

Au printemps, la Hollande, menacée d'annexion, n'a obtenu un sursis et prolongé son existence qu'en cédant ses provinces cisrhénanes, en promettant de s'employer énergiquement contre l'Angleterre, en acceptant les plus onéreuses servitudes. Le Roi a signé ce pacte, mais ne se résout point à l'observer. Les rapports demeurent tendus, envenimés, jusqu'à ce que Louis-Napoléon, n'osant résister ouvertement à son frère et ne se résignant point à violenter ses sujets, s'efface et disparaisse. Le 9 juillet, Napoléon prononce par décret la réunion de la Hollande, l'enlace aussitôt de ses douanes et l'interdit aux Anglais. Pour cette suppression d'un État cieux fois séculaire, il ne fournit aux autres cours et en particulier à celle de Russie que de brèves explications. De son côté, Alexandre garda le silence : il ne me dit pas le mot sur la Hollande, écrivait Caulaincourt[2]. Quelque ému que fût le Tsar de cette spoliation, il ne crut pas devoir protester ; l'intérêt de la Russie n'était pas suffisamment en cause, et le coup avait frappé trop loin d'elle.

Au delà de la Hollande, Napoléon rencontre des États qui n'intéressent pas moins sa politique et son système. L'Ost-Frise, les principautés et duchés de la basse Allemagne, le nord du Hanovre, les territoires hanséatiques sont le prolongement géographique des Purs-lias. C'est la même nature indécise, amphibie, où deux éléments se confondent et empiètent hm sur l'autre ; ce sont les mêmes côtes basses, sablonneuses, à fleur d'eau et partout accessibles, où le sol s'émiette en milliers d'ilots, où la mer pénètre par des golfes profonds et d'innombrables découpures : point de contrée plus propre a favoriser les surprises de la contrebande et les débarquements clandestins. A l'embouchure de la Jahde et du Weser, les Anglais ont conservé des postes d'observation et de relâche ; en face de l'Elbe, sur le rocher d'Helgoland, ils ont installé un dépôt de marchandises, fortifié et insaisissable, qui déverse périodiquement son trop-plein sur les côtes d'alentour.

Maitre de la Hollande, Napoléon n'est plus disposé à tolérer ces incursions dans des pays qu'il occupe militairement depuis quatre ans et qui confinent à ses nouvelles provinces. De tout temps, il a reconnu une étroite solidarité entre la Hollande et le littoral hanséatique. Naguère, il s'était complu à l'idée de les réunir sous le même sceptre, de prolonger jusqu'à Hambourg l'apanage de Louis et d'insérer un grand royaume des Pays-Bas d'Europe entre la mer, domaine des Anglais, et l'Allemagne. pour les mieux séparer. Par cette création, il comptait aussi, en rattachant à un État étranger des populations germaniques, affaiblir en elles l'idée renaissante de nationalité et de patrie, dépayser davantage l'esprit allemand[3]. A présent qu'il s'est substitué à la Hollande, va-t-il reprendre ce projet pour son compte et pousser jusqu'au delà de l'Elbe sa propre frontière ? S'il réalise cette seconde et plus audacieuse annexion, il se trouvera avoir supprimé en trois mois la moitié de la distance qui le sépare de la Russie et portera au comble les appréhensions d'Alexandre.

Il recule encore devant ce parti, laisse en suspens le sort des pays hanséatiques, réserve leur attribution définitive, songe même à marquer près de l'Ems le tracé définitif de sa frontière[4], et se borne à assurer plus rigoureusement sur le littoral allemand l'exécution de ses décrets. Il échelonne d'Emden à Lubeck les trois divisions de Davoust, les range face à la côte, sur une triple ligne, les emploie à faire office de douane et de police, prescrit des mesures de surveillance et de saisie, et prolonge ainsi jusqu'au seuil de la Baltique les barrières qu'il oppose à l'invasion des produits britanniques.

Exclu de la Hollande, contrarié sur la nier du Nord, le commerce anglais, sous pavillon neutre, se reporte et reflue dans la Baltique : c'est là qu'il faut désormais le rejoindre et le pourchasser. Tandis que l'ennemi continue par mer son mouvement ascensionnel vers le Nord, Napoléon le suit sur le rivage, afin de lui fermer ses issues. En juillet, il enjoint au Danemark, à la Prusse, au Mecklembourg, de repousser tous les bâtiments chargés d'articles coloniaux[5]. Bientôt après, par ses décrets du 5 août et du 11 septembre 1810, qu'il fait adopter à tous les États allemands, il frappe ces denrées du droit énorme de cinquante pour cent. En principe, la taxe n'est applicable qu'aux marchandises capturées en mer, toutes autres demeurant prohibées ; en fait, elle doit s'appliquer aux articles introduits par tolérance, sans que le vice de leur origine puisse être clairement démontré. Ce régime a pour but d'enrichir le fisc aux dépens de la contrebande ; c'est aussi un moyen de rejoindre dans l'intérieur des terres les marchandises qui ont forcé les lignes d'investissement, celles qui se sont amassées sur le continent, de n'en permettre la circulation et le débit qu'a des prix ruineux pour l'Angleterre[6]. Napoléon exige désormais qu'en Allemagne et en Suisse toutes les places de commerce soient visitées, tous les magasins forcés et fouillés, toutes les marchandises saisies ou exercées en masse. Après avoir soumis ses sujets à une fiscalité sans exemple, il la propose et l'impose connue modèle aux États feudataires. Sou autorité se multiplie sous les formes les plus vexatoires autour des peuples qu'elle s'est soumis, les environne de clôtures, comprime leurs mouvements, les tient dans un réseau étouffant de prescriptions et de défenses, et sous le poids de cette machine qui l'oppresse, l'Europe manque d'air, halète et ne respire plus.

Les nouveaux décrets laissaient subsister dans toute sa rigueur, au moins en ce qui concernait l'étranger, le principe de la fermeture des ports. Ils paraient aux défaillances du passé, mais n'en admettaient aucune dans l'avenir, et si Napoléon se jugeait impuissant à empêcher tout a fait la contrebande, il la frappait impitoyablement partout où il pouvait rat teindre. Lorsqu'il crut avoir entouré d'une ligne de circonvallation continue la mer du Nord et la Baltique allemande, il s-aperçut qu'une fissure presque imperceptible laissait passer les produits anglais et altérait toute l'économie du système. Entre la Prusse et les duchés de Mecklembourg, un morceau du littoral, une bande étroite de territoire, une fraction de la Poméranie restait aux Suédois : c'était tout ce qu'ils avaient conservé de leurs vastes possessions en Allemagne, un débris ou plutôt un souvenir de l'empire créé par Gustave-Adolphe. Lorsque Napoléon leur avait accordé la paix le ti janvier 1810, il leur avait restitué la Poméranie, sous la condition qu'ils déclareraient la guerre aux Anglais et s'astreindraient à toutes les exigences du blocus. Malgré cet engagement positif, la Poméranie, avec le port de Stralsund, restait ouverte aux produits coloniaux ; ils y trouvaient asile, s'y concentraient, et partaient de ce point pour s'insinuer dans les contrées voisines. De plus, la Suède proprement dite et péninsulaire conservait des relations directes avec l'ennemi et lui prêtait un précieux concours ; si la presqu'de scandinave, pauvre et dépeuplée, ne fournissait point par elle-même aux articles prohibés un débouché considérable, elle les accueillait dans ses ports, dans celui de Gothembourg en particulier ; elle les y laissait s'entasser, s'emmagasiner, attendre l'occasion propice pour tâter les côtes allemandes et prendre terre. La contrebande s'organisait chez elle, y trouvait un point d'appui et des facilités d'offensive ; dans la Baltique, Gothembourg rendait aux Anglais, sur des proportions infiniment accrues, les mentes services qu'Helgoland dans la nier du Nord. C'est ce vaste entrepôt, avec son prolongement en Allemagne, en Poméranie, que Napoléon veut aujourd'hui fermer, et la Suède prend dans ses préoccupa-lions une place essentielle. Seulement, à côté de la Suède, il retrouve la Russie ; s'il établit trop ouvertement son autorité à Stockholm, il rejoindra par l'extrême Nord l'empire qu'il effleure déjà par k duché de Varsovie ; créant un second point de contact, il doublera les occasions de heurt et de discorde.

 

II

Dès le mois de mai, Napoléon avait adressé au gouvernement de Stockholm une note péremptoire et menaçante ; il exigeait, en 'Heine temps que la guerre aux Anglais et l'extradition d'un certain nombre d'émigrés français, la mise sous séquestre des marchandises coloniales entreposées en Poméranie ; faute d'obtempérer sous cinq jours à ces demandes, la Suède perdrait les bénéfices de son traité, s'exposerait à une rupture et à un traitement de rigueur[7].

Ces dures injonctions s'adressaient à un État malheureux, particulièrement éprouvé par la tourmente qui sévissait sur l'Europe. Jetée par la folie de son dernier roi dans une guerre désastreuse, qui lui avait coûté la Finlande, la Suède n'était sortie de cette crise, grâce à tilt changement de règne, que pour tomber dans d'inextricables embarras. Aujourd'hui, elle se sentait tirée en sens inverse par deux intérêts contradictoires, également pressants, qu'il lui était interdit de sacrifier l'un à l'autre.

Par instinct, par tradition, elle inclinait vers la France, sentait Davantage de se rattacher à. cette ancienne alliée et de se serrer contre elle ; la protection de Napoléon lui paraissait indispensable pour résister à la Russie, établie désormais en face de sa capitale, et se refaire une existence politique. Mais la première nécessité pour un peuple, avant même de pourvoir à la sécurité et à la grandeur de l'État, est de vivre, de vivre matériellement, de subvenir aux besoins de chaque jour. Or, la rupture avec l'Angleterre mettrait littéralement la Suède dans l'impossibilité de se sustenter. Le commerce avec les ports du Royaume-Uni était devenu l'une des fonctions normales et essentielles de sa vie ; seul, il permettait aux Scandinaves de mettre en valeur les richesses de leur sol, d'exploiter leurs forêts et leurs mines, en ouvrant à leurs bois de construction, à leurs fers, a leurs aciers, un débouché permanent. En échange de ces produits, l'Angleterre fournissait à ses tributaires du Nord toute une partie des objets nécessaires à leur alimentation, des denrées de première utilité, le sel par exemple, que la Suède ne possédait et ne' savait fabriquer par elle-mente : une suspension complète de rapports l'eût soumise à d'intolérables privations. Entre Napoléon, qui pouvait la briser ou au moins la livrer aux Russes, et l'Angleterre, qui possédait les moyens de l'affamer, elle se voyait réduite à ruser, à louvoyer, faisant au premier des promesses constamment éludées en faveur de la seconde.

Aux angoisses de cette situation s'ajoutaient les difficultés et les périls d un lendemain de révolution. A l'intérieur, les passions n'avaient point désarmé, elles restaient actives, irréconciliables, et nul n'apparaissait assez fort pour les contenir et les maîtriser. Le roi actuel, Charles XIII, élevé d'abord à la régence, placé ensuite sur le trône à l'exclusion de son neveu Gustave IV et de sa descendance, était âgé, infirme, sans postérité ; la Reine était impopulaire et décriée, soupçonnée des pires intrigues ; la branche aînée des Wasa conservait un parti ; les chefs de la noblesse étaient accusés de connivence avec les Russes et dénoncés aux haines d'une démagogie turbulente, qui colorait d'un patriotisme exalté ses tendances subversives.

Au milieu de cette confusion et de ces dangers, la Suède cherchait désespérément un point où se reprendre, où rattacher ses destinées chancelantes, et sa grande préoccupation était de se refaire une dynastie, de se donner une race de rois qui succéderait à la branche cadette des Wasa, après la mort de Charles XIII, et de greffer un rameau vivace sur cette tige desséchée. Le 14 juin 1809, les États avaient choisi pour héritier de la couronne Charles-Auguste d'Augustenbourg, beau-frère du roi de Danemark. Par lui-même, ce prince n'avait rien qui prit séduire et enlever les cœurs[8] ; mais la Suède voyait en lui la promesse d'un sort plus assuré, le gage de l'indépendance nationale, et il n'en avait pas fallu davantage pour qu'elle l'entourât de sollicitude et de respects. En ce moment, comme l'adversité s'acharne à frapper les malheureux, un coup de foudre inattendu vint fondre sur la Suède, et ce fut à l'époque même où Napoléon la mettait plus impérieusement en demeure de le satisfaire. Le 28 mai 1810, pendant une revue, le prince d'Augustenbourg tomba de cheval, frappé d'un mal subit, et mourut sur la place. Cette catastrophe, trop soudaine pour être attribuée par la douleur populaire à des causes naturelles, remettait en suspens l'avenir de la Suède et le livrait à toutes les incertitudes.

Il fallait maintenant procéder à l'élection d'un nouveau prince royal, rassembler à cet effet les États, convoquer une diète, c'est-à-dire rouvrir une scène de compétitions et de désordres. Au milieu de son désarroi, le gouvernement s'avisa que la Providence lui avait ménagé un moyen d'abréger et de simplifier la crise. Le prince qu'il pleurait avait un frère ; en appelant ce jeune homme à remplacer le défunt, en dirigeant sur lui les suffrages de la diète, en se bornant à une substitution de personne dans la même famille, on couperait court à la lutte des intrigues qui de toutes parts se mettaient en mouvement. Le Roi et son conseil, il est vrai, n'admettaient ce parti que sous une réserve essentielle. Dans son surcroît d'infortune, la Suède sentait mieux le besoin de reconquérir les bonnes grâces de Napoléon, d'aller à lui et de forcer sa protection. N'intéresserait-elle point l'Empereur a son sort en lui demandant de le fixer, d'approuver et de ratifier par avance le choix du futur souverain ? Apaisé par cet acte d'obédience et d'hommage, satisfait de voir la Suède se livrer politiquement à ses inspirations, Napoléon consentirait peut-être à adoucir ses exigences économiques, à prendre en considération les intérêts et les souffrances d'un peuple qui voulait être à lui, ne demandant qu'un peu de patience et de ménagement. Dominé par cet espoir, le gouvernement ajourna toute décision définitive jusqu'à ce qu'il eût reçu de Paris un conseil ou plutôt une direction. Le 2 juin, taudis que le cabinet souscrivait en principe à toutes les demandes de la note française, le Roi écrivit l'Empereur une lettre éplorée ; il insistait sur les malheurs qui accablaient sa vieillesse, indiquait ses préférences, faisait allusion au second prince d'Augustenbourg, et demandait à Napoléon, en termes suffisamment explicites, d'agréer ce candidat et de lui donner l'investiture[9].

Avant de recevoir cette lettre, Napoléon avait appris la mort du prince royal. Le choix d'un successeur lui importait peu, quant à la personne ; son vœu était simplement qu'il s'élevait en Suède un pouvoir assez fort pour imposer à la nation la rupture avec l'Angleterre, assez fort aussi pour ne point subir l'influence et la tutelle de la Russie. Le bruit public prêtait au cabinet de Pétersbourg l'intention de mettre sur les rangs un prince d'Oldenbourg, parent des Roumanof : Napoléon excluait ce choix, mais il était également résolu à ne point patronner un candidat désagréable au Tsar. Pour fortifier prudemment la Suède, son idée était toujours de la rapprocher du Danemark, ami de la France sans être ennemi de la Russie, de l'adosser à ce royaume, déjà maitre de la Norvège, de créer ainsi autour de la Baltique un groupement de forces, une sorte de fédération scandinave. Le choix du prince décédé lui avait plu, parce qu'il indiquait chez les Suédois une tendance à entrer dans cette voie. Aujourd'hui, l'heure n'était-elle point venue de marquer un pas décisif, de préparer à bref délai, non seulement de plus intimes rapports entre les deux gouvernements, mais la réunion des couronnes ? Il suffirait d'appeler a. la succession inopinément ouverte à Stockholm, au lieu d'un prince danois, le roi de Danemark lui-même, Frédéric VI, et de placer sur les marches du trône de Suède le monarque qui régnait à Copenhague. Lorsque Napoléon passa pour la première fois en revue les candidats possibles, il y eut chez lui, en faveur de ce dénouement, une courte velléité : c'est au moins ce que semble indiquer un article paru à la date du 17 juin dans l'officieux Journal de l'Empire : l'attention des Suédois v était appelée sur le roi de Danemark en quelques lignes assez claires pour avertir et diriger l'opinion.

Quelques jours après, la lettre de Charles XIII arrivait à Paris. La candidature soumise à l'Empereur ne s'écartait pas sensiblement de celle qui avait eu tout d'abord ses préférences : elle tendait au même but, de façon moins directe ; sans préparer la réunion des couronnes, elle reformerait un lien entre la Suède et le Danemark ; elle avait sur l'autre l'avantage d'être plus acceptable pour la Russie, que la perspective d'une fusion complète entre les États scandinaves eût vraisemblablement alarmée. Napoléon, sans plus songer au roi de Danemark, se rallia de bonne grâce au choix du prince d'Augustenbourg. Il ne prononça point son adhésion en termes formels, ayant adopté pour principe de ne pas se mêler directement à l'affaire suédoise, mais il inséra dans sa réponse au Roi, qu'il fit le 24 juin, les phrases suivantes : J'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 2 juin. Je prends une part sincère à tous ses chagrins, et je suis peiné des embarras que cette nouvelle circonstance lui donne. J'ai eu quelque satisfaction de voir par sa lettre que la Providence lui a ménagé des ressources... Le projet de resserrer les liens de la Suède avec le Danemark parait avoir des avantages spéciaux pour son pays[10].

Notre diplomatie fut chargée de fournir le commentaire de ces expressions légèrement voilées. La France n'entretenait à Stockholm, depuis la paix, qu'un simple chargé d'affaires, et si l'Empereur venait de nommer le baron Alquier son ministre dans cette capitale, il lui avait enjoint de rester à Paris jusqu'à ce que la Suède eût fait droit à toutes nos exigences en matière de blocus. Le 24 juin, il envoie à M. Alquier l'ordre de partir le lendemain, de rejoindre immédiatement son poste : Vous lui donnerez pour instructions, écrit-il à Champagny, d'appuyer chaudement, mais sans me compromettre, le prince de Danemark. — Il désignait sous ce terme le prince d'Augustenbourg, apparenté à la dynastie danoise[11]. — En somme, il s'arrêtait à l'idée d'une intervention active, quoique discrète, en faveur de la solution la plus simple, la plus correcte, la plus normale, celle qui semblait devoir reconstituer l'avenir de la Suède sans porter ombrage à la Russie.

Le lendemain 25, la lettre était expédiée, M. Alquier faisait en hale ses préparatifs de départ, tout se disposait à une action en faveur du prince d'Augustenbourg, et l'Empereur eût été sans doute fort étonné d'apprendre qu'à la même heure, en plein Paris, chez mi maréchal beau-frère du roi Joseph, une combinaison toute différente se tramait à son insu. Peu de jours auparavant, un jeune officier suédois, le lieutenant Mœrner, était arrivé à Paris. Il venait sans commission de son gouvernement ; il ne représentait pas même un parti, mais un groupe, et c'était une réunion d'amis qui lui avait donné mandat de faire un prince royal de Suède. Quelques militaires, quelques professeurs à l'université d'Upsal, désirant avec ardeur la régénération de leur patrie, admirateurs passionnés de la France et de son armée, avaient conçu l'idée de retremper la Suède à cette source de vertu guerrière et d'héroïsme ; ils s'étaient mis en tête de chercher dans l'état-major impérial, chez l'un des maréchaux, l'héritier de la couronne et le roi de demain.

Parmi les maréchaux, leur choix s'était très naturellement porté sur le seul que la Suède connût autrement que de réputation. Pendant la campagne de 1807, Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, avait eu à combattre les Suédois en Poméranie ; il s'était montré envers eux adversaire courtois, vainqueur généreux ; plus tard, en 1808, chargé d'opérer une descente en Scanie, tandis que les Busses attaquaient la Finlande, il avait mis à profit le vague de ses instructions pour respecter le territoire suédois ; il avait préféré ménager d'anciens alliés plutôt que de vaincre à leurs dépens, et son inaction, qui avait fort déplu à Pétersbourg, lui avait valu en Suède un commencement de popularité. C'était donc lui qu'avaient principalement en vue M. de Mœrner et ses amis, et le jeune lieutenant, avec la confiance téméraire de son âge, s'était offert pour sonder le terrain à Paris, pour proposer au maréchal de nouvelles destinées et solliciter l'adhésion du gouvernement français, pour convaincre Bernadotte et Napoléon[12].

A Paris, Mœrner s'ouvrit d'abord à un ami obscur, au géographe Latapie, pourvu d'un emploi modeste au ministère des relations extérieures. Marner et Latapie, après avoir repris et parcouru ensemble la liste des maréchaux, convinrent décidément que Bernadotte, pli participait au prestige de Napoléon sans passer pour un serviteur aveugle de sa politique, était seul, parmi tant d'illustrations, à réunir les conditions requises. Le plus difficile était de faire croire en France à la réalité et à l'importance d'un parti qui n'avait pris forme que dans quelques tètes remuées par l'enthousiasme militaire[13]. Ce parti qui n'existait pas en Suède, on s'avisa de le créer à Paris. Mœrner rallia à son idée le consul de sa nation, M. Signeul, puis le comte de Wrède, homme de grand nom et de haute allure, envoyé par son gouvernement pour féliciter l'Empereur à l'occasion du mariage ; ce fut M. de Wrède qui se chargea, le 25 juin, d'aviser Bernadotte et de lui faire les premières ouvertures.

Bernadotte ne demandait qu'à régner ; il affecta d'abord le désintéressement qui est de mise et de tradition en pareille circonstance, puis se laissa convaincre qu'il était indispensable au salut de la Suède. Peu d'heures après, il était chez l'Empereur, affirmant qu'un parti puissant le demandait et sollicitant la permission de se présenter aux suffrages de la diète[14].

L'Empereur l'écouta d'abord avec quelque incrédulité et eut peine à prendre au sérieux cette candidature inopinée. Pourtant, lorsque les Suédois de Paris lui eurent fait parler par diverses personnes de son entourage, dont ils s'étaient acquis le concours, il prit leur demande en plus mitre considération : il y avait là un élément nouveau qui surgissait ; convenait-il de l'écarter péremptoirement ou de s'en servir ? Quant à appuyer ouvertement ou même secrètement le prince de Ponte-Corvo, l'Empereur n'y pensait point : il n'avait nulle envie d'exaspérer les Busses et de les pousser à bout, ce qui arriverait s'il plaçait de sa main à leurs côtés, en la personne d'un maréchal, non plus seulement l'influence française, mais la France elle-même. Ce point mis hors de cause, irait-il plus loin ? Interdirait-il à Bernadotte toute candidature ? Au contra ire, le laisserait-il agir, sans le patronner ni le combattre, et lui permettrait-il de courir l'aventure à ses risques et périls ? A chaque parti il reconnaissait des avantages, des inconvénients, qui se plaçaient devant lui eu opposition et en balance[15].

Il avait des objections de principe contre le choix d'un maréchal : depuis qu'il avait cru se faire une légitimité par son mariage, il répugnait à multiplier les parvenus sur les trônes et s'était constitué le gardien vigilant du droit héréditaire. Il craignait non moins, s'il permettait à l'un de ses compagnons d'armes, déjà parvenu au sommet de la hiérarchie militaire, ce prodigieux avancement, d'éveiller chez les autres des idées d'indépendance et de grandeur qui ne perçaient que trop chez quelques-uns. Cependant, si sérieuses que hissent ces considérations, ne devaient-elles point céder dans la circonstance à un intérêt majeur, celui de laisser la Suède se lier étroitement à nous ? Par le chef français qu'elle se donnerait, l'Empereur trouverait sans doute plus de facilité à peser sur elle et à la détacher de l'Angleterre. D'autre part, s'il nous fallait quelque jour combattre les Russes, la Suède reprendrait immédiatement une autre utilité : elle aurait a attaquer l'ennemi en flanc, à entraver et à paralyser ses mouvements. Or, cette diversion serait mieux conduite et plus efficace, le coup porterait davantage si les Suédois avaient à leur tête un maréchal d'Empire, instruit à l'école de Napoléon, formé à la grande guerre, un chef qui leur rendrait la confiance en eux-mêmes, disciplinerait leur courage mal réglé et leur réapprendrait à vaincre.

A la vérité, ces avantages divers risquaient de rencontrer dans la personne même du maréchal à élire, du prince de Ponte-Corvo, de très sérieux obstacles. Napoléon connaissait Bernadotte de trop longue date pour faire fond sur son caractère et sa fidélité ; il prisait ses qualités militaires, sans l'avoir jamais aimé : en lui, il n'avait trouvé à aucune époque cet élan de cœur, ce dévouement passionné qu'il reconnaissait et appréciait chez d'autres maréchaux ; il lui reprochait une arrière-pensée personnelle qui s'était manifestée en beaucoup de circonstances, un esprit raisonneur et peu maniable, un tempérament porté à l'opposition, tontes choses qu'il comprenait sous le ternie générique de jacobinisme. Après avoir comblé Bernadotte de faveurs et d'argent, sans se l'attacher, il avait dû réprimer plus d'une fois ses écarts, et il le tenait depuis Wagram dans une demi-disgrâce qui n'était point pour apaiser les sourdes rancunes du maréchal. Il était donc fort possible que celui-ci ne se fit pas l'agent docile de nos volontés, et même Napoléon mettait en lui si peu de confiance qu'il songea un instant a un autre candidat français, qu'il pensa à proposer le prince Eugène aux Suédois qui lui demandaient Bernadotte. Eugène s'étant récusé et ne voulant point changer de religion, — condition indispensable pour régner à Stockholm, — il fallut revenir au prince de Ponte-Corvo, qui n'éprouvait à aucun degré les mêmes scrupules[16].

D'ailleurs, si Napoléon ne se dissimulait point les objections auxquelles prêtait le choix de ce maréchal, il ne les jugeait pas sans réplique ; il y répondait par deux raisonnements, également faux, qui devaient le conduire à l'une de ses plus funestes erreurs. Il estimait que la défection de Bernadotte, en admettant qu'elle dût se produire, ne serait pas immédiate, que le prince continuerait au moins quelque temps d'obéir à l'impulsion donnée, au mot d'ordre de la patrie, qui était de s'engager à fond contre l'Angleterre. Or, pour plier nos ennemis et abattre leur courage, déjà ébranlé par de successives atteintes, peut-être suffirait-il de leur porter dans le Nord un coup brusque et rapide, de leur fermer momentanément la Suède. Quant à la Russie, Napoléon ne mettait pas en doute que le seul bruit d'une rupture entre cet empire et la France ne réveille chez tons les Suédois une exultation guerrière ; pour eux, le Russe était l'ennemi héréditaire, traditionnel ; la perte de la Finlande était une plaie qui saignait toujours dans leurs cœurs : certes, ils ne résisteraient pas à l'occasion qui leur serait offerte de recouvrer cette province, en attaquant la Russie aux prises avec la France, et à supposer que Bernadotte hésitât, s'inspirât de considérations égoïstes et de calculs inavouables, la nation l'entraînerait à sa suite et lui forcerait la main : la Suède serait plus française que son roi français, plus belliqueuse que le chef militaire qu'elle se serait donné ; d'un élan tout spontané, elle marcherait au canon et viendrait se ranger à nos côtés ; à défaut du gouvernement, le peuple déciderait la guerre de revanche, et Bernadotte, avec son expérience et ses talents, serait là pour la bien diriger.

Seulement, cette crise dans le Nord que Napoléon voyait arriver sans la souhaiter, l'élévation de Bernadotte présenterait l'inconvénient capital de la rendre plus certaine, plus difficilement évitable. Quelque soin que prît l'Empereur de ne pas faire sentir sa main dans ce qui s'accomplirait et de ne pas l'y mettre effectivement, il était impossible que la Russie ne tressaillît point à l'aspect d'un maréchal d'Empire établi sur ses frontières, posté en face de Pétersbourg, à la tête d'un peuple d'ennemis : elle s'alarmerait moins si Napoléon laissait faire que s'il agissait ; elle s'alarmerait cependant, et l'alliance ou ce qui en restait survivrait avec peine à cette nouvelle épreuve. A cet égard, Napoléon ne se faisait aucune illusion. Malheureusement, il commençait d'envisager l'avenir avec un fatalisme coupable. A mesure qu'il sentait Alexandre lui échapper davantage, il jugeait qu'entre eux l'intimité ne pouvait disparaître que pour faire place au combat, qu'une force ingouvernable poussait les deux empires l'un contre l'autre ; le temps n'est pas éloigné où il dira : J'aurai la guerre avec la Russie pour des raisons auxquelles la volonté humaine est étrangère, parce qu'elles dérivent de la nature même des choses[17]. Persuadé que la lutte, si elle devait survenir, éclaterait pour des motifs d'ordre général, il ne crut pas devoir s'opposer un événement qui la rapprocherait sans doute, mais qui lui permettrait de la soutenir avec plus d'avantages : il n'était pas homme à dédaigner une arme qui s'offrait à lin, lors même qu'il n'avait point la certitude de s'en servir. Donc, tout calculé, il ne défendra point à Bernadotte de se présenter ; il s'arrête cc parti sans enthousiasme, sans savoir au juste de quel calté doivent incliner ses préférences, en conservant un fond de scepticisme sur les chances du maréchal ; il ne lui prêtera aucune assistance matérielle ou morale, se détournera de la Suède, la laissera à elle-même, à ses propres inspirations, afin qu'elle fixe ses destinées et pèse en même temps sur celles de l'Europe. Par une exception unique dans sa carrière, comme si les événements qui l'entraînent étaient si fort au-dessus des calculs humains que son génie même ne pût les dominer, il se livre à eux, s'abstient d'agir et presque de vouloir. Sur une question qui risque d'affecter gravement ses rapports avec la Russie, il abandonne au sort le soin de prononcer et se confie au dieu aveugle : la partie on il se sent indirectement engagé, il la laisse se jouer sur une carte de pur hasard ; il s'en remet à la plus fortuite des circonstances, au résultat d'un scrutin populaire, au vent qui va souffler dans une diète suédoise, de décider s'il aura plus ou moins sûrement la guerre avec la Russie.

Comment concilier cette attitude nouvelle, ce parti pris d'inaction, avec les démarches prescrites en faveur du prince d'Augustenbourg, avec la lettre écrite au Roi, avec la mission confiée au baron Alquier ? La lettre était partie, mais elle ne prendrait sa valeur que par l'interprétation que M. Alquier était chargé d'en donner. Cet envoyé n'avait pas encore quitté : il reçut ordre de rester. Ainsi l'Empereur n'aura même pas de ministre en Suède pendant la session de la diète ; il tient volontairement sa diplomatie hors de scène et s'ôte jusqu'au moyen d'intervenir. Toutefois, pour se remettre à la position d'immobilité absolue, il lui avait fallu interrompre le geste commencé, ramener son liras tendu pour agir, et ce mouvement en arrière, par lequel il laissait le champ libre à Bernadotte, précise sa part de responsabilité dans les événements qui vont suivre.

 

III

Une simple neutralité, sans un mot d'encouragement, c'était peu pour le parti qui mettait tout son espoir dans le nom et l'appui de l'Empereur. Bernadotte s'en contenta ; il quitta Paris, se retira dans sa terre de La Grange et s'y tint fort tranquille de sa personne, tout en faisant travailler de son mieux à Stockholm ; il écrivit plusieurs fois à l'Empereur, mais se bornait à lui communiquer les nouvelles, à le tenir au courant, sans solliciter de réponse à ses lettres[18]. MM. de Wrède et de Mœrner, ainsi que leurs affidés, étaient plus exigeants ; ils eussent voulu obtenir une parole, un signe d'approbation qui deviendrait pour eux un gage de succès. Afin de surprendre ce secours, ils crurent devoir mettre dans la confidence le ministre de Suède il Paris, le baron de Lagelbielke, qui seul était en droit d'agir officiellement et de questionner. En apprenant l'étrange intrigue ourdie ô ses côtés, M. de Lagelbielke demeura stupéfait et ne sortit de son étonnement que pour tomber dans un abîme de réflexions. Hostile au fond à la France, il ne pouvait approuver les aspirations du maréchal : d'autre part, fort ménager de ses intérêts personnels, il jugeait imprudent de se brouiller avec un parti qui peut-être représentait l'avenir et qui triompherait certainement, pour peu que tel fût le vœu de Napoléon. Désirant régler sa conduite au mieux de sa fortune, il n'eut désormais qu'une pensée, qu'un but, savoir si l'Empereur s'intéressait ou non au succès du maréchal, si Sa Majesté était dans l'affaire. Les audiences qu'il obtint du souverain ne l'ayant point renseigné, il se tourna vers le secrétaire d'État, se mit à poursuivre M. de Champagny en tous lieux, au ministère, dans le monde, au bal. Le 1er juillet, à la fête de l'ambassade d'Autriche, qui devait finir si tragiquement, il fendait la foule des invités pour arriver jusqu'au duc de Cadore, cherchait à le faire parler et n'en obtenait que des phrases évasives : Nous laisserons aller les choses... j'ignore complètement la pensée de l'Empereur... ; et bientôt le duc se détournait pour répondre ou saluer ailleurs[19]. Mais le Suédois s'attachait à lui, essayait de rappeler son attention, lorsque le cri sinistre : Au feu ! retentissant de toutes parts, vint forcément rompre l'entretien. M. de Lagelbielke dut renoncer A satisfaire sa curiosité, et le mutisme observé vis-il-vis de lui le mettait au désespoir ; il l'attribuait à un parti pris d'indifférence et de dédain pour la Suède : Nous sommes par trop méprisés ici, disait-il douloureusement[20]. Entre temps, h la fin de juin et dans les premiers jours de juillet, il dépêchait à Stockholm plusieurs courriers ; il signalait les incidents survenus, la formation du parti Bernadotte, mais se trouvait hors d'état de fournir aucun éclaircissement sur les volontés de l'Empereur.

En Suède, durant la même période, le gouvernement était loin de prendre ait sérieux la candidature du maréchal, bien que celle-ci comment. fit de faire son chemin dans les rangs inférieurs du peuple et de l'armée ; il n'en brûlait pas moins de s'entendre désigner, parmi les autres concurrents, le préféré de l'Empereur, et son impatience s'accroissait sous le coup de plus pressantes alarmes. A Stockholm, les instincts de désordre et d'anarchie qui couvaient dans la populace venaient de faire explosion. Le 20 juin, le corps du prince royal avait été ramené dans la capitale. Pendant le passage du convoi, le comte de Fersen, grand maréchal du royaume, sur qui se concentraient d'iniques soupçons, avait été arraché du cortège et massacré par une bande de forcenés ; c'était la démagogie qui entrait en scène, avec son accompagnement de violences et d'attentats. Terrifiés par ce spectacle, Charles XIII et son conseil se tournaient plus anxieusement vers Napoléon, cherchaient en lui le dieu sauveur, celui qui d'un mot pouvait apaiser les passions soulevées, réunir sur un nom quelconque les opinions éparses et refaire l'unité morale de la nation. Dans leur angoisse, ils s'adressaient au seul Français qu'ils eussent devant eux, c'est-à-dire à l'humble secrétaire de légation qui faisait fonction de chargé d'affaires. M. Désaugiers — c'était le nom de cet agent — se voyait importuné de visites, pressé de questions, supplié de livrer une parole qui serait reçue comme un ordre : la Suède se mettait aux pieds de Napoléon, demandait à connaître ses intentions, afin de s'y conformer, et ne sollicitait que le droit d'obéir : Que l'Empereur nous donne un de ses rois, et la Suède sera sauvée[21], disait le premier aide de camp du Roi, M. de Suremain, à Désaugiers, et il se refusait à admettre que le chargé d'affaires lui-même ne possédât pas le secret de sa cour.

Ce n'était que trop vrai, cependant, car M. de Champagny, pour mieux répondre aux intentions négatives de l'Empereur, avait cru bien faire en rompant toute correspondance avec Désaugiers, en le laissant isolé et comme exilé dans son poste lointain. Étonné et humilié de ce silence, Désaugiers s'évertuait, ainsi que tout le inonde, à saisir, à deviner une pensée qui semblait se proposer comme une énigme ; à défaut de notions précises, il en était réduit à recueillir et interpréter les plus légers symptômes, à interroger les moindres bruits, à chercher dans les gazettes l'opinion de son gouvernement. En ce moment, l'article paru le 17 juin dans le Journal de l'Empire tomba sous ses yeux. On n'a pas oublié que cet article, écho d'une première et fugitive tendance, s'exprimait en termes sympathiques sur le compte du roi de Danemark. Cette vague indication répondait aux préférences personnelles de Désaugiers : comme la plupart de nos agents à l'étranger, il subissait l'empire de la tradition et en était demeuré aux principes de notre ancienne politique ; il jugeait utile de réunir en tuasse compacte les États scandinaves pour endiguer la puissance russe. Encouragé par le langage du journal officieux, il s'imagina répondre a la pensée de sa cour en agissant dans le sens de ses propres aspirations. Conjuré par tous les Suédois qui l'entouraient de dire son mot, de jouer son ride, il n'eut point la sagesse de s'y refuser ; il délia sa langue, et les 4 et 5 juillet fit par deux fois sa profession en faveur du roi de Danemark et de l'union des couronnes, en présentant cette mesure comme un moyen de défense et de lutte contre la Russie.

Votre pays, dit-il aux Suédois[22], est aujourd'hui à la merci des Russes... Il n'est pas impossible que la bonne intelligence vienne à cesser entre eux et nous. Si alors vous n'êtes pas plus forts qu'à présent, c'en est fait de la Suède, quarante mille Russes suffiront à la conquérir. Si au contraire vous opérez la réunion, le Nord change de face. Quatre-vingt à cent mille hommes que le royaume uni pourra opposer aux Russes seront plus que suffisants pour les contenir. Si l'Empereur est forcé de les combattre, il les vaincra, comme il a vaincu ses autres ennemis, et la paix qu'il dictera vous rendra la Finlande, si vous ne rayez pas déjà reconquise. Qui sait même si Pétersbourg ne dépendra pas un jour du royaume de Scandinavie ?...

Lorsque Désaugiers se permettait ce langage, il lui eût été difficile de prendre plus complètement le contre-pied des intentions actuelles de l'Empereur. Avant tout, Napoléon tenait à ménager les Russes, au moins dans la forme ; c'était (huis ce but qu'il s'abstenait de soutenir Bernadotte. D'autre part, il n'entendait pas nuire au maréchal et favoriser ses concurrents. Or, voici que notre chargé d'affaires, par la plus malencontreuse des inspirations, s'avisait de proposer une candidature autre que celle de Bernadotte, et de l'appuyer par des motifs blessants et injurieux pour la Russie. Cette double méprise explique le courroux de l'Empereur quand à lut la dépêche par laquelle Désaugiers rendait compte fort innocemment de ses imprudentes déclarations. D'une phrase tonnante, il foudroya l'infortuné chargé d'affaires : Monsieur le duc de Cadore, écrivit-il à Champagny le 25 juillet[23], je ne puis vous exprimer à quel point je suis indigné de la lettre du sieur Désaugiers : je ne sais par quelles instructions cet envoyé u pu se croire autorisé à tenir des propos si extravagants. Mon intention est que vous le rappeliez sur-le-champ. Et la réprimande s'étendit jusqu'au ministre, coupable d'avoir laissé Désaugiers sans direction, de l'avoir abandonné aux égarements de son imagination, au lieu de lui prescrire impérativement le silence.

Pour réparer autant que possible l'effet produit, l'Empereur fit partir M. Alquier, cette fois définitivement[24]. Quittant aujourd'hui Paris, ce ministre ne pouvait plus arriver en Suède qu'a la fin d'août, c'est-à-dire après l'élection, qui devait s'accomplir dans la première quinzaine du mois ; il n'y jouerait clone aucun rôle, ce qui convenait a son maître, mais il serait chargé de dire et de répéter, quel que fût l'événement, que l'Empereur attrait préféré en somme le prince d'Augustenbourg, c'est-à-dire le candidat neutre et terne par excellence[25] ; ce vœu rétrospectif et par suite essentiellement platonique avait pour but de dégager notre responsabilité vis-à-vis de la Russie, sans qu'il pût influer sur un résultat antérieurement acquis.

En effet, le 25 juillet, la diète électorale s'était assemblée dans la ville d'Œrebrö. A cet instant, le gouvernement royal demeurait plus perplexe, plus désorienté que jamais. Les paroles de M. Désaugiers ne l'avaient point tiré de doute, car Charles XIII avait reçu en même temps la lettre du 24 juin, par laquelle l'Empereur semblait se prononcer pour le frère du feu prince. En présence de ces indices contradictoires, comme d'autre part Napoléon avait évité de donner Bernadotte le moindre signe de sympathie, le cabinet de Stockholm se jugea autorisé à suivre ses premières inspirations et li faire réussir la candidature Augustenbourg[26]. Pour aller à ce but, il employa des voies détournées et usa d'une subtile stratégie.

Son premier effort s'employa coutre Bernadotte, dont la candidature prenait décidément consistance. Par son côté à la fois démocratique et militaire, elle plaisait aux masses, dont elle enflammait le patriotisme ; elle était acclamée dans les réunions populaires et les cabarets[27] ; mais le Roi, la cour, le grand monde[28] conservaient les plus fortes préventions contre le soldat de fortune et ne lui pardonnaient point ses antécédents révolutionnaires. Pour le mettre en échec, le gouvernement feignit de se rallier au choix de Frédéric Vl. Ce prince, que sa qualité de Danois rendait antipathique à la plus grande partie de la nation, disposait pourtant dans la diète de nombreux moyens d'influence ; en peu de jours, avec l'appui du pouvoir, sa chance fit de tels progrès que les partisans de Bernadotte, se sentant distancés, crurent devoir s'effacer et renoncer à la lutte. Rassuré de ce côté, le gouvernement changea immédiatement ses batteries : la candidature danoise n'avait été entre ses mains qu'une arme destinée à battre en brèche le crédit de Bernadotte ; cet effet obtenu, il se mit à détruire l'ouvre qu'il avait lui-même édifiée. Il ne lui fut pas difficile, eu réveillant les souvenirs détestés qu'avaient laissés dans le pays In domination danoise au seizième siècle et l'union de Calmar, de provoquer contre Frédéric VI un mouvement d'opinion assez fort pour rendre son succès impossible. Le Danois se trouvant évincé, après avoir lui-même mis le Français hors de cause, la candidature Augustenbourg, repoussée depuis quelque temps à l'arrière-plan, reparaissait au premier et restait seule en ligne sur le terrain déblayé ; c'était à ce résultat que le parti de la cour voulait finalement en venir. Aussitôt il démasque ses intentions, fait donner ses réserves. Le général Adlersparre est appelé à Œrebrö : c'est un vétéran des luttes électorales, un homme habitué à manier les esprits et à maitriser les suffrages[29]. Sous son impulsion, le comité formé dans le sein de la diète afin de préparer les décisions de l'assemblée et de lui présenter un candidat, se prononce pour le prince d'Augustenbourg par onze voix contre une seule, demeurée fidèle à Bernadotte. Le succès du compétiteur recommandé par la cour semble assuré, le dénouement préjugé et acquis, lorsque, à la dernière heure, un bruit s'élève, se répand, se propage ranime une traînée de poudre : chacun se répète que Napoléon a parlé, qu'il désire, qu'il veut Bernadotte, et qu'il le désigne aux suffrages de la Suède.

Ce bruit était un mensonge et le fait d'un imposteur. A l'époque où quelques Suédois avaient improvisé à Paris la candidature du prince de Ponte-Corvo, un Français nommé Fournier s'était activement mêlé à leurs manœuvres. Ancien négociant, il avait habité Gothembourg et, y avait même rempli les fonctions de vice-consul, puis avait dû abandonner ce poste à la suite d'opérations malheureuses, où il avait laissé son avoir et beaucoup de sa considération. Le commerce lui ayant mal réussi, il cherchait dans la politique un moyen de rétablir sa fortune : l'élection de Bernadotte lui avait paru une affaire à lancer, et il s'y était donné corps et âme. Adroit et insinuant, il avait su se glisser jusqu'à l'hôtel des relations extérieures et avait même surpris l'entrée du cabinet ministériel ; le duc de Cadore, sans se faire illusion sur son compte, s'était pris à le considérer comme un de ces hommes qui trouvent utilement leur emploi dans les besognes occultes de la politique.

Au bout de quelque temps, Fournier eut l'art de persuader au ministre que la France trouverait avantage à tenir un observateur dans la ville de Suède oui se réunirait la diète, et ce fut ainsi qu'il obtint permission de se rendre à Œrebrö en qualité de personnage muet, chargé uniquement devoir, d'écouter, de signaler à Paris les incidents de la lutte. Pour faciliter son introduction en Suède et l'accomplissement de sa tache, M. de Champagny lui remit une pièce dite passeport diplomatique et poussa la complaisance jusqu'il la libeller de sa main. Ainsi muni, Fournier se mit immédiatement en chemin, non sans avoir pris d'autre part les commissions et les instructions de Bernadotte. Peu de temps après, il est vrai, M. de Champagny sentit son imprudence et craignit d'avoir livré a un homme peu snr une arme dont il ne lin serait pas impossible d'abuser. Au plus vite, il écrivit h notre légation de Stockholm, afin de se dégager de toute solidarité avec le vice-consul congédié. Par malheur, cette précaution venait trop tard : tandis que la lettre de désaveu courait après lui, Fournier, qui avait pris l'avance, débarquait en Suède et atteignait Œrebrö le 11 août, quelques jours avant la date fixée pour l'élection.

A peine arrivé, il transforme et dénature impudemment son rôle : simple émissaire du maréchal et agent d'observation pour le compte du ministre, il se pose en porte-parole de la France. Son langage est celui-ci : le gouvernement de l'Empereur souhaite le succès du prince de Ponte-Corvo ; comme de hauts intérêts à ménager ne lui permettent point d'exprimer ouvertement ce vœu, il a dit recourir à un intermédiaire officieux et modeste pour le porter à la connaissance de la diète. A l'appui de ses dires, Fournier présente son passeport. montre l'écriture ministérielle, s'en sert pour s'accréditer dans la confiance des Suédois. Il a apporté aussi d'autres pièces, une lettre écrite par le maréchal, un portrait représentant le jeune fils de Bernadotte jouant avec l'épée de son père ; de ses divers moyens de propagande, il sait tirer un merveilleux parti. En une nuit. il fait reproduire la lettre à des centaines d'exemplaires ; son logis se transforme en officine d'où sortent à tout instant brochures, images, chansons patriotiques, dialogues populaires, qui inondent la ville et circulent dans les rangs de la diète ; des libelles répandus à profusion font appel aux passions et aux bailles nationales, s'attachent à présenter le succès du héros français comme une défaite morale pour la Russie et un commencement de revanche. En même temps, les quatre ordres de la diète, noblesse, clergé, bourgeois, paysans, sont successivement entrepris ; cédant à des arguments appropriés, chaque classe de la nation en vient à s'imaginer que Bernadotte nourrit pour elle une prédilection particulière et fera son bonheur. Pardessus tout, la pensée que Napoléon s'est montré derrière son lieutenant, qu'il a rompu le silence et manifesté ses intentions, stimule les dévouements, décourage les résistances, fait cesser toute opposition, et en quarante-huit heures, avec une promptitude à peine croyable, le courant se forme, grossit, se précipite, emporte tout sur son passage[30].

Seul, le vieux roi résistait ; il ne se résignait point à subir pour héritier un parvenu de l'épée auquel Napoléon n'avait pas même fait faire un premier stage sur le trône, en lui confiant l'un des États à sa disposition. Les ministres, sentant la nécessité de céder an torrent, députèrent au Roi M. de Suremain, pour le raisonner et le fléchir. Suremain le trouva fatigué par une nuit d'insomnie, portant sur ses traits l'empreinte de ses préoccupations. Je ne sais plus qui choisir, disait-il. Je m'étais arrêté au prince d'Augustenbourg ; c'est mon cousin, c'est le frère du défunt. Cela ne peut plus avoir lieu, vous-même m'avez parlé contre. A présent, ne viennent-ils pas avec leur Bernadotte ! Ils disent que l'Empereur le veut. Son chargé d'affaires agit en sens contraire. Lagelbielke n'en mande pas un mot de Paris. Il y a de quoi devenir fou... Pardieu ! Si l'Empereur veut que je prenne un général français, il peut bien l'articuler plutôt que de vouloir me le faire deviner. Ne m'avez-vous pas dit qu'il n'aimait pas Bernadotte ?

Oui, Sire, cela était si connu que, l'hiver dernier, pendant mon séjour à Paris, on me conseillait de le voir très peu.

Que pensez-vous de lui ? Gustave Mœrner le porte aux nues[31].

Il m'est impossible de juger des qualités essentielles d'un homme avec lequel je n'ai eu que des rapports de société. Il est bel homme, très poli, s'exprime avec une grande facilité. Sa tournure est vraiment distinguée.

Rien qui sente la Révolution ?

Je ne m'en suis pas aperçu. Il a bonne réputation en France : on ne le compte pas an nombre des pillards.

Quand il aurait toutes les qualités possibles, songez-vous au ridicule de prendre un caporal français pour héritier de ma couronne ?

Sire, j'en conviens, et cela me choque autant que vous. Mais il faut songer au danger qu'il y aurait d'être forcé de le faire...

Croyez-vous donc qu'on puisse me forcer ?

Sire, songez à l'état malheureux de ce royaume et à votre âge.

Il me questionna encore longtemps, ajoute Suremain dans son récit, sur le prince de Ponte-Corvo, sur son origine, sur son fils, sur sa femme. Je lui dis ce que j'en avais appris. En me quittant, il me dit avec émotion : Je crains bien qu'il ne me faille avaler le calice... Dieu seul peut savoir comment a tout cela finira2[32].

Cinq jours après cette conversation, le conseil des ministres, muni de l'autorisation royale, présentait officiellement Bernadotte, et le 21 août. les quatre ordres de la diète l'élisaient, persuadés qu'ils obéissaient à une consigne venue des Tuileries et qu'ils votaient pour le candidat de l'Empereur. Ainsi, compromis et découvert par une série de maladresses et d'intrigues, Napoléon portait la peine d'une politique qui s'était faite à dessein obscure et voilée, qui avait négligé systématiquement de s'affirmer. Un mot de lui, prononcé au début, eût tout empêché, la faute de Désaugiers, l'envoi imprudent de Fournier, les manœuvres décisives de ce courrier magicien[33]. Au lieu d'arrêter par cette parole salutaire l'entreprise naissante de Bernadotte, Napoléon avait préféré la laisser se poursuivre et courir sa chance ; il s'était réservé d'en tirer profit, tout en se défendant et en s'abstenant réellement d'y participer ; mais personne n'avait cru à cette abnégation surprenante, à cet effacement d'une volonté que l'Europe s'était habituée à chercher et à trouver partout, à sentir perpétuellement agissante. Comme l'Empereur n'avait point parlé, chacun s'était arrogé le droit de parler pour lui ; finalement, un personnage infime et décrié lui avait prêté le mot qui avait départagé la Suède, et son nom, audacieusement usurpé, avait fait l'élection.

A la nouvelle des événements, Napoléon manifesta une surprise et un déplaisir qui n'étaient pas entièrement simulés. Il pensa aussitôt à la Russie, à l'émoi qu'y occasionneraient l'élection et les circonstances qui l'avaient accompagnée ; son premier mouvement, s'il faut en croire certains témoignages, fut de tenir pour non avenu un résultat vicié par la fraude : il eût défendu à Bernadotte de se rendre an vœu de la diète et refit retenu en France[34]. Il eut le tort de ne point persévérer dans cette intention et craignit, sil repoussait la Suède qui semblait se jeter dans ses bras, de l'éloigner à jamais et de la rendre à nos ennemis. Il permit donc à Bernadotte d'accepter, composa ses traits pour le recevoir, lui fit un accueil plein de grandeur et de bonté, et le laissa partir comblé des marques de sa munificence, après avoir obtenu de lui la promesse formelle de rompre avec l'Angleterre et d'entrainer la Suède dans le système continental. Dès à présent, il songeait à l'effet de stupeur que produirait à Londres le succès inattendu du maréchal ; il espérait que l'Angleterre en éprouverait une surprise douloureuse, peut-être accablante, et cette idée le consolait de tout, en réjouissant ses haines ; il prononça devant Metternich une phrase qui éclaire sa conduite : Dans tous les cas, dit-il, je n'ai pu me refuser à la chose, parce qu'un maréchal français sur le trône de Gustave-Adolphe est un des plus jolis tours joués à l'Angleterre[35].

Acceptant le fait accompli, il se mit en devoir d'attester A la Russie qu'il n'y avait pris aucune part. Cette fois, il ne se borna point à de simples assurances, voulut fournir des preuves et se justifier pièces en main. Il communiqua au Tsar sa correspondance avec le roi de Suède, qui avait eu trait exclusivement au prince d'Augustenbourg ; il signala le rappel de Désaugiers comme une satisfaction donnée à son allié : il fit insérer au Moniteur un article contenant le récit exact des incidents survenus à Œrebrö. Il mandait en même temps à Champagny : Vous écrirez au duc de Vicence que je ne suis pour rien dans tout cela, que je n'ai pu résister à un vœu unanime, que j'aurais désiré voir nommer le prince d'Augustenbourg ou le roi de Danemark. Vous appuierez sur ce que cela est l'exacte vérité, qu'il doit donc le déclarer d'un ton noble et sincère sans y revenir ; que si l'on élevait quelque doute, il doit continuer à tenir le même langage, car cela est vrai, et qu'on doit toujours soutenir la vérité2[36]. Cependant, quelque soin qu'il mit à accentuer et à multiplier ses protestations, il ne s'abusait guère sur leur portée : il se rendait compte que la Russie y ajouterait peu de foi, qu'elle se sentirait dans tous les cas surveillée et serrée de plus près par la puissance française, et qu'un pas nouveau, peut-être décisif, venait d'être franchi dans la voie de la désaffection.

Pendant la tenue de la diète, la cour de Russie s'était enfermée de son côté dans une réserve et une impassibilité absolues ; elle aussi avait évité scrupuleusement d'intervenir, comme si elle eût voulu laisser les intrigues françaises se développer à l'aise et s'accumuler les griefs. Napoléon avait déclaré plusieurs fois que, s'il excluait par principe le prince d'Oldenbourg, il laissait le Tsar parfaitement libre d'en user de mérite avec Bernadotte ; Alexandre n'avait point profité de cette faculté, et son indifférence avait surpris l'Empereur.

Quand le résultat fut connu, il y eut a Pétersbourg un soulèvement de l'opinion : jamais les salons n'avaient retenti d'invectives plus violentes contre la France : Cette époque, écrivait plus tard Caulaincourt[37], est une des plus délicates que j'aie eu à passer ici. Comme toujours, le calme du souverain fit contraste avec ce déchaînement d'hostilités : Alexandre tenait encore à se dégager de toute solidarité apparente avec des passions auxquelles il se laissait chaque jour un peu plus gagner et reprendre. Au fond même, il semble avoir envisagé l'événement survenu avec moins d'appréhension que son entourage. Dès à présent, sa perspicacité n'avait-elle pas entrevu que Bernadotte ne se ferait nullement à Stockholm l'instrument et la main de l'Empereur ; qu'un Français mécontent, disposé à la révolte, valait mieux pour la Russie sur le trône de Suède que tout autre compétiteur ? Ce qui accuse en lui cette arrière-pensée, c'est qu'un de ses officiers porta immédiatement au maréchal, à Paris même, des paroles de félicitation et presque de bienvenue. A ce message, la réponse ne se fit pas attendre ; elle vint par voie détournée. Avant de quitter Paris, Bernadotte ne dissimula point qu'il n'apporterait dans le Nord que des volontés résolument pacifiques : il croirait bien servir sa patrie adoptive en résistant aux aspirations belliqueuses qui s'étaient servies de son nom et qui avaient prétendu l'ériger en candidat de la revanche : Je connais les épines de cette place, dit-il en parlant de son nouveau poste ; ce n'est qu'un petit parti qui m'a choisi, non pas pour mes beaux yeux, mais connue général et avec la convention tacite de reconquérir la Finlande : mais entreprendre une guerre pour cet objet, c'est une folie à laquelle je ne donnerai pas les mains[38]. Ce propos fut tenu devant Metternich, qui le transmit à Vienne : là, il fut recueilli par Schouvalof, communiqué par lui à Pétersbourg, où il vint fournir une première justification aux espérances d'Alexandre. A demi rassuré sur le fait, le Tsar n'en fut pas moins alarmé et irrité de l'intention qu'il crut démêler chez l'Empereur, celle de se ménager de nouveaux moyens d'attaque et de diversion, d'environner la Russie d'ennemis, de liguer et d'ameuter contre elle tous les États secondaires du Nord et de l'Orient ; sous l'impression de cette pensée, ses défiances s'accrurent, s'exaspérèrent, et le résultat de l'aventure qui avait ouvert à Bernadotte le chemin d'un trône, fut de nous aliéner plus profondément la Russie sans nous livrer la Suède.

 

IV

Entre Napoléon et Alexandre, tout froissement nouveau retentissait de suite au point douloureux et sensible de leurs rapports : l'événement de Suède aggrava la question de Pologne, la fit plus aiguë et plus brûlante. Les deux empereurs, il est vrai, jugèrent inutile d'y revenir dans les communications courtoises et vides qui s'échangeaient entre eux ; ils s'abstinrent de rouvrir nue discussion épuisée. Ce fut dans leur for intérieur qu'ils se préoccupèrent encore davantage de la Pologne. Prévoyant mieux qu'ils auraient à s'en servir l'un contre l'autre, ils la prirent de nouveau pour objet de leurs méditations intimes, voire inertie de quelques tentatives mystérieuses, firent un pas de plus sur le terrain des manœuvres sourdement hostiles où ils se rencontraient et se côtoyaient à leur insu.

Considérant que la guerre devient plus probable, Napoléon regarde de plus près aux moyens de la faire, et pénétrant par la pensée dans l'arsenal où sa politique se tient des armes toujours prêtes, il V retrouve en premier lieu la Pologne. Il songe au parti qu'il aura à tirer des Varsoviens et de leurs compatriotes de Russie, si la crise éclate. Alors, pour donner l'impulsion à ces peuples et surexciter leur ardeur, il pourra devenir utile de leur montrer la patrie sous une forme reconnaissable et tangible : cette restauration que l'Empereur n'admet toujours qu'à titre de ressource éventuelle, s'imposera peut-être connue la première opération de la campagne. Mais cette mesure soulève des questions et des difficultés d'ordre divers ; il est temps de les envisager, d'y faire face, d'aménager l'Europe de telle sorte que la Pologne puisse y trouver et y reprendre naturellement sa place. L'idée si souvent et si gratuitement prêtée jusqu'alors à Napoléon prend forme en lui pour la première fois ; elle vient sur ses lèvres : le 20 septembre, devant Metternich, qui reste à ses côtés en observation et l'oreille aux écoutes, il se hasarde à dire : Le jour où je me verrais forcé de faire la guerre à la Russie, j'aurais un allié puissant et considérable dans un roi de Pologne[39].

Par ces mots, il justifiait enfin et rétrospectivement les défiances d'Alexandre. Seulement, s'il eût pu lire lui-même dans l'esprit du Tsar, il y eût retrouvé sa propre arrière-pensée, parvenue à un degré au moins égal de développement. Aujourd'hui, Alexandre inclinait plus sérieusement à suivre les avis de Czartoryski, à réaliser le rêve des Varsoviens, à faire ce qu'il accusait et soupçonnait Napoléon de vouloir faire, à reformer et à s'agréger la Pologne, afin de la transformer entre ses mains en instrument d'offensive. Depuis quelque temps, il s'est cherché de nouveaux intermédiaires avec les Polonais dans leur nation même ; des personnages importants ont été prévenus, initiés ; le projet a pris assez de précision et de consistance pour qu'il en soit parlé couramment dans certains milieux, pour que l'écho en revienne à nos agents. L'un d'eux, lancé en explorateur sur les confins de l'Autriche, de la Turquie et de la Pologne, passant à Varsovie en novembre, va écrire de cette ville : Il est un plan affectionné par-dessus tout par l'empereur de Russie et dont la préparation est confiée au comte Jean-Séverin Potocki, et qui ne laisse pas que de partager les opinions dans les provinces russes polonaises : c'est le rétablissement du royaume de Pologne avec son indépendance, ses privilèges, mais uni à l'empire de Russie à perpétuité, connue l'Italie l'est momentanément à la France. Ce plan est bien connu ici malgré les efforts des Russes. Il ne les séduit pas, mais il flatte trop leur égoïsme et leur paresse pour ne pas trouver des partisans parmi les grands seigneurs des provinces russes polonaises, qui y sont fort enclins. Il sera d'ailleurs fortement soutenu par les Grecs fanatisés. On invitera le grand-duché de Varsovie à se réunir à la majorité. Tel est le plan que la Russie se propose de mettre au jour au premier signal de guerre, et il serait dans ce cas très important de le prévenir, car il les divisera ou tout au moins les amènera à se combattre entre eux[40].

Que la France ou la Russie prit l'initiative de ressusciter la Pologne, celle des deux qui tenterait l'entreprise aurait à compter avec un tiers : il faudrait pressentir, consulter, désintéresser l'Autriche, la mettre avec soi sous peine de l'avoir contre soi. A l'opération projetée, l'Autriche perdrait presque infailliblement ce qui lui restait de la Galicie ; ce membre détaché de la Pologne tendrait invinciblement à se ressouder au corps, la partie irait d'un mouvement irrésistible se fondre et s'absorber dans l'unité refaite. Pour réconcilier l'Autriche avec ce sacrifice, il importait de lui présenter d'amples dédommagements, de lui offrir en échange de son établissement précaire en Galicie de plus solides acquisitions : c'était avec elle une question d'indemnité à débattre. Pour commencer, on ne pouvait trop tôt se ménager à Vienne de nouveaux moyens d'accès et de confidence. Chacun de son côté, simultanément et secrètement, l'Empereur et le Tsar vont s'appliquer avec plus de soin à rapprocher d'eux l'Autriche et à l'attirer dans leur jeu.

Si Napoléon avait prononcé devant Metternich le nom de la Pologne, c'était afin de sonder ce ministre. Il s'expliqua dans la suite de l'entretien. Cette fois encore, il n'a pas en vue de signer une alliance et de se procurer un concours armé ; il est plus détaché que jamais de cette idée. Observant ce qui se passe à Vienne, le fond d'amertume et de défiance qui y subsiste irrémédiablement, il ne croit guère h la possibilité de faire marcher côte à côte et de bon cœur Autrichiens et Français, vaincus et vainqueurs de Wagram. Ce qu'il demande toutefois, c'est plus qu'une simple neutralité, c'est une connivence et une complicité passives, garanties par l'adhésion anticipée de François Ier et de ses conseillers aux remaniements que l'avenir pourra commander. Dans ce but, il cherche à s'entendre dès à présent avec eux sur leur future compensation. De toutes ses possessions perdues, il n'en était point que l'Autriche désirât plus passionnément recouvrer que les côtes et les ports de l'Adriatique. Déjà Napoléon avait dit à Metternich : Tout peut revenir, ces points-la sont des bouts de cheveux pour moi[41]. Lorsqu'il eut fait allusion à une renaissance possible de la Pologne, il ajouta : Repousseriez-vous un jour des conférences ayant pour but d'amener l'échange d'une partie égale de la Galicie contre ces provinces ?... Si je puis éviter la guerre avec la Russie, tant mieux ; sinon, il vaut mieux avoir prévu les conséquences de la lutte'[42]. Là-dessus, il insista longuement sur les avantages qui résulteraient pour l'Autriche de la réincorporation du littoral. A ce prix, il ne réclamerait pas une coopération active ; la manière dont les Russes l'avaient secondé en 1809 l'avait, disait-il, dégoûté des coalitions. Il ne demandait même pas, il ne voulait point de réponse à ses insinuations. Dans le cas où l'empereur François admettrait en principe l'idée de l'échange, ce monarque n'aurait qu'à vendre graduellement les domaines de sa couronne en Galicie ; à ce signe, Napoléon comprendrait que l'Autriche ne refusait pas de s'entendre avec lui sur les résultats possibles d'une crise à prévoir.

Nanti de cet aveu, Metternich considéra que sa mission exploratrice était remplie et se prépara à quitter la France. Il se sentait fixé sur le point qu'il avait pris à tache d'éclaircir ; il disposait désormais d'une base pour édifier toutes ses combinaisons ; d'après les dernières paroles de l'Empereur, il avait compris que le conflit avec la Russie, dont il avait si curieusement observé la Genèse, se produirait suivant toutes probabilités. Cette crise, qui dominait l'avenir, rouvrait à l'ambition de sa cour de vastes perspectives. Placée entre les deux belligérants, sur leur flanc, l'Autriche ne trouverait-elle pas l'occasion de jeter dans la balance le poids décisif ? Par contre, toute imprudence au début la mettrait en péril de mort et l'exposerait à périr dans la formidable collision qui se préparait : elle ne pourrait, le cas échéant, prononcer avec utilité son action qu'après l'avoir tout d'abord et très soigneusement réservée. Pour le moment, Metternich ne voyait d'autre conduite à suivre que d'accéder aux désirs de l'Empereur, d'admettre le troc de la Galicie contre les provinces illyriennes, sans participation active à la lutte, et il conseillerait à son maitre cette résignation profitable. En se plaçant sur ce terrain, l'empereur François n'aurait pas à se brouiller irrévocablement avec les Russes et à prendre parti contre eux ; il se garderait la faculté de leur revenir et de suivre la fortune, si jamais l'inconstante déesse passait dans leur camp, mais en même temps il s'assurerait des garanties et quelques avantages pour le cas infiniment plus probable d'une victoire française. C'était beaucoup que d'avoir amené Napoléon à tenir compte dans toutes les hypothèses de l'intérêt autrichien, et Metternich revenait à Vienne avec confiance, heureux d'y rapporter ce bienfait et se flattant d'y recevoir bon accueil.

A Vienne, il ne trouva qu'une désagréable surprise. Quelles ne furent pas sa stupéfaction, sa colère, d'apprendre qu'une mystérieuse intrigue, nouée à son insu pendant les derniers temps de son absence, risquait d'anéantir tous les fruits de sa mission et de rejeter l'Autriche dans la plus périlleuse des voies ! Cette fois encore, la Russie avait pris les devants sur la France : agissant depuis quelques semaines à Vienne avec un redoublement d'ardeur, elle y avait fait d'étonnants progrès. Plus ambitieuse que Napoléon, elle demandait une alliance, le cabinet autrichien semblait près de l'accorder, et ce qu'il y avait pour Metternich de plus pénible, de plus mortifiant dans cette aventure, c'était que son propre père, laissé par lui en arrière pour le représenter dans le conseil, pour lui garder la place, avait échappé à sa direction et s'était laissé prendre aux filets de la diplomatie moscovite. Le ministre intérimaire s'était permis d'avoir une politique à lui, diamétralement opposée à celle du ministre en titre, retenu au loin par une fructueuse ambassade ; tandis que le fils se rapprochait de la France à pas comptés, avec une prudente circonspection, le père se livrait brusquement et presque inconsciemment à la Russie.

Le vieux prince de Metternich manquait totalement de la souplesse nécessaire pour imiter le jeu où excellait son fils, pour se tenir en équilibre entre la France et la Russie, en penchant un peu vers la première, sans s'abandonner tout à fait : il avait d'abord incliné plus que de raison du côté français ; n'ayant point trouvé là le point d'appui que recherchait sa débilité, il se laissait aujourd'hui retomber gauchement dans les bras de la Russie. Son idée fixe était toujours de sauver les Principautés. Bien que les Russes eussent brillamment terminé leur campagne d'Orient par la victoire de Batynia et l'occupation de plusieurs places, il se reprenait de plus en plus à l'espoir de les amener à se modérer eux-mêmes, à diminuer leurs prétentions sur le Danube, en leur offrant sur d'autres points une alliance et des garanties.

Cette tendance, nous l'avons vu, avait été reconnue par le comte Schouvalof, qui avait reçu ordre d'en profiter. Pour arriver jusqu'au prince de Metternich, Schouvalof se lia avec son homme de confiance, M. de Hudelist, employé de haut rang. à la chancellerie aulique. Quoique vivant en voyageur, écrivait-il, je l'engageai à accepter un dîner sans façon : il y vint, en avant probablement reçu la permission[43]. En dînant, on causa, on se fit des confidences, et Hudelist finit par dire que, si la Russie désirait un rapprochement, l'Autriche ferait la moitié du chemin[44]. A ce mot, le cabinet de Pétersbourg répondit en proposant immédiatement un traité secret. Il s'agissait d'un acte modeste eu soi : chacune des deux cours s'engagerait simplement à n'assister qui que ce soit[45] contre l'autre. Mais la pensée des Russes allait plus loin que leurs propositions écrites. Ainsi Schouvalof était chargé, en même temps qu'il présenterait le projet de traité, de réitérer l'offre de la Valachie orientale en échange de quelques parties de la Pologne[46]. Ce serait créer un précédent utile ; il était bon d'habituer les Autrichiens à se dessaisir et à trafiquer de leurs territoires polonais. Puis, on se disait à Pétersbourg qu'une fois l'Autriche liée par une signature, par un pacte quelconque, il serait facile de l'attirer plus complètement à soi : l'intimité, la confiance renaîtraient, on en viendrait à marcher d'accord en toute circonstance. Cette arrière-pensée se trahit dans une lettre particulière du chancelier Roumiantsof à Schouvalof, pleine de cajoleries à l'adresse du prince de Metternich et de son Gouvernement : Sa Majesté, dit-il, avait en quelque sorte prévenu la démarche que la cour de Vienne vient de faire près delle. Tant mieux : l'amitié des deux empereurs, puisque l'un et l'autre en avaient si bien senti l'utilité, n'en sera que plus forte : c'est tout ce que je désire. L'Empereur est très satisfait de vous, Monsieur le comte, et il s'attend que vous achèverez ce que vous avez si bien commencé. Veuillez, je vous prie, remercier le prince de Metternich du bon souvenir qu'il me conserve. Je me rappelle avec plaisir cette époque on nous étions ensemble, et je professe ici bien volontiers que j'ai souvent tiré beaucoup d'avantages de ses lumières et de son expérience. Combien ne serais-je pas flatté, s'il était dans notre étoile à tous les deux de ramener maintenant cette ancienne et heureuse époque a laquelle les deux cabinets ne faisaient rien sans se concerter ![47]

Ainsi amorcée, la négociation prit rapidement tournure. Metternich le père avait fait son rapport a l'empereur François, qui approuvait et laissait faire. La seule difficulté était la question des Principautés, que l'Autriche voulait traiter concurremment avec celle de l'alliance : elle désirait obtenir des Eusses une promesse de renoncement partiel ou au moins l'assurance qu'ils la laisseraient se porter médiatrice entre eux et les Turcs et dire son mot sur les conditions de la paix. Schouvalof n'était autorisé à prendre aucun engagement de ce genre. Néanmoins, le ministère autrichien inclinait il conclure ; déjà le pacte de simple neutralité se transformait en traité de défense mutuelle, et tout s'acheminait à une reprise de liaison entre les deux anciennes cours impériales, lorsque le retour inopiné de Metternich le fils, qui reprit aussitôt la direction des affaires, vint tout interrompre[48].

Averti de ce qui se préparait, Metternich ne perdit pas un instant pour se jeter à la traverse. Il ne fit que toucher barre à Vienne, courut en Styrie où se trouvait l'empereur François, obtint que le faible monarque considérât comme non avenu le rapport provisoire du ministre intérimaire et qu'il décidât le rejet des propositions russes. Là-dessus, Metternich rentra à Vienne, vit Schouvalof, et, dans un langage très doux, très courtois, fleuri d'expressions gracieuses, mais au fond parfaitement net, coupa court aux espérances de cet envoyé. L'Autriche, dit-il, n'était en position de contracter d'engagement avec personne. Il affirmait — et c'était vrai — n'avoir rien signé avec la France ; il prétendait que ses préférences de principe et ses inclinations de cœur le portaient vers Pétersbourg, mais le moment était-il venu de trahir et de manifester ces sentiments ? Entre les souverains autrichien et russe, l'amitié était de fondation, la confiance reposait sur de longues traditions d'intimité et des intérêts communs : qu'était-il besoin de se compromettre par un traité, qui n'échapperait pas à Napoléon ? Quant à l'échange des territoires, Metternich le déclina avec autant d'énergie que Schouvalof en mit à le proposer. En somme, il rompit les pourparlers, reconquit ainsi la pleine liberté de ses mouvements et dégagea l'Autriche des liens où elle allait maladroitement s'emprisonner[49].

Outré de cette déconvenue, Schouvalof songea un instant à s'acharner, à tenter d'autres voies, à agir malgré et contre Metternich. N'existait-il pas à la cour de Vienne, dans ce milieu étrange où se croisaient tant d'influences diverses, quelques intermédiaires des deux sexes à employer auprès du maitre ? L'Empereur aimait sa femme, appréciait fort l'archiduchesse Béatrice, sœur de l'Impératrice, gardait un reste d'affection au vieux Metternich, consultait volontiers le comte Zichy et témoignait toujours d'une inconcevable faiblesse pour son secrétaire Baldacci, considéré comme le mauvais génie de la dynastie. Schouvalof songea successivement à ces divers personnages et à d'autres encore. Toutefois, les ayant. passés en revue, il se convainquit qu'aucun ne présentait les conditions voulues pour mener à bien l'opération délicate qui serait confiée à ses soins, pour mettre en échec le crédit du puissant ministre ; les quelques coups de crayon qu'il consacre à chacun d'eux, dans une dépêche irritée où il se déclare obligé de quitter la partie, composent un tableau peu flatteur de l'entourage du monarque : L'Impératrice, dit-il, a beaucoup d'esprit et voudrait se mêler des affaires, mais son auguste époux l'en éloigne. Le prince de Metternich n'ira pas directement contre son fils ; de plus, il ne dira jamais à l'Empereur que la leçon qu'il aura étudiée, et encore en oubliera-t-il la moitié. Hudelist ne peut quelque chose qu'auprès du prince. L'archiduchesse Béatrice craint de se mêler des affaires et de voir son nom dans le Moniteur. Le comte de Sickingen pourrait parler, mais il est bien avec des personnes qui tiennent au comte de Metternich. Tout le reste n'y peut rien, excepté Zichy, qu'il faudrait acheter, et Baldacci ; ce serait le dernier moyen à employer[50].

Peu après cette campagne brillamment commencée et mal terminée, Schouvalof, dont les fonctions n'avaient jamais été que provisoires, fut rappelé ; un ambassadeur régulier, M. de Stackelberg, était déjà arrivé à Vienne. Stackelberg essaya à plusieurs reprises de rentrer en matière. Chaque fois, Metternich se déroba, déclinant les entretiens, fuyant les rendez-vous, se faisant insaisissable, paraissant tout entier au plaisir de retrouver Vienne, ses amis, ses relations, se montrant plus occupé de plaisirs que d'affaires. Depuis son retour, fidèle à ses habitudes mondaines, il se répandait beaucoup et se laissait voir dans tous les milieux. Comme s'il eût voulu atténuer le déplaisir que causeraient à Pétersbourg ses procédés évasifs, il fréquentait les salons russes de Vienne, où Razoumovski et autres continuaient A tenir bureau d'intrigues ; sobre de paroles avec les négociateurs attitrés que lui dépêchait le Tsar, il se dédommageait avec les daines russes, se mettait pour elles en frais spéciaux de galanterie ; à l'heure où il refusait d'écouter Schouvalof et Stackelberg, on crut remarquer que ses assiduités auprès de la princesse Bagration prenaient un caractère particulièrement vif ; c'était ce qu'il appelait travailler à la conciliation[51]. Avec cela, il entretenait les rapports les plus intimes avec l'ambassadeur français, qui ne tarissait pas en éloges sur son compte. Par ces mouvements divers et exécutés avec une égale désinvolture, il restait également fidèle au plan qu'il s'était tracé : se faire bien venir de Napoléon, sans s'ôter les moyens, le cas échéant, de se reporter ailleurs et de rentrer en grâce auprès de la Russie.

Cette cour, il est vrai, avait espéré mieux que des politesses, enveloppant un refus de traiter ; son dépit s'exhala en termes acerbes. La correspondance de ses agents ne ménage plus les épithètes désobligeantes à Metternich ; elle prend vivement partie cet homme d'État, qui jusqu'alors avait obtenu de ses contemporains plus d'attention que d'estime. Schouvalof le jugeait plus finasseur que fin ; Stackelberg, qui avait le trait mordant et la plume acérée, voyait en lui l'homme lige, le client, la créature de Napoléon, et attribuait à sa conduite les motifs les moins avouables : rappelant son rôle dans l'affaire du mariage, son séjour prolongé à Paris, il en concluait que son but prémédité était d'asservir l'Autriche aux volontés françaises. Combien, ajoutait-il, cette présomption n'acquiert-elle pas plus de force lorsqu'on a tout lieu de croire que l'existence politique de ce ministre tient à l'intimité avec un gouvernement dont la protection le sauve de l'effet sur le souverain, sinon de la déconsidération publique, au moins du manque de considération indispensable dans un poste aussi éminent ! Et pour n'en citer qu'un motif, que penser en effet d'un ministre dont on est à deviner les heures d'occupation, tant il est adonné aux plaisirs de la société ? On a dit du duc de Choiseul que ce n'était pas dans son cabinet de travail qu'il avait le plus utilement servi Louis XV ; cela est très vrai, mais les affaires les plus importantes de ce ministère avaient été traitées dans le salon du ministre et non dans des boudoirs[52].

L'empereur Alexandre, de son côté, devait garder rancune au ministre qui avait si prestement éconduit la Russie, à l'heure où elle se croyait sûre de ressaisir l'Autriche. Pourtant, le Tsar se refusait encore à désespérer de cette puissance ; s'il ne pouvait l'avoir pour auxiliaire, ne saurait-il éviter au moins de l'avoir pour ennemie ? Peu à peu, par une coïncidence curieuse et pourtant naturelle, Alexandre en viendra à envisager les rapports à établir avec l'Autriche exactement sous le même point de vue que l'empereur des Français : renonçant provisoirement à l'idée d'une alliance, il se rabattra sur celle d'une neutralité bienveillante, assurée à l'avance et largement rémunérée. Il ne demandera plus aux Autrichiens que de le laisser faire, de ne s'émouvoir et de ne s'étonner de rien, de considérer sans alarme ce qui pourra se passer autour d'eux, en Pologne par exemple, de se résigner au besoin à perdre la Galicie, moyennant d'équitables dédommagements ; ces équivalents, il les désignera, comme Napoléon, en Orient, montrera au loin cette proie abandonnée à toutes les convoitises. Napoléon a parlé des provinces illyriennes, Alexandre finira par offrir la plus grande partie des Principautés[53]. C'est qu'ils sentent également que l'Autriche une fois mise hors de cause, éloignée et payée, il deviendra plus facile, au premier de fixer le dévouement des Polonais, au second de tenter leur fidélité. Ainsi, lors même qu'ils traitent avec l'Autriche, ils pensent à la Pologne : autour d'elle évolue leur diplomatie souterraine et tournent toutes leurs combinaisons de défense ou d'attaque ; c'est à la retenir ou à la capter que s'emploient mystérieusement leurs efforts ; il semble que l'un connue l'autre ait indispensablement besoin d'elle pour accaparer à son profit les chances de l'avenir. Tous deux commandent pourtant aux armées les plus nombreuses et les plus belles qui soient dans l'univers ; s'ils le veulent, des millions de soldats vont se lever à leur voix, obéir à leur geste. Néanmoins, tant de moyens ne suffisent pas à leurs yeux pour décider la victoire. Chacun d'eux estime que sa supériorité dépend du concours spontané d'une nation opprimée, trois fois spoliée, aux deux tiers captive, mais en qui s'affirme un principe de survie et de libre expansion. Lorsqu'ils se tournent vers la Pologne, ils cherchent moins encore a se donner une armée de plus qu'à enrôler dans leur parti une grande force morale et à l'attirer sous leurs drapeaux : c'est un hommage involontaire qu'ils rendent à la puissance de l'idée et au droit méconnu. Spectacle étrange que celui de ces deux potentats, dont l'un dispose de toutes les ressources de l'ancienne Europe, dont l'autre possède un empire plus grand que l'Europe, et qui se disputent les faveurs d'une poignée d'hommes aspirant légitimement à reformer un peuple, comme si, entre tant d'éléments de force matérielle et de succès qu'ils s'opposent l'un à l'autre, ce grain de justice et de bon droit pouvait faire pencher la balance !

 

 

 



[1] En 1795, dans une série d'instructions à l'envoyé de la République en Hollande, le Comité montrait que le but à atteindre était d'exclure les Anglais du continent. — Privée de ses immenses débouchés, disait-il, travaillée de révoltes et de mouvements intérieurs qui en seront la suite, l'Angleterre devient fort embarrassée de ses marchandises coloniales et asiatiques. Ces denrées, invendues, tombent à bas prix, et les Anglais se trouvent vaincus par l'abondance, comme ils ont voulu vaincre les Français par la disette. Albert SOREL, L'Europe et la Révolution française, III, 389.

[2] Rapport n° 99, août 1810.

[3] Lettre publiée par le prince Napoléon dans son ouvrage : Napoléon et ses détracteurs, 238-245.

[4] Correspondance, 16853.

[5] Correspondance, 16713.

[6] Sur l'application et le mécanisme de ce système, voyez spécialement THIERS, XII, 182-190.

[7] Correspondance, 16476. Archives des affaires étrangères, Suède, 294.

[8] Le prince royal, écrivait notre chargé d'affaires à Stockholm, est naturellement sérieux et réfléchi, ne cherche point à plaire par les petits moyens auxquels les Suédois attachent une grande importance ; il ne dit rien aux femmes, s'ouvre fort peu avec les hommes et ne sourit presque jamais ; en un mol, il ne sacrifie pas aux Grâces, mais sa vie est consacrée à l'étude. 11 mai 1810. Archives des affaires étrangères.

[9] Archives des affaires étrangères, Suède, 294.

[10] Correspondance, 16588.

[11] C'est ce qui résulte avec évidence d'une instruction adressée en même temps à notre légation de Copenhague, pour l'engager à appuyer de son côté le candidat proposé par le roi de Suède. Archives des affaires étrangères, Danemark, 183. Correspondance, 16585.

[12] Mémoires inédits de M. de Suremain, aide de camp du roi de Suède, cités par le baron ERNOUF, dans un article intitulé : Comment Bernadotte devint roi de Suède. Revue contemporaine, mars et avril 1868, 237-269. A. GEFFROY, Des intérêts du Nord scandinave dans la guerre d'Orient, élection de Bernadotte. Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1855, 1269-1296.

[13] Lettre de Suremain à notre chargé d'affaires. Archives des affaires étrangères, Suède, 294.

[14] GEFFROY, 1285-1288. ERNOUF, 254-255.

[15] Les côtés divers sous lesquels il envisageait la question se montrèrent dans ses entretiens avec Metternich. Voyez les Mémoires de cet homme d'État, II, 365-367, 388-392.

[16] Mémoires de Suremain, d'après ERNOUF, 260.

[17] Mémoires de Metternich, II, 109.

[18] Cette correspondance, qui se compose de courts billets, est conservée aux Archives nationales, AF, IV, 1683-1685.

[19] GEFFROY, 1289.

[20] Rapport confidentiel au ministre, signé Fournier. Archives des affaires étrangères, Suède, 294.

[21] Dépêche citée par ERNOUF, 257.

[22] Dépêche du 6 juillet, citée par M. GEFFROY, 1284.

[23] Correspondance, 16712.

[24] Correspondance, 16712.

[25] Correspondance, 16712.

[26] Rapport sur les événements qui ont précédé l'élection du prince royal de Suède, par M. DÉSAUGIERS, Archives des affaires étrangères, Suède, 294. Pendant la tenue de la diète, Désaugiers ignorait encore son rappel et n'avait pas quitté Stockholm.

[27] Mémoires de Suremain, d'après ERNOUF, 257.

[28] Mémoires de Suremain, d'après ERNOUF, 257.

[29] Rapport de Désaugiers.

[30] Mémoires de Suremain, d'après ERNOUF, 263-264. GEFFROY, 1291-1294. Rapport de Désaugiers.

[31] Il s'agissait ici d'un Mœrner autre et plus qualifié que le lieutenant accouru à Paris.

[32] Mémoires de Suremain, d'après ERNOUF, 264-267.

[33] Mémoires de Suremain, d'après ERNOUF, 263.

[34] ERNOUF, 267, d'après SÉMONVILLE et MARET.

[35] METTERNICH, II, 392.

[36] Correspondance, 16876.

[37] Caulaincourt à Champagny, 10 novembre 1810.

[38] Schouvalof à Roumiantsof, 21 octobre-2 novembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.

[39] Mémoires de Metternich, I, 109.

[40] Archive, des affaires étrangères, Pologne, 326. Le même rapport plus développé se retrouve aux Archives nationales, AF, IV, 1699. L'agent était M. de Thiard, ancien chambellan de l'Empereur. Voyez ses instructions au n° 16511 de la Correspondance.

[41] Mémoires de Metternich, II, 365.

[42] Mémoires de Metternich, I, 110-111.

[43] Schouvalof à Roumiantsof, 31 août-12 septembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.

[44] Schouvalof à Roumiantsof, 31 août-12 septembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.

[45] Roumiantsof à Schouvalof, 16-28 septembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.

[46] Mémoires de Metternich, II, 397.

[47] Lettre du 16 septembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.

[48] Schouvalof à Roumiantsof, 31 août-12 septembre, 5-17 octobre 1810. BEER, Geschichte der orientalische Politik Œsterreichs, 244-248. MARTENS, Traités de la Russie avec l'Autriche, II, 72-77.

[49] Schouvalof à Roumiantsof, 21 octobre-2 novembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg. BEER, 248-249. METTERNICH, II, 395-699. MARTENS, 72-77.

[50] Schouvalof à Roumiantsof, 17-29 novembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg.

[51] Correspondance de M. Otto, novembre et décembre 1810, passim.

[52] Stackelberg à Roumiantsof, 15-27 novembre 1810. Archives de Saint-Pétersbourg. Les bulletins de police parisiens rapportaient à la même époque que Metternich n'était pas plus considéré que Talleyrand. Archives nationales, AF, IV, 1508.

[53] BEER, 250-251. MARTENS, 78-79. METTERNICH, II, 417.