NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE III. — LA COOPÉRATION RUSSE.

 

 

Premiers et foudroyants succès de notre armée d'Allemagne : Napoléon à Vienne. — Immobilité des Busses. — Composition de leur armée ; le prince Serge Galitsyne. — Causes de leur inaction ; responsabilités respectives. — Prétextes allégués. — Instances de Caulaincourt ; ses moyens de persuasion ; parallèle entre la France conservatrice et l'Autriche révolutionnaire. — L'ordre de marche indéfiniment retardé. — Effets désastreux de cette mesure pour la Russie elle-même et pour l'alliance. — L'archiduc Ferdinand à Varsovie. Poniatowski se jette en Galicie. — Insurrection de cette province. — Agitation dans les provinces russes limitrophes. — Réveil de la question polonaise. Émotion à Pétersbourg. — Langage de Roumiantsof et d'Alexandre. — Réplique de Caulaincourt. — Scène d'attendrissement. — Essling. — Paroles d'Alexandre sur le maréchal Lannes. — Impression produite sur Napoléon par l'inertie des Russes. — Lettre remarquable du 3 juin 1809. — L'alliance entre dans une phase nouvelle. — Défaut réciproque de sincérité. — Napoléon réserve le sort de la Galicie. — Il se dispose à une lutte décisive. — Entrée en scène de l'armée russe. — Extrême lenteur de ses mouvements. — Le général Souvarof laisse reprendre Sandomir sons ses yeux. — Indignation de Napoléon. — Caractère des opérations russes en Galicie. — Jeu convenu entre les deux quartiers généraux. — Querelles entre Polonais et Russes. — Wagram. Scènes de Cracovie. — État des esprits à Pétersbourg : exaspération des salons. — Alexandre accentue, son langage. — Première note au sujet de la Pologne la question officiellement posée. — Armistice de Znaym. — Droits acquis par les Polonais et ménagements dus à la Russie. — Problème qui se pose devant Napoléon au lendemain de Wagram.

 

I

En se jetant sur la Bavière avec toutes ses forces, l'archiduc Charles avait espéré saisir notre armée en flagrant délit de formation et lui infliger un désastre. Conçu avec audace, ce plan fut exécuté avec timidité : la présence seule de l'Empereur, dès qu'elle était connue, déconcertait et paralysait ses adversaires, en leur faisant craindre à tout moment quelque accablante surprise. En face d'envahisseurs qui hésitent et L'uniment, bien servi lui-même par le sang-froid et l'intelligence de ses lieutenants, Napoléon réussit à opérer sa concentration sous le feu de l'ennemi ; ce résultat obtenu, il frappe sut' la ligne autrichienne un premier coup, qui la rompt et la brise. Il sépare le centre de la gauche, repousse cette dernière à Abensberg, à Landshut, la rejette sur Augsbourg et l'Inn ; se retournant alors contre la masse principale, où se tient l'archiduc Charles, il l'enferme entre Davoust et Lannes, la serre dans cet étau, lui tue ou lui prend vingt mille hommes à Eckmühl, la poursuit dans Ratisbonne et ne lui laisse d'autre refuge que les montagnes de la Bohème. Il s'assure ainsi la rive droite du Danube, enlève aux ennemis leur base d'opérations, les écarte violemment de la route de Vienne, s'y jette a leur place, et cette bataille de cinq jours, commencée pour repousser une attaque, se termine par une foudroyante offensive. Vainement les corps autrichiens s'efforcent-ils, par de longs détours, de se rejoindre et de nous précéder en avant de Vienne, ils sont partout prévenus et interceptés ; l'un deux arrive à temps pour nous disputer le passage de la Trapu, il est à demi détruit dans l'affreux combat d'Ebersberg, et la capitale des Habsbourg, isolée, enveloppée, canonnée, n'a plus qu'il succomber et à recevoir son vainqueur. Sans doute, la querelle n'est pas définitivement tranchée. Sur la rive gauche du Danube, en arrière de Vienne, l'armée du prince Charles se rallie et reprend sa cohésion ; en Tyrol, en Italie, en Pologne, sur tous les points où Napoléon ne commande pas en personne, les Autrichiens ont gagné du terrain et remporté des succès ; la Prusse s'agite, une partie de ses troupes déserte pour se mettre spontanément en campagne, se former en bandes d'insurgés et commencer la guerre de partisans ; un soulèvement général de l'Allemagne reste à craindre. Néanmoins, établi au centre de la monarchie autrichienne, Napoléon presse et étreint son principal adversaire, sans l'avoir mis hors de combat, et contient tous les autres. Le 18 mai, un mois après l'ouverture des hostilités, il couche à Schœnbrunn. A la même date, les Russes n'avaient pas encore dépassé leur frontière.

Dans les jours qui avaient précédé la crise, Alexandre s'était résigné à masser, en face de la Galicie, une armée entière : quatre divisions au complet, plus une réserve d'infanterie et de cavalerie ; le tout composait une force d'environ soixante mille hommes, sous le commandement du prince Serge Galitsyne[1]. Caulaincourt avait vivement insisté pour que ce général reçût d'avance l'ordre d'entrer en Galicie dès que les Autrichiens auraient commencé leurs opérations dans le Nord et mis le pied sur le territoire varsovien. En prenant cette précaution, on ne perdrait point de temps, et l'action de nos alliés répondrait coup pour coup à celle de nos adversaires. A plusieurs reprises, Alexandre avait paru promettre vaguement ce qu'on sollicitait de lui. A la fin, pressé plus vivement, il dit à l'ambassadeur : Le prince n'a pas l'ordre que vous demandez. Nos généraux ne sont pas des hommes auxquels on puisse se fier pour une détermination de cette nature. Ils se serviraient de cette latitude pour faire trop ou peut-être rien du tout. Je serai prévenu de Dresde ou de Berlin, et mon courrier partira immédiatement après que je saurai que les Autrichiens ont passé leur frontière. — Puis-je mander à l'Empereur, reprenait Caulaincourt, que l'armée marchera sur Olmütz ?Elle marchera dans la direction d'Olmütz[2], répondait alors le Tsar, usant d'une distinction subtile. Au reste, à l'entendre, cette armée était prête, munie de tous ses moyens, en état d'agir sous vingt-quatre heures.

Lorsqu'il sut enfin que l'archiduc Ferdinand avait envahi le grand-duché avec cinquante mille hommes, son langage changea : il parla de quinze jours pour que la Russie pût entrer en campagne, et bientôt les prétextes d'ajournement de se succéder, variant à l'infini, spécieux ou étranges. C'étaient la saison mauvaise, le dégel tardif, les pluies persistantes qui retenaient les troupes dans leurs camps ; le débordement des rivières contrariait leurs premières marches ; le prince Galitsyne n'avait pas eu le temps de rejoindre son quartier général ; on avait dit lui laisser quelque délai et s'incliner devant un motif respectable : il mariait son fils. Au surplus, ajoutait Alexandre, il l'allait compter avec les mœurs, les habitudes du pars ; rien ne se fait vite en Russie ; tout y est lent, compliqué, pénible ; quoi d'étonnant si cette pesante machine éprouve quelque difficulté à se mettre en mouvement, si ses allures incertaines contrastent avec la rapidité foudroyante des opérations qui se mènent en Allemagne ?

A défaut de services effectifs, Alexandre nous payait en paroles. Il envoya ses vœux tout d'abord, puis ses félicitations enthousiastes. Au début des hostilités, il avait paru attendre avec une impatience anxieuse les nouvelles du Danube ; il lui tardait de savoir l'Empereur sur les lieux, son génie valant des armées[3]. Après Abensberg et Eckmühl, il éclata en transports d'admiration pour les belles opérations qui avaient valu de tels résultats. Que n'était-il aux côtés de Napoléon, partageant ses dangers et sa gloire ! Au moins voulait-il avoir près de l'Empereur en campagne des représentants spéciaux et que l'uniforme russe partit dans l'état-major français, comme le témoignage irrécusable de l'alliance. Il fit partir coup sur Coup pour notre quartier général deux de ses aides de camp, les colonels Tchernitchef et Gorgoli, chargés de compliments et de lettres flatteuses.

Il prétendait envier a ses propres messagers la faveur qu'il leur accordait, celle de contempler le grand capitaine dans l'activité de son génie guerrier et de s'instruire à son école : quelle plus belle occasion pour un militaire ?2[4] Ayant appris qu'un officier russe en séjour à Paris, invité par Napoléon à suivre la campagne, s'était dérobé à ce périlleux honneur : Le sang me bouillait en lisant cela, disait-il Caulaincourt. Il ne faut pas eu avoir dans les veines pour s'être conduit ainsi. Il s'en faut de peu de chose que je ne lui interdise de porter l'uniforme. Si je pouvais sans inconvénient quitter Pétersbourg pour deus mois, je serais déjà ou il n'a pas voulu aller. Il y a des gens qui ne sentent rien[5]. Toutefois, Caulaincourt ayant hasardé que les armées française et russe étaient destinées à se rapprocher, et qu'a ce moment l'empereur Alexandre pourrait peut-être rejoindre la sienne, cette observation coupa court aux épanchements du monarque : il sourit comme il une chose qui pouvait être dans sa pensée, mais ne répondit rien de positif[6].

Pour le déterminer au moins à agir par ses troupes, notre ambassadeur invoquait toujours les engagements pris, la parole donnée ; il montrait l'honneur du Tsar intéressé à ne point laisser Napoléon supporter seul le premier choc des ennemis. Lorsqu'il eut épuisé ses arguments ordinaires, il en trouva d'autres, neufs et inattendus ; il présenta sous une forme originale la situation de l'Europe et les devoirs qui en résultaient pour l'autocrate de Russie.

Suivant lui, à y regarder de près, la guerre qui s'engageait n'était que la continuation de la lutte ouverte depuis dix-sept ans entre les principes d'ordre, de conservation sociale, et les passions subversives, avec cette différence que les rôles étaient totalement intervertis et que Napoléon se faisait le défenseur de tous les gouvernements contre l'Autriche passée corps et aine à la révolution. Par haine et par ambition, cette puissance avait repris les errements si fort reprochés à la France en I79 et versé dans le jacobinisme. En voulait-on la preuve, on n'avait qu'il lire ses manifestes au peuple allemand et aux Tyroliens, ses appels incendiaires, à considérer ses efforts pour s'entourer d'insurrections, pour propager le feu de la révolte. D'ailleurs, ne conspire-t-elle pas de longue date avec les factieux de tous pays, en favorisant dans toutes les cours, à celle de Russie notamment, les incitées de l'opposition mondaine ? A cette heure, les pires révolutionnaires ne sont plus dans la rue, ils sont dans les salons ; ce sont ces esprits chagrins, mécontents, qui lèvent la tête contre l'ordre légalement établi, prétendent ressusciter un passé à jamais aboli et s'obstinent à poursuivre leur chimère au prix des plus violents déchirements. En faisant alliance avec eux, la cour de Vienne sape tous les pouvoirs existants et ne tend à rien moins qu'à une perturbation générale.

Je fis sentir à Sa Majesté, écrivait Caulaincourt à Napoléon, que l'Autriche s'était servie des mêmes moyens que les gens qui avaient fait la Révolution en France ; que si ses projets eussent réussi, non seulement elle n'aurait pu maîtriser les événements après avoir rompu tous les liens qui attachent le peuple au souverain, mais qu'elle en aurait été aussi la victime ; que la marche qu'elle avait suivie faisait de cette affaire la querelle de tons les souverains, qui auraient été menacés des mêmes dangers. Je parlai à l'Empereur des salons, des propos, de l'influence qu'ils avaient eue à Vienne, de celle qu'ils pouvaient avoir ailleurs, si ce nouvel exemple de leurs terribles conséquences ne décidait pas à les comprimer. Je dis à Sa Majesté que l'exaspération d'une partie des salons n'était pas dirigée contre la France on son souverain, mais contre celui qui le premier avait comprimé la licence du siècle, l'effervescence de toutes les têtes, et arrêté le torrent révolutionnaire qui menaçait tous les trônes et l'ordre social, en prenant dans chaque pays les couleurs de l'esprit d'opposition et de censure ; qu'il n'y avait plus rien de sacré mille part depuis que les idées américaines et anglaises avaient tourné toutes les têtes ; que tous les petits-maîtres russes, allemands ou français se croyaient le droit de juger les souverains et leur gouvernement comme la Chambre des communes avait jugé le duc d'York et Mlle Clarke[7] ; que M. de Stadion attaquant l'autorité souveraine, l'ordre social en Allemagne, et disant à la France que c'était à l'empereur Napoléon seulement que l'empereur François faisait la guerre, me paraissait aussi jacobin que l'avait été Marat ; que le moindre des maux qui pût résulter du système mis en avant par l'Autriche, eût été la même anarchie que pendant la Guerre de Trente ans, s'il n'en eût résulté le régime révolutionnaire ; que ces prétendus gens bien pensants de Pétersbourg, de Paris, comme de Vienne, n'étaient autre chose que des anarchistes comme ceux de 93, qu'il n'y avait de différence que dans le costume ; que ceux de 1809, habillés en prétendus royalistes, n'en attaquaient pas moins l'ordre social, les uns en affichant partout en Allemagne les mots d'indépendance et de liberté germaniques, et les autres en blâmant toujours le souverain et frondant toutes les opérations du gouvernement ; enfin, que cette secte se prononçait avec plus de violence contre Votre Majesté que contre les autres souverains, parce qu'Elle avait vu la première où tendaient ses efforts et comprimé fortement tous les anarchistes, royalistes ou jacobins ; qu'on ne devait pas plus de ménagements au gouvernement qui avait préconisé ce système désorganisateur et révolutionnaire qu'on en avait eu pour les fous qui avaient guillotiné pour établir leur rêve[8].

Lorsque Caulaincourt eut amplement développé ces idées, le Tsar prit la parole et abonda dans le même sens. Il convint que tant de gens n'élevaient la voix contre l'empereur Napoléon que parce qu'il avait comprimé l'anarchie et mis un frein à la licence[9] ; après cieux heures de conversation, on se sépara parfaitement d'accord, sans que cette communauté de vues dût avancer d'un instant les premières opérations de l'armée. Alexandre, il est vrai, affectait de se montrer irrité tout le premier de ces retards ; il s'emportait contre l'apathie des chefs ; mais, ajoutait-il, où était le remède ? La Finlande, la Turquie, occupaient tout ce qu'il avait d'officiers actifs et déterminés ; pour commander contre l'Autriche, il avait dit recourir à nu vieux général, survivant de l'autre siècle, débris des guerres antiques. Le prince Galitsyne faisait campagne à la mode d'autrefois, en prenant son temps, avec une lenteur méthodique, sans se douter que les préceptes et les exemples de Napoléon avaient renouvelé l'art de vaincre, et Alexandre répétait d'un ton désolé, mais avec une apparence de sincérité parfaite : C'est cette vieille routine de la guerre de Sept ans... Ne le pressons pas, ajoutait-il en parlant de Galitsyne, nous lui ferions faire des sottises[10]. Au reste, il n'admettait pas que la droiture de ses généraux, non plus que la sienne, pût être mise en doute : C'est apathie et point mauvaise volonté[11]. Et Roumiantsof venait dire à Caulaincourt, d'un air entendu : Nous sommes lents, mais nous marchons droit[12]. En fait, on ne marchait point du tout, et pour cause ; l'ordre d'entrer en Galicie, promis le 27 avril pour le soir même[13], n'était pas encore parti de Pétersbourg le 15 mai[14] ; c'était plus qu'un manque trop réel d'entrain parmi les généraux et les officiers, c'était un défaut d'intention chez le souverain qui tenait l'armée immobile et paralysée.

Cette inertie voulue, conforme aux assurances données à l'Autriche, était plus qu'une infraction à la foi jurée ; c'était la faute la plus lourde que la Russie pin commettre, à ne considérer que ses intérêts propres. Aussi bien, ce qu'elle redoutait avec raison de la guerre actuelle, c'était que cette crise ne déterminât ou ne préparât le rétablissement de la Pologne, par la réunion de la Galicie au duché de Varsovie. A la nouvelle de nos triomphes, la Galicie, province polonaise, attribuée à l'Autriche dans les partages, sentirait renaître en elle l'esprit d'indépendance et de nationalité ; elle s'insurgerait, pour peu qu'on lui en laissât le temps et la faculté ; elle tendrait les bras à ses frères du grand-duché, les accueillerait, les appellerait sur son territoire ; la jonction de ces deux parties d'un peuple divisé se ferait d'un élan spontané, à la faveur de la lutte, et Napoléon vainqueur, trouvant un État déjà reconstitué, n'aurait plus qu'à consacrer le fait accompli : il aurait moins à recréer qu'à reconnaître la Pologne. Le danger était réel pour la Russie, mais il dépendait d'elle de le conjurer en prenant l'initiative d'une intervention en Galicie, en y faisant acte de présence et d'autorité, et les circonstances, la configuration des lieux, la manière dont s'engageaient les hostilités dans le Nord, lui facilitaient singulièrement cette tâche.

La Galicie autrichienne, plus étendue à cette époque qu'elle ne l'est aujourd'hui, occupant les deux rives de la Vistule, bordait la frontière de Russie sur une longueur de cent cinquante lieues. Entre les deux pays, point de forteresses, point de rivières, aucun obstacle qui pût arrêter les troupes impériales. De plus, en débouchant de la Galicie pour se porter contre le grand-duché, situé au nord et h l'ouest de cette province, l'archiduc Ferdinand avait dû en retirer la meilleure partie de ses troupes ; il l'avait abandonnée à elle-même, n'y laissant que des détachements isolés et de rares garnisons ; en fait, il la livrait aux Russes, auxquels il tournait le clos pour marcher sur Varsovie. Le prince Galitsyne n'avait qu'à avancer pour occuper la Galicie sans coup férir, pour prendre ensuite l'armée de l'archiduc en flanc ou à revers, pour lui faire payer cher son audace et, tout en rendant un service signalé à la cause commune, assurer la sécurité de la Russie contre les risques de l'avenir. Entré le premier en Galicie, avant que les troupes du grand-duché, obligées d'abord à la défensive, aient eu le temps d'y pénétrer, il s'en saisirait au nom du Tsar ; il serait libre d'y comprimer toute manifestation de l'esprit polonais, de confier la province à la garde jalouse de ses troupes et de la placer sous séquestre. S'étant nantie par provision et ayant mis la main sur l'objet du litige, la Russie pourrait, au moment de la paix, en régler l'attribution définitive, disposer de sa conquête, la restituer aux Autrichiens ou se la faire adjuger en toute propriété. Agir vite, sans hésitation, était donc pour elle non seulement le parti le plus conforme a ses engagements, mais le moins compromettant et le plus sir, et de sa part cette loyauté serait prudence. Au contraire. en retenant indéfiniment ses troupes sur sa frontière, elle s'interdisait de peser sur les destinées ultérieures de la Galicie ; elle laissait le champ libre aux Polonais pour l'y devancer, leur permettait de chercher dans le soulèvement de cette province une diversion à l'attaque autrichienne, et s'effaçant devant des alliés dont elle suspectait à bon droit les intentions, leur abandonnait maladroitement le premier ride.

Les conséquences de sa conduite, faciles à prévoir, ne se firent pas attendre. Surpris par l'irruption de l'armée autrichienne, qui s'avançait sur Varsovie par la rive droite de la Vistule, Poniatowski rétrograda tout d'abord. Après avoir sauvé l'honneur de ses armes dans un combat inégal, à Racsyn, il abandonna le siège du gouvernement, laissa l'archiduc entrer dans Varsovie consternée et passa avec tontes ses forces sur la rive gauche, derrière Praga, cette tête de pont qui dominait le fleuve et interdisait le passage. En choisissant cette direction pour sa retraite, il se laissait couper de l'Allemagne et de ses alliés saxons, mais il se maintenait en plein pays polonais et demeurait en contact avec les parties de la Galicie situées à l'est de la Vistule, à proximité du grand-duché. Il se gardait le moyen, tandis que l'ennemi occuperait la capitale et pousserait sa pointe au Nord, de se détourner brusquement vers le Sud, de prendre l'offensive en Galicie, de porter la guerre sur le territoire autrichien et de dégager Varsovie sous les murs de Lemberg et de Cracovie. Ayant même que cette résolution hardie lui l'Ut suggérée par le prince major général, au nom de l'Empereur, il l'adopta de son propre mouvement[15]. On vit alors un spectacle étrange : les deux adversaires se tournant le clos et marchant en sens inverse ; l'archiduc Ferdinand, renonçant à forcer le passage de la Vistule, se met à la descendre par la rive gauche, pousse ses partis jusqu'à Thorn et menace Dantzick ; eu même temps, Poniatowski remonte le fleuve par la rive droite pour se jeter en Galicie.

Il y entra dans les premiers jours de mai ; la population se leva à son approche et vint à lui. Les chefs de la noblesse, les grands propriétaires,. donnèrent le signal ; ils étaient nombreux dans le pays, puissants, et la Pologne, que ses ennemis avaient cru détruire à jamais en la frappant trois fois, survivait dans leurs cœurs. Ils en conservaient pieusement le culte et le souvenir, au fond des habitations seigneuriales où ils abritaient leur deuil ; au centre de son domaine de Pulawi, grand comme une ville, la princesse Czartoryska avait réuni dans un édifice spécial les reliques des rois et des héros polonais, dédié ce temple ou plutôt ce mausolée à la patrie perdue[16]. A la vue de Poniatowski, l'espoir, la confiance renaquirent, et la Pologne se reconnut dans ce héros chevaleresque, galant et aventureux comme elle, qui aimait la gloire et les plaisirs, qui passait au bruit des fanfares, dans le cliquetis des armes, en tête d'un état-major empanaché. Les nobles le recevaient à la tête de leurs vassaux en armes, régiments tout formés ; les femmes lui préparaient des ovations et des fêtes ; partout où il faisait halte, il y avait revue le matin, bal le soir. Des châteaux, le mouvement se propagea dans les autres parties du pays. A tout instant, les rangs de l'armée s'ouvraient pour recevoir des volontaires ; elle vit arriver jusqu'à des vieillards, survivants des guerres d'indépendance, qui demandaient à venger leurs compagnons et a tuer des Autrichiens. Surprises et déconcertées, les autorités, les garnisons impériales se retiraient ou se rendaient ; d'ailleurs, recrutées en partie dans le pays, elles renfermaient en elles-mêmes la défection et la révolte. Après la capitulation de Sandomir, la garnison autrichienne défilait devant les vainqueurs ; les soldats galiciens qui figuraient dans son effectif n'eurent pas plus tôt aperçu les uniformes polonais, les drapeaux surmontés de l'aigle blanche, qu'ils rompirent les rangs et, rebelles à la voix de leurs officiers, coururent se placer sous les enseignes chéries[17]. Nulle part la résistance ne fut sérieuse ; les troupes du duché entraient le 9 mai à Lublin, le 20 à Zamosc, le 23 à Lemberg.

Arrivé dans cette ville, Poniatowski essaya de régulariser le mouvement et d'ordonner les forces qui se levaient en tumulte. lin gouvernement provisoire fut institué pour la Galicie, des milices organisées et équipées. En même temps, pour animer davantage ceux qu'il appelait aux armes, Poniatowski flattait leurs espérances patriotiques ; sans annoncer positivement leur réunion au grand-duché, il les exhortait à tout attendre de l'avenir et à se confier en Napoléon ; une proclamation lancée au nom du roi de Saxe leur parlait des destinées que leur préparaient leur propre courage et la protection du héros victorieux ; des libelles répandus à profusion, des articles de journaux, des ordres du jour répétaient ce langage, et ces ardentes paroles, jetées a des populations surexcitées par la lutte, ivres d'enthousiasme, étaient interprétées par elles comme la promesse de leur rendre une patrie[18].

Le bruit de cette effervescence arriva promptement à Pétersbourg ; il y répandit un trouble et un effroi inexprimables. Le péril tant redouté, vaguement aperçu jusqu'alors à travers les bruines de l'avenir, se rapprochait, se précisait ; le fantôme devenait réalité, et au contact de la Pologne reprenant forme et figure, la Russie se sentit atteinte dans ses intérêts essentiels, menacée dans son intégrité, inquiétée dans la possession des provinces que les trois partages lui avaient successivement attribuées.

Il finit convenir que des faits regrettables, caractéristiques, justifiaient ces appréhensions. L'agitation ne s'arrêtait pas aux limites de la Galicie ; elle passait la frontière moscovite ; en Volhynie et en Podolie, une fermentation dangereuse commençait. En certains districts, le pays se dépeuplait de jeunes gens : tous émigraient en terre libre, allaient s'enrôler sous les drapeaux de Poniatowski, et la surveillance des autorités, les rigueurs annoncées, ne réussissaient pas à empêcher cet exode. A Kaminietz, l'entraînement fut tel que les employés de l'administration, Polonais de race et de cœur, disparurent en. masse, laissant les bureaux déserts et les services interrompus[19]. Le grand-duché et la Galicie ravissaient au monarque russe ses sujets, ses fonctionnaires, les lui enlevaient par la contagion de l'exemple ; cette Pologne extérieure semblait aspirer, attirer à elle celle que la Russie avait absorbée et croyait avoir étouffée dans son sein. On peut juger de l'effet que produisaient à Pétersbourg ces nouvelles, tombant dans un milieu déjà soupçonneux et prévenu. La société en prenait occasion pour attaquer plus vivement la politique d'Alexandre ; c'était donc, disait-elle, pour en arriver à de tels résultats que le Tsar avait mis sa main dans celle de l'usurpateur, accepté d'être son auxiliaire et son complice ; aujourd'hui, les effets de ce système néfaste se manifestaient au grand jour ; le doute n'était plus permis ; toute illusion deviendrait criminelle, sacrilège, et il fallait reconnaître que l'alliance française menait en droite ligue, par la restauration de la Pologne, au démembrement de l'empire[20].

Au milieu de ces cris de haine et de colère, Alexandre restait en apparence impassible et doux ; il tachait d'apaiser plutôt que d'irriter les esprits, et, pour rassurer ses sujets, affectait de ne point partager toutes leurs inquiétudes. Cependant, dès qu'il se retrouvait avec l'ambassadeur de France, son visage, son attitude, ses paroles dénotaient une obsédante préoccupation, la crainte que Napoléon ne méditât et ne préparât une restauration. Si son langage demeurait douloureux plutôt qu'acerbe, celui de Roumiantsof devenait tragique. Élève de Catherine II, contemporain des partages, le vieux ministre s'était habitué à considérer le maintien de cette œuvre comme une nécessité vitale pour la Russie. Quelles que fussent ses sympathies françaises, il 'l'hésiterait pas de les sacrifier à un intérêt majeur, et solennellement il nous mettait le marché à la main. Il ne cachait pas qu'à ses yeux l'incorporation de la Galicie au duché serait une cause de rupture, que l'empereur Napoléon devait opter entre Pétersbourg et Varsovie : Je tiens à notre alliance, disait-il à Caulaincourt, j'y tiens beaucoup, vous le savez... J'ai d'ailleurs, je puis le dire, fait nies preuves sur cela... Eh bien ! je croirais de mon devoir de dire à l'Empereur mon maitre : Soit ! renonçons à notre système, sacrifions jusqu'au dernier homme plutôt que de souffrir qu'on augmente ce domaine polonais, car c'est attenter à notre existence[21]. Dès à présent, l'Empereur et le ministre, sur des modes divers, se plaignaient de ce qui se passait en Galicie, avec l'approbation ou au moins la tolérance de Napoléon ; ils le rendaient responsable de la commotion donnée à ce pays, des appels lancés aux passions locales, et lui reprochaient de laisser se ranimer une question qui deviendrait le dissolvant de l'alliance.

Avec beaucoup de raison, Caulaincourt répliqua que la Russie devait avant tout s'accuser elle-même ; il n'eût tenu qu'il elle, eu s'assurant d'abord de la Galicie, de ne point laisser se créer sur ses frontières un foyer de propagande polonaise. Ses retards étaient cause de tout, et même n'était-il plus possible de les attribuer uniquement à la mollesse et à la négligence : la mauvaise volonté des chefs, leur sympathie active pour l'ennemi, venaient de se laisser prendre sur le fait, et Caulaincourt répondit aux récriminations du Tsar en lui fournissant la preuve de cette connivence ; c'était une lettre écrite par l'un des généraux russes, le prince Gortchakof, à l'archiduc Ferdinand, et tombée aux mains des Polonais : elle respirait une haine fougueuse contre la France et exprimait ouvertement l'espoir d'une réunion prochaine entre Eusses et Autrichiens pour soutenir en commun la bonne cause.

En apprenant la conduite de Gortchakof, Alexandre parut stupéfait ; cela l'étonnait d'alitant plus, disait-il, que ce général était un de ceux — les rapports de la poste en faisaient foi — qui écrivaient à Moscou dans le meilleur esprit[22]. Au reste, il ferait prompte et exemplaire justice, priverait le coupable de son commandement et le traduirait en conseil de guerre ; mais il se montrait profondément surpris, blessé, de ce qu'on voulût conclure d'un tort particulier à une tendance générale, faire remonter au gouvernement russe tout entier la responsabilité d'une faute individuelle. Était-ce là cette confiance qui devait régner entre les alliés de Tilsit et d'Erfurt, présider à tous leurs rapports ? Toutefois, si le Tsar s'exprimait avec chaleur, il écartait avec soin de son, langage tout ce qui eût pu atteindre et froisser personnellement l'ambassadeur ; loin de là, il laissait à ses reproches quelque chose d'onctueux et de caressant ; tout en parlant, il se rapprochait de son interlocuteur avec une insistance émue, avec des gestes amicaux, comme s'il eût voulu, en le berçant de paroles flatteuses, en l'enveloppant de cajoleries, endormir sa vigilance ; il termina l'entretien par une scène d'attendrissement. Si d'injustes soupçons, assurait-il, l'avaient frappé au cœur, il préférait tout de même que Caulaincourt les lui eût franchement exprimés ; c'était sur ce ton qu'on lui devait parler ; il aimait à s'expliquer de la sorte avec un homme qui possédait son estime et son affection. En disant cela, ajoute l'ambassadeur, Sa Majesté daigna m'embrasser[23].

Alexandre affirmait d'ailleurs une fois de plus que ses troupes allaient marcher, qu'il avait réitéré l'ordre de passer la frontière, ne fût-ce qu'avec une patrouille[24] ; il sentait que de nouvelles lenteurs n'auraient plus d'excuse, car la guerre de Suède touchait à sa fin, la régence de Stockholm demandait à traiter, et la pacification du Nord, à laquelle Caulaincourt travaillait de son mieux, allait rendre à la Russie une armée de plus. Par malheur, en admettant que le Tsar mit quelque empressement à regagner le temps perdu, il était trop tard pour que son armée pût arrêter l'impulsion donnée aux Polonais et aussi contribuer avec efficacité au succès de nos opérations. A ce moment même, la lutte entre Napoléon et l'Autriche touchait à sa période décisive, et le concours de la Russie nous manquait en ces heures critiques. La fin de mai arrivait ; six semaines s'étaient écoulées depuis le premier coup de canon. En cet espace de temps, à supposer que les Russes eussent agi dès le début, avec promptitude et bonne foi, ils eussent pu occuper, traverser la Galicie, disperser ou refouler l'armée du prince Ferdinand, puis, entrainant les Polonais à leur suite, atteindre et dépasser Cracovie, se diriger sur Olmütz et paraître en masse imposante au nord de la Moravie. Or, c'était dans la partie méridionale de cette province, dans la plaine de Marchfeld, derrière le Danube, tout près de Vienne, que l'archiduc Charles faisait front aux Français et avait concentré sa résistance. Si les Russes s'étaient mis en mesure de le prendre à revers, il eût hésité à conserver la position où il s'était établi et retranché pour risquer sa dernière bataille. Craignant d'être saisi entre deux feux, il se hit probablement rejeté sur sa droite ou sur sa Gauche, en Bohème ou en Hongrie, laissant la France et la Russie se tendre la main en Moravie et se rencontrer en amies sur le champ de bataille d'Austerlitz : privée de sa dernière base d'opérations, coupée en son milieu, la monarchie autrichienne eût été réduite à capituler et à demander grâce. L'immobilité de Galitsyne se prolongeant, les Polonais étaient trop peu nombreux pour exécuter à.eux seuls la diversion attendue ; ils avaient pu envahir, soulever une province autrichienne, mais l'armée de Ferdinand, rappelée de Varsovie, suffisait maintenant à les arrêter, à les tenir loin du théâtre principal des opérations. Assuré de ses derrières, certain que les Russes n'arriveraient plus à temps pour tomber dans son dos, l'archiduc Charles put rester sur le Danube, attendre Napoléon en se couvrant de cette barrière et, dans d'immortels combats, disputer la victoire.

Le 21 mai, l'armée française entreprit de franchir le fleuve. Masséna et Lannes avaient passé, avec trois divisions, enlevé Aspern et Essling, lorsqu'une crue subite des eaux rompit les ponts. Assaillis par des forces triples des leurs, les deux maréchaux tinrent jusqu'au soir dans les villages conquis, et nous gardèrent un débouché au delà du fleuve. Le soir et dans la nuit, les ponts furent rétablis, le passage repris. Le lendemain, les desseins de Napoléon s'accomplissaient, lorsque le fleuve se souleva à nouveau, emporta le pont principal, coupa en deux l'armée française. Il ne s'agissait plus de vaincre, mais d'éviter un désastre. Les corps isolés sur la rive gauche eurent à livrer une seconde bataille, avec des munitions presque épuisées ; ils la livrèrent à la baïonnette et résistèrent trente heures. Ce ne fut que dans la soirée du lendemain, quand les Autrichiens eurent cessé leurs furieux assauts, que les nôtres se replièrent dans l'ile de Lobau, ramenant dix mille blessés, remportant Lannes frappé à mort, laissant à l'ennemi cinq mille cadavres et pas un canon. Triomphante retraite, plus glorieuse qu'une victoire ! L'armée était sauvée ; resté dans Lobau, Napoléon maîtrisait le fleuve et se gardait un moyen de passage. Néanmoins son opération avait échoué, et l'archiduc, repoussé dans toutes ses attaques, pouvait s'attribuer avec raison le succès d'ensemble. Essling était un Eylau autrichien, plus grave, plus meurtrier, plus frappant encore que l'horrible journée du 8 février 1807 ; à Essling, non seulement Napoléon n'avait pas détruit l'ennemi, mais il avait reculé et cédé le champ de bataille ; moins obéissante, la fortune lui donnait un plus sérieux avertissement et pour la seconde fois manquait à son rendez-vous.

Nous savons, par de récentes expériences, combien, en temps de crise de guerre, les nouvelles s'amplifient ou se dénaturent en se propageant, combien la passion, l'espérance, la crédulité, sont promptes à accueillir des bruits exagérés ou controuvés. En 1809, l'Europe suivait avec une émotion croissante le duel entre Napoléon et l'Autriche. Cet intérêt n'était pas seulement la curiosité haletante qui s'attache aux péripéties d'un grand drame ; l'Europe sentait que son sort se jouait sur le Danube ; si l'Autriche succombait, la main du conquérant s'appesantirait plus lourdement sur les rois et sur les peuples ; Napoléon vaincu, ramené sur le Rhin, c'était la révolte et l'affranchissement universels ; tout ce qui pouvait accréditer l'espoir d'un tel soulagement était accueilli et transmis avec avidité. Les bulletins de l'archiduc, répétés par des échos complaisants, devancèrent partout les nôtres ; l'esprit de parti, la malveillance leur donnaient des ailes ; le bruit que l'armée française avait essuyé un désastre courut de toutes parts et causa une effervescence générale. C'est à ces nouvelles que les partisans prussiens, s'enhardissant, allaient surprendre Dresde et inonder la basse Allemagne, que le Tyrol s'insurgerait pour la seconde fois, que l'Espagne reprendrait courage, que l'Angleterre enfin, pavant de sa personne dans la lutte qu'elle s'était bornée jusqu'alors à stipendier, préparerait et exécuterait l'expédition de Walcheren.

En Russie, chez la seule puissance indépendante qui se disait notre alliée, sans soutenir son langage par ses actes, l'impression parut différer suivant les milieux. Les salons de Pétersbourg poussèrent des cris de triomphe, mais l'attitude du Tsar et de son entourage offrit avec celle de la société un parfait contraste. S'il est permis de croire, d'après les confidences que nous avons recueillies de la bouche même d'Alexandre au début de la campagne, qu'un insuccès de Napoléon n'était pas pour lui déplaire, les sentiments qu'il affecta furent strictement conformes à l'alliance ; même l'occasion lui parut propice pour redoubler ces témoignages de pure forme qui ne coûtaient jamais à sa bonne grâce.

A l'arrivée des bulletins autrichiens, il se tut et attendit. Des que d'autres avis eurent rectifié les premiers, il écrivit à Caulaincourt un billet pour le prévenir et le rassurer[25] ; il fit porter à Napoléon une nouvelle lettre, par un troisième aide de camp : Les Autrichiens, disait-il, viennent de répandre des bruits sur quelques avantages qu'ils auraient obtenus. Accoutumé à compter sur le génie supérieur de Votre Majesté, j'y ajoute peu de foi[26]. Il affirmait d'ailleurs que, quoi qu'il pût arriver, ses sentiments resteraient invariables et sa fidélité à l'épreuve des événements[27].

Lorsqu'il sut tous les détails de l'affaire, il rendit au courage de nos troupes les plus courtois hommages ; il donna des larmes à tant de braves tombés sur le champ de bataille ; le sort de Lannes, qu'il savait seulement blessé et amputé, parut lui inspirer un particulier intérêt : Je vous jure, disait-il à Caulaincourt, que j'ai donné à la situation du maréchal Larmes autant de regrets que s'il était un des miens. Je vous prie, général, de l'exprimer à l'Empereur ; j'y ai pensé toute la nuit. C'est un grand exemple pour tous nos généraux qu'un maréchal, déjà couvert de vingt-cinq blessures, qui se fait mutiler au champ d'honneur. Si vous avez occasion d'exprimer au duc de Montebello toute la part que je prends à son glorieux malheur, vous me ferez plaisir[28]. Il allait jusqu'à s'enthousiasmer pour toute notre race, et sans doute, dans cet élan, redevenait-il sincère. Son âme naturellement généreuse vibrait au récit des belles actions, et en cet instant où la France incarnait plus que jamais à ses veux le courage, l'honneur, les mâles vertus, il se sentait ramené à nous par d'instinctives sympathies, ressaisi et subjugué par tant d'héroïsme : J'ai toujours aimé votre nation, disait-il ; même quand nous étions en guerre, je crois que je la préférais aux Autrichiens. J'ai témoigné de l'intérêt pour le sort de ces derniers à cause de la balance politique ; mais, comme individus, je n'ai pas oublié 1805, et nous n'avons eu qu'à nous plaindre d'eux. Votre nation a de l'énergie ; tous les hommes ont de l'âme, de l'amour-propre, de l'honneur : j'aime cela ![29]

Des compliments et des phrases ne sont pas des armées ; ce sont des armées qu'exigeait la circonstance[30] : telles furent les paroles sévères, mais méritées, par lesquelles Napoléon accueillit les protestations d'Alexandre, démenties par l'abandon où nous laissaient ses soldats. Au début de la campagne, pendant sa fougueuse marche sur Vienne, l'Empereur n'avait pas vu clair dans les opérations du Nord ; mal informé, lentement instruit, il avait peine à se reconnaître au travers de renseignements confus et contradictoires. Le rapide mouvement de Poniatowski sur la Galicie l'avait surpris, bien qu'il l'eut conseillé ; comment les Polonais évoluaient-ils avec tant d'audace et d'aisance, entre l'armée de Ferdinand, qui leur était numériquement supérieure, et celle de Galitsyne, qui eitt dû les réduire au rôle d'auxiliaires et mener la campagne ? Où était l'archiduc ? que faisaient les Russes ? Ce fut seulement dans les derniers jours de mai, après Essling, lorsque l'Empereur eut quitté Lobau encombré de blessés et de mourants, lorsqu'il se fut rétabli sur la rive droite, à Ebersdorf, au milieu de son armée encore tout émue et frémissante du grand choc, que les rapports de Poniatowski, joints a ceux de Caulaincourt, achevèrent de l'éclairer et d'écarter le voile. Il apprit en même temps que Schwartzenberg n'avait pas encore quitté Pétersbourg un mois après l'ouverture des hostilités, que la légation russe était demeurée à Vienne jusqu'au départ du gouvernement autrichien. A tous ces signes, il comprit que les Russes, n'avant rien fait jusqu'à présent, avant volontairement perdu deux mois, n'agiraient jamais avec efficacité, et la certitude de cette défection lui fut particulièrement sensible au lendemain d'un échec, en ces heures d'épreuve où se font connaitre les dévouements vrais. Alors, le reste de confiance qu'il conservait dans son allié, malgré de successives déceptions, s'abattit d'un seul coup. Plus soupçonneux, plus perspicace que son ambassadeur, qui croit toujours à la loyauté du Tsar et rejette sur les sous-ordres la responsabilité des retards, il va droit à la vérité, perce à jour le jeu d'Alexandre, comme s'il eût assisté aux entretiens de ce monarque avec Schwartzenberg, et prononce sur sa bonne foi un sanglant verdict. Cet arrêt, il importe que Caulaincourt le connaisse, afin de régler en conséquence sa conduite et ses discours. Napoléon lui fait tenir par Champagny une lettre remarquable ; c'est à la fois un épanchement et une instruction : la colère, l'indignation y parlent tout d'abord, et c'est à la fin seulement que la politique reprend ses droits et formule ses réserves[31].

Monsieur l'ambassadeur, écrit Champagne le 2 juin, l'Empereur ne veut pas que je vous cache que les dernières circonstances lui ont fait beaucoup perdre de la confiance que lui inspirait l'alliance de la Russie, et qu'elles sont pour lui des indices de la mauvaise foi de ce cabinet. On n'avait jamais vu prétendre garder l'ambassadeur de la puissance à laquelle on déclarait la guerre... Six semaines sont écoulées, et l'armée russe na pas fait un mouvement, et l'armée autrichienne occupe le grand-duché comme une de ses provinces.

Le cœur de l'Empereur est blessé ; il n'écrit pas à cause de cela à l'empereur Alexandre ; il ne peut pas lui témoigner une confiance qu'il n'éprouve plus. Il ne dit rien, il ne se plaint pas ; il renferme en lui-même son déplaisir, mais il n'apprécie plus l'alliance de la Russie... Quarante mille hommes que la Russie aurait fait entrer dans le grand-duché, auraient rendu un véritable service, et auraient au moins entretenu quelque illusion sur un fantôme d'alliance.

L'Empereur a mieux aimé que je vous écrivisse ces mots que de vous envoyer dix pages d'instructions, mais il veut que vous regardiez comme annulées vos anciennes instructions. Ayez l'attitude convenable, paraissez satisfait ; mais ne prenez aucun engagement, et ne vous mêlez en aucune manière des affaires de la Russie avec la Suède et la Turquie ; remplissez vos fonctions d'ambassadeur avec grâce et dignité, ne faites que ce que vous avez strictement à faire ; mais qu'on n'aperçoive aucun changement dans vos manières et dans votre conduite. Que la cour de Russie soit toujours contente de vous alitant que vous paraissez l'être d'elle ; par cela même que l'Empereur ne croit plus à l'alliance de la Russie, il lui importe davantage que cette croyance, dont il est désabusé, soit partagée par toute l'Europe. Anéantissez cette lettre du moment que vous l'aurez lue, et qu'il n'en reste aucune trace[32].

Ainsi, bien que l'Empereur s'interdise toute plainte, toute récrimination, toute parole de nature à provoquer un débat dont le bruit retentirait par toute l'Europe et signalerait prématurément l'altération des rapports, il suspend effectivement l'alliance. Il prescrit à Caulaincourt de s'enfermer dans une réserve absolue, quoique courtoise ; il ne veut plus rien demander ni rendre aucun service. Il retire sa main de toutes les affaires où il s'est engagé pour complaire et la Russie, reprend partout sa liberté, réserve ses résolutions à venir. Songe-t-il dès à présent à bouleverser son système aussitôt que la campagne d'Autriche aura pris fin ? Songe-t-il à revenir aux traditions de notre ancienne politique, à renouer des relations avec la Suède, avec la Turquie, a faire de ces deux États, accolés à la Pologne restaurée, ses points d'appui dans le Nord ? Va-t-il proposer aux Autrichiens, auxquels il a fait porter quelques paroles de paix[33], une réconciliation sur le champ de bataille ? En un mot, incline-t-il à répudier l'œuvre de Tilsit et à en prendre la contre-partie ? Il semble que cette pensée ait traversé pour la première fois son âme emplie d'amertume, mais elle y passa comme un éclair, sans se préciser ni se fixer.

En effet, six jours après, tandis que Lobau se hérissait de retranchements, taudis que Masséna et Davoust tenaient tête à l'ennemi sur le Danube, tandis que nos troupes d'Italie et de Dalmatie précipitaient leur marche à travers les Alpes pour rejoindre l'année, l'avis arriva que les Russes commençaient leur mouvement. Galitsyne n'était pas encore entré en Galicie, mais il venait de lancer une proclamation pour annoncer son entrée. Le dernier aide de camp envoyé par le Tsar affirmait, dans les termes les plus catégoriques, que l'on marchait enfin et que tout s'ébranlait. L'Empereur répand aussitôt cette nouvelle ; il la met à l'ordre du jour de l'armée, en tête du XVIIe bulletin[34]. Le bruit de l'action russe, quelle qu'en soit la valeur réelle, pourra rassurer nos alliés, empêcher des défections, consterner l'Autriche, qui se montre de plus en plus intraitable et haineuse. Napoléon retrouve donc quelque utilité à l'alliance et se rattache malgré tout à l'idée de la conserver comme l'élément fondamental de son système. Sans que personne ait surpris au dehors la brusque vacillation, le double et rapide revirement qui s'est produit dans son esprit, il reprend et affirme les rapports, mais il les envisagera désormais d'une manière nouvelle.

Au fond, il demeure sous l'impression qui s'est fait jour si vivement dans la lettre du 2 juin. Il ne croit plus à l'alliance, c'est-à-dire qu'il n'attend plus d'elle un concours actif et pratiquement utile. Il sent qu'il a trop présumé d'Alexandre en se flattant de l'engager entièrement dans sa querelle ; il comprend que, dans toute crise pareille à celle qui vient d'éclater, la France ne devra, en fait, compter que sur elle-même, et que la Russie n'arrivera jamais en temps utile sur le champ de bataille. Mais cette assistance matérielle, sur laquelle il n'avait jamais fondé un bien ferme espoir, n'était pas l'unique avantage qu'il avait entendu retirer de Tilsit et d'Erfurt ; peut-être n'était-ce point le principal. Avant tout, Napoléon comptait sur l'effet moral de l'alliance ; il voyait en elle le grand moyen d'intimidation a employer pour tenir l'Allemagne en respect et isoler l'Angleterre. Dans sa conviction, tant que la France et la Russie se montreraient unies, le reste du 'continent hésiterait se soulever tout entier, les tentatives de révolte n'auraient jamais que le caractère de mouvements locaux, partiels, alors même que le Tsar bornerait ses services à de simples démonstrations. Sil est prouvé aujourd'hui qu'exiger plus d'Alexandre serait illusion et chimère, cet accord tout extérieur, purement platonique, n'en conserve pas moins une incontestable utilité, pourvu que l'opinion s'y trompe et prenne cette apparence pour une réalité. L'ombre seule de l'amitié entre Napoléon et Alexandre peut en imposer à nos ennemis, décourager leur haine, abréger leur résistance ; ce fantôme d'alliance que l'apparition des Russes en Galicie ramène sur la scène, il importe de le faire subsister non seulement jusqu'a la défaite de l'Autriche, mais jusqu'à la paix avec l'Angleterre ; tous les efforts de Napoléon, en tant qu'il ne les jugera pas incompatibles avec les autres nécessités de sa politique, tendront à le conserver.

Dans ce but, il remet Caulaincourt en activité. Il lui permet de favoriser la paix des Russes avec la Suède, très désirée à Pétersbourg ; il l'autorise à insister pour que la diversion en Galicie soit aussi sérieuse et efficace que possible. Lui-même traite bien les trois aides de camp du Tsar, les entoure d'une sollicitude particulière. Sans doute, il ne lui plaît point qu'Alexandre ignore tout à fait son mécontentement : il montre donc quelque froideur, fait attendre sa réponse aux trois lettres ; mais ce silence est son seul reproche. S'il incrimine l'impéritie, la mollesse du commandement en Russie, il se donne toujours l'air de présupposer la loyauté du souverain ; il laisse dire que ses propres sentiments n'ont point changé, il le fait dire par son ministre. Dans de nouvelles lettres expédiées à l'ambassadeur, confiées à des messagers russes et destinées par conséquent à passer sous les yeux d'une police peu scrupuleuse, Champagny reprend le style de Tilsit et d'Erfurt ; aux protestations du Tsar, il répond sur le même ton ; il lui renvoie ses phrases, ses expressions même. Votre Majesté, répétait Alexandre à l'Empereur, retrouvera en moi toujours un allié et un ami fidèle. — Les intentions de l'empereur Alexandre, réplique Champagny, sont parfaitement connues par Sa Majesté, qui ne peut que se féliciter d'avoir un aussi fidèle allié, et j'oserais presque dire un ami aussi sincère[35].

Mais comment concilier cette aménité toute de surface avec le dissentiment formel que menace de susciter entre les deux cours la Pologne renaissante ? Sur ce point, Napoléon s'arrête à un jeu prudent et double. Cette fois encore, il écarte la pensée d'une restauration totale, incompatible avec l'alliance russe ; seulement, comme l'activité guerrière des Polonais demeure entre ses mains un moyen de combat et de diversion contre l'Autriche, il évite de refroidir et de détromper les populations du grand-duché, celles de la Galicie ; il félicite, récompense leurs chefs, ne désavoue point les appels patriotiques de Poniatowski, les proclamations, les ordres du jour à sensation, mais se garde de prononcer aucune parole qui puisse le compromettre positivement vis-à-vis de la Russie. Il prend même quelques soins pour calmer les alarmes de cette puissance. Ainsi il ordonne que la partie insurgée de la Galicie, au lieu d'être constituée à l'état de province autonome, soit occupée et administrée en son nom ; c'est à lui, à l'Empereur et Roi, que les autorités devront prêter serment ; les aigles françaises remplaceront partout les emblèmes de l'Autriche ; les milices de Galicie arboreront la cocarde tricolore. Cette prise de possession, d'un caractère nécessairement transitoire, aura l'avantage de ne point engager l'avenir, de ne décourager aucune espérance et de ne justifier aucune crainte. Par cette précaution, Napoléon voudrait. empêcher que la question de Galicie se soulève aujourd'hui à l'état aigu dans ses rapports avec la Russie ; embarrassé pour la résoudre, il la repousse dans l'avenir, l'éloigne jusqu'à hi paix avec l'Autriche. Il remet à plus tard, lorsqu'il en aura fini avec l'archiduc Charles et terminé la campagne par un coup d'éclat, le soin de découvrir un expédient qui lui permette de rassurer Alexandre sans s'aliéner les Polonais, et, pour le moment, sa grande affaire est de vaincre.

Cette victoire indispensable qu'il lui faut pour abattre l'Autriche et ressaisir son ascendant sur l'Europe, il met six semaines a l'organiser ; quelque impatient qu'il soit de venger Essling, il prend son temps, ne livre rien au hasard, laisse venir l'instant propice ; il sait attendre. Et chaque jour qui s'écoule est marqué par des apprêts formidables. C'est sur Lobau que l'armée doit prendre son point d'appui pour aborder de nouveau la rive gauche ; l'Empereur fait de File une forteresse, un arsenal et un chantier ; il y accumule un matériel immense, des moyens de passage variés et sûrs ; le fougueux capitaine s'astreint aux besognes minutieuses du métier, se fait ingénieur, mécanicien, pontonnier ; il invente des engins nouveaux qui doivent assurer notre empire sur le fleuve et conjurer ses révoltes. En même temps, il complète et renforce son armée ; il attire sous Vienne les troupes d'Eugène, qui viennent de triompher à Raab, les corps de Macdonald et de Marmont. Tout ce qu'il a d'hommes, de talents, de dévouements a sa disposition, il l'accumule sur l'étroit espace ou doit se décider le sort. de la guerre. C'est seulement lorsqu'il aura pris toutes ses mesures, toutes ses précautions, rendu le succès infaillible û force d'industrie et de prévoyance, qu'il reprendra l'opération avortée ; alors, franchissant le fleuve sur un point choisi, reconnu, aménagé h l'avance, imposant û l'ennemi son lieu, son heure, son champ de bataille, il le saisira et le frappera en toute certitude.

 

II

Tandis que la puissance française se repliait et se ramassait sur elle-même, pour mieux prendre son élan, les Russes s'étaient enfin mis en campagne. L'ordre de marche avait été expédié le 18 mai à Galitsyne : le 3 juin, cinquante-trois jours après l'ouverture des hostilités, trois divisions sur quatre, avec le quartier général et une réserve de cavalerie, soit quarante à quarante-cinq mille hommes, passaient la frontière et entamaient sur plusieurs points la Galicie déjà occupée par les troupes varsoviennes.

Quelque tardif et insuffisant qu'il fût, ce concours pouvait avoir sa valeur et influer, sinon sur le succès d'ensemble, au moins sur la situation respective des parties dans le bassin de la Vistule ; il semblait se produire d'autant plus opportunément qu'il concordait avec un retour offensif de l'ennemi. Rappelé du Nord par l'irruption des Polonais sur ses derrières, l'archiduc Ferdinand s'était d'abord mis en retraite sur Varsovie, puis avait évacué cette capitale, le 2 juin, et remontant à son tour la Vistule, par la rive gauche, était venu se poster en face des territoires occupés par Poniatowski sur le bord opposé, en Galicie. Il voulut alors franchir le fleuve et chasser les Polonais de leur conquête. Il commença son mouvement par l'attaque de Sandomir ; la reprise de cette place, à cheval sur le fleuve, lui permettrait d'agir sur les deux rives. Comme la plupart des villes polonaises, Sandomir était mal fortifié et hors d'état de soutenir un long siège ; l'enceinte se réduisait à un mur délabré, où le temps avait fait brèche. Prévenu du danger, Poniatowski accourut avec le gros de ses troupes et prit position à peu de distance de Sandomir, toujours sur la rive droite, en avant du confluent de la Vistule et du San ; dans ce poste, il était à même de se porter vers la place et de la secourir, à condition toutefois que quelques corps russes, se joignant à lui et entrant en ligne, vinssent compenser l'infériorité numérique de ses forces.

Mais les Eusses avançaient avec une lenteur désespérante. Ils abrégeaient les étapes, allongeaient les haltes : ils prenaient au moins un jour de repos sur trois. Il semblait que tous leurs efforts tendissent à perdre du temps ; leurs corps erraient à l'aventure, sans direction suivie, prenant toujours le plus long et mettant leurs soins à s'égarer. Le ton, l'attitude des officiers respiraient la plus extrême malveillance : les plus francs avouaient tout net qu'ils haïssaient la guerre contre l'Autriche et s'abstiendraient autant que possible d'y participer. S'il faut en croire les récits polonais, lorsque Poniatowski envoyait à Galitsyne des aides de camp pour le presser, le général russe faisait porter ostensiblement à ses divisionnaires des instructions conçues dans le meilleur esprit, puis, eu sous-main, expédiait contre-ordre[36].

Pourtant, le 12 juin, un corps assez considérable, sous les ordres du général prince Souvarof, fils du glorieux maréchal dont le nom est resté synonyme de fougue et d'entrain, était arrivé sur le San, en arrière et tout près des Polonais ; les deux troupes se touchaient. Le même jour, les Autrichiens, qui avaient passé la Vistule et investi Sandomir sur les deux rives, marchèrent contre la position de Poniatowski et lui donnèrent l'assaut. La lutte fut acharnée ; les braves Varsoviens faisaient obstacle de tout, reprenaient la résistance derrière chaque repli de terrain, puis, saisissant l'offensive par intervalles, déconcertaient leur adversaire par d'impétueuses charges à la baïonnette ; ils conservèrent leur position toute la journée, mais l'aide des Russes leur était indispensable pour qu'ils plissent s'v maintenir les jours suivants, repousser définitivement l'ennemi et dégager la place.

Supplié d'agir, Souvarof n'opposa longtemps aux ardentes instances de Poniatowski qu'un langage glacé : à la fin, il promit de faire avancer l'une de ses brigades au delà du San, pour prolonger et appuyer l'aile gauche des Polonais, déborder et tourner la droite autrichienne. Le mouvement commença ; des préparatifs de passage avaient été faits, un pont jeté, quand un grand trouble se manifesta tout à coup dans l'esprit du général Sievers, qui commandait la brigade ; on était un lundi, jour réputé défavorable chez les Russes ; il fallait se garder de rien tenter sous de si fâcheux auspices ; l'opération annoncée fut remise au lendemain. Le lendemain, il se trouva que le général Sievers avait égaré sa croix de Saint-Georges, nouveau signe d'en haut, avertissant les Russes de ne point tenter la fortune : la brigade resta sur place. Poniatowski se sentit abandonné et trahi ; la rage au cœur, il donna le signal de la retraite et ramena son armée derrière le San, puis courut de sa personne à Lublin, où se trouvait le quartier général de Galitsyne. En s'éloignant, il entendait les coups de canon de plus en plus espacés que tirait Sandomir aux abois et qui signalaient l'agonie de la place[37].

A Lublin, il montra le péril instant, l'urgente nécessité d'un secours, mais se heurta de nouveau à des refus et à des réticences : tout ce qu'il put obtenir fut la promesse que l'armée impériale franchirait le San à la date du 21. Le 18, Sandomir capitulait, sans que Galitsyne dit remué un homme pour lui venir eu aide, ses divisions se bornant à couvrir par leur présence la retraite de l'armée varsovienne. Traîtresse conduite ! s'écria Napoléon en apprenant ces scènes, et, dans son indignation, il ne put s'empêcher d'ordonner à Caulaincourt les plus fortes représentations. La jonction des Russes à l'armée polonaise, lui fit-il écrire, ne devait-elle donc être marquée que par un revers et par la perte d'une conquête que les Polonais à eux seuls avaient su faire et conserver ! Il est vrai que la dépêche, fidèle au système de ne jamais mettre Alexandre personnellement en cause, ajoutait aussitôt : Sans doute, ce n'est pas là l'intention de l'empereur Alexandre, mais il faut qu'il connaisse de quelle manière ses intentions sont remplies ; ce sera lui rendre un véritable service que de le mettre dans le cas de se faire obéir[38]. Cependant, cette fois encore, Galitsyne n'avait fait qu'interpréter dans un sens restrictif des ordres qui laissaient toute latitude à son mauvais vouloir : En général, disaient ses instructions, il lui est enjoint d'éviter les opérations communes avec les troupes varsoviennes et de ne leur venir en aide que d'une façon indirecte[39].

Puisque les Russes refusaient opiniâtrement de combattre avec les Polonais, serait-il impossible tout au moins de faire agir les deux armées, non pas conjointement, mais parallèlement, dans des régions distinctes ? A la suite de ses conférences avec Galitsyne, Poniatowski prit le parti de se reporter avec ses soldats sur la rive gauche de la Vistule ; les troupes du Tsar demeureraient sur la rive droite, avec mission de reprendre à leur charge, de compléter, détendre l'occupation des parties de la Galicie déjà insurgées, et de pousser l'ennemi de ce côté le plus loin possible.

Ayant assumé cette tâche, les Russes la remplirent de singulière façon. D'abord, ils laissèrent les Autrichiens jeter dans le pays des colonnes volantes, réoccuper Lemberg et d'autres villes. N'avant point empêché cette incursion, ils pouvaient au moins la punir ; rien ne leur eût été plus facile que de couper et d'envelopper les détachements aventurés au milieu de leurs niasses profondes. Ils les laissèrent se replier à l'aise, filer et Glisser entre leurs colonnes, évoluer avec autant de sécurité que sur un champ de manœuvre. De part et d'autre, on paraissait s'être donné le mot pour éviter de se rencontrer et de croiser le fer. Les Autrichiens se portaient-ils d'un côté ? Les Russes se dirigeaient immédiatement en sens inverse, si bien, écrivait Poniatowski, a qu'il suffisait de connaître les projets d'une de ces armées pour savoir d'avance les mouvements que l'autre se proposait de faire[40]. Si l'on s'apercevait, on se gardait de brûler une amorce. Une seule fois, près d'Ouvlanoka, quelques coups de feu furent échangés, et ce fut par erreur ; les Autrichiens avaient mal distingué les uniformes et cru avoir affaire à des Polonais ; leur officier fit sur-le-champ porter à Galitsyne ses excuses pour cette méprise ; on avait à regretter un mort et deux blessés[41]. D'ordinaire, lorsque les grand'gardes se trouvaient en présence, elles s'observaient tranquillement ; les hommes mettaient pied à terre, les chevaux étaient dessellés et débridés ; puis, pour tromper l'ennui de ces inutiles factions, on en venait à se rapprocher, à lier conversation, et il n'était point rare de surprendre Autrichiens et Russes en train de cimenter leur bonne intelligence en buvant pêle-mêle les uns avec les autres[42]. Ces faits significatifs, joints à l'envoi répété de parlementaires, à de fréquentes allées et venues d'un quartier général à l'autre, eussent suffi pour dénoncer à l'observateur le moins perspicace un jeu convenu à l'avance entre les deux partis, un persistant et frauduleux concert.

En effet, a la suite de négociations occultes, l'entente s'était opérée sur certains points, et la comédie se menait d'un mutuel accord. Lorsque les Russes étaient entrés en Galicie, l'archiduc Ferdinand leur avait fait savoir par l'un de ses officiers, le major Fiquelmont, qu'ils seraient reçus en amis chez l'empereur d'Autriche, et avait demandé à connaître leurs intentions. Galitsyne avait répondu qu'il ne pouvait se dispenser d'obéir aux ordres de son souverain, que ceux-ci lui prescrivaient d'occuper le pays, au besoin par la force, mais seulement jusqu'à la Vistule ; il s'engageait ainsi implicitement à ne point dépasser le fleuve ; avant d'entrer en lice, il avertissait charitablement son adversaire qu'il ne pousserait pas à fond ses entreprises et mesurerait ses coups.

Cet avis, accompagné de paroles obligeantes, avait de quoi rassurer les Autrichiens sur la portée réelle de l'intervention moscovite ; il ne leur suffit point. Puisque les Eusses se fixaient une limite vers l'Occident, ne pourrait-on les amener à s'en imposer une au Midi, sur le chemin de Cracovie et des parties centrales de la monarchie, à prendre, par exemple, pour terme extrême de leur marche, l'un des affluents de droite de la Vistule, l'une des rivières qui coulent perpendiculairement à ce fleuve, telles que le San, le Dunajec ou hi Wisloka ? Fiquelmont fut renvoyé au quartier général russe afin de négocier un arrangement sur ces bases. Pour le San, Galitsyne ne voulut rien promettre ; nous avons vu pourtant quel dommage causa aux Polonais l'inaction prolongée de l'une de ses divisions devant cette rivière. A la fin, il consentit à prendre comme ligne séparative des deux années la Wisloka, située à quelques milles plus bas ; les Russes ne la franchiraient point pour le moment et s'y achemineraient à aussi petits pas que possible, les détachements autrichiens se retirant devant eux sans combattre. Conformément à ce pacte, Galitsyne mit une semaine à traverser l'étroite bande de territoire qui sépare les deux cours d'eau ; arrivé sur la Wisloka, il s'arrêta et ne bougea plus[43]. D'ailleurs, dans les pays qu'ils occupaient, les soldats du Tsar se conduisaient moins en ennemis qu'en mandataires de l'Autriche. Ils rétablissaient partout les autorités, les couleurs autrichiennes, proscrivaient les emblèmes polonais ou français, défendaient de prêter serment à Napoléon[44]. Les patriotes étaient persécutés, traités en rebelles ; la Russie semblait n'être entrée en Galicie que pour y faire la police au nom de l'empereur François, prendre la province en dépôt pour le compte du légitime propriétaire et la lui garder intacte.

Cette conduite exaspérait les Polonais, non moins que l'attitude équivoque des Russes devant l'ennemi. L'état-major de Poniatowski, le conseil d'État du duché, qui représentait l'autorité suprême, criaient très haut à la trahison ; avec l'intempérance de pensée et de langage propre à la nation, militaires et civils ne se contentaient point d'invoquer des faits vrais, ils les exagéraient, les dénaturaient au besoin, en inventaient d'autres, pour les signaler à qui de droit. Ils écrivaient à l'empereur Napoléon, au major Général Berthier, à M. de Caulaincourt ; ils adressaient au prince Galitsyne lui-même des protestations ou se dissimulait mal, sous les farines du langage officiel, un âpre ressentiment. De son côté, Galitsyne reprochait aux officiers de Poniatowski leurs allures indépendantes, leurs procédés révolutionnaires, les espérances qu'ils affichaient et répandaient autour d'eux, jusqu'au nom de Polonais qu'ils se donnaient et dont la Russie contestait la légalité ; il en résultait d'aigres discussions, une Guerre de paroles où l'on se jetait mutuellement à la face des griefs justifiés, on chacun avait à la fois tort et raison.

Chacun de ces incidents pénibles, retentissant à Pétersbourg, ajoutait au malaise ressenti dans cette capitale et aux embarras de Caulaincourt. C'était à cet ambassadeur qu'aboutissaient toutes les plaintes, avec le devoir de les appuyer ou d'y répondre ; il devait incriminer la conduite des généraux russes et défendre en même temps celle des Polonais, tache d'autant plus ingrate qu'il sentait croitre chaque jour les défiances d'Alexandre. Rapportant tout à l'idée qui faisait son tourment, le Tsar croyait en découvrir dans les plus petits faits l'indice et la preuve. Propos, écrits, conduite, disait-il en montrant la Galicie et le duché, rien n'est là dans le système de l'alliance. Il faut qu'on s'explique[45]. Quant à Roumiantsof, la Pologne lui devenait littéralement un cauchemar. Pour rassurer le monarque et son conseiller, subissant l'un et l'autre l'influence d'une société exaspérée, les efforts de Caulaincourt demeuraient impuissants, et même les mesures auxquelles Napoléon s'était arrêté par ménagement pour la Russie allaient contre leur but, étaient accueillies avec défaveur et prises en mauvaise part. L'ordre donné d'occuper au nom de l'Empereur les districts insurgés de la Galicie offusqua fort Alexandre : il ne pouvait souffrir, disait-il, que l'on créât une province française sur ses frontières[46]. Ce qui le froissait particulièrement, c'était l'inattention de l'Empereur à lui répondre ; ce défaut de formes blessait, inquiétait le monarque qui en mettait de si raffinées dans tous ses rapports personnels avec son allié, et le silence de Napoléon, à mesure qu'il se prolongeait, lui semblait de sinistre augure et gros d'arrière-pensées.

Enfin, le 23 juillet, l'aide de camp Tchernitchef reparut à Pétersbourg : il arrivait en droite ligne du champ de bataille de Wagram, où Napoléon l'avait tenu à ses côtés toute la journée et lui avait remis la croix de la Légion d'honneur[47]. Il apportait en même temps une lettre de l'Empereur. Napoléon avait mis son orgueil à ne répondre au Tsar que pour lui annoncer un triomphe, pour lui faire sentir que la France, laissée à elle-même, avait su néanmoins surmonter tous les obstacles. Cette hautaine intention perce à travers les excuses qu'il allègue ; elles étaient d'ailleurs de telle nature que lui seul pouvait en présenter de pareilles. Monsieur mon Frère, écrivait-il, je remercie Votre Majesté Impériale de ses aimables attentions pendant trois mois. J'ai tardé à lui écrire, parce que j'ai d'abord voulu lui écrire de Vienne. Après cela, je n'ai voulu lui écrire que lorsque j'aurais chassé l'année autrichienne de la rive gauche du Danube. La bataille de Wagram, dont l'aide de camp de Votre Majesté, qui a toujours été sur le champ de bataille, pourra lui rendre compte, a réalisé mes espérances[48]...

En effet, les journées des 5 et 6 juillet ont magnifiquement réparé l'insuccès d'Essling. Napoléon a fait ce prodige de surprendre l'ennemi en exécutant une opération prévue, préparée, annoncée depuis six semaines. Cent soixante quinze mille Autrichiens l'attendaient entre Aspern et Essling, derrière des défenses accumulées. En débouchant brusquement par la pointe est de l'île de Lobau, il trompe leurs prévisions, tourne et fait tomber leurs ouvrages, se donne le temps de jeter cent cinquante mille hommes sur la rive gauche et de les déployer perpendiculairement au fleuve avant qu'on ait pu lui opposer une résistance sérieuse ; il marche alors à l'armée de Parai-duc, qui a dû se reporter sur les hauteurs d'Enzersdorf et de Deutsch-Wagram, et il l'arrache de ces positions dans la plus formidable bataille qu'il ait encore livrée. La victoire de Wagram nous assure définitivement la ligne du Danube et refoule les forces autrichiennes dans les parties excentriques de la monarchie ; ce coup retentissant détruit à nouveau les espérances de tous nos ennemis, avoués ou secrets, accable et prosterne l'Europe.

A Pétersbourg cependant, où l'on était plus loin qu'ailleurs du théâtre des opérations, où le nom même d'allié donnait plus d'indépendance et de franc parler, les esprits étaient trop montés pour que l'annonce de rios succès pût ramener le calme et. hi soumission. L'attention se concentrait toujours sur un objet unique, la Pologne, et les événements du Danube ne firent qu'imparfaitement diversion à ceux de la Vistule, d'autant plus qu'un conflit nouveau, plus grave que les précédents, venait de surgir au lendemain même de Wagram entre Varsoviens et Russes.

Depuis que Poniatowski, se séparant des Russes, avait reporté sur la rive gauche ses forces et son activité, Cracovie, située dans la sphère de ses opérations, était devenue son objectif ; c'était la conquête qu'il promettait à ses soldats comme récompense de leurs efforts, et dont la perspective les transportait d'ardeur. Si Varsovie apparaissait aux Polonais comme leur capitale politique, Cracovie, pleine des souvenirs de leur grandeur passée, était pour eux la ville sainte, celle dont la prise serait le gage moral de leur relèvement : il serait beau de proclamer la restauration de la patrie sur la tombe des rois qui dormaient dans l'antique métropole. Les troupes de Poniatowski poussaient donc à Cracovie, leur brillante cavalerie toujours en avant, toujours an galop, cherchant l'ennemi et le chargeant à outrance. Les Autrichiens opposaient peu de résistance, leur but étant moins de défendre les territoires galiciens que de retarder toute diversion sérieuse en Moravie et de se rapprocher eux-mêmes de l'archiduc Charles. Repoussés sur Cracovie après plusieurs engagements, ils ne jugèrent pas à propos do s'y maintenir. Dès que les Polonais furent en vue, le général qui commandait dans la place ouvrit des pourparlers ; le 14 juillet au soir, on convint que les hostilités seraient suspendues pendant douze heures ; les Autrichiens emploieraient la nuit à évacuer la ville, on les troupes de Poniatowski feraient leur entrée le lendemain.

Dans le camp des Polonais, l'enthousiasme était au comble ; avec joie, avec orgueil, ils se montraient l'imposante cité, la ville aux vieux palais, aux cent églises, déployée sur les deux rives de la Fistule : ils la possédaient des veux et ne doutaient plus qu'elle ne fût bientôt à eux, puisque leurs ennemis renonçaient à la leur disputer. Ils avaient compté sans leurs alliés. Quoique fort en arrière sur l'autre rive, l'armée de Galitsyne observait tous leurs mouvements avec une inquiétude jalouse ; dès qu'elle les avait vus approcher de Cracovie, elle avait frémi à l'idée de leur abandonner cette proie précieuse et pris ses mesures pour v mettre la main avant eux. On vit alors les Russes lever brusquement leur camp, reprendre leur marche interrompue, se porter de la Wisloka sur le Dunajec puis au delà, et se précipiter en avant avec une ardeur toute nouvelle. Le 11 juillet, ils étaient dans le voisinage de Cracovie ; ils conçurent le projet de s'y introduire furtivement, dans l'espace de quelques heures qui s'écoulerait entre le départ des Autrichiens et l'entrée des Polonais, de se glisser entre le vaincu en retraite et le vainqueur qui n'avait pas encore occupé sa conquête.

La complicité des Autrichiens favorisa cette surprise. D'après les rapports de Poniatowski, appuyés de divers témoignages, les Autrichiens, en même temps qu'ils traitaient avec les Polonais, auraient prévenu les Russes et les auraient envoyé chercher ; des officiers se seraient. détachés pour guider les colonnes du général Souvarof accourant vers la ville, et auraient promis une gratification au détachement qui arriverait premier. Quoi qu'il en soit, Poniatowski fut averti dans la nuit, par des habitants de Cracovie, qu'une avant-garde russe entrait dans la ville. Le lendemain, à la première heure, conformément à l'accord stipulé, le chef d'escadron Potocki se présenta pour occuper l'une des portes ; il la trouva gardée par un détachement russe, commandé par Sievers. Un dialogue fort vif s'engagea entre eux : J'ai ordre, dit le Russe, de vous défendre l'entrée de la ville. — J'ai ordre, répliqua le Polonais, d'y entrer au nom de S. M. l'empereur des Français, et j'espère que vous ne me forcerez point à faire croiser les lances pour m'en ouvrir le passage. Sievers s'effaça avec ses hommes, la porte s'ouvrit. En ville, un spectacle singulier attendait les nouveaux arrivants ; des Russes partout, et parmi eux, errant librement, traités en amis, des traînards de l'armée autrichienne, des officiers même ; en perspective dans les principales rues, des escadrons russes en bataille, un rempart de chevaux, d'hommes, et la forêt des lances. Cependant., Poniatowski entrait à la tête de ses troupes, tambours battants, enseignes déployées. Arrivé sur la place d'Armes, il trouve devant lui une masse de hussards russes, lui barrant le chemin. Dans un beau mouvement de fougue et d'impatience, il enlève alors son cheval, le jette dans les rangs des hussards, fait brèche à ce mur vivant et, par la force, s'ouvre un passage. En d'autres endroits, les Polonais ne purent avancer qu'après avoir croisé la baïonnette ou mis la lance en arrêt. De toutes parts des propos furieux, des gestes menaçants s'échangeaient ; les fusils allaient partir, lorsqu'un accord se fit à grand'peine entre les commandants respectifs. Il fut convenu que l'occupation serait commune ; Polonais et Russes se partagèrent la ville, se cantonnèrent dans des quartiers distincts, et là restèrent à s'observer, hautains, amers, provocants, la main sur leurs armes ; entre ces alliés ennemis, la tension des rapports était devenue telle que le moindre incident suffirait désormais à faire éclater la lutte[49].

Ces nouvelles trouvèrent la société russe dans un état de Crise plus prononcé, qu'elles aggravèrent. Depuis quelque temps, les clameurs étaient si vives que Caulaincourt, pour habitué qu'il l'Ut a de pareilles tempêtes, se sentait ému devant ce débordement d'attaques : Je n'ai pas encore vu, disait-il, la fermentation à ce point et aussi générale. Dans les salons, le Tsar n'était pas plus épargné que la France ; les mécontents parlaient tout haut de le déposer et de confier à des mains plus fermes les destinées de l'empire[50]. Alarmé de ce mouvement, qui ne répondait que trop à ses propres angoisses, le gouvernement ne savait ni le réprimer ni le diriger ; il se bornait à le suivre et haussait lui-même le ton, sans se mettre au niveau des audaces et des violences de la société. Imitant l'exemple de Roumiantsof, Alexandre crut devoir faire à son tour sa profession de foi. Il déclara à Caulaincourt que la question de Pologne était la seule sur laquelle il ne transigerait jamais ; c'est en vain que Napoléon lui offrirait sur d'autres points des avantages, des compensations brillantes : Le monde n'est pas assez grand pour que nous puissions nous arranger sur les affaires de Pologne, s'il est question de sa restauration d'une manière quelconque[51]. Même, Alexandre n'entendait plus laisser à ses plaintes un caractère intime et confidentiel. Jusqu'alors, tout s'était passé en conversations avec le duc de Vicence : maintenant, le cabinet de Pétersbourg parlait de recourir à des voies solennelles, de produire des demandes en forme qui exigeraient une réponse et de mettre Napoléon en demeure de le satisfaire. Je veux à tout prix être tranquillisé[52], disait Alexandre, et il semblait subordonner sa coopération pour la suite de la guerre à certaines garanties contre le rétablissement de la Pologne. Vue note était en préparation ; elle fut remise à Caulaincourt au lendemain des incidents de Cracovie, le 26 juillet. Rédigée et signée par Roumiantsof, elle continuait à affirmer l'alliance, mais signalait les écarts de ceux qui arboraient le nom de Polonais, récapitulait les griefs de la Russie, avouait ses craintes, réclamait enfin des explications et des assurances. Pour la première fois, la question de Pologne surgissait officiellement entre les deux puissances, et un acte régulier en saisissait l'Empereur[53].

Le cabinet de Pétersbourg ne spécifiait pas les garanties qu'il désirait. D'ailleurs, Caulaincourt n'était plus autorisé à en fournir aucune. Si Napoléon, au début de la guerre, s'était offert à passer un accord qui définirait à l'avance les conditions de la paix, il s'était vite repenti de cette concession, dont la Russie n'avait pas su profiter. Dès ses premiers succès, au lendemain d'Eckmühl, se jugeant assez maître de la situation pour n'avoir plus à compter avec personne, il avait subi de nouveau l'entraînement de la lutte et de la victoire : se demandant si le moment n'était pas venu d'en finir avec l'Autriche parjure, de bouleverser et de recomposer l'Europe centrale, il avait retiré les pouvoirs donnés à Caulaincourt et lui avait interdit de signer aucun engagement restrictif de l'avenir[54]. L'ambassadeur dut se borner à accuser réception de la note russe, qu'il transmit au quartier général français. Presque en même temps, il est vrai, Alexandre vit arriver une nouvelle lettre de Napoléon ; elle lui annonçait que l'Autriche s'avouait vaincue et demandait la paix, que l'Empereur avait signé un armistice, à Znaym, et que par son ordre des conférences allaient s'ouvrir.

En effet, si l'idée crime subversion totale de l'Autriche lui avait un instant souri, il reconnaissait que les circonstances rie se 'm'étaient plus à l'accomplissement de ce dessein. Il avait battu son adversaire, il ne l'avait pas anéanti : Wagram n'était pas Iéna, et l'empereur François conservait une armée, éprouvée sans doute et réduite, désorganisée en partie, mais toujours fidèle, susceptible de se reformer pour un nouvel effort et chez laquelle ses défaites récentes n'avaient pas entièrement effacé le souvenir d'Essling. Pour disloquer totalement l'Autriche, il eût fallu de nouveaux combats, de nouvelles victoires, et Napoléon avait hâte de terminer une campagne qui l'épuisait d'hommes et d'argent. Il avait donc admis l'Autriche à traiter et consentait à la laisser sortir vivante de la lutte, pourvu qu'elle en sortit affaiblie, amoindrie, hors d'état pour longtemps de recommencer ses attaques.

L'avis de l'armistice et de la négociation produisit à Pétersbourg une accalmie passagère. La suspension des hostilités, en immobilisant toutes les armées, comprimait l'élan des Polonais, rendait leur concours moins utile à Napoléon ; il n'était plus à craindre que celui-ci, pour stimuler leur vaillance, leur accordât dès à présent le rétablissement de leur patrie, que la Pologne renaquit de la lutte même et surgit tout année sur le champ de bataille. Toutefois, si le danger s'éloignait pour la Russie, il continuait d'exister, et même les conditions de la paix risquaient de le rendre plus certain. Sans prononcer le rétablissement de la Pologne, le traité en préparation pouvait lui servir d'acheminement et y conduire à coup sûr. Pour châtier et affaiblir l'Autriche, Napoléon serait naturellement amené à lui demander des cessions territoriales ; il retiendrait quelques-unes au moins des provinces occupées, pour les partager entre ses sujets et ses clients. Or, s'il laissait aux Varsoviens tout ce qu'ils avaient pris, c'est-à-dire les meilleures portions de la Galicie, le duché sortirait de la bitte avec une population et des ressources doublées, surtout avec une force morale et une assurance singulièrement accrues. Dans ce progrès, il verrait le prélude et le gage d'acquisitions nouvelles, un pas peut-être décisif vers le but suprême de ses vœux, un encouragement à ressaisir dans son entier le patrimoine de la valeureuse nation dont Filme était passée en lui. Aux yeux de tous, il apparaîtrait de plus en plus comme un État en voie de développement continu, comme une Pologne en train de se refaire, et les pays non encore réunis, qu'il s'agit des parcelles laissées à l'Autriche ou des provinces échues au troisième ravisseur, c'est-à-dire à la Russie, subiraient plus impérieusement l'attraction. Donc, tout accroissement du duché assez considérable pour nourrir les espérances et exalter l'ardeur des Polonais, donnerait aux craintes de la Russie une base positive et permanente, ferait succéder dans nos rapports avec elle à un trouble momentané une mésintelligence irrémédiable.

Cependant, Napoléon pouvait-il refuser aux Polonais, dans les dépouilles de l'Autriche, une part proportionnée à leur zèle, à leurs succès, à leur rôle dans la lutte ? Depuis deux ans, il avait fait sans cesse appel à leur vaillance et ne l'avait jamais trouvée en défaut ; il les avait vus partout à ses côtés, à la place d'honneur dans tous les combats. En gravissant au galop les pentes de Somo-Sierra, sous les balles et la mitraille, les Polonais de sa garde lui avaient ouvert le chemin de Madrid. En Espagne, leurs légions continuaient à lutter et à souffrir pour lui ; acceptant noblement leur part des épreuves supportées par nos soldats, elles s'étaient fait avec eux une fraternité. Dans la campagne d'Autriche, où les Allemands de la Confédération ne nous avaient prêté qu'un concours hésitant et contraint, les Varsoviens s'étaient donnés sans réserve ; seuls, ils avaient combattu de bon cœur, espérant, au prix de leur sang, racheter leur patrie. Eu récompense de tant d'efforts, seraient-ils seuls exclus des bénéfices de la victoire ? Seul, le grand-duché serait-il oublié dans la distribution générale de territoires qui se ferait entre nos alliés ? Fallait-il le traiter plus mal que les autres parce qu'il nous avait mieux secondés, le désespérer par une inique et injurieuse exception ? Les lois de l'honneur défendaient à Napoléon cette ingratitude ; la politique et la prudence la lui interdisaient également. La population varsovienne, placée au devant de l'Allemagne avec mission de couvrir ce pays et de surveiller le Nord, restait notre indispensable avant-garde. Pour stimuler la vigilance des Varsoviens et prolonger leur ardeur, pour les tenir le cœur haut et l'esprit en éveil dans le poste de confiance qui leur était assigné, il importait de payer généreusement leurs services passés ; même fallait-il se garder de comprimer trop brutalement les aspirations de leur patriotisme, de dissiper leur rêve ; sans vouloir le rétablissement de la Pologne, Napoléon était obligé de laisser au cœur de ses habitants l'espoir de cette restauration, pour pouvoir les retrouver à l'occasion. Après avoir utilement usé d'eux contre l'Autriche, n'aurait-il pas quelque jour à les employer contre la Russie elle-même, si cette puissance, aujourd'hui notre alliée, mais alliée douteuse, prononçait plus tard sa défection, retournait à nos ennemis ? Et cette supposition n'était rendue que trop vraisemblable par la conduite du Tsar et de ses généraux pendant la campagne, par les défaillances de leur fidélité au cours de cette épreuve. Ainsi se développaient les funestes effets de cette guerre d'Autriche que Napoléon avait provoquée en Espagne, mais reconnaissons que les fautes de son allié avaient notablement aggravé les conséquences de la sienne. L'effacement des Russes, leurs ménagements pour l'ennemi, l'initiative laissée à Poniatowski et à ses soldats, avaient préjugé dans une forte mesure la décision de l'Empereur, enchaîné sa volonté, et ce vainqueur des boulines subissait une fois de plus la tyrannie les circonstances. Comment concilier les nécessités du présent et les exigences possibles de l'avenir ? Comment se garder à la fois l'amitié d'Alexandre et le concours éventuel de ses ennemis ? Comment faire en sorte que la Russie combinat de croire et la Pologne d'espérer en nous ? Tel était le problème qui se posait devant Napoléon, au lendemain de Wagram. S'il ne réussissait pas à le résoudre, il trouverait dans sa victoire le germe de discordes nouvelles, et de la paix avec l'Autriche naîtrait à échéance plus ou moins rapprochée le conflit avec la Russie.

 

 

 



[1] Dans l'armée russe, la division constituait l'unité stratégique par excellence et comprenait un effectif sensiblement supérieur à celui qui figurait chez nous sous la même dénomination.

[2] Rapport de Caulaincourt du 16 avril 1809.

[3] Rapport de Caulaincourt du 29 avril.

[4] Rapport de Caulaincourt du 4 mai.

[5] Rapport du 33, mai 1809.

[6] Rapport du 4 mai.

[7] Allusion au scandale retentissant qui venait d'éclater à Londres. Le duc d'York, commandant en chef de l'année anglaise, était accusé d'avoir conféré des grades la sollicitation de Mille Clarke, avec laquelle il vivait et qui vendait son appui à prix d'argent : la Chambre des communes procédait à une enquête.

[8] Rapport n° 33, mai 1809.

[9] Rapport n° 33, mai 1809.

[10] Rapport n° 39, juin 1809.

[11] Rapport du 5 juin.

[12] Rapport du 18 mai.

[13] Rapport du 29 avril.

[14] Archive de Saint-Pétersbourg.

[15] SOLTYK, Relation des opérations de l'armée aux ordres du prince Joseph Poniatowski pendant la campagne de 1809. Paris 1841, 1 vol., p. 202-203.

[16] SOLTYK, 505.

[17] SOLTYK, 224-225.

[18] SOLTYK, 136-267 Correspondance de M. Serra, résident de France à Varsovie, et de M. de Bourgoing, ministre à Dresde. Archives des Affaires étrangères.

[19] SOLTYK, 267.

[20] Rapport de Caulaincourt du 17 juillet.

[21] Rapport n° 34 de Caulaincourt, 28 mai 1809.

[22] Rapport du 28 mai.

[23] Rapport du 28 mai.

[24] Rapport du 28 mai.

[25] Ce billet était ainsi connu : Dans ce moment, général, je viens de recevoir, par une estafette de Dresde, une copie d'une lettre de M. de Champagny à Bourgoing (ministre de France en Saxe) qui se rapporte à la fameuse affaire, de même de Kœnigsberg une copie d'une lettre de M. de Saint-Marsan (ministre de France en Prusse) à Goltz, que je m'empresse, général, de vous envoyer et qui prouvent que l'affaire a été bien différente de ce que les Autrichiens tâchent de la faire paraitre. Tout à vous. ALEXANDRE. Archives nationales, AF, IV, 1698.

[26] Lettre publiée par nous dans la Revue de la France moderne, juin 1890.

[27] Rapport du 14 juin.

[28] Rapport du 14 juin.

[29] Rapport du 14 juin.

[30] Champagny à Caulaincourt, 2 juin.

[31] Une partie de cette lettre a été publiée par Armand LEFEBVRE, Histoire des cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l'Empire, t. IV, p. 211.

[32] Deux jours après, l'Empereur revenait à cheval d'Ebersdorf à Schœnbrunn. Sur la route poussiéreuse et brûlée de soleil, il allait au pas, suivi à quelque distance par son état-major et n'ayant à ses côtés que le général Savary. Tout à coup, il s'ouvrit à lui, parla de la Russie, laissa déborder sa douleur et son irritation : Ce n'est pas une alliance que j'ai là, disait-il, et il ajoutait, en faisant allusion  à l'hostilité déclarée ou latente de tous les souverains d'ancien régime : Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe, mais ils n'osent pas s'y réunir. Mémoires de Rovigo, IV, 145.

[33] BEER, 421-422 ; METTERNICH, I, 75-76.

[34] Correspondance, 15316.

[35] Champagny à Caulaincourt, 10 juillet 1809.

[36] SOLTYK, 253.

[37] SOLTYK, 283-293. Correspondance de M. Serra (cet agent se trouvait dans le camp polonais). Lettre de Poniatowski à Caulaincourt, 5 juillet 1810. Archives des Affaires étrangères, Russie, 149.

[38] Champagny à Caulaincourt, 10 juillet 1809.

[39] Roumiantsof à Galitsyne, 18 mai 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[40] Lettre précitée de Poniatowski à Caulaincourt.

[41] RAMBAUD, Histoire de Russie, p. 559.

[42] Poniatowski à Caulaincourt, 5 juillet 1809.

[43] BEER, 398-400. Geschichte Œsterreichs und Uagarns int ernsten Jahrzehut des 19 Jahrhunderts, II, 334, d'après les documents autrichiens, spécialement les lettres de l'archiduc Ferdinand à l'archiduc Charles.

[44] SOLTYK, 283 et 298.

[45] Rapport de Caulaincourt du 17 juillet.

[46] Rapport de Caulaincourt du 17 juillet.

[47] Je voudrais l'avoir méritée, disait Alexandre, et la recevoir de la même manière que lui et à côté de l'Empereur. Rapport n° 44 de Caulaincourt, 26 juillet.

[48] Correspondance, 15308.

[49] SOLTYK, 314-324. Archives des Affaires étrangères, Correspondances de Varsovie et de Dresde, juillet-août 1809 ; lettres échangées entre Caulaincourt et Roumiantsof, les 27 et 29 juillet, rapport de Galitsyne, Russie, 149.

[50] Caulaincourt envoyait à Napoléon, sous le titre de On dit, l'écho des conversations qui se tenaient dans les salons de Pétersbourg. L'extrait suivant donnera  une idée du ton qui régnait dans la société russe. On dit du 19 août : L'Empereur est bon, mais bête, et Roumiantsof un imbécile ; ils ne savent jamais prendre leur parti : en faisant la guerre, ils n'avaient qu'à la commencer par s'emparer de la Galicie, les Polonais ne seraient pas venus nous la disputer. Il faut faire l'Empereur moine, il entretiendra la paix du couvent ; la Narischkine religieuse, elle servira à l'aumônier et au jardinier, surtout s'ils sont Polonais... (la favorite était d'origine polonaise). Quant à Roumiantsof, il faut le faire marchand de kwass (boisson rafraichissante du pays.)

[51] Rapport n°44 de Caulaincourt, 3 août.

[52] Rapport n° 44 de Caulaincourt, 3 août.

[53] Voyez le texte de la note aux archives des Affaires étrangères, Russie, 149.

[54] Correspondance, 15164.