NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

II. — 1809. - LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON - DÉCLIN DE L'ALLIANCE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE LENDEMAIN D'ERFURT.

 

 

Intentions respectives de Napoléon et d'Alexandre au sortir d'Erfurt. — Offres de paix à l'Angleterre. — Napoléon veut soumettre l'Espagne par les armes et comprimer l'Autriche par la terreur. — Raisons qui lui fout détester l'idée d'une nouvelle guerre et de nouvelles victoires en Allemagne. — Il craint notamment de réveiller la question polonaise, qui peut le brouiller avec la Russie. — Quelle est à ses yeux la grande utilité de — Instructions à Caulaincourt. — Projets ultérieurs : la Méditerranée et l'Orient. — Tendance d'Alexandre à s'isoler de l'Europe. — Son imagination se détourne de l'Orient. Influence dominante de Spéranski. — Passion réformatrice. — Spéranski et l'alliance française. — Erreur persistante sur les dispositions de l'Autriche. Souvenir reconnaissant pour Talleyrand ; l'empereur Alexandre lui donne une famille. — Roumiantsof à Paris. — Campagne de Napoléon an delà des Pyrénées. — Résultats incomplets. — Retour à Valladolid. — Mouvements de l'Autriche. — Napoléon s'opiniâtre à l'idée de contenir et d'immobiliser l'Autriche par la main de la Russie. — Rapprochement historique. — Occupations d'Alexandre pendant la campagne d'Espagne. — Situation brillante de Caulaincourt. — Propos de salons. — Arrivée du roi et de la reine de Prusse ; importance attribuée à leur voyage. — Napoléon torture la Prusse ; protestation d'Alexandre. — Confiance de nos ennemis dans le pouvoir de la reine Louise. — Le ménage impérial. — Souhait de nouvel an adressé par Napoléon à Alexandre. — La reine Louise chez l'ambassadeur de France. Le Roi détruit l'intérêt qu'inspire la Reine. — Réapparition et triomphe de la favorite. — La politique pendant le voyage. — Napoléon requiert le concours diplomatique d'Alexandre contre l'Autriche. — Le Tsar persiste dans un système de demi-mesures. — La note identique. — Lettre explicative à Roumiantsof. — Le prince de Schwartzenberg à Pétersbourg. — Alexandre encourage l'Autriche à la guerre on croyant l'en détourner.

 

I

A Tilsit, Alexandre Ier avait dit à Napoléon : Je serai votre second contre l'Angleterre. A Erfurt, il lui avait renouvelé ce serinent, en termes solennels, par traité, et les deux empereurs s'étaient promis de vaincre ensemble celle qu'ils avaient désignée comme leur ennemie commune et l'ennemie du continent[1]. Ils offriraient d'abord la paix à l'Angleterre, la sommeraient de reconnaître la part que l'un et l'autre s'étaient faite dans l'Europe transfigurée. Si l'adversaire refusait, ils resteraient unis dans la lutte et la poursuivraient avec toutes leurs forces jusqu'à ce qu'elle eût procuré la paix dont ils avaient à l'avance arrêté les bases. Toutefois, avant posé ce principe, ils n'avaient réussi qu'imparfaitement à en déduire l'application sous forme d'engagements précis et de règles communes ; en réalité, si leurs volontés tendaient encore au même but, elles ne s'accordaient plus sur les moyens de l'obtenir, et bien différente était la conception que l'un et l'autre se faisaient de l'avenir. Napoléon ne voyait que la guerre pour conquérir la paix, une paix telle qu'il la voulait et qui serait la consécration de ses conquêtes ; Alexandre espérait que la paix viendrait à lui, sans qu'il eût à la forcer par des opérations compromettantes. Napoléon se traçait un plan tout d'action, comportant des mouvements précipités, multiples, à exécuter successivement dans toutes les parties de l'Europe et du monde : Alexandre se flattait de goûter dès à présent en repos les avantages acquis, d'assister aux événements plutôt que d'y participer, et, en face de l'Europe où partout les haines restaient ardentes et les passions inapaisées, se plaisait au rêve d'une politique contemplative.

Après l'entrevue du Niémen, assuré momentanément de l'alliance russe, qui interrompait le cours des coalitions, Napoléon avait cru pouvoir se retourner contre l'Angleterre, en finir avec elle, l'envelopper et l'accabler d'événements destructeurs. Convaincu de sa toute-puissance, emporté par son imagination, perdant le sentiment du réel et du possible, il avait voulu étreindre et soulever l'Europe, enrôler partout les forces vives des nations, accaparer toutes les armées, toutes les flottes, afin de s'en servir pour frapper l'Angleterre sur tous les points du globe où cette puissance pouvait être abordée et saisie. Dans cet élan vers l'universelle offensive, le pied lui avait manqué : une fausse manœuvre avait fait échouer toutes ses combinaisons et en avait démontré l'erreur. Tandis qu'il visait l'Orient et s'y cherchait une action à sa taille, tandis qu'il discutait avec Alexandre le partage d'un empire, une humble insurrection de paysans et de montagnards avait commencé contre les usurpations de la force la revanche du droit et de In justice. En Espagne, la dynastie s'était livrée ; la nation, violentée dans son indépendance sans être maintenue par des masses suffisantes, s'était levée contre le conquérant : elle avait détruit l'une de ses armées, rejeté les autres au pied des Pyrénées, ouvert la Péninsule aux Anglais, reporté sur terre, à nos côtés, la guerre que Napoléon s'était flatté d'étendre et de disperser sur les mers. Aujourd'hui, il lui fallait avant tout se relever de cet échec qui avait porté à son prestige un coup désastreux et qui était apparu à tous ses ennemis comme un signal de délivrance. Plus l'atteinte avait été sensible, plus il importait que le châtiment fût exemplaire et prompt. Napoléon ira donc tout d'abord en Espagne et y ramènera les Français : il veut de sa personne combattre et soumettre la nation qui a fait douter de sa fortune, qui a créé derrière lui un ardent foyer de haine et de révolte, une résistance populaire, acharnée, fanatique, et qui s'est faite la Vendée de l'Europe.

Cette guerre en avait engendré une autre, puisque la maison d'Autriche, après avoir tremblé pour elle-même au premier bruit de l'attentat de Bayonne et précipitamment reconstitué ses forces, cédait maintenant à la tentation de les utiliser, puisqu'elle venait de prendre la résolution de se faire elle-même l'agresseur, d'entrer en campagne au printemps de 1809 et d'insurger l'Allemagne. Sans connaître cette décision, Napoléon la pressentait ; il prévoyait le cas où, après une courte expédition en Espagne, il aurait à se retourner contre l'Autriche et à se mesurer avec un deuxième adversaire.

Il avait créé lui-même cette situation, avant fourni à l'Autriche, par les événements d'Espagne, un motif pour armer et une occasion pour attaquer. Néanmoins, si responsable qu'il fin de ln guerre nouvelle qui grondait eu Allemagne, il souhaitait passionnément de l'éviter. Non qu'il craignit les généraux et les soldats de l'Autriche. Eux et lui ne s'étaient-ils point connus et mesurés à Marengo, à Ulm, à Austerlitz ? Cent combats, cent victoires, avaient attesté la supériorité de ses armes, et si l'Autriche disposait momentanément d'effectifs plus nombreux que les siens, il avait trop de foi en lui-même, en son aptitude a découvrir et à créer des ressources, pour redouter sérieusement l'issue du combat. Mais il ne s'abusait pas sur les difficultés et les périls de tout ordre on le jetterait une campagne de plus 'en Europe., même couronnée d'un éclatant succès. A l'intérieur, elle achèverait de lui aliéner l'opinion, unanime à blâmer son entreprise d'Espagne ; elle augmenterait le sourd mécontentement qui de tontes parts couvait contre lui ; elle prouverait définitivement aux Français que son règne était la guerre, la guerre implacable et permanente. Au dehors, si l'Autriche s'affirmait irréconciliable en descendant pour la quatrième fois dans la lice, il faudrait, pour nous garantir de son incorrigible hostilité, lui infliger de profondes mutilations, la supprimer peut-être, faire le vide au centre du continent et ne laisser devant nous que les ruines d'un grand empire. Or, par un retour de prudence et de raison, Napoléon comprenait le danger de bouleverser davantage l'ancien édifice européen, de briser l'imposante monarchie qui en avait été longtemps la clef de voûte. Cette destruction apparaîtrait comme un défi de plus aux royautés légitimes ; elle ajouterait à l'inquiétude, à l'exaspération générales ; en particulier, elle risquerait de nous brouiller avec la Russie. Pour abattre l'Autriche, il serait nécessaire de faire appel à toutes les activités disponibles, d'ameuter toutes les ambitions. Les Polonais du duché de Varsovie seraient les premiers à nous venir en aide, mais il faudrait payer leur concours, permettre la réunion à leur État des provinces que l'Autriche avait naguère ravies à leur nation, laisser la Pologne se refaire aux cieux tiers, et cette quasi-restauration réveillerait les alarmes du troisième copartageant, soulèverait entre la France et la Russie une question mortelle à l'entente. Napoléon voulait donc s'épargner la nécessité de vaincre l'Autriche, parce qu'il se sentait exposé à ne remporter sur elle que de funestes triomphes et qu'il appréhendait, non les chances, mais les suites de la lutte.

Seulement, il se rendait compte que l'Autriche ne renoncerait à la guerre que devant la certitude d'être écrasée ; il désirait lui en imposer par un redoublement de vigueur, par des mesures d'éclat, de sévérité et de force, auxquelles il jugeait indispensable d'associer la Russie. A ses yeux, l'alliance du Tsar, qui survivrait difficilement i une crise européenne, restait le moyen de la conjurer. Il n'était pas a présumer que l'Autriche, si animée, si haineuse qu'elle fût, pût s'exposer de gaieté de cœur, sans avoir été provoquée ni directement menacée, à périr broyée entre la France et la Russie. De sa part, une prise d'armes contre Napoléon isolé ne serait qu'une dangereuse témérité ; une rupture avec la France assistée de la Russie serait un acte de démence impossible à supposer. Si donc, pensait Napoléon, la cour de Vienne persiste dans ses desseins, c'est qu'elle ne croit pas a la fermeté d'Alexandre dans le système français, c'est qu'elle escompte tout au moins la neutralité de ce monarque. L'attitude d'Alexandre à Erfurt ne l'avait que trop entretenue dans cette sécurité. Au fond du cœur, Napoléon ne pardonnait pas à son allié de s'être aveuglé alors sur des intentions déjà suspectes, de s'être obstinément refusé, en nous promettant par traité secret son assistance contre toute agression, à prendre dès à présent vis-à-vis de l'adversaire le ton de la rigueur et de la menace. Sans savoir que Talleyrand avait livré à l'Autriche le secret du dissentiment survenu entre les deux empereurs et précipité ainsi les résolutions guerrières, il ne se dissimulait pas que l'entrevue avait mal rempli son objet et laissé subsister le danger. Néanmoins, il voulait encore croire que le Tsar, si les préparatifs hostiles continuaient, se rendrait enfin à l'évidence, consentirait à accentuer son langage, à montrer les dents[2], exercerait à Vienne une pression assez forte pour imposer un désarmement. En quittant à Erfurt le général de Caulaincourt, son ambassadeur en Russie, il lui avait laissé pour instruction de tenir les yeux d'Alexandre constamment ouverts sur l'Autriche, de lui dénoncer tout acte inquiétant, tout mouvement plus prononcé, de l'amener à y répondre par des réunions de troupes sur la frontière de Galicie, par des concentrations effectuées à grand bruit. M. de Caulaincourt ne saurait trop répéter que l'empereur Napoléon, en s'éloignant d'Erfurt pour s'enfoncer en Espagne, s'est confié en son ami, qu'il lui a commis le soin de surveiller l'Allemagne et de la tenir en respect : pour que l'alliance remplisse ce but, il faut qu'elle soit non seulement réelle, mais apparente, qu'elle s'affirme et s'atteste par des démonstrations extérieures. A l'aide de ces raisonnements et de ces instances, Napoléon espérait réparer sa demi-défaite d'Erfurt, reprendre en sous-œuvre le projet avorté et enchaîner l'Autriche par le bras de la Russie.

En même temps, il se flattait d'être à lui-même sa ressource : pour immobiliser l'Autriche et lui faire contremander ses mesures, il comptait sur le spectacle d'activité et d'irrésistible énergie qu'il donnerait en Espagne. Dans les conseils de l'empereur François, chez tous les gouvernements, chez tous les peuples qui conspiraient contre nous, c'était une opinion répandue que la guerre d'Espagne absorberait longtemps notre attention et nos forces, que de longues années n'en verraient pas la fin. Que cette guerre présumée interminable s'achève en trois mois, qu'en trois mois l'insurrection soit balayée, les Anglais jetés à la mer, le roi Joseph remis sur son trône et le pays plié à nos volontés, que l'Empereur revienne triomphant en France et s'y retrouve en possession de tous ses moyens, l'ardeur et la confiance de l'Autriche ne tiendront pas devant cette réapparition. On la verra s'humilier, rentrer dans l'ordre, s'estimer heureuse de fournir des gages et d'accepter des garanties. Si Napoléon veut frapper vite et fort en Espagne, ce n'est pas uniquement pour venger son affront ; il attend de ses victoires un contre-coup accablant au delà du Rhin, et il espère que la soumission de la Péninsule assurera indirectement la tranquillité de l'Allemagne.

L'Espagne domptée, l'Autriche comprimée, Napoléon se trouvera dans la position où il avait espéré se placer au commencement de 1808 ; il disposera de l'Europe contre l'Angleterre. Dans ce comble de prospérité et de puissance, il pourra enfin négocier utilement la reddition de sa rivale. S'il s'est prêté aux tentatives de paix immédiate concertées à Erfurt, il ne croit guère à leur succès tant que la révolte espagnole et le soulèvement de l'Autriche, en laissant à nos ennemis des alliés et des points d'atterrissement en Europe, les dissuaderont de traiter. Il entend cependant ne pas rompre les pourparlers dès qu'il en aura constaté l'inutilité présente ; il les fera durer, traîner, afin de retrouver et de ressaisir ce fil lorsque ses succès militaires et diplomatiques auront remontré à l'Angleterre la nécessité de céder. Si elle s'obstine malgré tout à la lutte, alors le moment sera venu de recourir A ces entreprises écrasantes et gigantesques que Napoléon a ajournées plutôt qu'exclues et qui demeurent invariablement à l'arrière-plan de sa pensée. Pour les exécuter, il se réserve dès à présent quelques moyens, susceptibles de se développer par la suite. Il ne porte pas au delà des Pyrénées toutes les forces qu'il a retirées d'Allemagne, il en achemine une partie vers la mer du Nord et veut reformer un camp de Boulogne, installer en face des fies Britanniques cette menace permanente. D'autres corps sont dirigés vers les côtes de Provence et : ils auront, pour peu que les circonstances s'y prêtent, à inquiéter les ennemis dans hi Méditerranée, à prendre contre eux des postes, des hases d'offensive, ft tenter de hardis coups de main, jusqu'au jour où d'autres armées, rendues disponibles par la cessation des guerres en Europe, mises à bord de nos escadres reconstituées, iront atteindre l'Angleterre dans toutes les sources de son commerce et de sa puissance, aux colonies, dans l'Amérique, dans l'Orient surtout et dans la vallée du Nil, chemin des Indes. Alors, se retournant vers Alexandre, Napoléon rouvrira devant lui des horizons aujourd'hui obscurcis ; l'enivrant d'espérances, le fascinant de son génie, l'enveloppant de sa rase, il se subordonnera plus étroitement cet allié, l'entraînera à sa suite et en fera l'instrument de ses desseins. Comme toujours, au delà des entreprises auxquelles il met actuellement la main, il en conçoit d'autres, qu'il gradue suivant les nécessités de la lutte et qu'il étage dans l'avenir. Si la soumission de l'Espagne laisse les Anglais en armes, le spectacle de l'Allemagne pacifiée, le blocus continental aggravé, les ports européens plus strictement fermés, auront sans doute raison de leur constance : si les Anglais résistent à tant d'avertissements et d'atteintes, il restera à l'Empereur, pour achever leur désastre, à déchaîner contre eux sur la Méditerranée et l'Orient une tempête d'événements.

 

C'était à tort toutefois qu'après avoir acheté la connivence passive d'Alexandre, Napoléon fondait encore quelque espoir sur son concours, et les dispositions que le Tsar rapportait d'Erfurt ne répondaient guère à cette attente. Loin de n'admettre (rature terme f< son action que la paix avec l'Angleterre, Alexandre lui assignait des limites plus rapprochées et étroitement marquées. Désormais, il était inébranlablement résolu à se confiner dans le cercle des intérêts individuels et particuliers de la Russie, à ne s'en plus écarter ; il se bornerait terminer les deux guerres qui lui étaient personnelles, celles dont le pacte d'Erfurt avait l'avance prévu et spécifié les résultats, à arracher la Finlande aux Suédois et aux Turcs les Principautés. Encore eût-il préféré devoir ces conquêtes à la résignation des vaincus plutôt qu'a des efforts renouvelés, s'épargner la nécessité de combattre à nouveau et de verser le sang. En Finlande, une trêve avait été conclue, mais l'inflexibilité du roi Gustave IV, poussée jusqu'à la déraison, ne permettait point d'espérer qu'il consentit au sacrifice d'une province avant d'avoir épuisé ses dernières ressources. De ce côté, Alexandre prévoyait que ses armes auraient à porter des coups sensibles et peut-être accablants. En Orient, il s'était engagé vis-à-vis de Napoléon à ne reprendre les hostilités qu'après trois mois ; il emploierait ce temps à négocier avec les Turcs, à réunir un congrès, à tenter un essai de pacification sur la base de la cession des Principautés. Si la Porte se refusait à cet abandon, il recommencerait la guerre, porterait sur le Danube toutes ses forces disponibles, mais n'entendait en distraire aucune part pour menacer la frontière autrichienne et faire au profit de Napoléon la police de l'Allemagne. En général, dans les questions oi les termes et l'esprit des traités réclamaient sa coopération, il s'acquitterait en procédés courtois plus qu'en services effectifs : il fournirait un inépuisable contingent de paroles aimables, de déclarations tendres, de professions enthousiastes, mais en tout accorderait à Napoléon l'amitié du Tsar plus que l'appui de la Russie. Restant en guerre contre les Anglais, se privant de tout commerce direct avec eux, il ne participerait plus autrement à une lutte où il ne se reconnaissait qu'un intérêt secondaire. Quant à reprendre les vastes projets dont on s'était entretenu l'an passé, à remettre en question le démembrement de la Turquie, il s'était fait une règle de demeurer sourd à toute suggestion de ce genre[3]. A jamais, il avait détaché son esprit de ces conceptions tentatrices et décevantes, et définitivement il avait laissé retomber le voile sur les perspectives qui l'avaient un instant ébloui. Au dehors, il s'interdisait désormais d'avoir de l'imagination. Pour lui, le roman de l'alliance était fini ; dans cet accord, il ne voyait plus qu'une opération où il entendait soigneusement limiter ses risques et réaliser des bénéfices prévus et évalués à l'avance ; ces résultats obtenus, il s'enfermerait chez lui, s'abstiendrait de toute entreprise extérieure, se retirerait en quelque sorte de l'Europe dans ses frontières mieux tracées et largement étendues.

Son ambition se tournait vers l'intérieur, et c'était là maintenant qu'il se cherchait des triomphes. De tout temps, le doux autocrate s'était proposé de marquer son règne par des innovations bienfaisantes, d'initier plus complètement son peuple à la civilisation européenne, de relever le niveau intellectuel et moral de toutes les classes, et où Pierre le Grand n'avait créé qu'une puissance, de faire une nation. Ce projet généreux avait enchanté sa jeunesse ; plus tard, dans les années qui avaient suivi son avènement, il s'était composé un ministère secret, un conseil intime avec lequel il aimait à s'entretenir et à raisonner de la réforme ; mais son ardeur spéculative n'avait abouti alors qu'a de rares et incomplètes mesures ; c'était surtout pour lui le délassement d'autres travaux, un moyen de se reposer de la réalité dans le rêve. Il avait le cœur d'un réformateur, il n'en avait point le caractère : toujours, devant l'immensité et les difficultés de la tâche, ses résolutions avaient faibli ; il lui avait manqué l'énergie nécessaire pour se mettre à l'œuvre et le courage d'entreprendre. Voici pourtant qu'un homme lui était apparu dans lequel il avait reconnu ses propres aspirations, mieux définies, plus précises, plus susceptibles de se traduire sous une forme concrète et tangible. A mesure qu'il connaissait davantage Spéranski et le rapprochait de lui, il sentait mieux que ce ministre sorti du peuple, étranger à tout esprit de caste, pourrait le compléter, devenir son secours et sa force. Ardent et mystique penseur, Spéranski avait de plus la faculté et le besoin d'agir, la vaillance allègre qu'il faut pour s'attaquer aux préjugés, pour guerroyer contre les abus, la persévérance dans l'effort et la volonté d'aboutir. Appuyé sur lui, Alexandre espérait réaliser l'œuvre à laquelle il mettait sa gloire. Dans les années qui vont suivre, il ne cessera d'élever Spéranski ; sous le titre de secrétaire du conseil d'empire, il en fera une sorte de ministre universel, investi en tout du droit d'initiative et de proposition. Désormais, une étroite intimité de pensée, une parfaite unité de vues, une collaboration de tous les instants s'établissent entre le souverain et le ministre, et l'influence de Spéranski se retrouve dans tout ce qu'Alexandre conçoit ou exécute.

Spéranski n'avait qu'en politique intérieure le goût des expériences hardies et risquées ; il poussait son maître s'absorber dans les soins de l'administration et pensait que la Russie devait se régénérer elle-même avant de s'épandre au dehors. Il appréciait pourtant et voulait conserver l'alliance, mais il y voyait pour son pays moins un instrument de conquête qu'un moyen d'éducation. Par elle, il espérait nouer des rapports intellectuels entre les deux peuples, se mettre lui-même en mesure d'étudier nos lois, nos institutions, ceux qui eu avaient été les auteurs, la nation enfin qui avait soulevé le inonde par ses idées avant de le bouleverser par ses armes. A Erfurt, il s'était montré attentif, curieux, interrogateur : il eût voulu tout connaître de la France, de l'homme extraordinaire qui la gouvernait, et il essayait de s'assimiler, avec l'esprit des philosophes, la méthode de Bonaparte. Alexandre lui-même, moins ami de l'Empereur que par le passé, décidé à se raidir contre les exigences et les séductions de sa politique, restait son disciple convaincu, en ce qui concernait le gouvernement et l'ordre intérieur des États. Il demeurait sous l'impression des instants passés à Erfurt ; le souvenir des paroles recueillies, des exemples donnés, des enseignements que Napoléon lui avait dispensés avec une verve prodigue, le recherchait et l'obsédait ; il subissait encore l'ascendant et comme l'oppression de cette grande pensée. De là, chez le Tsar et son ministre, une propension invincible à se chercher en France des sujets d'étude et d'imitation ; de là l'empreinte que portent leurs créations diverses, leur sénat, leur conseil d'empire, leurs institutions judiciaires, administratives, financières, scolaires, toutes d'origine napoléonienne, inspirées de l'esprit latin et brusquement implantées sur un sol mal préparé à les recevoir. A mesure qu'Alexandre s'éloigne moralement du conquérant, il s'attache à étudier de plus prés en Napoléon le législateur, le constructeur d'État : il cherche à lui emprunter ses secrets, ses procédés, et, pour transformer la Russie, se met à l'école du glorieux despote qui a refait la France.

Tout entier à cette œuvre de réorganisation et de progrès, Alexandre n'avait qu'une crainte, c'était que les affaires de l'Europe, dont il entendait alitant que possible se départir, vinssent le réclamer et le reprendre. Il n'échapperait pas à cette diversion si la guerre, confinée aujourd'hui en Espagne, se rapprochait de lui, se rallumait au centre du continent, entre la France et l'Autriche. Aussi désirait-il prolonger la paix en Allemagne, voyant en elle une condition indispensable de la tranquillité présente et de la sécurité à venir de la Russie. Non qu'il tînt pour bon et définitif le régime imposé à l'Europe : il le haïssait en secret, mais jugeait qu'aujourd'hui tout effort pour le modifier n'aboutirait qu'à l'aggraver, à faire peser plus durement sur tous la loi du vainqueur. Puis, l'entrée en campagne de l'Autriche le mettrait dans le cas de tenir les engagements défensifs qu'il avait contractés avec la France et au prix desquels il avait acquis la rive gauche du Danube. Il lui faudrait se soustraire à une obligation positive ou participer à de nouvelles spoliations, opter entre sa parole et sa conscience. Son mai sincère était donc que l'Autriche s'apaisât. Seulement, persistant à s'abuser sur le caractère des armements exécutés dans cet empire, il n'y voyait que l'effet de la peur, l'affolement d'une nation qui se croit menacée et se met instinctivement en défense. Il restait convaincu qu'à la brusquer et a la malmener il ne gagnerait rien sur elle ; il ne comprenait point qu'en se montrant disposé a la guerre, il s'épargnerait la douleur de la faire. Avant tenu aux Autrichiens, à Erfurt, un langage empreint de bienveillance et de cordialité, il répugnait à changer de ton vis-à-vis d'eux et se persuadait toujours qu'il les déterminerait à désarmer, à abjurer toute pensée d'offensive, en leur répétant qu'il ne permettrait à personne de les attaquer.

Si la cour de Vienne continuait, malgré ces paroles réconfortantes, à provoquer le conflit, il l'avertirait amicalement et s'interposerait en médiateur officieux. Sans doute, elle ne refuserait point de confier ses intérêts et le soin de sa dignité au monarque qui l'aurait toujours ménagée, à celui qui aimait à se poser en arbitre chevaleresque des différends, en juge d'honneur entre les nations, et qui se piquait moins d'être le souverain d'un puissant État que le premier gentilhomme d'Europe. Dans tous les cas, il n'aurait recours à la menace qu'à la dernière extrémité ; il craignait, s'il se prêtait trop tôt et trop docilement aux désirs de l'Empereur, de l'encourager lui-même à assaillir l'Autriche ; il croyait devoir protéger cette puissance contre elle-même, contre ses propres emportements, mais surtout contre une ambition toujours en quête de proies nouvelles. Il agirait de même envers la Prusse. Sans année, sans argent, sans frontières, cet État semblait dans l'impuissance de rien entreprendre, mais l'horreur même de sa situation, jointe à l'irritation des esprits en Allemagne, laissait parfois craindre de sa part quelque tentative désespérée. Alexandre ne pousserait pas plus a la rébellion la Prusse que l'Autriche ; il lui recommanderait la patience, mais aurait pour elle des attentions, des douceurs, et lui laisserait comprendre qu'il ne tolérerait jamais son écrasement. Il conserverait ainsi les derniers restes de l'ancienne Europe ; il s'assurerait des droits à la gratitude des deux puissances qu'il aurait peut-être à requérir un jour, si des conjonctures plus propices, impossibles à prévoir actuellement, lui fournissaient l'occasion de rétablir sur le continent l'équilibre des forces et la prédominance morale de la Russie ; en attendant, il resterait l'allié de Napoléon, sans renoncer à. se faire le consolateur de ses ennemis.

Dès son départ d'Erfurt, ces deux faces de sa politique se révèlent et s'accusent. Ramenant à sa suite M. de Caulaincourt, il lui adresse à toute occasion d'affectueuses paroles qui doivent dépasser l'ambassadeur et aller jusqu'au maitre. Il semble se retourner vers l'allié dont il vient de se séparer, pour lui adresser des signes d'intelligence et d'amitié. Cependant, traversant Kœnigsberg, il y passe deux jours auprès du roi et de la reine de Prusse et les laisse convaincus que la Russie, dans certains cas, peut devenir leur appui et leur sauvegarde. Plus loin, il a un souvenir pour le ministre français qui a Erfurt l'a averti de se délier, qui a pris secrètement son parti et approuvé ses résistances : il paye à Talleyrand le prix de cette défection. S'arrêtant à Mittau, il y fait décider le mariage de la princesse Sophie- Dorothée de Courlande, la future duchesse de Dino, avec un neveu du prince de Bénévent : le nom de celui-ci revient souvent sur ses lèvres, accompagné d'épithètes louangeuses : On révère votre bon esprit, écrit Caulaincourt à Talleyrand, on aime votre personne... l'Empereur daigne me demander souvent de vos nouvelles et honore d'un constant intérêt la famille qu'il vous a donnée[4]. Après avoir acquitté une dette de reconnaissance et joui du plaisir de faire des heureux, Alexandre remonte dans le Nord à pas comptés, prend son temps pour revenir dans sa capitale et remettre la niait' aux affaires de l'État, tandis que Napoléon, revenu d'Erfurt à Paris d'un trait, ne rentre dans son empire que pour le traverser et voler en Espagne.

 

II

En quittant l'Empereur, Alexandre lui avait laissé son ministre tics affaires étrangères, le comte Roumiantsof, l'homme d'État qui, après Spéranski, avait le plus de part à sa confiance et approchait le plus près de sa pensée. Roumiantsof devait s'établir à Paris pour quelque temps, afin d'y suivre, conjointement avec notre ministre des relations extérieures, M. de Champagny, la négociation de paix à laquelle avait été invitée l'Angleterre. Il précédait le nouvel ambassadeur de Russie, le prince Kourakine, désigné pour remplacer le comte Tolstoï, rendu à sa vocation militaire. En attendant Kourakine, Roumiantsof représenterait le Tsar à Paris, sans discontinuer ses fonctions ministérielles.

En lui, Napoléon voyait moins un intermédiaire avec les Anglais qu'un trait d'union avec la Russie. S'il réussissait à séduire Roumiantsof et à le capter, ne pourrait-il s'en servir pour gouverner et vivifier l'alliance ? Il ordonne donc que tout soit mis en œuvre pour charmer le ministre voyageur, que le séjour de Paris lui soit rendu fertile en agréments, fécond en satisfactions, que tous ses goûts y soient caressés et flattés. Roumiantsof est épris d'art et de littérature, c'est un érudit et un curieux ; il faut que nos musées, nos collections, nos établissements scientifiques s'ouvrent largement devant lui : il sera bon de lui en détailler les beautés, de lui en expliquer l'organisation ; tout objet qu'il aura paru remarquer lui sera généreusement offert. Il a la passion des livres : on lui composera une bibliothèque d'ouvrages rares. L'Empereur veut qu'il se plaise à Paris, qu'il y prenne ses habitudes, qu'il y prolonge volontairement sa mission. Il l'y installe, le confie à ses ministres, le recommande à leur sollicitude, puis, après un rapide coup d'œil sur l'intérieur de l'Empire, va prendre au delà des Pyrénées le commandement de ses armées et les mettre en action.

En Espagne, il est vainqueur partout où il rencontre l'ennemi et peut l'aborder ; ses étapes se comptent par des batailles gagnées. Contre les cent mille hommes de troupes réglées que lui oppose l'insurrection, il refait en grand la manœuvre d'Austerlitz ; après avoir laissé les ennemis s'avancer sur ses deux flancs, affaiblir leur ligne en la prolongeant, il pousse contre leur centre, l'enfonce à Burgos, se rabat sur leur gauche, qu'il fait sabrer à Tudela par le maréchal Lannes, tandis que Soult se charge de la droite et la disperse au combat d'Espinosa. Peu après, la charge de Somo-Sierra dégage la route de Madrid. Le 4 décembre, l'Empereur est maitre de cette capitale, dédaigne d'y entrer et se borne à y rétablir l'autorité de son frère. La guerre ciel été finie, si nous n'avions eu affaire qu'a titi gouvernement, si le peuple ne fia resté debout dans toutes les provinces, pour renouveler la lutte. Les années régulières de l'Espagne ont été battues et pulvérisées : d'autres années naissent de cette poussière, et la résistance se perpétue en se disséminant. Au moins Napoléon espère-t-il employer le temps qui lui reste à passer dans la Péninsule en frappant un grand coup sur l'armée anglaise, sortie du Portugal et aventurée en Castille ; par un ensemble d'opérations concentriques, il se dispose à l'envelopper et il la prendre. Malheureusement, la fortune moins complaisante ne lui ménage plus l'occasion de succès décisifs et surtout ne lui permet plus d'achever ses victoires. Se rejetant brusquement eu arrière, l'armée du général Moore échappe au filet et se dérobe à un désastre. Napoléon se jette aussitôt sur ses traces, la serre de près dans les montagnes de la Calice, lui prend ses trainards, ses bagages, ses magasins, la pousse furieusement vers la côte, où il espère l'anéantir avant que des vaisseaux anglais en aient recueilli les débris. Cependant, peut-il s'égarer longtemps dans cette extrémité lointaine de la Péninsule, privé de communications régulières avec la France, absent en quelque sorte de l'Europe ? Un soir, pendant une halte, des courriers le rejoignent à travers mille périls ; à la lueur d'un feu de bivouac, il lit les dépêches qui lui sont présentées, et aussitôt une vive préoccupation se peint sur ses traits[5]. D'importantes nouvelles le rappellent en arrière : sur divers points de l'Europe, les événements ont marché ; l'Angleterre, l'Orient, l'Autriche surtout, la Russie enfin réclament son attention et peuvent lui commander d'immédiates résolutions. On le voit alors s'arracher à la poursuite des Anglais, laisser à Soult le soin d'achever leur déroute, rétrograder sur Benavente, puis sur Valladolid : dans cette ville, où il peut recevoir les estafettes de Paris en cinq jours[6], il s'arrête, s'établit et, tournant le dos à l'Espagne, fait front, à l'Europe.

Les nouvelles qu'il avait reçues en route, celles qui lui parvinrent à Valladolid, portaient d'abord que les Anglais mettaient à l'ouverture des pourparlers certaines conditions que repoussaient son ambition et son orgueil. Ils exigeaient que l'Espagne insurgée fût admise au débat, par l'organe de ses juntes, et traitée en puissance reconnue[7]. En même temps, l'Autriche semblait de plus en plus disposée à se déclarer pour eux, et l'avis de ses agitations, de ses mouvements, arrivait de toutes parts.

C'est d'abord notre ambassadeur à Vienne, le général Andréossy, qui signale un mauvais vouloir persistant et des apprêts de guerre. Tandis que le cabinet se dérobe toujours à la reconnaissance du roi Joseph et refuse de fournir ce gage, les réserves et les milices, soi-disant convoquées pour une période d'exercices et de manœuvres, sont retenues sur pied, et toutes les forces de la monarchie demeurent mobilisées. Andréossy ne se prononce pas encore sur le caractère offensif de ces mesures, mais il constate dans la société une recrudescence de passions hostiles et surprend partout l'écho de colères qui s'enhardissent. Les salons lui déclarent la guerre ; ils l'ont toujours traité en suspect ; ils le traitent aujourd'hui en ennemi. Les ministres l'évitent ; quant à l'Empereur, il ne lui adresse que de brèves et sèches paroles, toujours les mêmes, auxquelles l'ambassadeur répond sur le même ton : Sa Majesté, écrit Andréossy à la date du 13 décembre, m'a demandé, suivant son usage : Que fait votre maitre ?Réponse : Je n'en ai de nouvelles que par les feuilles publiques, mais je le crois à cheval. La conversation ne s'est pas engagée plus avant[8].

La cour de Vienne, il est vrai, vient de renvoyer à Paris son ambassadeur, le comte de Metternich, absent depuis l'été. Comme toujours, Metternich tient un langage doucereux et vague ; il multiplie les protestations pacifiques ; mais dès qu'on le presse un peu, dès qu'on cherche à obtenir un gage des intentions qu'il annonce, son embarras se trahit. Pour le pénétrer, M. de Champagny lui a demandé s'il apportait la reconnaissance des nouveaux rois : silence de M. de Metternich. Il a cependant senti qu'il fallait aborder la seule affaire qui existe maintenant entre les deux gouvernements, et, après un petit moment de préparation, il a commencé, avec l'air le plus embarrassé du monde, une phrase qu'il n'a pas finie. Il s'est repris pour en commencer, sans la finir davantage, une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, et après une suite de mots qui n'avaient aucun sens, il est arrivé à me dire : Mais... mais... le général Andréossy a déclaré cette forme inadmissible. J'ai compris qu'il voulait excuser le refus ou le retard de la reconnaissance... Je dois dire à Votre Majesté que je n'ai jamais vu à M. de Metternich, qui a ordinairement un ton aisé et positif, tant d'embarras dans la contenance et un langage aussi confus et aussi entortillé[9].

De cet entretien, le secrétaire d'État français emporte la conviction que la cour de Vieillie n'attend que le moment d'oser. Attendra-t-elle ce moment, comme les peureux, jusqu'à ce qu'il soit passé ? C'est l'espoir du ministre, mais sa confiance dans un défaut d'énergie chez l'adversaire est démentie par d'autres rapports. Des observateurs placés sur les flancs de l'Autriche, nos agents à Trieste, en Bavière, en Saxe, signalent dans les provinces frontières des armements fiévreux, précipités, des préparatifs d'entrée en campagne. Déjà, dans toutes les parties de l'Europe, la diplomatie viennoise lève le masque, fait cause commune ouvertement avec les Anglais, et ce concert d'intrigues démontre que la maison d'Autriche, passée à la solde de nos ennemis, va exécuter en leur faveur une nouvelle diversion.

Pour faire face à un assaut plus probable, à un danger plus imminent, l'Empereur ordonne de Valladolid des levées et quelques mouvements. Il renforce les corps laissés en Allemagne, rapproche l'un d'eux du Danube, envoie à Eugène un plan pour la défense de l'Italie ; il invite les princes de la Confédération rhénane à compléter leurs contingents, sans les rassembler encore ; il prépare enfin, annonce son retour à Paris, et fait remonter vers les Pyrénées quelques détachements de sa garde[10].

Ces mesures, il est vrai, ne sont prescrites qu'à titre de précautions : elles seront révoquées si l'Autriche se calme, et même l'Empereur ne se résout pas dès à présent à faire refluer vers le Nord toutes les troupes qu'il a destinées à la soumission définitive de l'Espagne et à des entreprises directes contre l'Angleterre. Ce sont ces dernières surtout qui restent son espoir secret et sa pensée de prédilection. A demi tourné vers l'Autriche, il ne détache pas tout à fait son regard des contrées où l'Angleterre lui donne prise et s'offre à découvert : son attention reste partagée entre la ligne du Rhin et des Alpes, où il lui faut se mettre en défense, l'Espagne, où il presse le siège de Saragosse et organise une expédition contre l'Andalousie, la Méditerranée enfin et l'Orient, où le ramènent d'audacieuses velléités d'offensive. L'Orient le sollicite à nouveau, en paraissant se rouvrir de lui-même à une intervention. Les courriers qui ont annoncé les dispositions menaçantes de l'Autriche ont en même temps donné l'avis d'une révolution de plus à Constantinople. Le vizir Baïractar, qui durant quelques mois a montré et incarné l'autorité aux yeux des Ottomans, vient de périr dans une sédition, sous les débris de son palais en flammes ; plus que jamais, la soldatesque fait la loi, et ce progrès dans l'anarchie semble rapprocher pour la Turquie l'heure fatale de la dissolution. En prévision de cet écroulement, le moulent n'est-il pas venu de réserver et d'occuper certaines positions d'un intérêt majeur pour la lutte finale contre l'Angleterre ? Eu même temps que Napoléon signe l'appel aux souverains de la Confédération, il ordonne à Toulon un rassemblement de forces navales ; il décrète qu'il aura dans ce port, au 1er mars, une escadre de soixante-quinze voiles, prête à porter dans un point quelconque de la Méditerranée trente-deux mille hommes, équipés et munis pour une expédition lointaine[11]. Ostensiblement, ces préparatifs sont dirigés contre la Sicile, mais l'Empereur confie à son ministre de la marine qu'il assigne à la flotte une destination plus importante[12] : il vise la Sicile et frappera ailleurs. Est-ce Alger qui le tente, ou l'Égypte, cette Égypte qu'il a rêvé tant de fois de ressaisir, d'on il pourra exclure les Anglais de la Méditerranée orientale, les dominer en Asie et les menacer aux Indes ? Sans livrer encore le secret de ses intentions, il laisse entrevoir de vastes projets : Cette escadre de la Méditerranée, écrit-il à Decrès, m'intéresse au delà de ce que vous pouvez penser[13]. Deux divisions retirées d'Allemagne l'année précédente, celles de Boudet et de Molitor, seront appelées à former le corps expéditionnaire, si elles n'ont à se reporter dans le Nord. En attendant que la situation se dessine, Napoléon les retient près de Lyon, d'où elles pourront remonter dans la direction du Rhin on descendre vers la mer. Il ne s'arrachera qu'à la dernière extrémité, en cas de nécessité absolue, à son duel avec l'Angleterre pour se battre sans raison[14] contre l'Autriche, et, tout en voyant approcher une nouvelle Guerre dans le centre de l'Europe, en se préparant à la soutenir, il ne se résigne pas encore à ne pouvoir l'empêcher.

C'est qu'il n'a pas renoncé à s'aider de la Russie pour contenir et paralyser l'Autriche. Plus que jamais, il remarque que cette puissance écarte de ses prévisions l'hypothèse d'un concert effectif entre les deux empereurs. Faux calcul évidemment, puisque Alexandre a contracté à Erfurt des devoirs positifs et s'est obligé à nous secourir en cas d'attaque. Seulement, comme le Tsar n'a pas suffisamment manifesté ses intentions, l'erreur où l'on est à Vienne s'explique, demeure plausible, et c'est dans un doute persistant sur l'attitude finale de la Russie que Napoléon surprend toujours le secret de l'audace autrichienne.

A cet égard, la correspondance de Vienne fournissait des indices et des preuves. Andréossy, il est vrai, non plus que l'Empereur, ne pouvait connaître les motifs principaux qui fondaient la confiance de l'Autriche ; il ignorait les propos d'Alexandre à Erfurt et les confidences traîtresses de Talleyrand. Mais, sans compter ces causes de rassurante, l'Autriche en avait d'autres, et celles-ci se montraient au grand jour. Entre la société de Pétersbourg, foncièrement hostile à la France, acharnée à ébranler l'œuvre de Tilsit, et l'aristocratie viennoise, il y avait communauté affichée de passions, de rancunes, d'espérances, accord pour l'intrigue, et la coalition des salons semblait précéder celle des gouvernements.

En Autriche, si le Tsar avait ses représentants, la Russie mondaine et opposante avait aussi les siens, et ceux-ci tenaient à Vienne une place considérable. C'étaient un certain nombre de Russes haut placés, hommes en vue, femmes élégantes, qu'une hostilité trop prononcée à la politique française d'Alexandre avait éloignés de Pétersbourg et qui étaient venus apporter sur les rives du Danube leurs passions et leur langage d'émigrés. Ce groupe d'exilés volontaires, trait d'union entre les deux capitales, avait pour chef le comte André Razoumowski, le plus haut et le plus fat des hommes[15]. Ambassadeur du Tsar en Autriche jusqu'en 1807, Razoumowski y avait été l'agent principal et le moteur des coalitions. Après Tilsit, relevé de ses fonctions, il s'était entêté dans les haines que son maitre semblait avoir répudiées : il était resté à Vienne, et là, grâce à nue situation puissamment établie, il avait organisé et menait avec éclat sa guerre privée contre la France. Les salons de ses compatriotes, où il trônait et donnait le ton, s'ouvraient exclusivement à nos ennemis ; la haute noblesse du pays, les chefs de l'administration, y venaient chaque soir et, dans ce milieu, recueillaient des paroles d'encouragement. Loin d'apaiser l'ardeur guerroyante de l'Autriche, les membres de la colonie moscovite se plaisaient à l'attiser, en promettant un revirement très prochain dans la politique de la Russie. Suivant eux, de graves événements se préparaient à Pétersbourg ; en s'attachant à un système réprouvé par l'opinion et la conscience publiques, Alexandre Ier s'était particulièrement exposé aux dangers qui menacent en tout temps le pouvoir et la vie d'un tsar. Aujourd'hui, disait-on, la patience des mécontents était à bout ; une révolution de palais était imminente ; cette crise, certains prétendaient l'avoir toujours prophétisée : ils la montraient annoncée de longue date par des avis reçus, par des signes caractéristiques, et rappelaient ces mots écrits par une dame de Moscou à l'une de ses amies de Vienne, dès le début du règne : Je viens d'assister au couronnement de l'empereur Alexandre ; j'ai vu ce prince précédé des meurtriers de son grand-père, côtoyé par ceux de son père et suivi des siens[16].

A entendre les plus modérés parmi les Russes de Vienne, sans qu'il soit besoin de recourir aux moyens extrêmes, au remède asiatique[17], leur gouvernement rentrerait de lui-même dans ses voies naturelles ; l'empereur Alexandre était dégoûté de l'alliance française ; ses yeux se dessillaient, la grâce le touchait, et le plus léger effort suffirait pour le rattacher définitivement à la bonne camuse. Différents faits semblaient donner raison à ces pronostics. Dans les salons de Vienne, les membres de la légation russe écoutaient sans sourciller les propos les plus vifs contre la France et se gardaient d'y contredire. Après Erfurt, le comte Tolstoï, ancien ambassadeur à Paris, avait passé par Vienne pour se rendre à l'armée du Danube ; à Vienne, comme ses sentiments antifrançais étaient connus, il avait reçu grand accueil et était, devenu pour un temps l'homme à la mode ; avec une imperturbable assurance, il s'était alors porté garant de la bienveillance de son gouvernement, et ses paroles avaient paru emprunter à l'éclat de son rang, à ses fonctions passées, à ses attaches connues avec l'entourage intime du Tsar, un caractère presque officiel[18]. Relevant, ces divers symptômes, les rapprochant des incidents qui avaient accompagné et suivi l'entrevue d'Erfurt, le cabinet autrichien se refusait plus que jamais à prendre au sérieux l'alliance franco-russe ; il n'y voyait qu'un vain épouvantail, une apparence prête à s'évanouir, et même la situation lui avait paru assez favorable pour en venir avec Alexandre à une explication directe. L'un des personnages les plus en vue de l'aristocratie autrichienne, le prince Charles de Schwartzenberg, venait d'être désigné pour aller en qualité d'ambassadeur à Pétersbourg, où l'empereur François n'entretenait depuis quelques mois qu'un chargé d'affaires. Le prince allait partir : on augurait avantageusement de sa mission, et l'on comptait que son éloquence, dissipant les derniers scrupules d'Alexandre, aurait le pouvoir d'achever une conversion déjà fort avancée.

Pour déjouer ces menées, pour couper court à ces espérances, il suffisait pourtant qu'Alexandre, s'il était résolu à tenir ses engagements, s'en exprimât hautement, avec netteté, sur un ton qui n'admettrait ni contestation ni réplique ; que la correction, l'énergie de son langage fit taire tous ceux, Autrichiens ou Russes, qui osaient préjuger sa déloyauté ; qu'il s'affirmât à la fois maitre chez lui et prêt à intervenir avec autorité hors de ses frontières, pour réprimer ou punir toute atteinte à la paix continentale. Napoléon revenait clone à l'idée, vainement poursuivie à Erfurt, d'obtenir d'Alexandre qu'il menaçât l'Autriche. Pour convaincre le Tsar, il disposait désormais d'arguments plus nombreux, plus frappants, fournis par les circonstances. Lors de l'entrevue, l'Autriche n'avait pas encore manifesté par des signes indiscutables sa volonté de combattre ; un doute pouvait être légitimement conservé sur ses projets. Mais ce qui s'était passé à Vienne depuis Erfurt, les armements continués, le ton pris par la société, par le cabinet, tout, en un mot, ne prouvait-il pas jusqu'à l'évidence l'intention ferme et préconçue de faire la guerre ? L'événement donnait raison à Napoléon contre les scrupules d'Alexandre, et il était difficile d'admettre que ce monarque, à le supposer de bonne foi, se refusât aujourd'hui aux démarches dont il avait naguère contesté l'utilité.

Ce service, il importait que la Russie nous le rendît au plus vite, avant que l'Autriche se fût livrée à des actes qui la compromettraient irrévocablement ; il était indispensable que, dès à présent, les deux cours alliées s'entendissent pour accentuer, pour combiner leur langage, et l'un des motifs qui précipitaient le retour de Napoléon en France, était le désir d'entamer et d'accélérer cette négociation. S'il court de Valladolid à Paris, c'est qu'il veut trouver encore Roumiantsof dans cette capitale. Persuadé désormais de l'inanité des tentatives auprès de l'Angleterre, le ministre russe annonce son départ ; il se dit rappelé en Russie par d'impérieux devoirs. Avant qu'il nous échappe, Napoléon veut le voir, lui parler, le convaincre de la nécessité d'agir à Vienne avec force et sans retard[19].

Dès à présent, avant de quitter l'Espagne, il adresse au Tsar un appel direct. De Valladolid, il fait partir un de ses officiers d'ordonnance, M. de Ponthon, qui s'acheminera en toute hâte vers Saint-Pétersbourg. Cet officier est chargé d'une lettre pour l'empereur Alexandre, où Napoléon se rappelle au souvenir de son allié et lui envoie ses souhaits de nouvel an ; il en reçoit une autre pour le duc de Vicence[20]. Dans cette dernière, qui est une instruction pressante, Napoléon prescrit à son ambassadeur de faire sentir à Alexandre l'urgence d'une action diplomatique à deux et en trace le plan. Il faut que le cabinet de Pétersbourg rédige avec Caulaincourt une remontrance commune ; cette pièce sera conçue en termes péremptoires ; elle portera à l'Autriche sommation de discontinuer ses armements et de se remettre en posture pacifique. Les représentants des cieux puissances à Vienne, l'ambassadeur de France et le chargé d'affaires russe, la présenteront ensemble, sous forme de notes identiques. Ils recevront en même temps pour instruction, s'ils ne jugent point pleinement satisfaisante la réponse qui leur sera faite, de quitter Vienne sur-le-champ, de leur propre initiative, d'un même mouvement, sans attendre de nouveaux ordres, et ce départ simultané, que suivront, s'il y a lieu, de plus imposantes mesures, pourra faire réfléchir l'Autriche et lui inspirer une salutaire terreur[21].

Déjà et par avance, Napoléon annonce et répand qu'il est sûr de la Russie, que cette cour marche à sa suite, qu'elle envisage la situation comme lui et s'unira à tous ses mouvements. Dans chacune des lettres qu'il dicte pour ses frères, pour son beau-fils, pour les souverains allemands, il associe Alexandre aux sentiments qu'il exprime et lui fait contresigner ses violentes diatribes contre la maison d'Autriche. Il mande à Eugène : Les nouvelles que je reçois de tout côté me disent que l'Autriche remue ; la Russie est aussi indignée que moi de toutes ces fanfaronnades ; à Jérôme : L'empereur d'Autriche, s'il fait le moindre mouvement hostile, aura bientôt cessé de régner : voila ce qui est très clair. Quant à la Russie, jamais nous n'avons été mieux ensemble. Il écrit au roi de Saxe : Je prie Votre Majesté de me dire ce qu'elle pense de cette folie de la cour de Vienne. La Russie est indignée de cette conduite et ne peut la concevoir. S'adressant au roi de Wurtemberg-, il parle à la fois en son nom et en celui du Tsar : Nous ne pouvons rien concevoir, dit-il, à cet esprit de vertige qui s'est emparé de la cour de Vienne[22]. Il emplit le inonde du bruit de ses effusions avec la Russie, espérant que l'écho va en retentir à Vienne et y porter l'épouvante. Avec une audacieuse assurance, il s'arme contre l'adversaire qu'il veut intimider des résolutions supposées d'Alexandre : avant de les connaître, il les préjuge et les publie.

Ainsi, jouer de la Russie pour contenir et terrifier l'Autriche, telle redevient sa pensée dominante. A ce but convergent tous ses efforts, et certes n'est-ce point un médiocre sujet d'observation que de le voir, dans cette œuvre de politique préventive, devancer de soixante ans le plus redoutable adversaire que la France ait rencontré devant elle au cours de ce siècle, et en quelque sorte lui tracer la voie. A la veille de nos derniers désastres, en 1870, le ministre qui se fit l'incomparable artisan de la grandeur prussienne, prêt à s'engager contre nous, craignait que l'Autriche mal réconciliée, gardant au cœur l'amertume d'une défaite récente et d'un traitement rigoureux, ne se levai coutre lui et ne mit la Prusse entre deux adversaires. I1 comprit alors que la Russie, par sa proximité, par sa masse, par son aspect imposant, était mieux à même que quiconque d'exercer à Vienne une action paralysante ; il obtint d'elle, en faisant luire à ses yeux le mirage de l'Orient, en la flattant d'avantages plus apparents que réels, qu'elle immobiliserait l'Autriche et la frapperait d'interdit ; c'était exactement le rôle que Napoléon, usant de procédés identiques, avait essayé de suggérer au Tsar pendant l'entrevue d' Erfurt, qu'il lui proposait à nouveau en janvier 1809, et c'était à cette épreuve, renouvelée dans des circonstances plus critiques, plus pressantes, qu'il attendait et jugerait Alexandre.

 

III

Tandis que Napoléon, après trois mois de combats et de marches, ne s'arrachait à la Guerre d'Espagne que pour organiser une campagne diplomatique, tandis que l'officier dépêché par lui traversait l'Allemagne pour porter à Pétersbourg le nouveau mot d'ordre de l'alliance, la cour de Russie continuait à s'enfermer dans une sereine et souriante immobilité. Alexandre témoignait invariablement sa gratitude pour les avantages qui lui avaient été promis à Erfurt et ne montrait pas trop d'impatience à les recueillir. Le seul point de son empire où se manifestât quelque activité était la frontière de Suède ; de ce côté, les hostilités avaient recommencé, sans prendre un caractère soutenu de force et de vigueur ; on parlait d'une expédition contre les îles d'Aland, d'une descente sur les côtes de Suède, mais l'une et l'autre restaient à l'état de projet. Sur le Danube, les lenteurs et le formalisme des Ottomans retardaient l'ouverture du congrès, dont le lieu avait été fixé à Jassy : en attendant l'issue de la négociation, les troupes russes, sous un chef octogénaire, le prince Prosarofski, se tenaient dans leurs cantonnements. Quant à l'Autriche, croyant lui avoir rendu le calme par ses avis, Alexandre jugeait inutile de réitérer ses démarches, se réduisait à une attitude passive, et sa diplomatie à Vienne, comme sa nombreuse infanterie sur le Danube, restait l'arme au pied.

Sa principale occupation et son plaisir étaient toujours de préparer des réformes, de travailler avec Spéranski. Abordant le terrain de la pratique, le souverain et le ministre jetaient les bases d'un vaste établissement d'instruction secondaire ; ils réunissaient aussi les éléments d'un recueil de lois uniformes pour tout l'empire ; ils voulaient doter la Russie de son code civil. Pour mieux s'astreindre au modèle qu'il s'était proposé, Alexandre s'était mis en rapport avec nos principaux jurisconsultes et savants[23], se faisant expédier très régulièrement le compte rendu de leurs travaux. Il prenait Caulaincourt pour intermédiaire de ces relations avec la France pacifique et le tenait au courant de tons ses projets. Jamais, depuis le début dune éclatante mission, l'ambassadeur avait vécu plus près de lui. À tout instant, de courts billets autographes, terminés par des formules cordiales ou familières, mandaient le duc de Vicence au palais ; Sa Majesté l'attendait à dîner ; elle avait à l'entretenir en particulier ; elle désirait le féliciter d'un succès de nos armes ou simplement le voir et prendre de ses nouvelles[24]. Ces faveurs toutes privées ne faisaient point tort aux honneurs publics ; ils étaient prodigués en toute circonstance à celui que Pétersbourg appelait l'Ambassadeur tout court, l'ambassadeur par excellence, comme s'il n'eût point existé à ses côtés d'autres représentants. La société, il est vrai, subissait cette situation plutôt qu'elle ne l'acceptait de bonne grâce : elle reprochait à Caulaincourt ses allures dominatrices, son ton d'autorité et de commandement, l'appareil superbe et quasi souverain dont il s'entourait, l'ascendant qu'il paraissait exercer en toutes choses sur l'esprit du monarque : Bientôt, disait-elle, il rédigera aussi les ukases. Pourtant, l'hostilité envers la France se traduisait actuellement par des propos frondeurs plutôt que par de violentes révoltes. Dans les salons, le passe-temps préféré était de discuter nos bulletins d'Espagne, d'en contester la véracité, d'annoncer périodiquement des défaites françaises, jusqu'au moment où quelque fait retentissant, comme la prise de Madrid, obligeait les esprits de se rendre à l'évidence et faisait s'allonger les mines[25]. La société s'occupait beaucoup aussi de ses plaisirs, partageait son temps entre des fêtes nombreuses et quelques intrigues, mêlait les unes aux autres, et la grande affaire de l'hiver était un événement mondain auquel on se plaisait à attacher une signification politique : la venue à Pétersbourg du roi et de la reine de Prusse.

Avant de rentrer dans leur capitale évacuée par nos troupes, Frédéric-Guillaume III et la reine Louise avaient pris le parti de rendre au Tsar les visites que ce prince leur avait faites en 1805 à Berlin et dernièrement à Kœnigsberg ; ils s'étaient annoncés à lui pour janvier 1809. Il était difficile de savoir au juste de qui venait l'initiative de cette réunion : chacun se défendait de l'avoir prise et voulait avoir été provoqué. Quoi qu'il en fût, le Tsar se mit immédiatement en mesure de remplir les devoirs de l'hospitalité. Dès que Leurs Majestés Prussiennes eurent franchi la frontière, il leur fit présenter, comme l'annonce et le tribut de la Russie, un splendide cadeau de fourrures ; il envoya ensuite ses équipages au-devant d'eux. Tandis que les voyageurs approchaient de la capitale, tout n'y était qu'apprêts de réception et de fêtes. Par un raffinement de délicatesse, avec cette élégance de procédés qui lui était habituelle, Alexandre voulait que le couple désolé, rendu par le malheur plus digne d'égards, trouvât dans ses États un accueil prévenant, magnifique, plus conforme à la grandeur passée des Hohenzollern qu'à leur fortune présente, et les souverains allemands allaient être traités à Pétersbourg comme si la Prusse eût gagné la bataille d'Iéna.

En aucun temps, l'opinion n'a admis que les souverains plissent se déplacer uniquement par convenance ou plaisir ; elle attribue à leurs voyages de secrets mobiles et en tire d'infinies conséquences. Dans le cas présent, si Frédéric-Guillaume et la Reine se rendaient à Pétersbourg, n'était-ce point pour émouvoir et attendrir le Tsar sur leur sort, pour le ramener à leur cause, c'est-à-dire à celle des rois opprimés et torturés par Napoléon ? Dans cette visite, concordant avec le départ de Schwartzenberg pour la capitale russe, chacun voulait voir un nouvel et plus pressant effort de l'Allemagne pour arracher Alexandre à l'alliance française. Nos agents avaient beau protester contre cette interprétation et répéter par ordre que le voyage du roi de Prusse n'avait rien qui pût déplaire à Sa Majesté, qu'il ne pouvait produire aucun mauvais effet[26], on n'attribuait à leurs paroles que la valeur contestable d'un démenti officiel. A Pétersbourg, nos ennemis se réjouissaient du voyage, nos rares amis s'en inquiétaient ; Caulaincourt témoignait quelque humeur et s'armait de vigilance.

Ce qui ajoutait à ses craintes, c'était qu'Alexandre avait fait preuve tout récemment d'un intérêt renouvelé pour la Prusse, et pris sa défense avec une chaleur presque indignée. A Erfurt, pour complaire à son allié, Napoléon avait accordé à la Prusse un rabais de vingt millions sur l'indemnité de guerre. Cette remise allait être sanctionnée par un accord en préparation entre les cours de Paris et de Kœnigsberg, mais Napoléon, toujours dur à la Prusse, gâtait son bienfait en l'entourant de restrictions et d'exigences. Il prétendait assujettir le vaincu à paver l'intérêt des sommes restant dues, à solder certains frais occasionnés par l'occupation des trois places de sûreté, charges imprévues qui diminueraient d'autant l'allégement de la Prusse : la France reprenait en sous-main une partie de ce qu'elle avait paru généreusement accorder. Dans ces rigueurs vexatoires, Alexandre voyait un défaut d'égards vis-à-vis de lui-même et presque un manque de foi ; il s'en était plaint à Caulaincourt sur un ton de reproche et d'amertume qui ne lui était pas habituel : L'Empereur m'a promis, disait-il, mandez-lui que j'en appelle à sa parole... J'attends de son amitié que les choses seront rétablies dans le sens et dans l'esprit de ce qui a été convenu à Erfurt. Je tiens positivement à cela. Je suis fidèle observateur de mes engagements : l'empereur Napoléon doit de même tenir les siens. Il ne faut pas, pour quelques écus arrachés à des gens qui sont déjà plus que ruinés, porter atteinte aux souvenirs que me laisse notre entrevue... J'ai été l'intermédiaire d'un bienfait, je réclame donc la parole qu'on m'a donnée[27]. Lorsque l'Empereur aurait satisfait à sa demande, il cesserait, disait-il, de s'intéresser à la Prusse et de penser à elle ; mais la vivacité de son langage semblait témoigner d'une inclination persistante pour le royaume dont l'infortune attristait sa conscience.

Puis, pour le regagner, la Prusse amoindrie et ruinée ne disposait-elle point d'un moyen plus puissant parfois que l'appareil de la force ? La beauté, la grâce de la reine Louise ne produiraient-elles pas à Pétersbourg leur effet habituel ? Jadis, Alexandre n'avait pas échappé à l'enchantement : aujourd'hui, il paraissait d'autant plus exposé à le subir que son cœur semblait vacant. Depuis quelque temps, il y avait refroidissement dans ses rapports avec la femme qu'il aimait de longue date, avec celle que Savary et Caulaincourt avaient militairement nommée dans leurs dépêches la belle Narischkine. Cette darne avait passé l'automne hors de Pétersbourg, en Courlande, et l'on avait remarqué qu'Alexandre, en revenant d'Erfurt, ne s'était point détourné de son chemin pour la voir. L'absence de la favorite avait même paru rapprocher l'Empereur de l'Impératrice et rendu à celle-ci tous ses droits[28] ; les amis de la souveraine régnante avaient indiscrètement célébré cette reprise d'intimité conjugale, et le bruit en était venu jusqu'à Napoléon. Affectant pour le bonheur privé et les satisfactions de son allié la plus extrême sollicitude, l'Empereur n'avait point pour habitude de l'exhorter à la vertu et ne négligeait pas, au besoin, de pourvoir à ses distractions[29] ; il avait cru néanmoins devoir féliciter Alexandre à mots couverts d'un événement qui pouvait assurer il ce prince une descendance directe : dans sa lettre du 14 janvier, il avait mis, cette phrase : Votre Majesté veut-elle me permettre de lui souhaiter une bonne santé et un beau petit autocrate de toutes les Russies  ?2[30] Cependant, pour quiconque observait de près le ménage impérial, il était aisé de se convaincre que la réconciliation n'avait qu'un caractère officiel et de convenance, que l'union des cœurs ne se referait pas, qu'un long passé d'indifférence les avait à jamais séparés et glacés. L'Impératrice, persistant dans sa nonchalance hautaine, dédaignait le moindre effort pour fixer son mari ; même, disait-on, elle voyait approcher la reine de Prusse itou seulement sans jalousie, mais avec quelque plaisir, et Joseph de Maistre, qui continuait d'assister en observateur pénétrant au spectacle de Pétersbourg, expliquait par la politique cette surprenante abnégation : L'incomparable dame, disait-il, ayant pris son parti sur un certain point, ne voit plus dans l'événement en question qu'un moyen d'arracher le maitre à un parti qu'elle abhorre[31]. Tout conspirait donc à livrer Alexandre aux séductions de l'aimable princesse qui venait l'implorer : la reine Louise n'allait-elle point remporter auprès de lui le triomphe que Napoléon lui avait si délibérément refusé, et trouver à Pétersbourg sa revanche de Tilsit ?

Le Roi et la Reine arrivèrent le 7 janvier, avec les princes Guillaume et Auguste de Prusse. L'entrée fut solennelle ; toute la garnison, quarante-cinq mille hommes environ, était sous les armes et faisait la haie. Malgré la rigueur du froid, l'empereur Alexandre voulut accompagner à cheval, avec le Roi et les princes, la voiture de la Heine. Au palais d'Hiver, les souverains prussiens furent accueillis par les deux Impératrices avec une grâce recherchée ; au fond des appartements somptueux qui lui avaient été préparés, la reine Louise trouva une surprise délicatement ménagée et le moyen de remonter magnifiquement sa garde-robe : douze robes de chaque espèce, du meilleur goût et de la plus grande richesse, ainsi que les douze plus beaux châles qu'on ait pu réunir[32].

Les jours suivants, on visita la ville, étincelante sous sa parure d'hiver, neigeuse et ensoleillée, et les fêtes se succédèrent sans interruption : réunions intimes et splendides galas, revues et manœuvres, soupers, concerts, bal en costume national russe, représentations françaises au théâtre de l'Ermitage, excursions en trumeau, rien ne fut omis pour diversifier les plaisirs, pour renouveler le programme ordinaire des réceptions princières, pour mettre un peu de variété dans ce qui est la monotonie même. Jamais, depuis nombre d'années, Pétersbourg n'avait vu pareil déploiement de faste, n'avait présenté alitant d'animation et d'entrain. Tout le monde se laissa emporter à ce tourbillon ; le travail des ministres en fut interrompu, la politique négligée ; Caulaincourt se plaignait que toutes les affaires russes fussent suspendues[33], et Napoléon, écrivant à Paris au comte Roumiantsof, lui annonçait avec une pointe d'ironie, en lui communiquant les nouvelles et les journaux de Pétersbourg, qu'on y dansait beaucoup en l'honneur des belles voyageuses[34].

Cette réception faite aux victimes de l'Empereur ne laissait pas que de rendre la situation de son représentant passablement délicate. Caulaincourt la soutint en homme d'esprit et de tête. Loin de s'enfermer dans une réserve malséante, il se montra partout, mais ne perdit aucune occasion pour l'appeler, pour affirmer l'absent, et pour mettre entre le Tsar et la Reine le souvenir de Napoléon.

Son premier soin fut d'affecter une rigueur intraitable sur le chapitre de ses prérogatives : dans toutes les circonstances où il eut a paraitre avec des dignitaires russes ou étrangers, il n'admit d'autre rang que le premier. Il ne voulut pas être présenté à la Heine en tête du corps diplomatique, mais avant lui et seul ; aux bals de cour, s'autorisant d'un précédent établi a Erfurt, il réclama, comme duc français, le droit de figurer aux danses d'apparat avant les princes allemands : sa prétention n'avant pas été admise d'emblée, il s'excusa de danser et brilla par cette abstention. Avant ainsi placé la France hors de pair, il put tout à son aise se montrer courtois, galant, magnifique, et contribua à faire aux hôtes d'Alexandre les honneurs de Pétersbourg.

Il fut le seul des ministres étrangers à les recevoir, à leur donner un grand bal, dans son hôtel paré avec un luxe de fleurs qui donnait en plein hiver russe l'illusion du printemps, et ce lui fut une occasion d'attirer à l'ambassade le monde officiel au complet, de faire défiler toute la terre devant le portrait de Napoléon[35]. Dans cette circonstance, il se montra environné d'une véritable cour, formée par les représentants des États feudataires de la France : chacun d'eux avait accepté de l'assister dans ses devoirs de maitre de maison, et présida une table au souper de quatre cents couverts, dom les merveilles dépassèrent tout ce qu'on avait vu de plus beau et de plus réussi en ce genre. La Reine fut traitée avec la plu-, respectueuse déférence : elle éprouvait toutefois, en présence de Caulaincourt, une gêne insurmontable ; devant lui, c'est à peine si elle osait parler aux personnes convaincues d'hostilité envers la France : elle s'observait beaucoup et gardait soigneusement le secret de ses tremblantes révoltes[36]. La surveillance et les précautions de notre ambassadeur étaient superflues, car le voyage, malgré les premières apparences, ne tournait pas à la satisfaction de nos adversaires. D'abord, dans le public mondain qui s'empressait par ordre autour des souverains prussiens, aucun mouvement d'opinion ne se produisait en leur faveur. Les vieux Russes, hostiles à tout ce qui n'est pas russe, trouvaient que la cour se mettait inutilement en frais pour une royauté étrangère ; chez les autres, si la France était peu goûtée, la Prusse restait impopulaire, depuis la désastreuse coopération de 1807 ; enfin, le Roi était là pour détruire l'intérêt qu'inspirait la reine[37]. Le physique ingrat de Frédéric-Guillaume, ses manières empruntées, son élocution pénible, ses efforts malheureux pour se donner un air militaire et cavalier qu'il avait moins que personne, l'uniforme suranné dont il s'affublait et qui semblait sur sa personne un travestissement, tout chez lui, en un mot, provoquait des propos peu flatteurs, des observations railleuses, des sourires que l'on n'avait pas le bon goût d'étouffer. Tout le monde, écrivait Caulaincourt, rit de la tournure du Roi, de son shako et surtout de sa moustache. C'était si haut aux premiers bals que les Prussiens n'ont pu l'ignorer. Tout le monde est en cordon prussien, mais on n'est un peu décemment que quand l'Empereur est à quatre pas de là[38].

Autour de la Reine, les égards et les sympathies renaissaient, sans aller jusqu'à l'enthousiasme ; elle s'essayait de son mieux à réparer les gaucheries de son mari, ayant passé sa vie à être la contenance du Roi[39], le prestige et le sourire de la monarchie ; mais elle-même, toujours gracieuse et touchante, ne disposait plus à présent de ces attraits vainqueurs qui entrainent et subjuguent. Les épreuves de sa vie avaient ruiné sa santé et flétri sa beauté. En vain elle s'essayait à lutter, recourait à tous les artifices de la toilette, se contraignait pour assister à toutes les réunions, s'y montrait habillée un peu hardiment[40], couverte de diamants, parée avec un luxe qui prêtait dans sa position à des remarques désobligeantes ; en vain, surmontant ses souffrances physiques, ses angoisses morales, elle restait fidèle à cette constante préoccupation de plaire qui avait été en d'autres temps son charme irrésistible : on la discutait aujourd'hui, on faisait entre elle et l'impératrice russe des comparaisons qui ne tournaient pas toujours a son avantage, et Caulaincourt, forçant peut-être la note, résumait ainsi l'opinion générale : On ne trouve plus la Reine belle, quoiqu'elle fasse l'impossible pour le paraitre[41].

L'empereur Alexandre, il est vrai, se montrait près d'elle le chevalier le plus galant, le plus prévenant[42] ; mais il était aisé de reconnaitre que ces hommages restaient voulus ; ils s'adressaient à la souveraine malheureuse plus qu'a la femme, et le jeune monarque ne retrouvait plus ses impressions d'autrefois. Ajoutons que son cœur s'était repris ailleurs. Mme Narischkine avait reparu et ne manquait aucune fête. Confiante en ses charmes, elle affectait comme à l'ordinaire une mise d'une simplicité superbe : peu d'ornements et de parure, à peine de bijoux ; seulement, elle avait pris soin d'entremêler à ses beaux cheveux noirs quelques fleurs de ne m'oubliez pas. Alexandre avait-il besoin de ce muet et touchant rappel pour comprendre et revenir ? Toujours est-il que les regards passionnés, les attentions compromettantes furent pour celle qui les sollicitait discrètement : Les hommages qu'elle cherchait ont été aussi publics que de coutume : on dit les soins les mêmes, les visites mente plus fréquentes[43]. Dans l'épreuve laquelle l'attendaient ses ennemis, la favorite avait trouvé l'occasion de reprendre et de consolider son empire.

Moins accessible que de coutume aux séductions de la Reine, Alexandre se laisserait-il ramener à la Prusse et détacher de Napoléon par des motifs d'un ordre moins intime ? Bien que les fêtes parussent absorber tous les instants, la politique ne fut pas totalement absente du voyage ; elle eut sa part dans les entretiens entre le Tsar et le Roi, mais Alexandre, loin de se montrer disposé à entrer coutre nous dans de nouveaux accords, ne fit entendre à ses hôtes que des conseils de résignation. S'il ne renonçait pas à obtenir de Napoléon des adoucissements à leur sort, s'il ne cessait de réclamer pour eux justice et pitié, il les exhortait en même temps à se plier momentanément aux exigences du vainqueur. Il ne leur défendait pas d'espérer des jours meilleurs, mais les suppliait de ne point compromettre l'avenir par des révoltes inutiles et prématurées. Suivant certains témoignages, il serait allé plus loin : Si j'en crois, écrivait Caulaincourt, une personne assez digne de foi et qui m'a assuré l'avoir entendu, à un dîner chez l'Impératrice mère et devant elle en prenant le café, l'Empereur causant avec le roi de Prusse lui aurait dit que la géographie autant que la raison voulaient que la Prusse se rattachât comme autrefois au système de la France. s'a-t-on pas composé cela pour moi ?[44] Si justifié que puisse paraitre en cette occasion le scepticisme de l'ambassadeur, il est certain qu'Alexandre laissa repartir le Roi et la Reine comblés de toutes les délicatesses de l'amitié[45], mais nullement encouragés à se mêler, quoi qu'il pût arriver, aux agitations de l'Allemagne[46]. Comme il avait rencontré chez Frédéric-Guillaume une docilité accablée, comme d'autre part le caractère alarmant des mesures prises par l'Autriche lui échappait toujours, il s'imagina une fois de plus avoir assuré la paix continentale et retourna à sa quiétude.

Le message de Valladolid, faisant appel à son concours diplomatique contre l'Autriche, réclamant une note comminatoire, tomba à Pétersbourg peu de jours après le départ des souverains prussiens : c'était un coup de tonnerre dans un ciel où le Tsar s'obstinait à n'apercevoir aucun nuage. Il fut ému et troublé de cette réquisition, de cet effort pour rendre l'alliance active et militante. Il n'accepta d'en causer avec Caulaincourt qu'après s'eue préparé à la discussion et avoir n'incluent assis ses idées ; il eut alors avec l'ambassadeur une explication très amicale, mais vive et serrée : Depuis que j'ai l'honneur de traiter des affaires avec l'empereur Alexandre, écrivait Caulaincourt, jamais il n'a parlé avec autant de chaleur[47].

En présence des faits qu'on lui dénonçait, Alexandre reconnaissait l'utilité d'un avertissement à l'Autriche, admettait le principe d'une note identique. Seulement, il n'entendait pas donner à cette démarche la sanction que 'Napoléon jugeait indispensable, c'est-à-dire autoriser le retrait éventuel des missions. Cette mesure, prélude ordinaire des hostilités, lui paraissait de nature à froisser, à exaspérer une cour qui lui semblait plus maladroite que malintentionnée. Suivant lui, les craintes inspirées à l'Autriche, le peu d'égards témoigné pour elle, l'isolement où elle avait été tenue pendant les conférences d'Erfurt, avaient été les causes premières de ses agitations. Pour apaiser l'humeur aigrie de cette puissance, Alexandre conseillait toujours l'emploi des traitements doux, appliqués d'une main légère ; contre le mal qui prenait un caractère aigu, il continuait de croire à la vertu souveraine des calmants[48]. S'il consentait à se servir de farine forgée par Napoléon, c'était à la condition de l'émousser et d'en ôter la pointe. De plus, il désirait que la démarche proposée, au lien d'être exécutée par les représentants des deux cours à Vienne, le fia par des personnages plus qualifiés, d'une expérience et d'un tact reconnus : pourquoi n'en pas charger le comte Roumiantsof, en lui adjoignant, pour parler au nom de la France, M. de Talleyrand, dont la modération inspirait au Tsar toute confiance ? Roumiantsof et Talleyrand rempliraient soit à Vienne, soit à Paris, auprès de M. de Metternich, la mission spéciale dont ils seraient investis.

Après avoir posé ce préliminaire, Alexandre fit expédier Paris un projet de note dont il avait discuté avec Caulaincourt, soigneusement mesuré et mitigé les expressions. Les deux cours y faisaient en termes assez sévères le procès de la conduite tenue par les Autrichiens et leur demandaient de désarmer ou au moins de s'expliquer ; elles leur signalaient la responsabilité morale qui résulterait pour eux dune agression, plutôt qu'elles ne cherchaient a leur en faire craindre les conséquences matérielles. La note sous-entendait les engagements militaires de la Russie avec la France, mais ne les exprimait point ; elle ne contenait pas cette menace positive, formelle, qui seulement pu changer les volontés de l'Autriche et lui interdire la guerre[49].

En même temps, Alexandre écrivait à Roumiantsof pour le mettre au fait de ses intentions. Sa lettre était fort longue, un volume, disait-il ; tout entière de sa main, tracée au crayon suivant son habitude, elle découvre le fond même de sa pensée ; elle révèle son désir plus vif que jamais d'éviter la guerre, son désaccord avec Napoléon quant aux moyens de la prévenir, sa méprise persistante sur les dispositions réelles de l'Autriche, en un mot sa bonne foi et son erreur.

L'empereur Napoléon, dit le Tsar, est intéressé à connaître d'une manière positive les intentions de la cour de Vienne. Il veut qu'on obtienne d'elle une réponse catégorique et, au cas qu'elle ne soit pas satisfaisante, que nos missions aient l'ordre de quitter Vienne. Pour moi, je pense qu'il est sans contredit essentiel de connaitre les vraies intentions de l'Autriche, mais, puisque le but auquel on veut atteindre est le maintien de la paix, je trouve qu'il est essentiel que la conduite que nous allons tenir réponde à ce but. Une note, la mieux faite, la plus forte en raisonnements, la plus rassurante pour l'Autriche, si elle finissait par une menace de retirer les missions, gâterait par cette finale tout ce qu'on aurait de bon à attendre de l'effet de son contenu. Il est certain qu'un amour-propre blessé entre pour beaucoup dans la conduite que tient l'Autriche. Est-ce en la blessant encore qu'on peut espérer d'empêcher ces gens de faire ce qui nous est essentiel d'éviter ?Mon opinion serait donc que la note fût sage, forte en raisonnements, mais surtout riche en assurances tranquillisantes pour la cour de Vienne... Si elle n'est pas contente, c'est une preuve que, menée par l'Angleterre, elle veut à toute force une rupture. Mais ne laissons pas à un Anstett — c'était le nom du chargé d'affaires de Russie à Vienne — et à un Andréossy à juger de l'effet qu'aura produit sur le cabinet de Vienne le langage que nous allons lui tenir ; réservons-nous cela à nous-mêmes ou bien à des hommes qui possèdent, qui justifient balte notre confiance, comme vous et le prince de Bénévent. Il est de tout notre intérêt d'empêcher, du moins d'éloigner autant que possible la rupture entre la France et l'Autriche, car il faut convenir que nous nous trouverons dans une position assez embarrassante. Si l'Autriche attaque, nous sommes tenus par nos engagements à tirer l'épée. Si c'est la France, nos engagements n'ont rien alors d'obligatoire pour nous, mais notre position reste à peu près aussi embarrassante, et l'écroulement de l'Autriche sera un malheur réel dont nous ne pouvons pas ne pas nous ressentir[50].

Alexandre fait ensuite à Roumiantsof le récit de ses premières conversations avec le prince de Schwartzenberg, arrivé récemment à Pétersbourg. L'entrée en matière de cet envoyé n'a pas laissé que d'être inquiétante : levant en partie le voile sur les projets de sa cour, il a fait entendre que l'Autriche ne pouvait rester sur le pied où elle était, et qu'on pouvait mettre en question s'il ne valait pas mieux courir les chances d'une nouvelle guerre que de rester dans cet état de crise et d'anxiété. A cet aveu, le Tsar a répondu que l'Autriche devait choisir entre des revers inévitables et des dangers peut-être imaginaires. Napoléon est invincible ; se heurter volontairement à lui, c'est courir à la ruine. D'autre part, Napoléon ne veut pas la guerre ; on le sait à Pétersbourg, et Alexandre s'est porté fort de cette intention pacifique, sans croire absolument. Il a promis d'aller au secours de l'Autriche, si celle-ci était attaquée, mais n'a point caché ses engagements défensifs avec la France et s'est déclaré résolu à les tenir.

Par malheur, ce qu'il ne confiait point à Roumiantsof, ce qui nous est révélé par les dépêches de Schwartzenberg, c'est qu'il avait laissé apercevoir, au travers même de ses admonestations, un fond d'intérêt, de tendresse pour la cause autrichienne, en même temps qu'une hostilité sourde contre Napoléon. A l'entendre, son but n'était point d'imposer à nos ennemis une éternelle résignation ; il leur demandait seulement d'attendre, de temporiser ; il fallait se réserver pour l'avenir, se garder intact pour de meilleures occasions : l'heure de la vengeance sonnerait un jour[51]. En laissant tomber de ses lèvres ces graves et funestes paroles, Alexandre exprimait-il réellement sa pensée ? Voulait-il simplement, suivant un procédé qui lui était habituel, accommoder son langage au gout de son interlocuteur[52] ? Était-ce pour se mieux faire écouter de l'Autriche qu'il excusait dans une certaine mesure et flattait ses passions ? Ce qui est certain, c'est que Schwartzenberg puisa dans ses entretiens avec le Tsar l'opinion que ce prince ne prêterait aux Français, dans la lutte décidée à Vienne, qu'un concours insignifiant et de nulle valeur. Il fit part à son gouvernement de cette conviction réconfortante ; même, d'après lui, ne fallait-il point désespérer, si la fortune souriait tout d'abord aux armes de l'Autriche, de voir la Russie se rapprocher de cette puissance et changer de camp ? Alexandre, il est vrai, ne se doutait point de l'interprétation donnée à ses paroles : au contraire croyait-il avoir produit sur Schwartzenberg l'impression la plus décourageante et se flattait-il par là de ramener l'Autriche à des idées de paix. Il a expédié son courrier, écrivait-il à Roumiantsof, et, sans en avoir la certitude mathématique, je nourris l'espoir de prévenir de la part de l'Autriche la rupture avec la France. Reste maintenant à obtenir le même but de la part de la France ; c'est à quoi je me flatte que vos efforts auront réussi[53]. Ainsi revenait en lui cette pensée, autorisée par l'exemple du passé, fausse dans la circonstance, que Napoléon, au moins autant que l'Autriche, avait besoin d'être détourné de la guerre ; il laissait à Roumiantsof, qui allait se retrouver en contact à Paris avec le redoutable empereur, le soin d'accomplir cette tache délicate et de recommander aux Tuileries la paix qu'il cid fallu imposer à Vienne.

 

 

 



[1] Préambule du traité d'Erfurt, DE CLERCQ, Traités de la France, II, 284.

[2] Documents inédits.

[3] Rapport n°12 de Caulaincourt à Napoléon, 15 février 1809. Archives nationales, AF, IV, 1698.

[4] Archives  des affaires étrangères, Russie, 150. Caulaincourt se tenait en correspondance assez suivie avec Talleyrand, dont il ignorait les relations clandestines avec les cours de Russie et d'Autriche.

[5] Mémoires du duc de Rovigo, IV, 27.

[6] Correspondance, 14684.

[7] Correspondance, 14643.

[8] Andréossy à Champagny. Cette dépêche, comme tous les autres extraits de la correspondance d'Autriche que nous citons dans ce chapitre et le suivant, est tirée des archives  des affaires étrangères, Vienne, 381 et 382.

[9] Champagny à l'Empereur, 3 janvier 1809. Archives nationales, AF, IV, 1675.

[10] Correspondance, janvier 1809.

[11] Correspondance, 14630, 14669, 14675, 14676, 14677.

[12] Correspondance, 14665.

[13] Correspondance, 14630.

[14] Correspondance, 14864.

[15] Documents inédits.

[16] Dépêche d'Andréossy, 13 décembre 1808.

[17] Joseph DE MAISTRE, Mémoires et Correspondance, p. 322.

[18] Dépêches d'Andréossy, 13 et 24, décembre 1808, 15 janvier 1809.

[19] Correspondance, 14690.

[20] Rappelons que M. de Caulaincourt avait reçu au printemps de 1808 le titre de duc de Vicence.

[21] Rapport de Caulaincourt en date du 22 février 1809. Nous rappelons que les lettres de Napoléon à Caulaincourt, pendant la mission de ce dernier en Russie, manquent dans la Correspondance et ne nous sont connues que par les réponses qui s'y référent point par point. Toutes les lettres et tous les rapports de Caulaincourt à l'Empereur, cités dans ce volume, figurent aux Archives nationales, AF, IV, 1697, 1698 et 1699.

[22] Correspondance, 14715, 14721, 14722, 14731.

[23] Caulaincourt à Napoléon, 15 janvier 1809.

[24] 9 décembre 1808 : J'avais la plume en main, général, pour vous écrire, lorsque je reçois l'instant votre lettre. Je voulais vous faire compliment des succès dont oie parle le comte Romanzof dans ses dépêches et dont j'ai vu la confirmation dans votre Moniteur. Le comte Romanzof ne peut assez se louer de l'accueil qu'on lui fait. J'espère que tout ira maintenant an gré de nos désirs. Recevez, en attendant, général, l'assurance de toute l'estime que je vous porte. ALEXANDRE.

13 janvier 1809 : Je suis fâché, général, de vous savoir encore indisposé. J'ai reçu les bulletins. La bataille de Tudela parait avoir été une très belle affaire et amènera sûrement des résultats majeurs. Je suis charmé que les affaires d'Espagne aillent si bien, mais très Mollé de votre indisposition. Recevez, je vous prie, général, l'assurance de toute mon estime. ALEXANDRE.

20 juin 1809 : Faites-moi le plaisir, général, de passer chez moi dans une demi-heure en frac. J'ai quelque chose d'assez intéressant vous communiquer. A. Archives nationales, AF, IV, 1698.

[25] Caulaincourt à Napoléon, 15 janvier 1809.

[26] Instructions de Champagny à Andréossy, 20 janvier 1809.

[27] Rapport n° 4 de Caulaincourt, 20 décembre 1808.

[28] On dit de Pétersbourg, transmis par l'ambassadeur avec ses lettres et rapports du 5 novembre 1808.

[29] À Erfurt, une actrice de la Comédie française, mademoiselle Bourgoing, avait été remarquée d'Alexandre ; l'hiver suivant, elle reçut un congé pour se rendre à Pétersbourg.

[30] Lettre publiée par M. Tatistcheff, Alexandre Ier et Napoléon, p. 467.

[31] Correspondance, III, 172.

[32] Les mauvais plaisants de la ville, ajoute Caulaincourt, disent que c'est l'espoir de ces cadeaux qui l'a attirée. On dit et nouvelles, janvier 1809. Les correspondances de l'époque sont pleines d'allusions souvent cruelles à la gêne matérielle où se trouvaient réduits le roi et la reine de Prusse.

[33] Caulaincourt à Napoléon, 15 janvier 1809.

[34] Lettre publiée par M. Tatistcheff, Alexandre Ier et Napoléon, p. 478-479. Cf. la Correspondance de Joseph de Maistre, III, 171-211, et les Souvenirs de la comtesse de Voss, Grande maitresse à la cour de Prusse, Neunundsechzig Jahre am Preussischen Hofe, 341-353.

[35] Toute la terre était à cette fête, écrivait Joseph de Maistre, excepté le duc (le duc de Serra-Carriola, ambassadeur du roi des Deux-Siciles) et moi. Correspondance, III, 211.

[36] J. DE MAISTRE, Correspondance, III, 200.

[37] Caulaincourt à Napoléon, 15 janvier 1809.

[38] On dit et nouvelles, janvier 1809.

[39] Documents inédits.

[40] J. DE MAISTRE, Correspondance, III, 208.

[41] On dit et nouvelles, janvier 1809.

[42] Caulaincourt à Napoléon, 15 janvier 1809.

[43] On dit et nouvelles, janvier 1809.

[44] Caulaincourt à Napoléon, 15 janvier 1809.

[45] J. DE MAISTRE, Correspondance, III, 190.

[46] Cf. BEER, Zehn Jahre œsterreichischer Politik, 359.

[47] Rapport du 22 février 1809.

[48] L'espoir de terminer des différends politiques, écrivait Caulaincourt dans son rapport, comme on apaise une querelle de famille, flatte l'esprit philanthropique de l'Empereur au point qu'aucun raisonnement ne change le fond de son opinion...

[49] Le projet de note figure aux Archives nationales, AF, IV, 1698, envoi du 22 février 1809, 2e annexe.

[50] Lettre du 16 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[51] Rapport de Schwartzenberg du 15 février 1809, cité par BEER, op. cit., page 349.

[52] Il arrive souvent à l'Empereur de n'avoir point d'autre vue dans ses conversations, et de traiter, pour ainsi dire, chacun avec les mets qu'il suppose lui plaire. Mémoires du prince Adam Czartoryski, t. II, 218-219.

[53] Lettre du 10 février 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.