NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE XII. — ERFURT.

 

 

VI. — LA CONVENTION.

Établissement graduel des clauses de la convention : rôle respectif des souverains et des ministres. — Articles concernant l'Angleterre, l'Espagne, la Finlande, les Principautés. — Napoléon voudrait que la Russie ne réclamât pas la cession des Principautés à Constantinople avant que l'on connût le résultat des pourparlers avec l'Angleterre ; motifs dont il s'inspire. — Avidité impatiente et défiance des Russes. — Arrière-pensées qu'ils prêtent à Napoléon. — Grave divergence de vues. — Transaction. — Article concernant l'Autriche. — La Turquie mise sous séquestre. — Nouvelles difficultés ; on se décide enfin à signer. — Lettre au roi d'Angleterre. — Différences essentielles dans le langage tenu par Napoléon et par Alexandre au baron de Vincent. — Encore la reconnaissance des nouveaux rois : lettre particulière d'Alexandre. — Napoléon essaye de rassurer et de raisonner la cour de Vienne. — Supplications de la Prusse. — Napoléon lui fait remise de vingt millions. — Fin des conférences ; séparation des deux empereurs. — Lettre d'Alexandre à sa mère. — Tristesse de Napoléon. — Résultats d'Erfurt. — Disparition de toute cause immédiate de conflit entre la France et la Russie. — Napoléon désirait avec passion que la paix générale sortit de l'entrevue : comment ce but se trouve manqué. — Étapes successivement parcourues par Alexandre dans la voie du désenchantement et de la défiance. — En laissant planer un doute sur ses intentions, ce monarque encourage les visées belliqueuses de l'Autriche. — Talleyrand livre à Metternich le secret des dispositions d'Alexandre. — Effet de cette communication. — La guerre résolue à Vienne. — Influence funeste qu'une nouvelle crise continentale doit nécessairement exercer sur les rapports de la France et de la Russie. — Comparaison entre Tilsit et Erfurt.

 

Parallèlement aux causeries vagues et aux insinuations à demi-mot, la négociation positive avait repris et suivait lentement son cours. A leur retour de Weimar, les empereurs avaient trouvé que, si MM. de Champagny et Roumiantsof s'étaient mis d'accord sur certaines des clauses à insérer dans le traité, plusieurs articles les arrêtaient ; se réservant de lever par eux-mêmes ces obstacles, Napoléon et Alexandre voulurent que le travail de leurs ministres se continuât sous leur surveillance immédiate ; tout débat revenait devant eux en appel. Il y avait entre leur hôtel et leur chancellerie d'incessantes allées et venues ; Champagny et Roumiantsof se quittaient, se retrouvaient jusqu'à quatre fois par jour pour prendre et se transmettre les ordres de leurs maîtres. Sur le point de monter à cheval, pressé d'aller rejoindre Napoléon, Alexandre voyait arriver son ministre, fort en peine, qui lui signalait quelque nouveau litige et sollicitait des instructions : L'empereur Napoléon m'attend, disait-il alors, j'arrangerai tout cela avec lui[1], et durant la promenade ou au cours de l'entretien du soir, on s'appliquait à trouver la formule qui devait tout concilier. On transigeait sur certaines questions ; d'autres étaient écartées, et, grâce à ce procédé qui voilait de trop fréquents désaccords, la convention prenait forme dans ses différentes parties.

Le préambule et les articles 1 à 3 exprimaient le but à atteindre, c'est-à-dire la conclusion de la paix générale, et réglaient les démarches à tenter auprès de l'Angleterre. On proposerait à cette puissance de traiter ; on nommerait des plénipotentiaires chargés de se rendre au lieu qu'elle désignerait ; dans la négociation, la France et la Russie agiraient de concert, se communiqueraient toutes les propositions de la partie adverse, ne sépareraient jamais leurs intérêts : toutes clauses d'usage en pareil cas et qui ne fournirent matière à aucune difficulté.

Sur quelles bases se ferait la paix avec l'Angleterre ? C'est à ce sujet que la France et la Russie s'assuraient cette réciprocité d'avantages qui formait la règle de leur alliance : indépendamment de leurs possessions antérieures, elles se garantissaient l'une à l'autre toutes les conquêtes qu'elles avaient réalisées ou poursuivies depuis Tilsit, la première dans le midi de l'Europe, la seconde dans le Nord et en Orient.

On convenait d'abord, par l'article 4, de traiter d'après l'état actuel des possessions, chacun devant conserver ce qu'il occupait. Mais cette promesse générale ne suffisait pas à rassurer deux ambitions également méfiantes, qui voulaient de positives sûretés. D'ailleurs l'Espagne, en pleine insurrection, échappait de fait à notre uti possidetis, et Napoléon tenait néanmoins à ce que l'attribution de ce royaume à sa dynastie fût placée expressément sous la garantie russe. Le Tsar dut donc s'obliger, par l'article 6, à regarder comme condition absolue de la paix que l'Angleterre reconnaîtrait le nouvel ordre de choses établi par la France en Espagne. Quant aux changements opérés ou préparés depuis un an au delà des Alpes, Napoléon se satisfit d'une simple lettre qui lui fut adressée par Alexandre et portait reconnaissance anticipée de tout ce qu'il déciderait sur le sort du royaume d'Étrurie et celui des autres États d'Italie[2].

En regard de ces stipulations tout à l'avantage de la France figuraient les engagements corrélatifs de Napoléon : c'était d'abord l'article 5, dans lequel ce monarque, reprenant les termes employés pour l'Espagne, s'obligeait à regarder comme condition absolue de la paix avec l'Angleterre qu'elle reconnaîtrait la Finlande, la Valachie et la Moldavie comme faisant partie de l'empire de Russie.

Était-il nécessaire de s'expliquer plus amplement sur l'abandon que la France faisait à son alliée de la province suédoise et des deux provinces turques ? Alexandre avait demandé tout d'abord que l'annexion de la Finlande à ses États fût explicitement reconnue, et Napoléon ne se montrait pas éloigné d'y consentir[3]. Puis cette prétention fut abandonnée : le Tsar y voyait peu d'avantages, la France n'ayant jamais fait difficulté de sacrifier la Suède ; il y reconnaissait quelques dangers, car Napoléon pourrait exiger en retour d'autres satisfactions. Le nom de la Finlande ne parut donc que dans l'article susmentionné. Le sort des autres parties de la monarchie suédoise ne parait pas avoir été mis en question, bien qu'Alexandre reçût toute liberté pour continuer et pousser la guerre au Nord : on convint seulement, par l'article 13, de procurer au Danemark un agrandissement proportionné à ses épreuves et à ses services.

Pour la Moldavie et la Valachie, la question se posait différemment, et Napoléon, bien qu'il sentit que l'attitude de l'Autriche, en rendant indispensable l'accord avec la Russie, l'obligeait à plus de condescendance, formulait encore quelques réserves. Il offrait sa parole de ne point mettre obstacle à l'annexion des Principautés par la Russie, mais priait son allié de ne point user sur-le-champ de cette latitude et de lui garder le secret quelques mois ; il désirait que la Russie attendit, avant de signifier aux Turcs sa volonté de garder les deux provinces et de leur offrir la paix à ce prix, l'issue des négociations avec Londres. Son raisonnement était le suivant : le cabinet de Saint-James emploie de persévérants efforts pour se réconcilier avec la Porte et l'attirer dans son alliance ; les Turcs hésitent encore, car ils n'ont pas perdu toute foi en Napoléon et s'imaginent que la France les aidera à sauvegarder l'intégrité de leur territoire. Mais que le Tsar, au sortir d'Erfurt, réclame d'eux impérieusement l'abandon des deux provinces, ils connaîtront que la France les a délaissés, trahis, livrés. Dans l'excès de leur désespoir, ils se rejetteront violemment vers l'Angleterre et mettront à sa disposition toutes les ressources de leur empire. Notre ennemie, qu'on s'était flatté d'enfermer dans son domaine maritime, reprendra terre en Orient comme en Espagne et, ressaisissant le continent d'Europe par ses deux extrémités, se sentira mieux placée pour soutenir la lutte et encouragée à la poursuivre. Elle retrouvera un allié, disait la note déjà citée, des débouchés pour ses manufactures et pénétrera dans la mer Noire. La paix serait plus difficile, et la guerre plus désavantageuse pour la Russie. — Et si la paix était faite entre la Russie et la Porte, reprenait Napoléon en personne, faisant valoir un autre argument, pendant que les négociations auraient lieu avec l'Angleterre, ce serait un incident qui aurait plus d'inconvénients que d'avantages, puisque l'Angleterre verrait plus clair dans les affaires qui seraient traitées à Erfurt ; et le traité fait avec la Porte lui ferait comprendre que les idées de partage sont éloignées, et l'effraierait moins[4]. Que la Russie se contente donc encore d'occuper les deux provinces, qu'elle les considère comme son bien, les administre et les organise à son gré, s'y défende contre toute attaque, mais qu'elle renonce à en exiger immédiatement la cession à Constantinople : il ne s'agit point pour elle d'ajourner l'exercice, mais seulement l'affirmation publique de son droit.

Par malheur, toute restriction, si légère qu'elle fût, à la jouissance des avantages concédés, avait le don d'émouvoir les Russes et de les indisposer. S'il était un point sur lequel Alexandre et son ministre eussent apporté à Erfurt une opinion toute faite, sur lequel ils fussent parfaitement fixés, résolus à décliner toute transaction, c'était la nécessité reconnue par eux de procurer à l'empire un agrandissement immédiat aux dépens de la Turquie. A cet égard, leur parti était arrêté, irrévocable. Le grand reproche qu'ils adressaient à la politique française était de ne les avoir jusqu'à présent payés que d'espérances. Depuis un an, Napoléon les remettait sans cesse. Inquiets de ces délais répétés, fatigués de l'attente, ils avaient hâte d'en sortir, et Roumiantsof s'exprimait à ce sujet avec une franchise presque brutale : Nous ne pouvons, disait-il à Champagny, consentir à prolonger l'état de choses qui existe depuis un an ; il a été trop contraire à nos intérêts ; nous sommes venus ici tout exprès pour vous déclarer que nous allions y mettre un terme[5]. Forts des prétendues paroles de Tilsit, des services rendus par la Russie à la cause commune, ils arrivaient en créanciers pressés, avides de jouir, et réclamaient le payement d'une dette qu'ils considéraient commune exigible depuis de longs mois. Préférant une satisfaction partielle, mais accordée sur l'heure, à la perspective d'avantages illimités, aimant mieux recevoir les Principautés tout de suite que la promesse de Constantinople, ils brûlaient de présenter à la Russie un avantage définitivement acquis, et l'on eût dit que le Tsar avait juré à ses peuples de ne point revenir d'Erfurt sans leur rapporter un lambeau de la Turquie.

De plus, dans leurs rapports avec Napoléon, Alexandre et Roumiantsof en étaient venus à un tel point de défiance que toute parole de l'Empereur prenait pour eux un sens suspect et renfermait un piège. Dans le cas présent, le sursis réclamé leur semblait impliquer une réserve sur le fond même de leur droit. Si Napoléon, se disaient-ils, prétendait les ajourner à nouveau, c'était avec l'espoir de les tromper et de les frustrer. Tandis qu'ils s'abstiendraient d'agir, tarderaient à exiger des Turcs une renonciation expresse, à se munir d'un titre formel, Napoléon soumettrait l'Espagne. Cette tâche achevée, son attention se reporterait sur l'Orient. Si la paix n'était pas faite avec l'Angleterre, il reviendrait à ses idées primitives : retrouvant les Russes toujours en guerre avec la Porte, il en profiterait pour leur proposer le partage, et ce lui serait un moyen de balancer l'effet de ses concessions d'Erfurt par des avantages plus considérables pour la France, de susciter d'interminables difficultés, de remettre tout en question[6]. D'autre part, si la paix avec l'Angleterre se concluait avant que la Russie eût réglé son différend avec la Porte, quelle garantie aurait Alexandre contre une nouvelle évolution de la politique napoléonienne ? L'Empereur, à qui l'alliance du Nord ne serait plus indispensable, ne pourrait-il se retourner vers les Turcs, appuyer, seconder leur résistance à de tardives prétentions, et reprendre subrepticement ce que d'impérieuses nécessités l'avaient seules obligé de céder ? Il fallait donc que la question orientale, loin de rester entrouverte, ainsi que le voulait une politique insidieuse, fût close sur-le- champ, en quelques semaines, avant que Napoléon pût se passer de la Russie et alors que son intérêt demeurait le garant de sa sincérité. D'ailleurs, Alexandre et son ministre avaient hâte de mettre la dernière main à leur œuvre sur le Danube pour retrouver eux-mêmes leur liberté d'action en Europe, pour n'avoir plus besoin de Napoléon, et ce fut avec le parti pris de se montrer intraitable que Roumiantsof aborda la discussion des articles par lesquels le projet français, inspiré par l'Empereur, préparé par Talleyrand, soutenu par Champagny, essayait de régler le sort immédiat et la destinée future des Principautés.

Ce projet, dans sa rédaction primitive, contenait un article, le huitième, ainsi conçu : S. M. l'empereur de Russie, d'après les révolutions et changements qui agitent l'empire ottoman et qui ne laissent aucune possibilité de donner et par conséquent aucune espérance d'obtenir des garanties suffisantes pour les personnes et pour les biens des habitants de la Valachie et de la Moldavie, étant résolu à ne point s'en dessaisir, d'autant plus que leur possession seule peut donner à son empire une frontière naturelle et nécessaire, S. M. l'empereur Napoléon ne s'oppose point aux déterminations de S. M. l'empereur de toutes les Russies[7]. Alexandre et Roumiantsof trouvèrent ces expressions trop faibles et proposèrent de leur en substituer d'autres. S. M. l'empereur Napoléon, dirait-on, consent à ce que l'empereur de Russie possède en toute souveraineté la Valachie et la Moldavie, en prenant le Danube pour frontière, et en reconnait dès ce moment la réunion à l'empire de Russie...

Après quelque résistance, Napoléon admit que son acquiescement aux vues d'Alexandre fût ainsi précisé, et la rédaction russe fut acceptée. S'il est une manière plus formelle, plus énergique, disait Champagny, d'exprimer ce consentement, cette reconnaissance, nous l'adopterons, mais, au nom de ce grand intérêt de la pacification, bornez-vous à cela dans ce moment[8], et la discussion se renouvela avec plus de force sur l'article suivant.

Cette disposition accordait à la Russie le droit de négocier directement avec la Porte, sans notre intermédiaire, l'acquisition des Principautés, et Napoléon, qui avait voulu d'abord retenir sa qualité de médiateur, afin de conserver la direction des pourparlers, se contentait finalement de cette simple réserve : Il ne sera donné à la Porte aucun éveil sur les intentions de la Russie, que l'on n'ait connu l'effet des propositions faites par les deux puissances à l'Angleterre. Cette phrase, péremptoirement repoussée par Roumiantsof, devint pour l'entente une nouvelle pierre d'achoppement.

Après plusieurs conférences, après une discussion finale de deux heures, Champagny reconnut chez son interlocuteur un préjugé systématique qui le rendait sourd à tout argument : Cette obstination de M. de Roumiantsof, écrivait-il à l'Empereur, n'est pas le produit du moment ; elle tient à de longues réflexions qui n'ont eu qu'un but, à une attente impatiemment supportée, enfin à l'opinion que, dans le moment actuel, rien ne peut s'opposer à l'exécution des vues de la Russie. Je désespère de la vaincre[9].

Le ministre avouant son impuissance et se dérobant, l'Empereur le remplaça dans la lutte, donna de sa personne, essaya de fléchir Alexandre ; mais ses efforts se brisèrent à nouveau contre la patiente ténacité de son allié. Enfin ce débat, devenu menaçant pour le sort de l'alliance, se termina par une transaction. Napoléon consentit que l'article ne fit mention d'aucun terme, n'imposât aux Russes aucun délai : il fut convenu seulement que notre diplomatie à Constantinople n'aurait pas à appuyer leurs revendications, resterait libre de ménager les susceptibilités ottomanes et de démentir tout concert entre les deux cours impériales aux dépens de la Turquie. De plus, Alexandre donna sa parole qu'il ne prononcerait pas ses exigences et ne mettrait point ses troupes en mouvement avant le 1er janvier 1809[10] ; à cette date, l'Angleterre aurait pris son parti sur les ouvertures de paix, se serait engagée par une réponse, et le retour de la Turquie à son alliance, s'il venait à se produire, ne saurait influer rétrospectivement sur ses décisions. Cette réserve purement verbale n'apparut point dans l'article 9, qui fut rédigé définitivement comme il suit :

Sa Majesté l'empereur de Russie s'engage à garder dans le plus profond secret l'article précédent — celui qui redonnait la réunion des Principautés à la Russie — et à entamer, soit à Constantinople, soit partout ailleurs, une négociation, afin d'obtenir à l'amiable, si cela se peut, la cession de ces deux provinces. La France renonce à sa médiation. Les plénipotentiaires ou agents des deux puissances s'entendront sur le langage à tenir, afin de ne pas compromettre l'amitié existant entre la France et la Porte, ainsi que la sûreté des Français résidant dans les Échelles, pour empêcher la Porte de se jeter dans les bras de l'Angleterre.

L'article subséquent spécifia le concours éventuel que les deux puissances auraient à se prêter contre l'Autriche. Ici encore, le traité appliquait le principe d'un échange de services entre la France et la Russie sur le terrain de leurs intérêts respectifs. Si l'Autriche attaquait la Russie en Orient et s'alliait aux Turcs pour sauver les Principautés, Napoléon ferait marcher contre elle ; par réciprocité, si l'Autriche se mettait en guerre contre la France, le Tsar embrasserait notre cause, devant considérer ce cas comme un de ceux de l'alliance générale qui unit les deux empires.

Quelques-unes des dispositions finales du traité achevaient de caractériser l'œuvre tout entière. Conformément au principe posé par Napoléon, l'acte d'Erfurt ne se donnait pas pour but de régler à tout jamais les rapports entre la Russie et la France, ni même de dresser un plan définitif d'opérations contre l'Angleterre : c'était un premier concert de mesures, à la suite duquel, s'il y avait lieu, on aviserait à s'entendre sur des moyens plus énergiques. Cette pensée ressort nettement de l'article 12 : Si les démarches faites par les deux hautes parties contractantes pour ramener la paix, y était-il dit, sont infructueuses... Leurs Majestés Impériales se réuniront de nouveau, dans le délai d'un an, pour s'entendre sur les opérations de la guerre commune et sur les moyens de la poursuivre avec toutes les forces et toutes les ressources des deux empires. C'était dans cette nouvelle entrevue que l'on attrait à aborder le problème laissé en suspens, à examiner si le partage de l'Orient ne s'imposait point comme suprême moyen de coercition contre l'Angleterre.

En attendant, il convenait que la proie demeurât intacte, qu'aucune part n'en fût prématurément distraite, sauf celle qui venait d'être détachée au profit de la Russie : Les hautes parties contractantes s'engagent d'ailleurs, disait l'article 16, à maintenir l'intégrité des autres possessions de l'empire ottoman, ne voulant ni faire elles-mêmes ni souffrir qu'il soit fait aucune entreprise contre aucune partie de cet empire sans qu'elles en soient préalablement prévenues. Qu'on se garde toutefois de voir dans ce sursis accordé par Napoléon à la monarchie orientale une véritable permission de vivre. Pour l'Empereur, l'article s'interprétait en ce sens que les deux cours s'interdisaient de porter l'une sans l'autre la main sur la Turquie, s'engageaient à la défendre contre les entreprises de tiers ambitieux, la plaçaient sous leur garde jalouse, se réservaient de fixer seules l'heure et les conditions du partage ; c'était moins pour l'empire ottoman une garantie réelle qu'une mise sous séquestre.

Ainsi se trouva établi le texte du traité, qu'on se promettait de tenir secret pendant dix ans. Napoléon avait discuté et admis une à une les clauses de cet acte, très différent de celui qu'il s'était proposé de signer à Erfurt, sans que l'on sût encore s'il agréerait l'ensemble de l'œuvre, s'il s'en contenterait, s'il ne viendrait pas brusquement élever ou renouveler d'autres prétentions. A cet égard, ses ministres eux-mêmes ne se flattaient pas de posséder toute sa pensée. Certes, il eût souhaité que l'accord fût plus étendu, plus explicite, qu'il prévit mieux certaines éventualités. Il insistait toujours pour que les engagements contre l'Autriche fussent aussi développés que possible. Méditant déjà d'enlever la Hollande aux mains hésitantes du roi Louis et de la relier plus étroitement au système continental en la réunissant à l'empire, il eût voulu qu'un article fit allusion à ce royaume et lui en abandonnât la disposition. Mais ces exigences en faisaient naître d'autres chez Alexandre : les incidents se multipliaient, altéraient les rapports sans amener de résultats positifs : à la longue, la fatigue venait ; la vie d'Erfurt, avec la répétition des mêmes divertissements, des mêmes débats, n'offrait plus de charme aux deux souverains : ils avaient hâte de conclure et de se quitter. A la fin, ils prirent le parti de s'en tenir aux dispositions formulées, de n'en pas dire davantage, dans la crainte qu'à vouloir trop préciser on n'arrivât à constater de profonds et dangereux dissentiments. On se contenta d'avoir assuré le présent, et, le 12 octobre, on signa, suivant le mot énergique d'un témoin, en fermant les yeux, pour ne pas voir dans l'avenir[11].

La tâche des empereurs n'était pas terminée. Il leur fallait arrêter les termes de leur lettre commune au roi d'Angleterre ; il leur restait aussi à rédiger leur réponse individuelle à l'empereur d'Autriche, puisqu'ils n'avaient pu s'entendre pour un langage identique.

Alexandre consentit que la lettre au roi Georges fût conçue dans les termes les plus propres à effrayer l'Angleterre sur les suites d'un refus ; on mit dans la bouche des deux monarques un langage modéré, habile et digne ; on ne laissa apparaître que derrière un sincère désir de conciliation la possibilité de suprêmes bouleversements.

Sire, disait la lettre, les circonstances actuelles de l'Europe nous ont réunis à Erfurt. Notre première pensée est de céder au vœu et au besoin de tous les peuples et de chercher, par une prompte pacification avec Votre Majesté, le remède le plus efficace aux malheurs qui pèsent sur toutes les nations. Nous en faisons connaître notre sincère désir à Votre Majesté par cette présente lettre.

La guerre longue et sanglante qui a déchiré le continent est terminée sans qu'elle puisse se renouveler. Beaucoup de changements ont eu lieu en Europe. Beaucoup d'États ont été bouleversés. La cause en est dans l'état d'agitation et de malheur où hi cessation de commerce maritime a placé les plus grands peuples. De plus grands changements encore peuvent avoir lieu, et tous contraires à la politique de la nation anglaise. La paix est donc à la fois dans l'intérêt des peuples du continent comme dans l'intérêt des peuples de la Grande-Bretagne.

Nous nous réunissons pour prier Votre Majesté d'écouter la voix de l'humanité, en faisant taire celle des passions, de chercher, avec l'intention d'y parvenir, à concilier tous les intérêts, et, par là, garantir toutes les puissances qui existent, et assurer le bonheur de l'Europe et de cette génération à la tête de laquelle la Providence nous a placés[12].

Il fut convenu que cet écrit serait porté de Boulogne à Douvres à bord d'un bâtiment parlementaire français : expédié par le comte Roumiantsof à M. Canning, secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique, il serait accompagné d'une lettre d'envoi offrant de traiter d'après la base de l'uti possidetis et toute autre fondée sur la justice, la réciprocité et l'égalité qui doivent régner entre toutes les grandes nations[13]. En même temps, M. Roumiantsof viendrait s'établir pour quelque temps à Paris, afin de suivre, comme plénipotentiaire de Russie, les négociations avec l'Angleterre.

Relativement à l'Autriche, la divergence d'opinion entre les deux souverains s'était traduite, dès le début de l'entrevue, par un langage dissemblable à M. de Vincent. Après l'arrivée du courrier d'Andréossy, Napoléon avait accueilli très vivement l'envoyé autrichien, la colère dans les yeux, la menace à la bouche. Faudra-t-il toujours, lui dit-il, que je trouve l'Autriche sur mon chemin, en travers de mes projets ? Je voulais vivre avec vous en bonne intelligence, vous faire de grands avantages : cependant, c'est quand tout paraissait réglé, fini entre nous, que vos armements sont venus mettre l'Europe en alarme. Que prétendez-vous ? Le traité de Presbourg, a irrévocablement fixé votre sort. Voulez-vous remettre en question ce qu'il a décidé ? Alors, c'est la guerre que vous cherchez ; je dois m'y préparer, et je vous la ferai terrible. Je ne la désire ni ne la crains ; mes moyens sont immenses ; l'empereur Alexandre est et restera mon allié : vos insinuations, vos offres ne l'ont pas ébranlé ; il remplira scrupuleusement ses obligations, j'en ai la certitude, et dirigera contre vous toutes les forces de son empire. Dans ces conditions, l'instant vous est-il propice pour m'attaquer ? C'est à vous d'en juger, l'avenir vous donnera tort ou raison. Et pourtant, ne serait-il pas temps de vous tenir tranquilles, après avoir quatre fois succombé, de vous consacrer à l'amélioration de vos finances, à votre prospérité intérieure ? Votre véritable intérêt n'est-il pas de licencier vos milices, de réduire vos troupes de ligne, qui elles-mêmes sont encore trop nombreuses, lorsqu'aucun danger ne vous menace et que vous ne pouvez avoir d'ennemis que ceux que vous vous ferez par vos provocations et vos armements inconsidérés ?

Au reste, ajoutait l'Empereur, il ne se laisserait plus braver impunément ; à la première proclamation belliqueuse, il répondrait par la guerre et ne poserait plus les armes avant d'avoir réduit à cent mille hommes les forces de l'Autriche. Il se radoucissait toutefois par instants, laissait entendre que, si l'on reprenait à Vienne une attitude pacifique, il éloignerait ses troupes, retirerait ses garnisons des places de l'Oder : u En attendant, dit-il avec un sourire, je vais rendre Berlin à la reine de Prusse. n Mais il revenait toujours à ses deux exigences principales : l'Autriche devait renoncer à tous armements extraordinaires, reconnaître les rois français d'Espagne et de Naples[14].

Au sortir de cet orageux entretien, le baron de Vincent vit le Tsar en particulier ; il s'attendait à retrouver dans la bouche de ce monarque, sous une forme peut-être adoucie, les reproches et les injonctions du terrible empereur. Quelle ne fut pas sa joie, lorsque Alexandre, évitant toute allusion au désarmement, sur lequel Napoléon avait tant insisté, mit au contraire une sorte d'affectation à reconnaître le caractère purement organique 'et par suite irréprochable des mesures prises : Nul n'a le droit, disait-il, d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre État. Il se bornait à conseiller une attitude prudente, réfléchie, dans l'intérêt même de l'Autriche, qui n'avait point de meilleur ami que lui, et qu'il se sentait engagé d'honneur à préserver de toute atteinte[15]. Sa lettre à l'empereur François, très courte, ne fit que reproduire la même assurance : Je vous prie, disait-il, d'être bien persuadé de l'intérêt que je prends à Votre Majesté et à l'intégrité de son empire[16]. En un mot, sa préoccupation semblait être de rassurer la cour de Vienne contre la crainte d'une attaque bien plus que de lui interdire l'offensive.

Parmi toutes les mesures réclamées par Napoléon envers cette puissance, Alexandre, on se le rappelle, n'en avait adopté qu'une : il avait consenti à réitérer ses efforts, en les combinant avec les nôtres, pour obtenir la reconnaissance des nouveaux rois. Encore eut-il soin d'ôter à cette démarche le caractère que Napoléon eût voulu lui donner, celui d'une véritable mise en demeure, d'un ultimatum dont le rejet entraînerait la rupture des relations : le prince Kourakine dut se borner à exprimer un conseil et un vœu. Le cabinet de Vienne ayant opposé une nouvelle fin de non-recevoir, Alexandre ne voulut pas peser davantage sur les déterminations de son ancienne alliée et suspendit ses instances ; croyant plus que jamais à la candeur de l'Autriche, à l'innocuité de ses préparatifs, il estimait avoir assez fait pour la retenir en lui adressant un avertissement platonique : Le grand objet, écrivait-il à Roumiantsof, celui d'empêcher l'Autriche d'attaquer la France et de provoquer un embrasement général, a été atteint, et d'après ce que Anstett — le chargé d'affaires de Russie à Vienne, successeur du prince Kourakine — mande, toutes ses mesures militaires ne sont que défensives. Il est vrai que ces mesures ont augmenté considérablement ses forces, mais je n'y vois pas de mal, et la France n'en sera que moins empressée de rompre avec l'Autriche[17].

En somme, par suite des défaillances de la Russie, la partie comminatoire du système proposé par Napoléon se trouva totalement manquée. En la jugeant indispensable, l'Empereur n'avait jamais refusé de lui donner pour pendant des explications et des procédés. Réduit à ces seuls moyens, dont la valeur lui semblait problématique, il se demandait sous quelle forme les employer, afin de les rendre un peu plus efficaces, hésitait, prenait conseil[18] : il adopta enfin l'idée d'écrire à François Ier une lettre détaillée, très franche, haute à la fois et conciliante, où il exposait sans détour la gravité de la situation, formulait ses demandes, mais affirmait, essayait de prouver qu'il n'en voulait ni à l'existence ni à l'intégrité de l'Autriche[19]. En même temps, afin d'encourager cette cour à prendre des mesures de désarmement, il lui en donna l'exemple et invita les princes du Rhin à dissoudre leurs contingents, sauf à les remettre sur le pied de guerre au moindre symptôme de danger : Nous voulons, leur écrivait-il, tranquillité et sûreté[20], et cette phrase résumait toute sa politique présente à l'égard de l'Autriche.

Le sort de la Prusse fut un instant remis en question à la fin des conférences. Le roi Frédéric-Guillaume s'était résigné à ratifier la convention du 8 septembre : en se livrant de la sorte à merci, il espérait fléchir le vainqueur et obtenir un adoucissement des charges imposées à sa monarchie. Le Roi, disait une note apportée à Erfurt par le comte Goltz, en autorisant le soussigné à présenter et à faire usage de cette ratification pure et simple des encagements contractés par la susdite convention, sent en premier lieu que son refus ne serait pas compatible avec les considérations dues à sa position. Il s'y est porté de plus encore par un effet de la confiance illimitée que lui inspire la magnanimité de Sa Majesté l'Empereur et, Roi qui, assurément, ne voudra pas la ruine de la Prusse, et si, par cet acte de déférence, le Roi renonce au droit de négocier des modifications indispensablement nécessaires à apporter au mode et à la détermination des termes des payements à acquitter, il ne renonce pas à celui de les solliciter de la générosité de Sa Majesté Impériale et Royale et de prouver, en vertu de la droiture de son caractère, qu'il est impossible d'acquitter au terme prescrit par la convention la somme énorme de cent quarante millions de francs, qui excède de beaucoup la totalité des ressources restantes à la Prusse[21]. Suivait un tableau désolant des difficultés financières du royaume ; on y indiquait l'épuisement de ses revenus, l'anéantissement de son crédit, et, cette pièce justificative à la main, le comte Goltz se présentait en suppliant.

Alexandre joignant ses efforts aux instances de l'envoyé prussien, Napoléon ne se montra pas tout à fait inexorable ; il fit remise à Frédéric-Guillaume de vingt millions sur cent cinquante ; il consentit que les conditions et les époques de payement devinssent l'objet d'un règlement ultérieur entre la France et la Prusse. Cette concession fut spécifiée dans une lettre écrite par Napoléon à Alexandre, la veille de leur séparation, le Tsar renonçant, de son côté, à se prévaloir de l'article du traité de Tilsit qui faisait espérer à la Prusse, au moment de la paix générale, quelques restitutions sur la rive gauche de l'Elbe.

J'ai fait toutes mes affaires avec l'empereur de Russie[22], écrivait le 13 octobre Napoléon à son frère Joseph. En effet, cette laborieuse conférence d'Erfurt, où tant et de si graves questions avaient été agitées au milieu des plaisirs et des intrigues, touchait à son terme. Le 14 octobre, Napoléon et Alexandre sortirent ensemble de la ville, au milieu du cérémonial déjà déployé pour leur entrée. A cheval, suivis de leur maison militaire, ils prirent le chemin de Weimar : près de l'endroit où avait eu lieu leur rencontre, ils mirent pied à terre, s'entretinrent encore quelques instants ; enfin, après un échange prolongé de cordialités, ils se séparèrent, et Alexandre, montant en voiture, alla coucher à Weimar. A son arrivée dans cette ville, on assure que son premier soin fut d'écrire à sa mère, afin de la rassurer et de la plaisanter tout à la fois sur ses terreurs ; faisant allusion aux bruits d'enlèvement, de captivité, qui avaient couru, il aurait tracé ces seules lignes : Nous avons quitté la forteresse d'Erfurt et avec regret l'empereur Napoléon : je vous écris de Weimar[23].

Lorsque Napoléon eut vu s'éloigner les équipages russes ; il revint vers Erfurt, au pas, sans parler, et on le vit s'absorber dans une méditation nuancée de tristesse[24]. Vers quels horizons se portait sa pensée ardente, inquiète et profonde ? Était-ce vers l'Espagne, qui l'attirait et le repoussait tout à la fois, où il sentait la nécessité d'aller en personne, où il répugnait pourtant à s'enfoncer, comme si un pressentiment l'eût engagé à se défier de cet abîme ? Ou bien, se remémorant les incidents d'Erfurt, repassant l'œuvre de la veille, se prenait-il, sans en méconnaître la valeur, à en constater l'imperfection ?

L'entrevue d'Erfurt avait resserré momentanément nos liens avec la Russie : tranchant par une série de transactions les différends soulevés entre les deux cours, elle écartait de leurs rapports toute cause de mésintelligence immédiate ; elle Garantissait à l'Empereur que la Russie ne s'unirait point à nos ennemis pour nous prendre à revers, tandis que la Grande Armée s'engagerait sur le chemin de Madrid : elle rendait moins dangereuse l'hostilité grandissante de l'Autriche, la haine farouche de la Prusse, la sourde révolte de l'Allemagne ; elle prévenait momentanément tout danger d'universelle coalition.

Avait-elle rempli le but plus élevé encore que lui avaient assigné solennellement les empereurs ? avait-elle préparé sérieusement, par un grand effort à deux, la paix avec l'Angleterre et le repos du monde ? Cette terminaison de son œuvre, Napoléon l'avait attendue pendant six mois d'un colloque décisif avec le Tsar : amener l'Angleterre à traiter, telle était la pensée obstinée, persistante, qu'il avait apportée à Erfurt ; elle éclatait dans toutes ses conversations intimes, avait frappé les personnes de son entourage : D'après ce que je pus remarquer alors, dit l'une d'elles, l'Empereur tenait par-dessus tout à faire la paix : pour y arriver, il paraissait réellement disposé à beaucoup de concessions[25]. Au sortir d'Erfurt, il désirait toujours la paix, mais n'y croyait plus ; l'entrevue avait trompé ses espérances en réduisant le concert de mesures contre l'Angleterre à une manifestation vaine, en laissant subsister sur le continent toutes les chances de guerre que les derniers événements y avaient accumulées.

Au moins, l'entrevue aurait-elle pour résultat de donner aux rapports entre la France et la Russie une base fixe et solide, de rendre possible entre Napoléon et Alexandre un retour de confiance et d'opérer dans leurs sentiments respectifs une sincère rénovation ? Si cet effet se produisait, Napoléon, mieux assuré de la Russie, se trouverait plus fort pour résister aux assauts de ses ennemis, briser des coalitions partielles, développer ses moyens de guerre maritime, et peut-être la prolongation de l'alliance formée à Tilsit, consacrée à Erfurt, le conduirait-elle lentement à son but, à cette paix qu'il ne pouvait plus attendre que de la lassitude et de l'épuisement de sa rivale.

Certes, Alexandre avait lieu de quitter Erfurt satisfait. Il avait gagné deux provinces aussi vastes qu'un royaume, les plus utiles, les mieux situées, les plus précieuses que la Russie pût désirer pour l'accomplissement de ses desseins traditionnels. Établie définitivement sur le Danube, maîtresse de cette frontière effleurée par Pierre le Grand, conquise et abandonnée par Catherine II, la Russie distançait en Orient toutes prétentions rivales, et marquait une étape importante, peut-être décisive, sur le chemin de Constantinople. Mise désormais en contact avec les parties vives et centrales de la Turquie, elle presserait d'un poids plus fort sur cet empire désagrégé, se trouverait toujours à portée de le dominer ou de le conquérir, de l'assujettir à son influence ou d'en recueillir les dépouilles. Si plus tard Alexandre n'eût point renoncé spontanément aux bénéfices de l'entrevue, on peut croire que l'histoire de notre siècle eût changé ; peut-être le problème oriental eût-il été tranché par l'établissement définitif de la prépondérance russe ; peut-être verrions-nous le Tsar régner sur des contrées qu'il n'a pu que partiellement affranchir.

La vive intelligence d'Alexandre percevait très nettement ces avantages, s'en réjouissait, mais son imagination avait rêvé plus et se sentait déçue. Pendant plusieurs mois, il avait vécu avec une grande espérance, celle de procurer dès à présent à la Russie la conquête qui la ferait maîtresse de l'Orient. Cette espérance, il ne l'avait pas spontanément embrassée ; elle lui avait été inspirée et suggérée par Napoléon ; il y avait résisté d'abord, puis s'y était abandonné, s'y était passionnément attaché. C'était elle qui le soutenait dans les amer-turnes du présent ; s'il suivait Napoléon par des chemins obscurs, dangereux, c'était que Constantinople restait à l'horizon, éclairant la voie, montrant le but, rayonnant au loin d'une splendeur mystique. Aujourd'hui que l'image enchanteresse s'était définitivement dérobée, revenu de lui-même à la réalité, Alexandre la trouvait belle encore, mais inférieure à ce qu'il s'était promis ; il regrettait le songe évanoui, et son âme slave souffrait de ne plus pouvoir rêver.

D'ailleurs, quelque prix qu'il reconnût au présent des Principautés, une réflexion contrariait l'élan de sa reconnaissance. Ces provinces qu'on lui octroyait aujourd'hui, ne les lui avait-on pas refusées opiniâtrement pendant une année, car c'était les lui refuser que de mettre à leur abandon des conditions inadmissibles. Si Napoléon cédait à la fin, c'était que les événements contraignaient sa volonté : il cédait, pensait Alexandre, parce que ses revers au delà des Pyrénées, avec leur contre-coup en Allemagne, l'obligeaient de ménager à tout prix la Russie, et la Gratitude du Tsar allait à l'Espagne révoltée plus qu'à Napoléon, se refusait à tenir compte d'une complaisance tardive et forcée.

Charmé des avantages obtenus, Alexandre se retirait mécontent de celui qui les lui avait accordés, confirmé définitivement dans son doute sur la loyauté et les intentions de son allié. Ce doute, nous l'avons suivi dans sa marche ascendante et ses progrès successifs. Nous l'avons surpris en Germe à Tilsit ; nous l'avons vu croître sous l'empire d'une brusque révolte, lorsque Napoléon avait proposé une deuxième mutilation de la Prusse ; nous lui avons vu prendre un développement nouveau au printemps de 1808, lorsque l'Empereur, après avoir offert le partage, en avait retardé l'exécution, lorsque l'immensité, l'extrême complication de ses projets, son entreprise d'Espagne, point de départ de tous les événements qui devaient entraîner sa perte, lui avaient fait éluder les demandes et les satisfactions de la Russie. C'était l'Espagne encore, l'Espagne fatale, qui, montrant en lui le spoliateur des dynasties légitimes, le ravisseur de couronnes, avait fait franchir à Alexandre une troisième étape dans la voie de la désaffection. C'était elle enfin, cause première des terreurs ressenties et des armements opérés à Vienne, qui avait jeté entre les deux empereurs cette question autrichienne sur laquelle l'accord n'avait pu qu'imparfaitement s'opérer, après des débats où Alexandre avait cru surprendre de nouveau chez son allié des intentions attentatoires à la dignité et à l'indépendance des États. Ce quatrième sujet de crainte et de suspicion avait porté au comble les inquiétudes d'Alexandre, et Erfurt, où tout devait s'éclaircir et se concilier, avait vu s'opérer le phénomène inverse de celui qui s'était accompli à Tilsit. Sur les bords du Niémen, c'était la confiance qui l'avait emporté dans l'esprit du Tsar, refoulant des sentiments contraires sans les détruire ; à Erfurt, la défiance avait repris définitivement le dessus, comprimant un reste d'inclination. Si l'empereur Alexandre n'était pas d'ores et déjà résolu à se détacher de nous aussitôt qu'il aurait terminé la ;verre turque, s'il ne fixait pas dès à présent l'instant de la rupture, le moindre froissement ; tout changement en Europe qui dérangerait l'équilibre instable des rapports, tout événement qui lui ferait paraitre Napoléon plus menaçant et plus redoutable encore, suffirait à déterminer sa défection, â le rejeter vers nos ennemis, et l'alliance ne survivrait pas à une nouvelle épreuve.

Or, cette crise suprême, elle approchait, accourait du fond de l'horizon ; c'était cette guerre avec l'Autriche que l'entrevue d'Erfurt eût pu conjurer peut-être, et qu'elle allait, au contraire, précipiter. Assurément, il est douteux que même la volonté fortement exprimée des deux empereurs eût fait reculer l'Autriche ; peut-être cette puissance eût-elle préféré la guerre, une guerre immédiate et sans merci, aux dangers d'une soumission : dès le début des conférences, elle avait averti le gouvernement de Londres qu'elle tiendrait ferme, repousserait comme perfides et captieuses toutes propositions qui viendraient d'Erfurt, s'isolerait de toute combinaison dirigée contre la puissance britannique[26]. Il n'en est pas moins certain' que l'attitude d'Alexandre à Erfurt la fortifia dans ses dispositions belliqueuses, en lui permettant de croire que la Russie ne se laisserait jamais entraîner contre elle à une action sérieuse.

Pendant les semaines qui suivirent l'entrevue, tous les observateurs de la politique viennoise, agents français et étrangers, sauf ceux de Russie, remarquèrent en elle une allure plus décidée : les armements se poursuivaient avec plus de vigueur, l'activité guerrière redoublait. Dès le mois d'octobre, M. de Stadion, instruit par M. de Vincent des conversations d'Alexandre, adressait à l'Angleterre une demande de subsides : il lui promettait une diversion, lui faisait dire de ne point céder, de ne point entamer de négociations dans un moment où l'Autriche espérait des avantages de la continuation de la guerre[27]. Quelques jours plus tard, il est vrai, la connaissance de l'engagement éventuel contre l'Autriche, surprise par M. de Vincent dans les derniers moments de l'entrevue, affecta cet envoyé et impressionna son gouvernement ; mais une intervention occulte et malfaisante allait promptement rassurer la cour de Vienne et précipiter ses décisions.

A Erfurt, Talleyrand avait triomphé de Napoléon : son système avait prévalu contre celui de l'Empereur. Revenu à Paris, il n'a rien de plus pressé que d'annoncer cette victoire M. de Metternich et de s'en attribuer le mérite ; s'il s'est borné jusqu'alors à détourner notre allié de s'abandonner sans réserve, il se met maintenant en intimes communications avec la puissance qui arme contre nous, qui se prépare à nous assaillir ; il va jusqu'au bout dans la voie de la défection et passe à l'ennemi. Il livre à Metternich le secret du désaccord survenu entre les deux empereurs, et ses impressions sur le résultat des conférences se résument dans cette phrase décisive : Alexandre n'est plus entraînable contre vous[28]. Il va plus loin, il exprime l'espoir d'un rapprochement intime entre l'Autriche et la Russie : Depuis la bataille d'Austerlitz, dit-il, les rapports d'Alexandre avec l'Autriche n'ont point été plus favorables. Il ne dépendra que de vous et de votre ambassadeur à Pétersbourg de renouer avec la Russie des relations aussi intimes que celles qui existèrent avant cette époque : c'est cette réunion seule qui peut sauver les restes de l'indépendance de l'Europe[29].

Lorsque Talleyrand travaille ainsi à poser les fondements d'une nouvelle coalition continentale, sa connivence avec l'agresseur du lendemain n'est pas entièrement consciente ; son erreur est toujours de croire qu'à Vienne on arme uniquement pour se mettre à l'abri d'une surprise, et que l'on ne songe point encore à fondre sur nos frontières ; son but est d'établir l'Autriche et la Russie sur une ligne de défense commune, d'opposer cette double digue à l'ambition napoléonienne. Mais l'Autriche, aveuglée par sa passion, va relever dans les paroles rassurantes du prince un argument à l'appui de ses velléités d'attaque, et Talleyrand, en lui garantissant la bienveillance ou au moins l'inaction de la Russie, se trouve lui délivrer un permis d'entrée en campagne.

Le rapprochement des dates, la concordance des documents permettent de saisir entre les confidences du ministre français et les déterminations finales de la cour ennemie une corrélation trop évidente. Les entretiens de Metternich et de Talleyrand ont eu lieu en octobre, en novembre : à la fin de ce dernier mois, Metternich retourne à Vienne, en congé temporaire. A Vienne, d'après les données recueillies à Paris, il rédige un mémoire sur l'ensemble de la situation ; il conclut implicitement à la guerre, en se fondant sur deux raisons, développées l'une et l'autre dans un mémoire particulier : la première est l'insuffisance des forces que Napoléon, occupé en Espagne, pourra opposer à l'irruption des masses autrichiennes ; la seconde est le changement survenu dans les dispositions d'Alexandre, changement ménagé, constaté et certifié par Talleyrand[30]. Le travail de Metternich porte la date du 4 décembre ; le 10, Stadion résume par écrit les avantages que lui parait présenter l'offensive ; dans les jours qui suivent, l'empereur François se rallie sans réserve à ce parti, cédant aux instances de son ministre, aux raisons de son ambassadeur, et les instructions dressées le 23 pour Metternich, qui retourne à Paris, trahissent les intentions définitivement belliqueuses de l'Autriche : Si la guerre, y est-il dit, n'entre pas dans les calculs de Napoléon, elle doit essentiellement entrer dans les nôtres[31]. S'il est recommandé à Metternich de réitérer ses assurances pacifiques jusqu'à ce que l'époque d'un changement ou plutôt d'un renforcement de langage lui soit indiqué de Vienne, c'est à seule fin de donner le change sur les dispositions réelles de sa cour, en attendant qu'elle ait mis la dernière main à ses armements et réuni tous ses moyens ; le printemps de 1809 est l'époque choisie pour commencer une guerre résolue en principe.

Cette lutte inévitable ne détruirait pas seulement jusqu'aux dernières chances de paix générale : quel qu'en soit le résultat, elle ne saurait qu'être fatale à nos rapports avec la Russie. Si Napoléon essuyait des revers, Alexandre céderait facilement an mouvement irrésistible de l'opinion, au désir de venger Austerlitz, Friedland, et se jetterait dans la ligue européenne pour en prendre le commandement. Si la fortune nous restait fidèle, si Napoléon frappait l'un de ces coups de foudre auxquels il avait habitué ses adversaires, l'Autriche s'écroulait. Resté seul en Europe avec Napoléon, Alexandre n'apercevrait plus en lui qu'un rival. Il se sentirait menacé dans sa sécurité, atteint dans ses intérêts essentiels, en voyant la domination française, qui abandonnait aujourd'hui les rivages de la Vistule d'où elle l'avait si longtemps inquiété, le rejoindre à travers les débris de l'Autriche, le toucher à nouveau, sinon par elle-même, au moins par les États feudataires qui prolongeaient notre système, et les deux empires redeviendraient ennemis en se retrouvant voisins. Le point de contact et de discorde était tout désigné : c'était cet État de Varsovie où tressaillait et s'agitait la Pologne prête à revivre. Alliés naturels de la France contre l'Autriche, les Polonais, après avoir pris part à la lutte, prétendraient et auraient droit à une portion des dépouilles ; leurs progrès, leurs convoitises réveilleraient avec la Russie une querelle mal assoupie et que rendraient plus aiguë les défiances préconçues d'Alexandre. Nos victoires sur la Prusse nous avaient fait restaurer à demi la Pologne, nos succès sur l'Autriche prépareraient une plus complète reconstitution et provoqueraient avec le troisième copartageant d'inévitables conflits. L'accord d'octobre 1808, s'il avait tranché quelques-unes des questions que le traité de 1807 avait posées plutôt que résolues, laissait donc subsister entre la France et la Russie des causes de mésintelligence latentes et profondes. Il avait prorogé l'alliance, mais ne l'avait point fixée, et, malgré les espérances suscitées par la rencontre des deux empereurs, malgré l'alarme jetée dans le camp de nos adversaires, Erfurt n'avait point couronné l'œuvre inachevée de Tilsit.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Champagny à Napoléon, 11 octobre 1808. Les lettres par lesquelles le ministre des relations extérieures rend compte au souverain de la discussion jour par jour, figurent aux Archives nationales, AF, IV, 1697. Thiers en a publié une partie, IX, 325 à 327.

[2] Cette lettre a été publiée dans la Correspondance de Napoléon, XVII, 648, en note.

[3] Champagny à Napoléon, 11 et 12 octobre 1808.

[4] Correspondance, 14364.

[5] Champagny à Napoléon, 6 octobre 1808.

[6] Roumiantsof à Alexandre, 27 décembre 1808-8 janvier 1809. Archives de Saint-Pétersbourg.

[7] Archives nationales, AF, IV, 1697.

[8] Champagny à l'Empereur, 6 octobre 1808.

[9] THIERS, X, 327.

[10] Cet engagement est rappelé et expliqué dans le rapport de Roumiantsof à Alexandre des 27 décembre 1808-8 janvier 1809. Archives de Saint-Pétersbourg. Voyez aussi le rapport de Caulaincourt à l'Empereur du 22 novembre 1808.

[11] Documents inédits. Le texte de la convention se trouve dans la Correspondance de Napoléon, n° 14372, et dans le Recueil de M. DE CLERCQ, II, 284-286.

[12] Correspondance, n° 14373.

[13] La lettre de Roumiantsof figure dans la Correspondance de Napoléon, XVII, 638, en note.

[14] Dépêche de Champagny à Andréossy du 1er octobre 1808, racontant la conversation de l'Empereur avec l'envoyé autrichien. Archives des affaires étrangères, Vienne, 381. Dépêche de Vincent à Stadion, citée par HASSEL, 280-281, d'après les archives de Vienne.

[15] Dépêche de Vincent du 1er octobre 1808. HASSEL, 280.

[16] Cette lettre, datée du 2-12 octobre 1808, a été publiée par M. BEER, Zehn Jahre œsterechischer Politik, p. 477.

[17] Alexandre à Roumiantsof, 18 décembre 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

[18] Voyons, disait-il autour de lui, quels moyens emploieriez-voua pour calmer ces bonnes gens ? Documents inédits.

[19] Correspondance, 14380.

[20] Correspondance, 14382.

[21] Archives nationales, AF, IV, 107.

[22] Correspondance, 14378.

[23] Feuille de nouvelles jointe à la lettre de Caulaincourt du 5 novembre 1808.

[24] Mémoires du duc de Rovigo, IV, 6.

[25] Documents inédits.

[26] Dépêche, en date du 8 octobre 1808, du comte Hardenberg, ancien envoyé hanovrien à Vienne, chargé des communications secrètes entre les cours d'Autriche et d'Angleterre. HASSEL, 538.

[27] Dépêche du comte Hardenberg, en date du 11 octobre 1808. HASSEL, 539.

[28] Rapport de Metternich, en date du 4 décembre 1808, publié par BEER, Zehn Jahre œsterreichischer Politik, p. 527.

[29] METTERNICH, II, 248 ; BEER, 523-527.

[30] Le travail d'ensemble de Metternich et le premier mémoire séparé figurent dans les Mémoires, II, 240-257, et dans BEER, 516-525. La pièce relative aux rapports avec la Russie n'a été publiée que par BEER, 525-529.

[31] BEER, 538.