NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE VII. — LA LETTRE DU 2 FÉVRIER 1808.

 

 

Lettre écrite par Napoléon à Alexandre le 2 février 1808. — Elle respire la passion des grandes choses. — Est-elle sincère ? — L'offre de partager la Turquie n'est-elle qu'un leurre destiné à éblouir et à distraire Alexandre ? Nécessité de détourner de l'Espagne et de la Prusse l'attention du Tsar ; la proposition de partage en fournit le moyen. — La lettre impériale n'a-t-elle point aussi pour but de préparer une action ultérieure en Orient ? — Les plans de Napoléon sur la Turquie et les Indes mûrissent et se développent graduellement. — Préparatifs en Dalmatie et en Albanie. — Opérations maritimes. — Napoléon a l'ambition de la Méditerranée. — Ses efforts pour s'emparer successivement de toutes les positions qui dominent cette mer. — Importance exceptionnelle qu'il attribue à la possession de Corfou. — Le vrai chemin de l'Égypte. Multiplicité des moyens employés pour assurer la conservation de Corfou. Tant qu'ils seront en Sicile et à Malte, les Anglais resteront 'naïves de la Méditerranée. — En décembre 1807, ils retirent de la Sicile une partie de leurs troupes et les ramènent dans l'Océan. — Napoléon appelle aussitôt dans la Méditerranée la plus grande partie de ses forces navales. — Il médite la surprise de la Sicile. — Nécessité urgente-de ravitailler Corfou. — Napoléon croit pouvoir combiner ces deux opérations dont le succès ferait tomber sa principale objection contre le partage. — Rapprochement entre les instructions données au roi Joseph, à l'amiral Ganteaume, et les propositions faites à Pétersbourg. — Confidence à Decrès au sujet de la Turquie et de l'Égypte. — Caractère éventuel du projet contre la Turquie. — Conversation avec Tolstoï pendant une chasse. — Napoléon subordonne les grands mouvements qu'il médite à la persistance des hostilités avec l'Angleterre ; ses efforts redoublés pour obtenir la paix ; justice que lui rendent à cet égard ses ennemis les plus acharnés. — Véritable sens de la lettre du 2 février. — Combinaison d'ensemble à la fois politique et militaire. — Napoléon veut livrer bataille à l'Angleterre à travers le monde. — Diversion à tenter dans le Nord : opérations méditées sur les côtes de l'Océan, en Espagne, dans la Méditerranée, en Afrique : projet final sur la Turquie et les Indes. — Idées de l'Empereur sur le sort futur de l'Orient. — Instructions à Caulaincourt. —Napoléon propose une nouvelle entrevue. — Le débat qui va s'ouvrir à Pétersbourg n'aura qu'un caractère préparatoire et très vague, — Points réservés. — La Serbie. — Question de Constantinople distincte de celle des Dardanelles. — Napoléon demande dès à présent la coopération des escadres russes dans la Méditerranée. — La flotte européenne. — La mer Noire domaine moscovite. — Carrière ouverte aux ambitions russes dans le nord de l'Asie. — La tendance de Napoléon est de pousser la Russie en Asie, l'Autriche dans la péninsule des Balkans, afin de s'assurer la suprématie en Europe et l'empire de la Méditerranée.

 

I

Le 2 février 1808, Napoléon écrivit à l'empereur de Russie la lettre suivante :

Monsieur mon frère, le général Savary vient d'arriver. J'ai passé des heures entières avec lui pour m'entretenir de Votre Majesté. Tout ce qu'il m'a dit m'a été au cœur, et je ne veux pas perdre un moment pour la remercier de toutes les bontés qu'elle a eues pour lui et qu'elle a pour mon ambassadeur.

Votre Majesté aura vu les derniers discours du parlement d'Angleterre et la décision où l'on y est de pousser la guerre à outrance. Dans cet état de choses, j'écris directement à Caulaincourt. Si Votre Majesté daigne l'entretenir, il lui fera connaître mon opinion. Ce n'est plus que par de grandes et vastes mesures que nous pouvons arriver à la paix et consolider notre système. Que Votre Majesté augmente et fortifie son armée. Tous les secours et assistance que je pourrai lui donner, elle les recevra franchement de moi ; aucun sentiment de jalousie ne m'anime contre la Russie, mais le désir de sa gloire, de sa prospérité, de son extension. Votre Majesté veut-elle permettre un avis à une personne qui fait profession de lui être tendrement et vraiment dévouée ? Votre Majesté a besoin d'éloigner les Suédois de sa capitale ; qu'elle étende de ce côté ses frontières aussi loin qu'elle le voudra, je suis prêt à l'y aider de tous mes moyens.

Une armée de 50.000 hommes, russe, française, peut-être même un peu autrichienne, qui se dirigerait par Constantinople sur l'Asie, ne serait pas arrivée sur l'Euphrate qu'elle ferait trembler l'Angleterre et la mettrait aux Genoux du continent. Je suis en mesure en Dalmatie ; Votre Majesté l'est sur le Danube. Un mois après que nous en serions convenus, l'armée pourrait être sur le Bosphore. Le coup en retentirait aux Indes, et l'Angleterre serait soumise. Je ne me refuse à aucune des stipulations préalables nécessaires pour arriver à un si grand but. Mais l'intérêt réciproque de nos deux États doit être combiné et balancé. Cela ne peut se faire que dans une entrevue avec Votre Majesté, ou bien après de sincères conférences entre Roumiantsof et Caulaincourt, et l'envoi ici d'un homme qui fût bien dans le système. M. de Tolstoï est un brave homme, mais il est rempli de préjugés et de méfiance contre la France, et est bien loin de la hauteur des événements de Tilsit et de la nouvelle position où l'étroite amitié qui règne entre Votre Majesté et moi a placé l'univers. Tout peut être signé et décidé avant le 15 mars. Au 1er mai, nos troupes peuvent être en Asie, et à la même époque les troupes de Votre Majesté à Stockholm. Alors les Anglais, menacés dans les Indes, chassés du Levant, seront écrasés sous le poids des événements dont l'atmosphère sera chargée. Votre Majesté et moi aurions préféré la douceur de la paix et de passer notre vie au milieu de nos vastes empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux par les arts et les bienfaits de l'administration : les ennemis du monde ne le veulent pas. Il faut être plus grands, malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d'aller où la marche irrésistible des événements nous conduit. Alors cette nuée de pygmées, qui ne veulent pas voir que les événements actuels sont tels qu'il faut en chercher la comparaison dans l'histoire et non dans les gazettes du dernier siècle, fléchiront et suivront le mouvement que Votre Majesté et moi aurons ordonné, et les peuples russes seront contents de la gloire, des richesses et de la fortune qui seront le résultat de ces grands événements.

Dans ce peu de lignes, j'exprime à Votre Majesté mon âme tout entière. L'ouvrage de Tilsit réglera les destins du monde. Peut-être, de la part de Votre Majesté et la mienne, un peu de pusillanimité nous portait à préférer un bien certain et présent à un état meilleur et plus parfait ; mais, puisqu'enfin l'Angleterre ne veut pas, reconnaissons l'époque arrivée des grands changements et des grands événements[1].

Cette lettre, d'une admirable éloquence, n'exprimait pas l'idée du partage, mais la sous-entendait ; celle écrite le même jour à Caulaincourt, plus explicite, l'admettait formellement ; elle ordonnait à l'ambassadeur d'aborder la discussion des parts, des avantages respectifs ; des moyens, entrait dans le vif et dans le détail de la question. Au Tsar, l'Empereur n'avait voulu qu'indiquer l'ensemble du mouvement et donner l'impulsion. Il l'avait fait avec autant d'habileté que de grandeur et, sans livrer au monarque russe une seule parole dont il pût abuser, lui laissait tout comprendre et tout espérer. Dans sa lettre, son génie se montre sous tous ses aspects, tour à tour familier, souple, ingénieux, sublime : il flatte d'abord et caresse, puis s'élève, prend son essor, déploie son vol. A mesure que la lecture se poursuit, l'élan de la pensée se communique ; on est entraîné, on subit l'irrésistible pouvoir de cet homme, et l'on comprend que plus tard vingt nations différentes, sans haine, sans passion, sur un signe de sa main, se soient précipitées derrière lui à la conquête de Moscou. Quand il parle aujourd'hui de faire refluer l'Europe sur l'Asie, il semble que l'esprit des grands conquérants d'autrefois, celui qui déplaçait les peuples, les arrachait du sol et les poussait à de lointaines migrations, revive en lui et commande par sa bouche : jamais voix d'homme plus puissante n'a sonné le signal de grands combats et le renouvellement d'un monde.

Cependant, si la lettre impériale fait passer d'abord à travers rime un frisson d'enthousiasme guerrier, un doute s'élève peu à peu et embarrasse l'esprit. Jusqu'au dernier moment, nous l'avons vu, Napoléon avait conservé ses répugnances pour le partage ; le 29 janvier, il hésitait encore, n'accordait rien, et le voici, quatre jours après, qui prévient les désirs de son allié, dépasse ses espérances, abaisse devant lui toutes les barrières. L'impression produite par les déclarations anglaises avait-elle été jusqu'à provoquer en lui un si complet revirement ? L'appel au Tsar était-il sincère ? Ne cachait-il pas une immense duperie ? Pressé par la Russie, obligé de plus en plus, à mesure que l'Angleterre redoublait d'opiniâtreté, à mesure aussi que nos armées s'enfonçaient en Espagne, de rassurer le Nord et de se le concilier, partagé entre le sentiment de cette nécessité et ses invincibles défiances, Napoléon n'a-t-il point cherché, en offrant à son allié l'apparence d'une concession capitale, à s'épargner de réels sacrifices ? Il aurait alors proposé le partage sans intention de l'exécuter, et son plan se fût réduit à ceci : par une discussion solennelle sur l'Orient, il donnerait le change à l'empereur Alexandre, charmerait, éblouirait ce prince, tandis que lui-même exécuterait son dessein sur l'Espagne, le seul dont il ait été sérieusement occupé ; puis, le sort de la Péninsule réglé, la Russie et l'Europe mises en présence du fait accompli, il rétracterait insensiblement ses offres et laisserait s'évanouir le mirage si magnifiquement évoqué. Sa lettre n'eût été que le chef-d'œuvre d'un art incomparable, mais fallacieux, et les phrases de la fin, où vibre la passion des grandes choses, une péroraison à effet. Napoléon n'eût voulu que donner à la Russie la représentation d'un grand dessein, agiter devant elle l'appareil d'une feinte négociation, faire passer à ses yeux l'illusion de villes à conquérir, de territoires, de royaumes à partager, puis, derrière ce prestigieux décor, poursuivre un projet plus pratique dans sa perfidie, la spoliation d'une dynastie débile et le rapt d'une couronne. Faut-il admettre cet artificieux calcul et reconnaître que le vainqueur de l'Europe s'est réduit, cette fois, à n'être que le plus habile des metteurs en scène ? Au contraire, croirons-nous que Napoléon, plus grand dans la sincérité de ses conceptions sans frein, voulait ce qu'il annonçait, qu'il inclinait réellement, après avoir remanié l'Europe, à transformer l'Orient ? Ce problème se rencontre au point culminant de sa carrière, à l'heure où il semble s'arrêter incertain sur cette cime, avant de s'égarer dans une voie fatale.

Il est certain que l'Empereur, dans les premiers jours de février 1 8 08, avait un besoin impérieux, urgent, d'occuper et de distraire Alexandre : c'était tout à la fois de l'Espagne et de la Prusse, du midi et du centre de l'Europe, que l'attention du Tsar devait être détournée. On ne peut douter qu'à cette époque, peut-être sous l'impression des nouvelles de Londres, Napoléon ne se soit résolu à prononcer son action en Espagne, à mieux s'assurer de ce royaume, afin d'en disposer plus utilement contre l'Angleterre. Préméditait-il déjà tout ce qu'il devait accomplir en Espagne ? Si l'abaissement des Bourbons le frappait de plus en plus, si leurs misérables querelles semblaient les lui livrer, s'il sentait la tentation d'intervenir entre un père déconsidéré et un fils qui n'avait point le courage de ses ambitions pour les éliminer l'un par l'autre, s'il pensait à un changement de dynastie, nous ne saurions affirmer qu'il ait écarté dès cet instant la possibilité d'une solution moins violente, à procurer par des moyens diplomatiques appuyés d'un grand déploiement de forces, qu'il ait renoncé à l'idée d'un traité qui eût réuni à la France les provinces du Nord, stipulé le mariage du prince des Asturies avec une fille de Lucien et asservi davantage la maison royale. Dans tous les cas, il ne prévoyait pas une résistance nationale ; une lutte avec le peuple révolté, une guerre d'Espagne n'entrait nullement dans ses calculs, et ce devait être la plus complète, la plus funeste de ses erreurs. Estimant que l'absorption de l'Espagne dans son système serait surtout affaire de politique, d'adresse, de longueur peut-être, il ne jugeait pas cette œuvre incompatible avec d'autres entreprises, plus vastes encore, mais ne se préparait pas moins à l'accomplir. Or, pour que la Russie fermât les yeux sur ce nouvel accroissement de la puissance française, il était utile de stimuler ses propres ambitions ; en lui ouvrant l'espoir de prendre aux dépens de tous ses voisins, Napoléon s'en réservait à lui-même la faculté : Je ne suis jaloux de rien, écrivait-il dans sa lettre à Caulaincourt, et je demande le réciproque[2].

Ayant laissé d'autre part se créer entre la France et la Russie une question prussienne, irritante, scabreuse, et ne voulant la résoudre, Napoléon aspirait à l'écarter. Ce qu'Alexandre demandait implicitement à Caulaincourt, ce qu'il laissait réclamer par Tolstoï, c'était la libération de la Prusse. Or, Napoléon était profondément résolu à ne point laisser échapper cette nation des liens où il la retenait, à ne point desserrer son étreinte, tant que l'Angleterre resterait en armes. Sur cet article il ne céderait jamais, n'accorderait pas à Alexandre l'évacuation, mais répugnait à la lui refuser trop positivement, craignant de le révolter à la fin et de faire éclater le conflit. Il désirait donc suspendre le débat et s'épargner de plus pressantes instances ; la proposition de partage lui en fournissait le moyen. En jetant cet objet sur le tapis, Napoléon rompait une partie mal engagée, brouillait les cartes, et se mettait en mesure de reprendre son jeu avec la Russie sur de nouveaux frais. Conviée à une discussion dont l'importance ferait pâlir à ses yeux tout autre intérêt, cette puissance cesserait pour l'instant de considérer la Prusse, ne verrait que la Turquie, ne nous troublerait plus dans la possession de nos sûretés en Allemagne ; en pleine paix, Napoléon pourrait continuer de traiter la Prusse en pays conquis et retenir contre elle tous les droits de la Guerre ; tel était encore et incontestablement l'un des avantages qu'il attendait de sa lettre.

Ne se proposait-il pas enfin d'en retirer un dernier résultat, celui qu'il annonçait ouvertement ? Réservant l'un des deux points de difficulté entre la France et la Russie, n'avisait-il pas en même temps à s'entendre avec Alexandre sur l'autre, c'est-à-dire sur l'Orient, et à sceller par un gigantesque concert de mesures, fatal à l'adversaire commun, l'accord des deux empires ?

A cette question, il semble que notre exposé de l'évolution opérée chez l'Empereur, pendant les deux mois précédents, ait répondu par avance. De l'arrière-plan de sa pensée, nous avons vu le projet de partage monter peu à peu au premier rang de ses préoccupations. En janvier 1808, nous le sentons en lui et même nous l'apercevons nettement par échappées, grâce à des paroles émanées de lui-même ou de ses ministres, grâce aux révélations de Talleyrand à Metternich et aux propos par lesquels Napoléon fait pressentir au ministre autrichien la ruine prochaine de la Turquie. Ainsi l'idée fait son chemin dans l'esprit de l'Empereur, quoique lentement et avec peine ; les instructions du 29 janvier à Caulaincourt nous la montrent toujours combattue, mais plus pressante, et enfin quand elle se dévoile le 2 février, il est naturel de penser que Napoléon, provoqué par l'Angleterre, n'a pas cru devoir en retarder plus longtemps l'explosion. Ce qui le prouve, c'est que, dans la lettre à l'empereur Alexandre, nous reconnaissons le projet tel que nous l'avons surpris en germe quelques semaines auparavant ; c'est bien le même dessein, pris à des états successifs, à des degrés divers de développement, mais comprenant toujours, à titre caractéristique, deux éléments essentiels : le partage et l'expédition aux Indes. Et cette dernière particularité est révélatrice. Si Napoléon n'eût voulu que leurrer la Russie, il lui eût proposé le partage, qu'il pensait devoir la combler de joie, et non la marche en Asie, qu'elle goûtait peu, jugeait irréalisable et périlleuse ; par cela seul qu'il met cette condition et ce correctif au démembrement de la Turquie, il laisse voir qu'il admet vraiment cette première opération et nous livre un des motifs de sa condescendance : il consent à jeter bas le vieil édifice oriental, parce qu'il espère se frayer au milieu de ses ruines un chemin vers les Indes, atteindre et frapper l'Angleterre à travers la Turquie.

Cette disposition achève de se révéler par les mesures prises autour des frontières de l'empire ottoman ; il y a concordance entre le langage prescrit par Napoléon à sa diplomatie et les ordres donnés à son armée, à sa marine ; tandis qu'il propose le partage à Pétersbourg, il se met en position de l'exécuter. Son armée de Dalmatie lui servait d'avant-garde vers le Levant : à ce moment il la renforce, pourvoit à son équipement, se tient en communication continuelle avec ses chefs. Il interroge Marmont sur les points d'atterrissement qu'offre la côte d'Épire[3] ; il fait étudier les routes par lesquelles nos troupes pourront s'introduire sur le sol ottoman et non seulement y côtoyer la mer, mais s'enfoncer dans l'intérieur. Apprenant qu'un chemin conduit de nos possessions à Bérat, chef-lieu de l'un des pachaliks d'Albanie : Il faut connaître à fond cette route, écrit-il, dont le détail, lieue par lieue, m'intéresserait beaucoup[4]. Ces instructions, il est vrai, peuvent s'expliquer par une pensée défensive. Depuis quelque temps, Napoléon songeait, le cas échéant, à faire traverser l'Albanie turque par un corps français qui viendrait se poster en face de Corfou et protéger cette île contre une attaque des Anglais. Mais arrivons à des témoignages plus probants ; des côtes de l'Adriatique, passons sur celles de la Méditerranée. Là tout s'émeut, tout se prépare ; des flottes, des convois se réunissent ; à travers mille difficultés, parfois ralentie, jamais suspendue, une imposante concentration de forces se poursuit depuis deux mois. A remonter aux origines de cette action, à en suivre les péripéties, on voit s'éclairer d'un jour plus vif les plans d'abord incertains de l'Empereur, ses variations, ses espérances plusieurs fois déjouées, subitement ranimées, et enfin, dans les premiers jours de février, lorsque le mouvement s'accélère, se développe, se tourne vers la Méditerranée orientale, les ordres qui le règlent, rapides et pressés, font au dessein sur la Turquie de claires allusions, livrent à cet égard des indices irrécusables, des expressions de plus en plus significatives, et finalement, en toutes lettres, un aveu.

Depuis que Napoléon était né aux grandes choses, il méditait la conquête de la Méditerranée ; c'était l'une de ses idées permanentes et préconçues, non de celles qui ne jaillissaient en lui que sous la pression des événements. Pour régner sur cette mer qu'il aimait, dont les flots enveloppaient sa patrie, dont la voix avait bercé ses premiers rêves, point n'était besoin à ses yeux d'opposer aux Anglais une égalité de forces navales, de les chercher sur leur élément et de les y vaincre. De Gibraltar au Bosphore, la mer est sujette de la terre ; les golfes où elle s'emprisonne, les presqu'îles qui la divisent et isolent ses parties, les promontoires qui la déchirent, les archipels qui la parsèment, les canaux où elle se resserre, la tiennent dans une étroite dépendance ; pour conquérir le libre Océan, il est nécessaire d'asservir ses flots sous des escadres triomphantes ; la Méditerranée se gouverne du haut des terres qui la dominent. Parmi ces positions, Napoléon, guidé par cet instinct topographique, ce diagnostic des lieux[5] que nul n'a possédé à un si haut degré, avait immédiatement reconnu les plus importantes, les mieux situées, celles qui devaient servir de bases à son pouvoir, et son but était de se les approprier successivement.

Dès le début de sa carrière, ce système se dévoile. A peine descendu des Alpes, il recueille et choisit pour la France, parmi les dépouilles des États italiens, d'abord les îlots situés au sud de la Sardaigne, puis, à mesure que nos victoires se succèdent, Gênes, l'Elbe, Ancône, Corfou enfin et ses compagnes, ces sept îles de la mer Ionienne que Venise avait su garder jusqu'au jour de sa chute, débris de son empire oriental, dernières perles de sa couronne. Maître de Corfou, il s'élance à la conquête de l'Égypte et enlève Malte en passant. A cette poussée de la France sur la Méditerranée succéda bientôt un recul. La deuxième coalition fit tomber de nos mains les îles Ioniennes, Malte, Alexandrie, et mit partout à notre place les Anglais ou leurs alliés. Cependant Napoléon ne renonce pas à réparer ces pertes et s'y applique indirectement ; de 1805 à 1807, il fait servir chacune de ses victoires dans le Nord à la reprise de quelque position méditerranéenne ; après Austerlitz, il s'empare de la Dalmatie, chasse les Bourbons de Naples, borde de ses troupes les côtes de leur royaume ; deux ans plus tard, par Friedland, il rachète Corfou. Le traité de Tilsit, en lui restituant l'archipel Ionien et la précieuse rade de Cattaro, ramène pur la seconde fois la France dans le bassin oriental de la Méditerranée.

Aussitôt Corfou devient pour Napoléon l'objet d'une sollicitude sans égale. Ce poste, remis de mauvaise grâce par les commandants russes, à peine occupé par quelques détachements français, restait aventuré ; il devait tenter l'avidité des Anglais, et l'on a vu par les ouvertures de Wilson au cabinet russe que l'une de leurs pensées favorites était d'enlever les iles. Mais Napoléon a deviné ce projet, avant même que les confidences de Roumiantsof le lui aient divulgué, et, pour le prévenir, il multiplie les moyens. De tous côtés, il veut faire affluer dans Corfou des troupes, des munitions, des approvisionnements ; il organise de loin la résistance, entre dans les plus minutieux détails, ne laisse rien an hasard de ce qu'il peut lui enlever. A mesure que les semaines s'écoulent, son attention inquiète redouble ; il réitère ses ordres, aiguillonne, gourmande ses lieutenants, incrimine leur lenteur ; le nom de Corfou revient continuellement sous sa dictée, et cette île de quelques kilomètres carrés l'occupe plus à elle seule que toutes les autres parties de son empire[6].

Ce soin absorbant s'explique dès qu'on le rapproche des plans agités à Tilsit. Si le partage devait se faire, Corfou serait le pivot sur lequel tournerait l'opération tout entière, développant ses deux faces, l'une continentale, l'autre maritime. Attachée aux flancs de la Turquie européenne, la principale des îles ioniennes nous plaçait en contact avec les parties les plus intéressantes de cette contrée, permettait d'observer l'Albanie, l'Épire et Ali son tyran, de se créer des intelligences parmi les Hellènes, qui commençaient à frémir sous le joug et à reprendre conscience d'eux-mêmes ; cette Grèce insulaire pourrait servir à agiter, à soulever l'autre. Ses annexes sur la terre ferme, Parga, que l'Empereur commandait de fortifier, Butrinto, qu'il prescrivait d'occuper, nous fournissaient des têtes de pont au delà de l'Adriatique, des lieux de débarquement désignés ; l'ensemble de la position facilitait le passage d'Italie en Épire, et dans le cas où la Turquie devrait être brusquement envahie, marquait l'un des points où il serait le plus facile d'amorcer l'entreprise.

D'autre part, Corfou était une sentinelle avancée sur la route de l'Égypte, cet objet éternel de regrets et de convoitises. Qu'on jette un regard sur la carte. L'Italie, s'allongeant dans le sud-est, projette sa pointe méridionale vers l'Égypte ; une ligne droite, prenant son point de départ au fond du golfe de Tarente et tirée à travers les flots, irait aboutir aux quais d'Alexandrie. Le pays d'Otrante, de Brindisi, de Tarente, ce que Napoléon appelait l'extrémité de la botte[7] et ce qui en figure plus exactement le talon, tel est l'endroit où l'Europe occidentale se rapproche le plus de notre ancienne possession africaine ; c'est là que se rattache aujourd'hui la voie de communication rapide, le lien commercial qui unit nos contrées par Suez à celles de l'extrême Asie. Le génie précurseur de Napoléon avait pressenti l'importance de cette portion de l'État napolitain ; c'était de Tarente qu'il comptait faire partir l'expédition destinée à nous rendre l'Égypte. plais les îles Ioniennes bordent et jalonnent à l'est la route que nous aurions à suivre ; elles formaient le complément indispensable de notre position ; leur perte en eût annulé la valeur. Les Anglais à Corfou, c'était l'Adriatique fermée, le golfe de Tarente étroitement surveillé, le royaume de Naples pris à revers. Au contraire, restant entre nos mains, Corfou offrait à notre flotte une première escale, une rade spacieuse où elle pourrait s'abriter contre l'ennemi et contre la mer, attendre pour passer l'instant favorable, préparer définitivement ses moyens et prendre son élan.

Toutefois, si la possession de Corfou nous facilitait l'accès de l'Égypte, elle ne l'assurait pas, tant que les Anglais conserveraient Malte et surtout la Sicile. Établis dans cette grande île qui permet d'intercepter les communications entre les deux bassins de la Méditerranée, ils pouvaient nous prendre en flanc, nous barrer le passage, nous prévenir et nous contrarier dans toutes les parties du Levant. Ayant fait de la Sicile leur place d'armes, leur asile, ils y tenaient constamment huit à dix mille hommes de troupes éprouvées, une force prête à rayonner dans toutes les directions. Napoléon les jugeait maîtres de la Méditerranée tant qu'ils seraient dans l'île ; aussi, lorsqu'il n'entrevoit pas encore la possibilité de les en chasser, en octobre et novembre 1807, s'efforce-t-il d'ajourner indéfiniment le partage de la Turquie.

En décembre, il reçut à Milan une nouvelle inattendue ; la Sicile se dégarnissait d'Anglais[8]. La majeure partie de leurs troupes, sous le commandement du général Moore, s'étaient embarquées à Palerme, et l'on apprit bientôt qu'elles avaient gagné l'Océan. Cette expédition allait-elle défendre le Portugal contre nos troupes ? Remonterait-elle jusque dans la Baltique, se portant au secours de la Suède menacée par les Russes. Quelle que dût être sa destination, il n'en était pas moins certain que le péril grandissant dans d'autres régions obligeait l'Angleterre à y faire refluer ses forces et dégageait la Méditerranée. Avec sa promptitude ordinaire de coup d'œil, Napoléon comprit immédiatement le parti qu'il pourrait tirer de cette évolution et résolut d'y répondre par un mouvement en sens inverse. Au lendemain de Tilsit, alors qu'il comptait sur le concours de la flotte danoise, c'était dans le Nord qu'il s'était proposé d'employer principalement ses escadres : le Midi lui offrant aujourd'hui un champ momentanément libre, il prescrit à sa puissance navale un subit changement de front et décide de la transporter tout entière dans la Méditerranée. Il conservait une escadre à Brest, une autre à Lorient, une troisième à Rochefort ; le 12 décembre, de Venise, il fait expédier à toutes l'ordre de sortir, de doubler la péninsule ibérique, de franchir le détroit de Gibraltar et de rejoindre à Toulon la flotte qu'il possède encore dans ce port, sous les ordres de l'amiral Ganteaume, et à laquelle doivent se réunir en même temps six vaisseaux appelés de Cadix[9]. Aussitôt tout entre en action : les courriers volent, les escadres appareillent, et l'on apprend le 24 janvier que celle de Rochefort, réussissant la première à tromper la vigilance des croisières ennemies, fait voile vers Toulon, où l'attendent les vaisseaux de Ganteaume. L'Empereur veut utiliser cette première concentration, prélude d'une autre plus importante, et songe aussitôt à diriger sur la Sicile les forces navales combinées. Le 24 janvier, il adresse à Joseph, roi de Naples, un plan pour la surprise et la conquête de l'ile[10] : c'est une réminiscence et comme une réduction du grand projet de descente en Angleterre ; il s'agit toujours d'assurer le succès par la coopération momentanée d'une flotte aux mouvements d'une armée.

Napoléon s'adonnait avec ardeur aux préparatifs de l'expédition, quand de fâcheuses nouvelles lui arrivèrent de Corfou. Si le gros des forces anglaises avait déserté la Méditerranée, des croisières y étaient demeurées, et l'une d'elles, faisant bonne garde autour des Sept-Îles, empêchait le ravitaillement[11]. Nos renforts, nos convois étaient interceptés : au 1er janvier, rien n'était arrivé à destination, et quelques jours après, le roi Joseph signalait franchement l'insuffisance des moyens employés pour assurer la défense[12]. Les Anglais pouvaient reparaître à l'improviste en grand nombre, et le danger devenait imminent. Aux yeux de Napoléon, la Sicile elle-même était moins importante que Corfou ; la conquête de la première eût tout facilité, mais la perte de la seconde empêcherait tout. Obviant au plus pressé, l'Empereur résolut d'abord d'employer an ravitaillement de Corfou les deux flottes dont il disposait ; Ganteaume reçoit l'ordre, aussitôt que l'escadre de Rochefort aura été signalée devant Toulon, de se porter à sa rencontre et de la rejoindre au large ; il poussera ensuite droit à Corfou, y jettera son chargement de munitions et d'approvisionnements, protégera le passage des convois, mettra la place à l'abri de toute atteinte. En même temps Napoléon écrit au général César Berthier, gouverneur des Sept-Iles, pour lui annoncer l'arrivée de ce secours et lui ordonner, s'il est attaqué, de tenir jusqu'à la dernière extrémité[13] ; à Joseph, il écrit de concentrer tous ses efforts sur la défense de Corfou et ne fait plus d'allusion à la descente en Sicile.

A quelques jours de là, sa pensée se modifie encore et s'enhardit : de nouvelles possibilités lui apparaissent. Puisque la jonction des deux flottes va nous assurer dans la Méditerranée une supériorité passagère, mais réelle, pourquoi ne pas associer les deux opérations, aller d'abord à Corfou, puis en Sicile ? Une telle expédition, qui offre toutes les chances de réussite, serait vraiment d'un effet décisif pour nos projets sur l'Orient et de nature à fixer nos irrésolutions ; elle enlèverait aux Anglais leur base d'opérations et du même coup assurerait la nôtre ; c'est à la tenter que Napoléon se résout en fin de compte, et il formule dans ce sens ses dernières instructions. Ganteaume se dirigera d'abord sur Corfou, puis, après avoir pourvu à la sûreté de ce poste, pénétrant dans le détroit de Messine, fournira à notre armée de Naples, que Joseph tiendra toute prête à passer, les moyens de prendre pied en Sicile[14].

Ces mesures sont ordonnées le 7 février ; elles ont donc été arrêtées pendant les jours précédents, c'est-à-dire à l'instant où Napoléon proposait le partage à l'empereur de Russie, et la connexité entre ces deux mouvements de sa volonté apparait indéniable. Elle s'accuse jusque par certains rapprochements d'expression : dans la dépêche à Caulaincourt du 29 janvier, Napoléon indiquait l'avantage de différer le partage jusqu'au jour où l'on aurait arraché aux Anglais l'empire de la Méditerranée. Dans ses instructions pour Ganteaume, il signale la grande importance d'avoir la Sicile, ce qui change la face de la Méditerranée[15]. Il considère ainsi la conquête de cette mer comme désormais réalisable, imminente, et juge que la condition principale à laquelle il avait subordonné le partage peut se trouver accomplie. En même temps il tient à Joseph, au sujet de Corfou, un langage de plus en plus frappant, caractéristique dans son mystère : Corfou est tellement important pour moi, lui écrit-il, que sa perte porterait un coup funeste à mes projets... Souvenez-vous de ce mot : dans la situation actuelle de l'Europe, le plus grand malheur qui puisse m'arriver est la perte de Corfou[16].

Bientôt, il s'explique davantage. Après quelques semaines, quand la flotte de Ganteaume a ravitaillé les îles Ioniennes, mais a manqué la Sicile et est venue reprendre haleine à Toulon, ce demi-succès excite l'Empereur plus qu'il ne le décourage. En mars, dans un aperçu d'ensemble adressé au ministre Decrès sur la distribution et l'emploi possible de toutes ses forces navales, lorsqu'il a détaillé les mesures à prendre dans le Nord, il ajoute : En même temps j'aurai à Corfou, à Tarente et à Naples, des préparatifs pour une expédition de Sicile ou d'Égypte[17]. Puis il reprend et complète sa pensée, n'admet plus l'alternative entre l'expédition de Sicile et celle d'Égypte, les montre inséparables et se rattachant toutes deux aux événements dont la Turquie deviendra le théâtre ; après avoir indiqué par quelles manœuvres il espère masquer aux Anglais ses vues sur l'Océan et la Méditerranée occidentale, il renonce à leur donner le change du côté de l'Orient, laisse entendre que l'attaque de l'empire ottoman par terre fera éclater nos projets maritimes, et il termine par cette phrase : Il sera si évident qu'on en veut à la Sicile et à l'Égypte, les opérations qui se feront à Constantinople l'indiqueront tellement que les Anglais ne pourront pas s'y tromper[18].

Ainsi, la pensée d'envahir la Turquie et de menacer les Indes existait toujours et plus fortement chez l'Empereur. S'ensuivait-il qu'elle eût pris en lui la valeur d'une décision irrévocable ? Surtout Napoléon croyait-il que la double opération pût être définitivement arrêtée et s'accomplir dans les étroits délais que spécifiait sa lettre, avec une rapidité foudroyante et miraculeuse ? Il est plus vraisemblable que l'une de ses intentions, lorsqu'il écrivait la lettre du 2 février, était au contraire, tout en se ménageant la possibilité d'un accord ultérieur avec la Russie, d'échapper à tout engagement prématuré, grâce à un débat dont l'importance et la complexité fourniraient matière à multiplier les incidents. Pour calmer l'impatience de la Russie, il la conviait à discuter dès à présent avec lui l'entreprise qu'il avait imaginée et tenait en réserve comme suprême moyen contre l'Angleterre, sans juger que l'exécution dût en être immédiatement poursuivie ou même concertée. Obsédé plus impérieusement par le rêve qui le hantait depuis plusieurs mois, il le continuait tout haut devant Alexandre, dans le but d'enchanter ce monarque, de lui faire tout oublier et tout supporter, dans le but aussi de préparer avec lui les moyens de transformer en réalités les plus audacieuses conceptions, mais seulement si l'avenir en donnait le pouvoir et en démontrait la nécessité.

Aussi bien, dans son principe même, le projet restait incertain ; sa mise à effet dépendait d'un concours de circonstances. Il fallait que les opérations préliminaires dans la Méditerranée eussent un plein succès, que l'affaire d'Espagne fût facilement réglée, que l'on pût s'accorder avec Alexandre sur la répartition des territoires ottomans. Pour le cas où l'une ou l'autre de ces conditions ferait défaut, Napoléon n'excluait point de ses rapports avec la Russie les autres moyens d'entente qu'il avait proposés ou envisagés. Comme toujours, ses combinaisons ont plusieurs faces, et il les laisse alternativement paraître, suivant les interlocuteurs auxquels il s'adresse. Dans les premiers jours de février, tandis qu'il écrit au Tsar, il invite Tolstoï à la chasse et en profite pour lui parler longuement. S'il se garde de livrer à l'ambassadeur, dont il se défie, ce qu'il vient de communiquer au souverain, s'il se borne à l'une de ces conversations abondantes, prolixes, souvent contradictoires, par lesquelles il excelle à déconcerter ses interlocuteurs et à masquer sa pensée, il effleure néanmoins tous les modes de solution et n'en repousse aucun : il pourra consentir au partage, dit-il, par complaisance pour l'empereur Alexandre[19] ; il ne rejette pas l'idée de laisser simplement la Russie s'étendre jusqu'au Danube, alors même que la France évacuerait la Prusse : toutefois, il redemande encore la Silésie, mais déclare toujours et avec une grande énergie qu'il est prêt à y renoncer, à la restituer sur-le-champ, si la Russie se retire des Principautés[20]. Il ne se montre invariable qu'en un point, la nécessité de frapper un grand coup contre l'Angleterre et de l'atteindre en Asie : si l'on ne détruit pas la Turquie, on pourra se servir d'elle et emprunter pacifiquement son territoire jusqu'aux confins de la Perse ; c'est l'Euphrate qu'il faut atteindre : Une fois sur l'Euphrate, rien n'empêche d'arriver aux Indes ; ce n'est pas une raison pour échouer dans cette entreprise parce qu'Alexandre et Tamerlan ont pas réussi : il s'agit de faire mieux qu'eux[21].

Tout étant dirigé contre l'Angleterre, il était évident, d'autre part, que la soumission anticipée de cette puissance arrêterait tout, immobiliserait le bras de l'Empereur prêt à frapper. A l'heure même où il proposait de donner t la lutte un développement inouï, Napoléon ne négligeait aucune chance, si frêle qu'elle fût, de prévenir par un accommodement cette suprême nécessité. Dans le courant de février, le ministre de Russie à Londres, M. d'Alopéus[22], rappelé par suite de la rupture, trais versait la France pour rentrer dans son pays ; apprenant que ce diplomate a recueilli en Angleterre quelques paroles conciliantes qui semblent contraster avec le ton des déclarations ministérielles, Napoléon se bec de saisir ce fil ; par l'intermédiaire du Russe, il essaye de reprendre la négociation ébauchée par l'Autrichien, et ses détracteurs obstinés, Tolstoï entre autres, sont forcés de reconnaître en lui un vrai désir de la paix[23]. La tentative nouvelle ne devait pas mieux réussir que les précédentes, mais l'Empereur était parfaitement résolu, si l'Angleterre se montrait disposée à en finir, de considérer ses offres à la Russie comme non avenues, d'arrêter les ressorts formidables qu'il s'apprêtait à faire jouer.

Entourée de ces réserves, éclairée par les témoignages diverti qui nous sont apparus, la lettre au Tsar découvre son véritable sens et prend route sa valeur. Si on la rapproche en mémo temps des mesures ordonnées par l'Empereur, non seulement au Midi, mais dans les autres parties de l'Europe, tout s'explique en elle, chaque passage prend une signification précise, et à travers ses lignes le tracé d'un projet d'ensemble apparaît dans toute sa grandeur. C'est un plan de subtile et profonde polis tique, pouvant aboutir à la plus formidable combinaison de guerre qui ait jamais surgi d'un cerveau humain. Depuis la Baltique jusqu'au cœur de l'Asie Mineure, en passant par la mer du Nord, les côtes de l'Atlantique, la péninsule Ibérique, l'Italie, le Levant, Napoléon dispose le monde comme un champ de bataille. Sur cette ligne de plusieurs mille lieues d'étendue, usant d'autorité ou d'habiles incitations, il appelle, range, met en ordre de combat les peuples sujets ou alliés, comme autant de corps d'une même armée, assigne à chacun sa position, son rôle, charge les uns de démonstrations et de fausses attaques, réserve les autres pour les coups décisifs ; il veut provoquer une succession de mouvements destinés à se répondre, à se concerter, à s'appuyer mutuellement, jusqu'à ce qu'enfin, tenant l'Europe rassemblée sous sa main, il la lance, si les circonstances l'exigent, à un assaut suprême contre la puissance britannique ; ce sera l'acte dernier de la grande lutte, le digne dénouement de ce drame dont les péripéties se sont appelées Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland et Tilsit.

Dès à présent, la Russie doit agir vivement au Nord, contre la Suède, et menacer Stockholm : Napoléon offre au Tsar comme prix de son énergie, non seulement la Finlande, mais tout ce qui pourra être conquis de ce côté, et se déclare prêt à l'appuyer. En effet, à ce moment même, il prescrit à Bernadotte, qui occupe avec son corps les villes hanséatiques, de s'élever dans le Jutland, afin de se mettre en, mesure de passer dans les îles danoises et de concerter avec le gouvernement de Copenhague l'attaque de la Scanie, province méridionale de la Suède. Veut-il réellement anéantir cet État ? Un tel projet est loin de sa pensée : Je n'ai rien à gagner à voir les Russes à Stockholm[24], écrira-t-il bientôt, et le concours qu'il leur prêtera ne sera jamais effectif. Le mouvement qu'il provoque de leur part n'est qu'une diversion à la fois politique et militaire, destinée à absorber l'attention de nos alliés et celle de nos adversaires. Offrant à la Russie dans le Nord l'agrandissement immédiat qu'elle sollicite en Orient, il donne un premier aliment à l'avidité conquérante de cette cour ; il l'occupe matériellement contre la Suède, tandis qu'il l'occupe en esprit à discuter le démembrement de la Turquie. D'autre part, la marche des Russes vers la péninsule scandinave, combinée avec la démonstration de Bernadotte, attirera de plus en plus dans cette direction les forces de l'Angleterre, les retiendra loin de l'Espagne et de la Méditerranée.

Tandis que l'Angleterre, n'osant refuser assistance au monarque qui s'est follement compromis en sa faveur, enverra en Suède ses meilleurs régiments, l'Espagne, abandonnée à elle-même, dominée et comme fascinée, tombera dans la main de Napoléon ; changeant peut-être de dynastie et à coup sûr de régime, elle se liera plus étroitement à nous et s'emploiera contre notre rivale. Dans le même temps, la Méditerranée sera purgée d'Anglais ; de hardis coups de main nous livreront soit la Sicile, soit certains postes sur la côte septentrionale d'Afrique, et faciliteront de plus lointaines opérations. Jusque-là, le projet de partage ne sera qu'un appât présenté à la Russie : il sera en même temps un épouvantail dressé aux yeux de l'Angleterre, car Napoléon a soin, dans le Moniteur, de laisser entrevoir quel sera le résultat de la guerre que l'on a l'imprudence de prolonger. La paix arrivera un jour, dit-il ; mais alors des événements de telle nature auront eu lieu, que l'Angleterre se trouvera sans barrière dans ses possessions les plus lointaines, principale source de sa richesse[25]. Si cette menace n'a pas raison de l'orgueil britannique, si les coups portés indirectement dans le Nord, en Espagne, sur la Méditerranée, ne suffisent pas à faire fléchir l'Angleterre, alors les destins de l'Orient s'accompliront ; c'est de ce côté que se dessinera la manœuvre finale et qu'aura lieu l'irruption de nos forces.

Lorsque tout aura été convenu entre la France, la Russie et l'Autriche, l'armée de Marmont, qui se tient l'arme au pied en Dalmatie, s'ébranlera vers le sud, puis, s'adossant à l'Adriatique, se renforçant de corps débarqués, prendra son élan vers Constantinople, Derrière elle, Corfou, bondée de troupes, de munitions, de vivres, d'approvisionnements, lui servira de place d'armes et de magasin : Quand on nous a saisi Corfou, disait plus tard l'Empereur à Sainte-Hélène, on a dû y trouver dos munitions et un équipement complet pour une armée de quarante à cinquante mille hommes[26]. Dans les premières provinces à traverser, l'armée d'invasion ne rencontrera aucune résistance organisée, point de troupes régulières a des pachas qui s'entre-tuent, des tribus musulmanes qui ne demandent que la conservation de leurs privilèges, des chrétiens prêts à s'insurger ; l'Albanie n'a pas six mille hommes à nous opposer[27]. En Macédoine et en Roumélie, les Français opéreront leur jonction avec les Autrichiens descendus du Nord à travers la Serbie révoltée, plus loin, avec les Russes accourus des Principautés ; vainqueurs et vaincus d'Austerlitz, réconciliés dans une pensée commune, poursuivront alors de concert leur marche accélérée. Aux abords mêmes de sa capitale, la Turquie ne pourra essayer d'une défense sérieuse : son armée, rassemblée l'année précédente autour d'Andrinople, s'est dissipée en grande partie après l'armistice, et sa reconstitution exigerait plusieurs mois. Les alliés arriveront sans coup férir à Constantinople, où l'émeute aura préparé leur œuvre, détruiront ou expulseront le gouvernement du Sultan et décapiteront la Turquie.

Tandis que ce grand corps achèvera de mourir en d'impuissantes convulsions, les masses de seconde ligne, les troupes d'occupation, se mettront en mouvement. Peu à peu la partie occidentale de la péninsule balkanique, attribuée à la France dans le partage, se couvrira de nos soldats ; leur mission sera de briser les résistances locales et d'organiser le pays. Cependant la colonne de tète, l'armée tripartite, poursuivra audacieusement sa pointe en Asie, marchant à la rencontre de nouvelles troupes russes descendues du Caucase ; quand elle aura atteint l'Euphrate supérieur, mis le pied sur la route de la Perse et de l'Hindoustan, sa tâche sera momentanément remplie : il s'agit pour elle de menacer plutôt que de frapper, et c'est sur d'autres points que l'Empereur se réserve de pousser à fond ses entreprises. Avant que les troupes européennes aient traversé la Turquie de part en part, notre flotte de Toulon aura été rejointe par des forces françaises ou alliées accourues de tous les points de l'horizon. J'attends d'autres escadres[28], écrit l'Empereur à Joseph ; ce seront celles de Lorient, de Brest, de Carthagène, les vaisseaux de l'île d'Elbe, ceux de Lisbonne, de Cadix. Ainsi se composera une redoutable armée navale, irrésistible par sa masse ; frôlant d'abord les rivages de Tarente, elle y prendra à son bord un corps expéditionnaire et ira le jeter en Égypte, où la population nous appelle et espère en nous[29]. L'Angleterre, visée dans son empire asiatique, se sentira atteinte en Égypte, et verra les deux routes qui conduisent aux Indes par les États musulmans, celle de terre et celle de mer, passer simultanément entre nos mains. En même temps, devant nos ports de la mer du Nord et de l'Atlantique, des flottes et des flottilles se montreront, exécuteront une série de démonstrations ; l'Irlande, travaillée par nos agents, frémira, et d'agiles croisières, se glissant sur toutes les mers, iront porter partout la terreur dans les possessions ennemies. Alors l'Angleterre, étourdie de tant de chocs, ne sachant où répondre, impuissante à distinguer les coups réels des attaques simulées, s'épuisant en efforts stériles, chancellera éperdue au milieu de ce tourbillon du monde[30] ; à bout de forces et surtout de courage, elle cessera de s'opposer aux destinées de la France nouvelle, reconnaîtra son vainqueur, et la paix définitive sortira de cet immense bouleversement.

On voit donc que Napoléon entendait traiter sérieusement avec la Russie, quoique éventuellement et à échéance indéterminée, dans le sens de sa lettre, et loin que cette intention dût n'être chez lui que passagère, elle devait, par la suite, prendre plus de consistance, résister aux premières difficultés de l'affaire espagnole, et ne céder que devant un ensemble d'événements dont les plus graves furent les plus imprévus. C'est qu'en effet, comme toujours, si la raison stratégique se retrouve à la base des projets conçus par Napoléon, si elle les engendre et les suscite, son imagination découvre en eux des côtés d'éclat et de grandeur qui les relèvent à ses propres yeux et l'entraînent plus fortement à les suivre ; sa lutte contre l'Angleterre pouvant l'obliger à frapper la Turquie, cette nécessité réveille et développe en lui le sentiment d'une œuvre régénératrice à accomplir au delà du Danube et de l'Adriatique. Animé à la poursuite d'un tel but, peu lui importaient de nouvelles vies à sacrifier, des crises à soulever, des engagements à répudier, une politique traditionnelle à démentir. L'idée d'immoler un antique allié ne l'arrêtait plus : il sacrifiait sans scrupule un monarque qui voulait être son ami, ce sultan auquel il écrivait en ce moment même sur un ton d'affection et de confiance, en recommandant toutefois à son ambassadeur de remettre la lettre discrètement et sans éveiller l'attention[31]. Ce double jeu lui semblait un simple calcul de prudence, et, s'il évitait de se compromettre prématurément vis-à-vis de la Turquie, il n'en agitait pas moins les moyens de la dépouiller. L'utilité et la grandeur du but l'emportaient à ses yeux sur toute autre considération, et l'iniquité des moyens disparaissait dans la justice finale de l'ordre futur qu'il comptait inaugurer, en ramenant sous une autorité forte, vivifiante, tutélaire, des pays disputés entre de barbares tyrans, et en faisant régner la paix française dans la plupart des contrées où Rome avait étendu jadis son despotisme civilisateur.

 

II

Sur quelles bases Napoléon songeait-il à fonder le régime nouveau de l'Orient ? En d'autres termes, dans quelles conditions proposait-il au Tsar d'exécuter le partage ? D'après quel principe fixait-il son propre lot, celui de la Russie, celui de l'Autriche ? Par quel procédé espérait-il concilier des nécessités en apparence contradictoires, faire tourner l'opération à la satisfaction d'Alexandre et au profit de la France ? La difficulté de répondre à cette question se complique d'une lacune dans les documents. La lettre à Caulaincourt manque dans la Correspondance et ne nous est pas intégralement parvenue[32] ; c'est seulement à l'aide des volumineuses réponses de l'ambassadeur, où celui-ci se réfère sans cesse aux ordres de son maître, en donne l'interprétation, en reproduit parfois les termes, qu'il devient possible de reconstituer, sinon le texte complet, au moins le sens de l'instruction.

A vrai dire, cette lettre, en la supposant littéralement connue, ne nous éclairerait pas d'emblée sur les intentions de l'Empereur. D'après les passages qui nous en sont parvenus, il est aisé de comprendre qu'elle ne contenait rien de tout à fait précis, rien d'absolu, sur la mise en application du principe posé. Il est douteux que Napoléon eût conçu dès lors un plan de partage irrévocable et complet ; à coup sûr, il ne l'avait pas communiqué à son ambassadeur, pas plus qu'il ne livrait au général chargé d'ouvrir le feu, au début d'une affaire, le secret des opérations destinées à fixer le sort de la journée.

En diplomatie, comme à la guerre, ses habitudes variaient peu. Il offrait d'abord le combat largement, c'est-à-dire que, s'adressant à la partie adverse, il l'appelait à débattre la question d'ensemble et sous toutes ses faces ; c'était un moyen de faire produire à l'ennemi toutes ses vues, livrer tous ses arguments. Laissant ainsi la discussion s'engager sur toute la ligne, s'étendre, se disperser, il se rendait compte des dispositions et des facultés d'autrui, de Ses propres avantages, de ce qu'il pourrait tenter et obtenir ; alors, au milieu des idées qui de part et d'autre avaient été jetées en avant, il démêlait un moyen de solution, s'y attachait avec une détermination soudaine, invincible, et s'appliquait à le faire prévaloir par l'effort de sa volonté toute fraîche sur des adversaires déjà fatigués de la lutte.

Dans l'affaire du partage, cette tactique se révèle plus que dans toute autre. Napoléon assigne à la négociation deux phases bien distinctes. Dans la première, Caulaincourt aura à entamer une discussion générale et sans conclusion ; il devra aborder toutes les difficultés sans les résoudre, amener les Russes à présenter des vues[33], c'est-à-dire à montrer le fond même de leurs espérances et de leurs convoitises. Dans la seconde phase, l'Empereur se découvrira et donnera de sa personne : présentant une solution toute faite, celle qu'il aura jugée d'après les indications du débat préliminaire à la fois la plus pratique et la plus favorable, il s'efforcera de l'imposer, soit dans ses conférences avec un envoyé russe muni de pleins pouvoirs, soit dans un colloque avec Alexandre lui-même, attiré à un second Tilsit. Dans sa lettre au Tsar, il fait allusion à une nouvelle entrevue : à Caulaincourt, il ordonne de la proposer positivement. Pourvu qu'elle ait lieu à bref délai, il abandonne à Alexandre le soin d'en fixer le lieu et la date. Que le Tsar et l'ambassadeur mettent le compas sur la carte[34], qu'ils choisissent un point à égale distance de Pétersbourg et de Paris, que le monarque russe fasse savoir son intention de s'y trouver à tel jour, Napoléon accepte d'avance le rendez-vous, promet d'y être exact, autorise Caulaincourt à prendre en son nom des engagements formels, et cet empressement atteste une fois de plus sa volonté de diriger par lui-même la dernière partie de la négociation.

Ainsi le débat qui allait s'ouvrir à Pétersbourg n'aurait qu'un caractère préparatoire. Toutefois, s'il convenait, pour qu'il remplit son but, de lui laisser une grande latitude, encore importait-il de lui fixer des limites, de réserver certaines positions. Bien que l'Empereur se promit de recouvrer par lui-même une partie du terrain que son représentant aurait abandonné, celui-ci ne pouvait se retirer indéfiniment, même en combattant, sous peine de laisser concevoir aux Russes des espérances irréalisables. Il était donc nécessaire, dès à présent, d'opposer sur quelques points à leurs prétentions une résistance absolue : ces points, Napoléon les indiquait à Caulaincourt, et les rapports de l'ambassadeur permettent de les distinguer. Sur d'autres, il se résignait à des concessions plus ou moins graves ; sur d'autres enfin, il suggérait divers moyens de transaction, se réservant de choisir entre eux, en temps opportun, ceux qui lui paraîtraient les plus propres à ménager l'entente définitive.

Chacun des copartageants avait à sa portée des contrées qui s'offraient naturellement à ses convoitises ; il s'en saisirait tout d'abord. Tandis que la domination française, partant de la Dalmatie, s'allongerait sur les rivages de l'Adriatique et de la mer Ionienne, à l'autre extrémité de l'Orient, les Principautés seraient attribuées définitivement à la Russie, mais lui seraient comptées dans son lot pour une part proportionnée à leur étendue, à leur extrême importance. Au delà du Danube, la zone comprise entre ce fleuve et les Balkans semblait le prolongement des nouvelles acquisitions de nos alliés ; Napoléon ne la leur refusait pas. Mais jusqu'où les laisserait-il venir dans l'Ouest et au Midi ? Sur le Danube, il leur interdisait la Serbie, qui serait constituée à l'état de principauté autonome ou placée sous la dépendance de l'Autriche. De Belgrade, l'attention de l'Empereur obliquait vers le sud-est, dépassait les obscures régions de la Roumélie, champ ouvert aux compétitions respectives de la Russie et de l'Autriche, se portait jusqu'aux extrémités de la péninsule, rencontrait les Détroits et Constantinople. Là surgissait la difficulté capitale. Placée dans un site incomparable, où Rome s'est transportée naguère pour gouverner plus commodément le monde, Constantinople semble née pour régner. L'imagination populaire attachait alors à sa possession une idée de souveraineté sur toutes les contrées d'alentour. Aux yeux des contemporains, tandis que le reste de la péninsule se voilait encore d'épaisses ténèbres, Constantinople, se découvrant dans le rayonnement de sa gloire passée, de son immuable beauté, portait et renfermait en elle l'Orient européen tout entier : telle la coupole dorée qui brille au sommet d'un monument, se montrant la première aux regards, les appelle, les fascine, semble de loin composer à elle seule l'édifice dont elle n'est que l'étincelant décor.

C'est une croyance établie que Napoléon n'eût jamais abandonné Constantinople à la Russie ; elle repose sur une tradition confirmée par certains passages du Mémorial. Constantinople, dit l'Empereur à Sainte-Hélène, est placée pour être le centre et le siège de la domination universelle[35]. Cependant nous avons entendu Napoléon, dans ses entretiens avec Tolstoï, avec Metternich, prévoir et admettre l'établissement des Russes sur le Bosphore : en 1812, dans une conversation tenue avec M. de Narbonne, il a reconnu avoir offert Constantinople à l'empereur Alexandre[36]. La contradiction entre ces divers témoignages nous parait s'expliquer chez Napoléon par des états d'esprit différents et successifs. A Sainte-Hélène, il exprimait ses idées sous une forme théorique et absolue, sans tenir compte des nécessités qui avaient pu en modifier l'application : il composait d'ailleurs ses traits pour la postérité et aimait à se présenter devant elle comme le défenseur de l'indépendance européenne contre une ambition sans mesure. Au contraire, sa confidence à M. de Narbonne semble répondre à l'ordre d'idées tout spécial dans lequel il se trouvait placé en 1808. Demandant à la Russie un grand effort, songeant à se servir d'elle pour porter aux Anglais le coup de massue[37], il répugnait moins à payer son concours de faveurs extraordinaires.

Irait-il toutefois jusqu'à lui livrer la position sans rivale qui lui eût ouvert l'accès de la Méditerranée et donné prise sur toute l'Europe ? Assurément non. Mais la ville de Constantin ne compose pas à elle seule toute cette position ; elle n'en est que l'une des parties. Le passage entre la mer Noire et la Méditerranée comprend d'abord le Bosphore, puis s'épanouit en une mer intérieure, devient la Propontide, se resserre ensuite aux Dardanelles ; cette précieuse porte de communication possède deux serrures, et Napoléon, en se réservant l'une d'elles, pouvait paralyser l'autre entre les mains de la Russie. L'idée lui était donc venue de scinder la position en litige et, dans le cas où l'empereur Alexandre demanderait péremptoirement Constantinople, d'en subordonner l'acquisition par nos alliés à l'établissement aux Dardanelles d'une autre puissance, soit la France elle-même, soit l'Autriche[38]. Certes, Caulaincourt ne devrait pas offrir d'emblée Constantinople ; il devait la refuser d'abord, proposer d'en faire le siège d'un État indépendant et neutre, assis sur les deux détroits, puis, si la Russie devenait trop pressante, se replier lentement sur les Dardanelles et y concentrer sa résistance. Cette tactique amènerait peut-être la Russie à se désister de ses exigences ; peut-être n'était-ce qu'un moyen de lui refuser indirectement Constantinople, en mettant à l'abandon de cette ville une condition difficilement admissible. Si le Tsar eût souscrit au moyen terme proposé, Napoléon eût-il définitivement consenti à le faire empereur de Byzance ? Nous sommes loin de l'affirmer ; il est probable que sa dernière détermination restait en suspens. Un fait seul est certain : en février 1808, il ne rangeait pas la question de Constantinople au nombre de celles sur lesquelles il se refusait à transiger et qu'il plaçait en dehors de toute discussion.

Napoléon ne faisait jamais de concessions gratuites : s'il ne repoussait pas de prime abord la plus éclatante de toutes, c'était que cette condescendance, peut-être apparente, pouvait le conduire à de grands, à d'extraordinaires avantages. L'Égypte était pour lui ce qu'était Constantinople pour la Russie, la position culminante ; il se la réservait dans tous les cas. Mais cette conquête en nécessitait d'autres. Afin de protéger notre nouvelle colonie, il serait indispensable de lui donner pour annexe la Syrie, qui la dominait au nord, d'acquérir aussi Chypre, Candie, ces avant-postes d'Alexandrie, et de relier par une chaîne d'îles françaises l'Égypte réduite en province à la Morée délivrée par nos armes : la France n'aurait plus alors qu'à achever la conquête de l'Archipel, à mettre la main sur les échelles d'Asie Mineure, pour dominer à leur point de jonction toutes les routes maritimes de l'ancien monde et régner sur le principal carrefour du globe.

Toutefois, Napoléon ne désirait pas que les possessions ottomanes d'Afrique et d'Asie fissent dès à présent l'objet d'une attribution précise, parce qu'il n'était point fixé sur les proportions à donner au remaniement projeté, parce qu'il craignait aussi que la Russie, si la France obtenait formellement des provinces au delà des mers, ne s'en autorisât pour restreindre notre lot européen. Ce qu'il désirait, c'était que l'empereur Alexandre, concentrant son attention sur le Danube, la mer Noire et Constantinople, nous laissât la main libre en Égypte, en Syrie, dans les Échelles, nous accordât même dans ces parages le concours désintéressé de sa marine. La flotte russe de la Méditerranée n'avait pas encore regagné la Baltique ; ses vaisseaux restaient dispersés entre Trieste, l'île d'Elbe et Lisbonne, inutiles, endormis sur leurs ancres, et Napoléon voyait avec douleur cette force demeurer inactive, alors que les ressorts de son énergie se tendaient principale.. ment vers la lutte sur les mers. Il avait donc chargé Caulaincourt de demander la mise à ses ordres des vaisseaux moscovites, le pouvoir d'en disposer suivant ses convenances, de les employer comme une fraction de no' s escadres. Il voulait que cette coopération lui fût assurée dès à présent, qu'elle précédât tout arrangement définitif, que la Russie, en nous prétarit sa flotte, favorisât nos opérations préliminaires autour de Corfou et de la Sicile, qu'elle concourût à la formation de cette puissante Armada destinée à recueillir les dépouilles maritimes de la Turquie et qui ne devait quitter Toulon que pour être maîtresse de la Méditerranée[39]. Que si la Russie, en échange de tant de services, demandait à son tour la faculté de prendre hors du continent européen, Caulaincourt ne la lui refuserait pas ; il la lui offrirait seulement loin de nous, dans le nord de l'Asie turque, lui désignerait Trébizonde, la côte méridionale de la mer Noire, et lui montrerait de ce côté le champ naturel de son expansion[40].

Ainsi, que l'Euxin devienne un lac moscovite, pourvu que la Méditerranée devienne un lac français, telle paraît avoir été la pensée dominante de Napoléon. Il y ajoutait ce correctif que les deux mers pourraient toujours être séparées l'une de l'autre ; il se réservait la faculté d'isoler l'Euxin, le cas échéant, et c'était dans cette vue qu'il proposait la création à Constantinople d'un État intermédiaire, constitué gardien des Détroits et chargé de les fermer à la Russie. Si cette puissance voulait à tout prix Constantinople, l'occupation des Dardanelles, où s'élèverait un établissement destiné à clore la Méditerranée dans l'Est, remplirait sous une autre forme le but de l'Empereur. La Russie trouverait alors à Constantinople le terme magnifique, mais définitif, de sa carrière européenne, et quand elle aurait rempli sa mission historique et providentielle, relevé et vengé la Croix sur le Bosphore, fait resplendir sous les voûtes de Sainte-Sophie les pompes du culte grec, tout auprès de sa conquête, elle se heurterait à l'avant-garde de l'Occident, postée sur le second détroit, puissamment retranchée, soutenue par les forces de la France et de l'Autriche, présentant un plus sérieux obstacle que la faible et inconsistante Turquie. Devant ce barrage[41] elle refluerait ; fortement contenue du côté de l'Europe, elle irait se répandre en Asie, où Napoléon lui indiquait et lui ouvrait la voie. Ainsi s'explique la phrase prononcée plus tard devant M. de Narbonne et dont les deux parties paraissent au premier abord s'exclure : J'ai voulu refouler amicalement la Russie en Asie : je lui ai offert Constantinople[42]. Par un prodigieux détour, par la voie de l'alliance russe, Napoléon se rapprochait du point où Talleyrand avait voulu le conduire par les chemins de l'alliance autrichienne. Quelques satisfactions d'orgueil, d'imagination, qu'il réservât à la Russie, il ne la laisserait pourtant s'établir que sur le rebord oriental de la péninsule des Balkans ; en lui livrant les embouchures du Danube sans la Serbie, la côte bulgare sans les parties centrales de la Roumélie, Constantinople peut-être, mais sans les Dardanelles, il la placerait dans une position stratégiquement inférieure à celle de l'Autriche, fortement installée au cœur de l'ancienne Turquie ; poussant à la fois les deux empires vers l'Est, il les rejetterait l'un sur l'autre et finirait par diriger le premier dans une voie où il se trouverait un jour en contact, c'est-à-dire en lutte avec l'Angleterre. Ainsi s'établirait un conflit permanent entre les trois puissances que nous avions à combattre ou à redouter, et le recul simultané de nos deux rivales du continent, en dégageant le terrain devant nous, laisserait la France arbitre de l'Europe et reine de la Méditerranée.

 

 

 



[1] Correspondance, pièce non numérotée, t. XVI, p. 586.

[2] Extrait de la lettre à Caulaincourt, publié par M. de TATISTCHEFF, Nouvelle Revue du 15 juin 1890.

[3] Correspondance, 13489.

[4] Correspondance, 13489.

[5] L. DRAPEYRON, Revue de géographie, mars 1888 : Le grand dessein méditerranéen et l'expédition d'Égypte.

[6] Correspondance, 13095, 13098, 13116, 13117, 13118, 13126, 13206, 13221, 13223-24, 13232-33, 13240, 13269, 13331, 13337, 13341, 13368. Correspondance politique et militaire du roi Joseph, publiée par A. DU CASSE, 3e édition, t. IV, 25 septembre au 15 décembre 1807. Voyez aussi la mission du commandant de Clermont-Tonnerre à Corfou, dans l'ouvrage de M. Camille ROUSSET intitulé : Un ministre de la Restauration, le marquis de Clermont-Tonnerre, 50 et suivantes.

[7] DRAPEYRON, article cité.

[8] Le roi Joseph à l'Empereur, 12 et 19 novembre 1807.

[9] Correspondance, 13387. Voyez aussi CHEVALIER, Histoire de la marine française sous le Consulat et l'Empire, p. 281 et suivantes.

[10] Correspondance, 13480.

[11] Correspondance, 13418.

[12] Le roi Joseph à l'Empereur, 12, 18 et 23 janvier 1803.

[13] Correspondance, 13504.

[14] Correspondance, 13534.

[15] Correspondance, 13534.

[16] Correspondance, 13537, 13510.

[17] Correspondance, 13708.

[18] Correspondance, 13708.

[19] Tolstoï à Roumiantsof, 25 janvier-6 février 1803, archives de Saint-Pétersbourg.

[20] Prenant son chapeau des deux mains, écrit Tolstoï, et le jetant à terre, il me tint ce discours trop remarquable pour ne pas être tramera mot à mot : Écoutez, monsieur de Tolstoï, ce n'est plus l'empereur des Français qui vous parle, c'est un général de division qui parle à un autre général de division : Que je sois le dernier des hommes si je ne remplis pas scrupuleusement ce que j'ai contracté à Tilsit, et si je n'évacue pas la Prusse et le duché de Varsovie lorsque vous aurez retiré vos troupes de la Moldavie et de la Valachie. Comment pouvez-vous en douter ? Je ne suis ni un fou ni un enfant pour ne pas savoir ce que je contracte, et ce que je contracte, je le remplis toujours. A Tolstoï à Roumiantsof, 25 janvier-6 février 1808, archives de Saint-Pétersbourg.

[21] Tolstoï à Roumiantsof, 25 janvier-6 février 1803, archives de Saint-Pétersbourg.

[22] Frère du ministre de Russie en Suède.

[23] Trouvant dans l'empereur Napoléon, écrit Tolstoï le 6-18 mars 1808, toujours les mêmes dispositions, toujours le même désir de la paix, j'ai cru devoir profiter de cette dernière ressource (l'entremise de M. d'Alopéus) ; archives de Saint-Pétersbourg. De son côté, M. d'Alopéus disait, après une conversation avec l'Empereur, qu'il avait trouvé que son désir de la paix avec l'Angleterre était assez marqué et que toutes ses questions l'avaient marqué... Ce n'est pas de même à Londres, ajoutait le Russe, où non seulement le sieur Canning, mais tout le ministère sont décidés à la continuation de la guerre... HASSEL, 498.

[24] Correspondance, 13955.

[25] Moniteur du 2 février 1807.

[26] Mémorial, 10-12 mars 1816.

[27] Lettre écrite le 18 avril 1808 au gouverneur des Sept-Iles par l'un de ses correspondants en Albanie. Documents relatifs aux îles Ioniennes et à l'Albanie, dont nous devons la communication à l'obligeance de M. Auguste Boppe.

[28] Correspondance, 13561.

[29] Lettre du consul Drovetti, en date du 8 avril 1808, archives des affaires étrangères, consulat du Caire.

[30] Lettre de Napoléon au roi Louis, 27 mars 1808. Correspondance, XVI, 589, pièce non numérotée

[31] Archives des affaires étrangères, Turquie, 216.

[32] L'extrait publié par M. de Tatistcheff (voyez p. 246), étant destiné à être communiqué au cabinet de Russie qui l'a conservé dans ses archives, ne fait que développer la lettre au Tsar, sans indiquer les vues de l'Empereur sur les conditions du partage. D'une manière générale, les lettres écrites par Napoléon à Caulaincourt, pendant la mission de ce dernier en Russie, n'ont pas été retrouvées jusqu'à présent, à de très rares exceptions près.

[33] Rapport de Caulaincourt du 29 février 1808.

[34] Rapport de Caulaincourt, 26 février 1808. Cf. l'extrait publié par M. de Tatistcheff.

[35] Mémorial, 10-12 mars 1816.

[36] Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par VILLEMAIN, nouvelle édition, Paris, 1858, 178.

[37] Rapport de Caulaincourt du 29 février 1808.

[38] Lettre de Caulaincourt du 16 mars 1808.

[39] Correspondance, 13897.

[40] Rapports et lettres de Caulaincourt du 26 février au 16 mars 1808. Nous avons publié ces pièces dans la Revue d'histoire diplomatique, 1er juillet 1890.

[41] Mémorial, 10-12 mars 1816.

[42] VILLEMAIN, 178.