NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

I. — DE TILSIT À ERFURT

 

CHAPITRE IV. — TURQUIE ET PRUSSE.

 

 

La situation sur le Danube après Tilsit. — Mission de Guilleminot et conclusion d'un armistice. — Clauses blessantes pour la Russie ; Alexandre refuse de ratifier l'armistice et maintient ses troupes dans les Principautés. — Napoléon comprend l'impossibilité d'obtenir l'évacuation. — Il sent la nécessité de terminer quelque chose avec la Russie. — Ses perplexités. — Il imagine diverses combinaisons susceptibles de se suppléer l'une l'autre. — Il désire et n'espère pas une paix qui assurerait à la Turquie l'intégrité presque totale de ses possessions. — Il consent à abandonner aux Russes les Principautés moyennant compensation territoriale pour la France. — Raisons qui le poussent à ajourner le partage de l'empire ottoman. — Ses vues persistantes sur l'Égypte. — Il songe à prendre sa compensation en Prusse. — L'évacuation retardée ; difficultés financières. — Napoléon veut mettre définitivement la Prusse dans l'impuissance de nous nuire. — Caulaincourt chargé de proposer au Tsar les Principautés au prix de la Silésie. — Frédéric II et Napoléon. — Langage prescrit à Caulaincourt ; l'amputation indiquée comme remède aux souffrances de la Prusse. — Note dictée par l'Empereur en marge de l'instruction. — A défaut de la combinaison turco-prussienne, Napoléon ne repousse pas en principe le partage de l'empire ottoman, mais en rejette la réalisation à une échéance indéterminée et après une nouvelle entrevue.

 

Après Tilsit, un officier français, l'adjudant-commandant Guilleminot, avait été envoyé au quartier général des armées russes en Valachie, afin d'y ménager entre les belligérants une suspension d'hostilités. Par ses soins, un armistice fut signé le 24 août à Slobodzéi ; s'inspirant de la disposition exprimée dans l'article 22 du traité, cet acte stipulait l'évacuation par les Russes des deux Principautés. Mais Alexandre n'avait jamais pris au sérieux cette obligation et n'attendait que l'occasion de s'en délier. Volontairement ou non, ses généraux la lui fournirent en laissant insérer dans la convention d'armistice des clauses inusitées ; la Russie s'engageait non seulement à ramener ses troupes en deçà du Dniester, mais à restituer le matériel de guerre, les vaisseaux qu'elle avait pris ; elle aurait à rendre non seulement ses conquêtes, mais ses trophées. S'appuyant sur ce que ces exigences avaient de blessant pour l'honneur de ses armes, invoquant aussi quelques incursions opérées par les Turcs au delà du Danube, le Tsar refusa de ratifier l'armistice ; son armée, qui avait déjà commencé un mouvement rétrograde, reçut l'ordre de réoccuper sur-le-champ ses positions et de ne plus quitter les deux provinces, sans reprendre toutefois les hostilités avant le terme convenu. Avec une preste habileté, la Russie se remettait en possession du gage dont Napoléon, afin de réserver la liberté de ses propres résolutions, avait voulu la dessaisir.

L'Empereur apprit cet incident en octobre, avant que la Russie eût rompu avec l'Angleterre, et s'en montra contrarié. Il expédia à Guilleminot des ordres sévères, voulut que l'on fit disparaître de l'armistice les clauses inacceptables, afin d'enlever aux Russes tout prétexte de différer l'évacuation. Toutefois, les demi-engagements qu'il avait pris de vive voix à Tilsit ne lui permettaient point d'insister avec force, et d'ailleurs il ne se faisait guère d'illusions sur la possibilité de reprendre en sous-œuvre la combinaison avortée. Il comprenait que la Russie, échappée des liens auxquels le traité de Tilsit avait prétendu l'assujettir, ne s'y laisserait plus renfermer, et que la procédure imaginée pour réserver la question d'Orient pendant plusieurs mois, au moyen d'un armistice qui remettrait tout en état, devenait inapplicable.

De plus, la situation générale, en se prononçant, obligeait Napoléon à préciser de son côté sa politique. A Tilsit, se flattant que la seule menace d'une alliance franco-russe ferait fléchir l'Angleterre, il avait évité de signer avec Alexandre un contrat positif et qui lui eût ôté la faculté de se reprendre. Mais l'Angleterre avait refusé de traiter ; elle restait debout, indomptée ; il était donc indispensable que l'alliance des deux empires se fixât et que leur action se produisit effectivement. Napoléon, il est vrai, comptait apprendre prochainement qu'Alexandre s'était déclaré contre notre ennemie, mais il sentait que, dans ce cas même, le concours de ce prince n'en demeurerait pas moins conditionnel, entouré de certaines réserves, et que seule une entente sur la question turque le rendrait absolu. Dès le mois de novembre, cette vérité lui apparaissait : Je sens, écrivait-il, la nécessité de terminer quelque chose, et je suis prêt à m'entendre là-dessus avec la Russie[1]. Ainsi ce problème oriental, qui toujours avait tenté son imagination, qu'il avait soulevé plusieurs fois sans le résoudre, s'imposait à lui et devenait pressant. Sa fortune, l'entraînant sur des hauteurs de plus en plus redoutables et mettant son génie à de suprêmes épreuves, l'obligeait aujourd'hui, au cours d'une lutte dont les conditions extraordinaires venaient tout compliquer, à trancher le grand litige qui faisait depuis un demi-siècle l'occupation et le tourment de l'Europe.

Dans le problème à résoudre, la difficulté capitale était de satisfaire Alexandre sans trop compromettre et même, s'il était possible, en sauvegardant pleinement les intérêts de la France. Et ceux-ci étaient si graves et si divers, que Napoléon, devant leur effrayante complexité, s'arrêtait incertain et presque troublé. Le travail de sa pensée ne s'opérait que lentement, pas à pas, avec d'infinies précautions : Cette affaire est bien intéressante pour moi, écrivait-il, c'est une chose qui demande bien des combinaisons, sur laquelle il faut marcher bien doucement[2]. Suivant les dispositions, les exigences, les facilités qu'il rencontrerait à Pétersbourg, il imaginait des solutions diverses, susceptibles de se substituer l'une à l'autre et de se concilier, quoique à des degrés inégaux, avec les principes de sa politique.

La plus simple, la plus facile à réaliser matériellement, eût été une paix assurant l'intégrité à peu près totale des possessions ottomanes et par laquelle la Russie se fût contentée de légers avantages dans le présent, doublés de vastes espérances pour l'avenir. Ce dénouement était sans contredit le plus conforme aux désirs de Napoléon, et il n'y renonçait pas d'une manière absolue ; toutefois, s'il l'inscrivait le premier dans l'ordre de ses préférences, il ne s'y arrêtait guère, convaincu que la Russie le repousserait, ou au moins ne l'admettrait qu'à regret, conservant au cœur l'amertume d'un grand espoir déçu. Après avoir fait appel à ses convoitises, il paraissait bien difficile d'en renvoyer la satisfaction à une échéance indéterminée, et seul un agrandissement considérable en Orient, obtenu sur-le-champ, semblait propre à nous attacher définitivement le Tsar et peut-être à nous ramener l'opinion. D'ailleurs, en continuant d'occuper la Moldavie et la Valachie, en y maintenant ses troupes malgré la lettre des traités, Alexandre laissait pressentir sa volonté de conserver au moins cette portion de la Turquie. Sans savoir encore les intentions positives de la Russie, Napoléon considérait l'abandon des deux provinces comme une éventualité fâcheuse, mais presque inévitable, et il s'occupait d'en faire l'un des éléments d'une seconde combinaison, d'un arrangement acceptable pour les deux empires.

Dans la poursuite de ce but, une pensée le dominait : il n'admettait point de conquête pour la Russie sans un avantage au moins égal pour la France. Les deux empires, disait-il, devaient marcher du même pas. Si excessive que fût cette conception, alors que l'Empereur avait déjà largement dépassé son allié dans la carrière des conquêtes, ce serait se tromper que d'y voir simple passion l'envahir. Napoléon raisonnait profondément toutes ses ambitions, et c'était l'excès, si je puis dire, de logique, de calcul, de prévoyance, qui le rendait insatiable. S'il prétend aujourd'hui opposer à tout progrès de la Russie un accroissement parallèle, c'est à titre de précaution, et, il faut le dire, de précaution justifiée contre cet empire. Par les observations recueillies à Pétersbourg, il sait que, si sincère qu'on la suppose, l'alliance russe ne tient qu'à la durée des sentiments d'un monarque impressionnable et mobile, entouré de nos ennemis, exposé lui-même à tous les accidents qui menacent le trône et la vie d'un Tsar ; il sait aussi que, dans les rapports entre la France et la Russie, tels que les circonstances les ont établis, il n'est point de milieu entre l'intimité et la brouille, entre l'alliance et la guerre, et que la cour de Pétersbourg ne se détachera de nous que pour revenir à nos ennemis[3]. Aussi, sentant la nécessité de donner une large satisfaction à son allié du jour, veut-il préparer en même temps ses moyens de défense contre l'adversaire possible du lendemain, et est- ce moins une compensation à laquelle il prétend qu'une sûreté. Et cette préoccupation, quand il s'agit de désigner son lot, vient singulièrement restreindre son choix. Dans la balance de profits qu'il veut établir entre les deux puissances, il ne fait entrer en compte et ne porte à son actif ni l'Italie, où il prend les provinces toscanes, ni l'Espagne, qu'il médite déjà de s'associer étroitement, ni le Portugal, que ses troupes vont atteindre et que sa politique va dépecer ; ce qui lui parait à exiger, c'est un accroissement de force dans les contrées où la Russie elle-même peut agir, où s'opérera le choc des deux empires, s'il doit se renouveler, c'est-à-dire dans cette zone de territoires qui coupe transversalement l'Europe du nord-ouest au sud-est et s'étend des rives de la Baltique à celles du Bosphore. Là, s'il consent que la Russie avance d'un pas, c'est à la condition que lui-même en fera un autre et marquera un point sur ce vaste échiquier où les intérêts respectifs sont en jeu et s'entrecroisent.

A Tilsit, quand les deux empereurs, laissant errer leur imagination, méditaient de profonds remaniements, la Turquie seule était appelée à en faire les frais. La France, on s'en souvient, prenait dans l'ouest de la péninsule des Balkans une position assez forte pour contrebalancer celle de la Russie, établie sur le cours inférieur du Danube. Cependant, depuis Tilsit, Napoléon avait réfléchi ; ses vues s'étaient modifiées, et les parts ne lui semblaient plus égales. Maîtresse, en fait, de la Moldavie et de la Valachie, la Russie n'aurait qu'à s'y maintenir pour se trouver en possession de son lot ; la France aurait à conquérir le sien. Par l'annexion des pays roumains, notre alliée s'adjoindrait des territoires limitrophes de son État et qui en formaient le prolongement géographique. Entre nos mains, la Bosnie, l'Albanie, voire l'Épire et la Grèce, ne seraient que des possessions éloignées, difficiles à relier aux parties principales de l'empire. La Russie acquerrait des provinces, la France des colonies ; et quelles colonies ! Des pays âpres, pauvres, d'accès difficile, défendus par une race belliqueuse. 11 faudrait combattre pour les conquérir, combattre pour les garder ; ces luttes sans gloire n'aboutiraient qu'à des profits contestables, et Napoléon n'était pas éloigné de penser que de semblables parcelles de la Turquie ne valaient pas le sang d'un grenadier de son armée.

La prise de possession de ces contrées aurait un autre inconvénient. La perte de la Moldavie et de la Valachie n'aboutissait pas nécessairement à la destruction de l'empire ottoman ; la Turquie pouvait vivre amputée ; résisterait-elle à une double mutilation ? Quand la Russie lui aurait enlevé ses provinces danubiennes, si la France l'entamait à son tour et mordait à plein dans ses possessions de l'Ouest, elle succomberait presque infailliblement à cette formidable atteinte ; elle se disloquerait d'elle-même et tomberait en pièces, ou, se ranimant pour une lutte désespérée, viendrait se précipiter sur les envahisseurs, se briser contre leurs armes et mourir à leurs pieds. Dans l'un et l'autre cas, les deux empereurs auraient à recueillir la totalité de ses dépouilles et se verraient appelés à la tâche difficile d'en opérer la répartition. L'idée d'un partage restreint, admise éventuellement par l'Empereur à Tilsit, ne lui paraissait plus réalisable ; à ses yeux, le sacrifice des Principautés, compensé par l'attribution des provinces occidentales à la France, n'offrait point par lui-même une solution ; il préjugeait et entraînait le partage total de la Turquie.

Cette immense opération, l'Empereur la jugeait inévitable tôt ou tard ; pour lui, il ne s'agissait point de savoir si la Turquie pouvait vivre, mais seulement s'il convenait de hâter violemment sa fin ou de la laisser mourir. Napoléon reculait encore devant le premier parti, par des motifs purement politiques. Après la chute de Sélim, il avait cru que le nouveau gouvernement, faible, divisé, institué en haine de l'étranger, tiendrait à notre égard une attitude passive ou hostile. Des nouvelles plus fraîches démentaient cette prévision. A Constantinople, si la paix entre la France et la Russie avait jeté l'inquiétude, on y faisait à mauvaise fortune bon visage ; les Turcs continuaient à se proclamer nos amis, recherchaient la protection de l'Empereur, remettaient leur sort entre ses mains ; ils avaient muni leur ambassadeur à Paris de pleins pouvoirs pour traiter avec la Russie sous notre médiation ; ils n'avaient point renoué avec l'Angleterre. Napoléon irait-il détruire de ses propres mains une puissance qui se rattachait désespérément à lui et restait de quelque utilité ? Si grave que lui parût cette considération, c'est ailleurs pourtant qu'il faut chercher le principal motif qui le détournait de porter la main sur la Turquie. Pour comprendre le secret de ses répugnances, on doit pénétrer jusqu'à l'une de ses pensées intimes et profondes, née d'un événement qui avait fait époque dans l'histoire de ses idées comme dans celle de sa vie.

L'expédition d'Égypte n'avait pas été seulement une aventure héroïque, inspirée à Bonaparte par des vues égoïstes et le désir de se faire sacrer grand homme sur le sol des anciens. En 1797, amené par la victoire des Alpes à l'Adriatique, le jeune Général avait aperçu l'Orient au delà de l'Italie soumise ; se penchant sur ce monde nouveau, il l'avait embrassé d'un rapide coup d'œil, en avait relevé les reliefs, les positions saillantes, et, frappé des avantages incomparables qu'offre la situation de l'Égypte, l'avait marquée comme le lot de la France dans le partage futur de la Turquie. Un an après, il était au Caire. Il subit alors l'attrait captivant de l'Égypte ; cette contrée privilégiée entre toutes, avec son sol deux fois fécond, son fleuve nourricier, sa position au confluent de deux mondes, le prestige d'un passé sans bornes, produisit sur lui une impression ineffaçable, et il ne devait plus renoncer à l'espoir de remettre en valeur ce merveilleux domaine, de le rendre à la civilisation en l'assurant à la France. Forcé de le quitter, il ne l'oublie point ; après Marengo, tous ses efforts tendent un instant à la délivrance de l'Égypte française, et la perte de notre colonie mêle une amertume à l'ivresse de ses triomphes. Pendant les années qui suivent, forcé de s'élever dans le Nord, d'y lutter et d'y vaincre, d'y faire des acquisitions dont la valeur ne lui apparaissait que relative ou momentanée, il se reportait souvent par la pensée vers le pays de soleil qui lui était apparu au delà des mers et qui avait été sa conquête de prédilection.

Désireux de ramener la France sur les bords du Nil, il reconnaissait, en 1807, que les temps n'étaient point venus, et sa politique se bornait à réserver l'avenir. A cet égard, la prolongation du régime ottoman servait ses desseins. Le Turc, dont les jours semblaient comptés, apparaissait sur le Nil moins en possesseur définitif qu'en détenteur temporaire, conservant pour autrui l'héritage dont il était constitué gardien. Décréter de mort l'empire ottoman et, par suite, déclarer l'Égypte bien vacant et sans maitre, c'était la livrer au premier occupant ; or, suivant toute apparence, l'Angleterre y serait avant nous. L'Angleterre était mai tresse de la mer ; postée à Malte, en Sicile, croisant à l'entrée de l'Adriatique, elle tenait toutes les approches de l'Égypte. Elle couvait des yeux la riche province dont Bonaparte lui avait montré le chemin ; lors de ses différends avec la Porte, si elle s'était bornée à menacer Constantinople, elle avait tenté d'enlever l'Égypte. Aujourd'hui, le désir de s'accommoder avec Constantinople et l'intérêt supérieur qu'elle portait à la conservation de l'empire ottoman, l'empêchaient de renouveler ce dessein, de donner elle-même le signal du partage ; mais que Napoléon et Alexandre prissent l'initiative de ce bouleversement, on la verrait, incapable de s'y opposer, sauvegarder ses intérêts en ravissant la meilleure part de la proie. Avant que nos troupes eussent atteint Constantinople et Salonique, elle mettrait la main sur Alexandrie, sur le Caire ; elle prendrait en même temps Chypre, Candie, les Cyclades, peut-être la Morée, les Dardanelles, toutes les parties maritimes de l'empire, les plus précieuses, les seules que la France eût véritablement à convoiter. En arrachant aujourd'hui ces positions à la Turquie, Napoléon s'en privait pour l'avenir et les abandonnait à l'Angleterre : C'est la plus forte objection de l'Empereur, écrivait Champagny, contre le partage de l'empire ottoman[4].

D'ailleurs, était-ce bien en Orient qu'il convenait de chercher notre compensation aux progrès de la Russie ? Sans doute, si l'alliance se rompait, les influences française et moscovite, redevenues ennemies, se heurteraient violemment sur le Danube et le Bosphore ; mais était-ce là que le Tsar tenterait de nous porter des coups décisifs ? Avant tout, il s'occuperait de soulever l'Europe : cette tâche serait d'une exécution facile, presque instantanée, et le premier résultat d'une reprise d'hostilités avec la Russie serait de réunir contre nous les trois monarchies militaires du continent dans une coalition plus formidable que les précédentes. A l'apparition des armées russes sur le Niémen, la Prusse, irréconciliable depuis Iéna et Tilsit, s'élancerait à leur rencontre et leur servirait d'avant-garde. L'Autriche nous demeurait foncièrement hostile. Si les blessures saignantes de 1805 ne lui avaient pas permis de se lever en 1807 et de se jeter sur le flanc droit de la Grande Armée, elle poursuivait activement la réparation de ses forces. Quelques années, quelques mois peut-être ne s'écouleraient pas sans qu'elle ait repris figure de grande puissance. Vienne alors une occasion aussi favorable que celle dont elle n'avait pu user pendant la campagne de Pologne, elle se hâterait de la saisir, ferait cause commune avec la Russie et la Prusse, et ainsi se formerait cette triple alliance que la diplomatie de Pétersbourg avait vainement tenté de nouer â la veille d'Austerlitz et au lendemain d'Iéna. Napoléon avait battu l'Autriche et la Russie sans la Prusse, la Prusse et la Russie sans l'Autriche. S'il avait à combattre maintenant un contre trois, la lutte deviendrait plus inégale et aboutirait au plus formidable assaut que l'établissement impérial eût encore subi.

Mais si, des trois États dont l'hostilité était à craindre, l'un était préalablement mis hors de combat, réduit à l'incapacité de nuire, rayé du nombre des puissances actives, la coalition resterait toujours incomplète et boiteuse, partant moins redoutable ; pour la vaincre, Napoléon n'aurait qu'à recommencer Austerlitz ou à frapper de nouveau le coup de foudre de Friedland. Depuis Iéna, on s'en souvient, l'idée d'annuler totalement l'un des membres de la ligue européenne n'était plus de celles devant lesquelles reculât Napoléon. A Tilsit, forcé d'adopter un parti mixte envers la Prusse, contrevenant avec regret à ce précepte du grand Frédéric : Ne jamais maltraiter un adversaire à demi, il ne s'était point mépris sur le danger des restitutions promises à Fréderic-Guillaume, et l'on a vu avec quel soin méfiant il s'était ménagé le moyen de les retarder, en les subordonnant au payement d'une lourde contribution.

Depuis, sa Grande Armée n'avait reculé que d'un pas ; il avait retiré ses troupes en deçà de la Passarge, rendu à Frédéric-Guillaume Kœnigsberg, mais il gardait le reste du royaume, maintenait le gros de ses forces entre l'Elbe et la Vistule, l'avant-garde au delà de ce fleuve ; se retranchant derrière la convention du 12 juillet, il faisait dépendre l'évacuation d'un accord sur le chiffre et le mode de payement de l'indemnité, et ce règlement de comptes, ses exigences le rendaient bien difficile. Son commissaire, M. Daru, demandait en principal une somme de cent cinquante millions, hors de proportion avec les ressources de la Prusse, ajoutait d'autres réclamations, multipliait les difficultés, prolongeait systématiquement le débat. En même temps, l'occupation militaire continuait de peser sur la Prusse avec une rigueur inouïe ; nos agents détenaient partout l'autorité, mettaient le pays sous séquestre, le pressuraient, épuisaient méthodiquement ses ressources, et comme les Prussiens, exaspérés de ce traitement, se répandaient en plaintes, en protestations, laissaient percer un âpre désir de révolte, l'Empereur sentait redoubler contre leur patrie son hostilité et sa méfiance. Il songeait maintenant aux moyens d'éluder définitivement l'exécution du traité ; il se demandait par quel procédé se munir contre la Prusse d'une sûreté permanente et définitive, lorsque les exigences prévues de la Russie furent pour lui un trait de lumière. Puisque le Tsar, au mépris des articles par lesquels le morcellement de la Turquie n'avait été admis que pour le cas où cette puissance refuserait de traiter, prétendait acquérir d'emblée certaines de ses provinces, pourquoi s'opposerait-il à ce que l'Empereur, par une dérogation identique au traité, revînt sur la Prusse, renchérit sur les conditions imposées à ce royaume et lui infligeât une nouvelle mutilation ? Napoléon, invoquant alors l'inexécution par la Prusse de ses engagements pécuniaires, la traiterait en débitrice insolvable et procéderait contre elle par voie d'expropriation ; conformément à son idée première de Tilsit, il se ferait céder la Silésie, après avoir auparavant assuré au Tsar la Moldavie et la Valachie. Il laisserait son allié prendre les Principautés ; Alexandre le laisserait prendre la Silésie ; les deux monarques se feraient un sacrifice réciproque aux dépens d'autrui, et une double spoliation rétablirait entre eux l'équilibre.

Perdant la Silésie, la Prusse se verrait rejetée dans les limites de l'ancien électorat de Brandebourg ; la monarchie des Hohenzollern, après avoir un instant empiété sur tous ses voisins, Suède, Saxe, Autriche, Pologne, reviendrait languir aux lieux mêmes qui lui avaient servi de berceau. Refoulée sur les bords de la Baltique, réduite à des provinces pauvres dont les ressources ne lui permettraient plus l'entretien d'une armée, elle retomberait au rang de puissance secondaire, assisterait, désormais impuissante, aux luttes du continent ou ne jetterait dans la balance qu'un poids insignifiant. Cependant la Silésie, sans se placer directement sous nos lois, contribuerait à fortifier le système défensif de l'empire. Suivant toutes probabilités, elle devait être attribuée au royaume de Saxe et servir à le relier au grand-duché de Varsovie, soumis au même sceptre ; retrouvant la destination que l'Empereur avait songé tout d'abord à lui donner, elle accroîtrait la puissance de l'État germano - polonais créé par nous comme une position avancée. Cette fois encore, la pensée de rétablir une Pologne proprement dite, composée d'éléments homogènes, ne perce point chez Napoléon. Il ne prétend pas ressusciter une nation, mais en paralyser une, cette Prusse dont il prévoit l'éternelle hostilité, et, en même temps, augmenter ses moyens de défense contre la Russie. Ce qu'il veut s'assurer de plus en plus contre cette dernière, c'est un point de résistance, un fort d'arrêt, dirait-on aujourd'hui, et peu lui importe de mêler dans la construction de ce retranchement des matériaux de provenance diverse, en ajoutant à ceux qu'il a trouvés dans les ruines de la Pologne quelques débris du royaume prussien.

Trente-cinq années auparavant, un roi de Prusse, profond et astucieux génie, avait cherché dans les querelles de l'Orient un moyen de satisfaire son ambition aux dépens d'un peuple infortuné. Catherine II, victorieuse des Turcs, prétendait imposer à leur empire de cruelles mutilations ; l'Autriche, émue des progrès de sa voisine, s'agitait, menaçait, armait. Un choc paraissait inévitable entre les deux empires, lorsque Frédéric II imagina de les réconcilier en leur montrant la Pologne assez vaste et assez faible pour qu'ils pussent assouvir sur ses provinces leurs convoitises respectives. L'Autriche chercherait en Galicie une compensation aux progrès de la puissance moscovite ; la Russie, limitant ses conquêtes en Orient, se dédommagerait avec d'autres lambeaux de la Pologne, et Frédéric lui-même se payerait de son bon conseil en s'adjugeant une troisième part de l'État condamné. Cette suggestion aboutit au premier partage de la Pologne.

En 1807, les desseins de Napoléon à l'égard de la Prusse s'inspiraient du principe posé naguère par cette puissance elle-même ; en faisant de sa meilleure province un objet d'échange, un appoint dans la distribution de territoires qui s'opérait du nord au sud du continent, le monarque français reprenait et appliquait pour son compte cette politique de partages et de compensations dont Frédéric II avait donné à l'Europe les premières et inoubliables leçons. La comparaison, il est vrai, est fautive en un point. Quand Napoléon méditait de frapper à nouveau la puissance qui, en 1806, l'avait follement provoqué, il se disposait seulement à faire du droit de la victoire un usage immodéré, usage d'autant plus abusif qu'il mettait à néant les conditions d'une paix récente, et que c'était une reprise de châtiment succédant au pardon, mais Frédéric n'avait même pu alléguer contre la Pologne l'intérêt supérieur de sa propre défense ; il l'avait surprise et spoliée au cours d'une paix séculaire, par le seul motif qu'il convoitait ses possessions et la savait impuissante à les défendre. A cette différence près, le procédé était pareil et la violence égale ; c'était toujours le droit de vivre dénié aux faibles par l'arrêt du plus fort. Par un prodigieux retour de fortune, par cette justice des révolutions humaines qui n'est trop souvent que le déplacement de l'injuste, la Prusse vaincue, terrassée, inerte, recevait dans les plans du vainqueur une destination analogue à celle que le plus habile de ses rois avait assignée naguère à la Pologne ; en nous fournissant une compensation aux conquêtes orientales de la Russie, elle éviterait à Napoléon de se dédommager aux dépens de l'empire ottoman, prolongerait l'existence de cet Etat et servirait à son tour de rançon à la Turquie.

S'arrêtant à cette idée, Napoléon résolut de la communiquer à l'empereur Alexandre et de lui en démontrer l'excellence ; ce dut être le premier soin de notre nouvel ambassadeur, M. de Caulaincourt, dès son arrivée à Pétersbourg, et ce fut l'article principal de son instruction d'ensemble. Cette pièce remarquable, portant la date du 12 novembre 1807, rédigée par M. de Champagny, mais approuvée et revue par l'Empereur, laisse apercevoir toute la trame de son raisonnement[5]. Mis pleinement au courant de l'évolution opérée dans l'esprit du maitre, Caulaincourt comprendra mieux l'importance d'en assurer les résultats. Il devra employer à cette œuvre tout son zèle, toute sa force persuasive. Sans offrir de prime abord les Principautés, il laissera entendre, si on le provoque, que l'Empereur ne se refuse pas à cette grave concession, dans son infini désir de complaire à un allié qui est en même temps son ami. Toutefois, l'acte solennel de Tilsit ne saurait être modifié à l'avantage exclusif d'une des parties ; l'infraction admise en faveur de la Russie doit en commander une autre au profit de la France. Tel sera le principe de la conduite de l'Empereur. Raison, justice, prudence ne lui permettent pas de prendre un autre parti, et aucun obstacle ne pourra le détourner de cette voie.

Cette base posée, Caulaincourt indiquera les motifs qui conseillent de différer le partage et dissuadent l'Empereur de chercher sur l'Adriatique son dédommagement aux conquêtes russes ; dans ces conditions, la Silésie seule peut lui offrir un juste équivalent. Le plus difficile sera sans doute de faire agréer au Tsar ce second terme de la proposition ; Caulaincourt devra s'y employer par de franches explications. Il ne cachera pas que l'Empereur, dans la situation de l'Europe, ne peut renoncer à aucun de ses avantages, que l'hostilité persistante de la Prusse justifie contre elle toutes les précautions. La France continuera donc de l'occuper tant que les Russes resteront en Moldo-Valachie, à moins que la cession de la Silésie ne vienne nous conférer une autre garantie. La Prusse se trouve ainsi placée dans l'alternative de rester indéfiniment captive entre nos mains, prisonnière de guerre, ou de se rédimer par le sacrifice d'une province. Entre ces deux partis, il faut s'attacher à prouver que le second n'est pas le plus désavantageux pour elle, et notre ambassadeur aura la tâche délicate, passablement étrange, de démontrer que la Prusse souffrira moins après l'opération dont elle est menacée, que les deux empereurs doivent l'amputer pour son bien et qu'une sympathie éclairée pour cette monarchie conseille de lui enlever le rang de grande puissance, incompatible avec sa position actuelle, pour lui assurer le repos dans la médiocrité. La Prusse, dit l'instruction, n'aurait plus qu'une population de deux millions d'habitants ; mais n'y en aurait-il pas assez pour le bonheur de la famille royale, et n'est-il pas de son intérêt de se placer sur-le-champ et avec une entière résignation parmi les puissances inférieures, lorsque tous ses efforts pour reprendre le rang qu'elle a perdu ne serviraient qu'à tourmenter ses peuples et à nourrir d'inutiles regrets ?

Si le Tsar accède à l'échange proposé, tout pourra être terminé dès à présent. Une convention modifiant le traité de Tilsit, sous couleur de l'interpréter, sera passée entre les deux empereurs ; elle demeurera secrète, mais servira de règle aux conditions de la paix qui sera conclue entre la Russie et la Porte, sous notre médiation, et à celles d'un nouvel arrangement à signer entre la France et la Prusse, par l'entremise du Tsar. Napoléon se chargera de recommander la résignation au Sultan, Alexandre s'employant dans le même sens auprès de Frédéric-Guillaume. La question orientale et la question prussienne seront résolues simultanément et l'une par l'autre.

Quelque tentante que dût être pour Alexandre cette perspective d'une conclusion immédiate, quelle que fût l'abondance des arguments fournis à Caulaincourt, quelque assuré que l'on fût de ses efforts, il n'était pas certain cependant que le gouvernement russe adhérerait à la combinaison projetée. Napoléon, d'après certains rapports de Savary, estimait que le Tsar ne portait plus à la Prusse qu'un faible intérêt, mais, se rappelant l'ardeur avec laquelle Alexandre avait paru à Tilsit accueillir l'idée du partage, il se demandait si ce prince ne s'était point juré d'en finir avec le Turc et ne réclamerait pas plus que la Moldo-Valachie. Cette exigence se produisant, conviendrait-il de la repousser ? Napoléon en jugeait autrement. Il voulait que son idée fût présentée au Tsar sous une forme positive, pressante, mais cette offre formelle ne serait pas son dernier mot. Dans le cas où l'empereur Alexandre insisterait sur le démembrement de la Turquie, Caulaincourt devait ne point s'y refuser, faire observer seulement que la matière était assez grave pour nécessiter, conformément au principe posé à Tilsit, une nouvelle entrevue et une négociation directe entre les deux souverains. On voit que, si désireux qu'il fût à présent d'éviter le partage, Napoléon n'en repoussait pas absolument l'idée, mais ne l'admettait plus qu'a titre subsidiaire, en dernière analyse et comme suprême expédient. C'est ce qu'il prit soin d'ailleurs d'indiquer en personne à son ambassadeur ; dans le cours de l'instruction, il est un moment où le secrétaire d'État s'efface, où le maitre prend lui-même la parole ; une note portée en marge avec cette mention : dictée par l'Empereur, illumine le fond de sa pensée d'un rapide éclair. Ainsi, dit-elle, le véritable désir de l'Empereur dans ce moment est que l'empire ottoman reste dans son intégrité actuelle — par ce mot, Napoléon excluait les Principautés, déjà séparées en fait de la domination Ottomane —, vivant en paix avec la Russie et la France, ayant pour limites le thalweg du Danube, plus les places que la Turquie a sur ce fleuve, telles qu'Ismaïl, si toutefois la Russie consent que la France acquière sur la Prusse une augmentation pareille. Cependant, il est possible que l'idée du partage de l'empire ottoman soit décidée à Pétersbourg. Dans ce cas, l'intention de l'Empereur est de ne point trop choquer cette puissance sur cet objet, préférant faire ce partage seul avec elle, de manière à donner à la France le plus d'influence possible dans le partage, plutôt que de porter les Russes à y faire intervenir l'Autriche. Il ne faut donc point se refuser à ce partage, mais déclarer qu'il faut s'entendre verbalement sur cet objet.

En somme, Napoléon admettait trois modes de solution pour le litige oriental : en premier lieu, une paix assurant à la Turquie la remise de toutes ses provinces, y compris les Principautés, si le Tsar consentait spontanément à ajourner les projets dont on s'était entretenu à Tilsit ; en second lieu, l'abandon à la Russie des Principautés moyennant la mise à notre disposition de la Silésie, et sur cette base Napoléon se déclarait prêt à traiter sur-le-champ ; enfin, le partage de l'empire ottoman, sous la condition que les deux empereurs se concerteraient personnellement sur les moyens de le faire tourner au profit commun de leurs États. Telles sont sur ce point important de politique, concluait l'instruction, les intentions de l'Empereur. Ce qu'il préférerait à tout, serait que les Turcs puissent rester en paisible possession de la Valachie et de la Moldavie. Cependant, le désir de ménager le cabinet de Saint-Pétersbourg et de s'attacher de plus en plus l'empereur Alexandre ne l'éloigne pas de lui abandonner ces deux provinces moyennant une juste compensation à prendre dans les provinces prussiennes ; et enfin, quoique très éloigné du partage de l'empire turc et regardant cette mesure comme funeste, il ne veut pas qu'en vous expliquant avec l'empereur Alexandre et son ministre, vous la condamniez d'une manière absolue, mais il vous prescrit de représenter avec force les motifs qui doivent en faire reculer l'époque. Cet antique projet de l'ambition russe est un lien qui peut attacher la Russie à la France, et, sous ce point de vue, il faut se garder de décourager entièrement ses espérances.

 

 

 



[1] Correspondance, 13253.

[2] Correspondance, 13318.

[3] Le général Savary écrivait à ce moment, confirmant ses premières appréciations : L'empereur et son ministre le comte de Roumiantsof sont les seuls vrais amis de la France en Russie ; c'est une vérité qu'il serait dangereux de taire. La nation serait toute prête à reprendre les armes et à faire de nouveaux sacrifices pour une guerre contre nous. Archives des affaires étrangères, Russie, 144.

[4] Instructions de Caulaincourt.

[5] Nous avons publié l'Instruction de Caulaincourt dans la Revue d'histoire diplomatique, 1er janvier 1890. Nous la donnons à l'Appendice sous le chiffre II.