L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE - 1800

 

CHAPITRE VII. — LOIS ORGANIQUES.

 

 

I

La loi du 28 pluviôse an VIII instituait en premier lieu les préfets. L'idée était antérieure à la loi ; Bonaparte et le conseil d'État, ne firent que la réaliser. Il paraît bien que Sieyès, dans son esquisse de constitution, avait proposé d'établir des préfets régionaux ; les journaux avaient annoncé cette nouveauté ; comme il y avait urgence à faire cesser au moyen d'une administration forte l'anarchie des localités, le besoin appelait l'organe. La constitution écourtée avait réservé la question.

La loi de pluviôse décida qu'il y aurait dans chaque département un préfet nommé par le premier Consul. Le préfet, ajoute-t-elle, sera seul chargé de l'administration[1]. À la différence de l'ancien commissaire du Directoire appelé simplement à requérir l'application des lois, le préfet reçoit un pouvoir propre de décision et d'action. Il exercera dans leur plénitude les attributions conférées aux anciennes administrations départementales, corps élus et périodiquement renouvelables ; en tout ce qui concerne l'administration proprement dite, il prendra la place de ces conseils à la fois légiférants et exécutifs. Par lui, l'autorité s'unifie et s'individualise ; elle se renforce en se simplifiant ; elle se centralise également, puisque le préfet est l'organe et l'émanation du pouvoir consulaire. La nécessité de placer à la tète de chaque département un représentant des intérêts généraux, un personnage national, délégué de façon permanente à la grande fonction d'apaisement et d'ordre que Bonaparte remplissait pour l'ensemble de la France, apparaissait si claire que l'institution des préfets ne donna lieu devant le Tribunat à aucune discussion sérieuse[2].

A côté du préfet, assisté d'un secrétaire général, la loi crée le Conseil général de département. Les membres de ce conseil seront nommés par le premier Consul sur les listes de notabilité départementale ; les électeurs ne concourront donc que de façon indirecte à la formation de cette assemblée, qui tiendra session tous les ans pendant quinze jours. Le conseil général aura pour mandat principal d'assurer, conformément à l'un des vœux les plus persévérants de la France avant et pendant la Révolution, équité et régularité dans la répartition de l'impôt : Il fera la répartition des contributions directes entre les arrondissements du département. Il statuera sur les demandes en répartition faites par les conseils d'arrondissement, les villes, bourgs et villages. Il déterminera, dans les limites fixées parla loi, le nombre des centimes additionnels dont l'imposition sera demandée pour les dépenses du département. Il entendra le compte annuel que le préfet rendra de l'emploi des centimes additionnels qui auront été destinés à ces dépenses. Il exprimera sou opinion sur l'état et les besoins du département et l'adressera au ministre de l'intérieur. C'est avant tout un conseil et presque un tribunal de répartiteurs ; ce sera aussi le contrôleur du budget départemental : enfin, l'interprète des vœux et des besoins locaux.

Il y aura en outre, dans chaque chef-lieu de département, un conseil de préfecture, présidé par le préfet et composé de membres nommés par le premier Consul. Il statuera sur les litiges qui surviendront entre les particuliers et l'administration, en matières nommément désignées et formant une grande partie du contentieux administratif. Jusqu'alors, ces contestations étaient jugées par les administrateurs de département, c'est-à-dire par les hommes dont émanaient le plus souvent les actes incriminés et qui se trouvaient ainsi dans la même cause parties et juges. Les conseils de préfecture prononceront désormais à la façon de véritables tribunaux, quoique la présidence exercée par le préfet porta atteinte au principe même de leur institution. Ils jugeraient en premier ressort, sauf appel devant le conseil d'État.

C'était une innovation bienfaisante et féconde que de séparer en matière administrative la juridiction de l'action ; il en résultait pour les intérêts particuliers un commencement de garantie. Malgré les objections qu'elle soulève, malgré les critiques qu'elle a suscitées, la juridiction administrative est certainement l'une des institutions qui ont le plus contribué à établir en France, clans les rapports entre l'État et les gouvernés, une moyenne de justice ; son origine date de l'an VIII, où furent créées, à côté d'une hiérarchie d'administrateurs uniques, des collectivités de fonctionnaires-magistrats. On a dit et répété à satiété que l'esprit de l'an VIII se formule en cette phrase célèbre : Agir est le fait d'un seul, délibérer est le fait de plusieurs. Cette maxime n'eût été qu'un Pur truisme, car toute délibération suppose évidemment une collectivité. C'est Rœderer qui prononça devant le Tribunat la formule exacte : Administrer est le fait d'un seul homme ; juger est le fait de plusieurs[3].

Au-dessous du département muni de son triple organe, la loi de pluviôse façonne l'arrondissement et fait renaître la commune.

En 1790, après avoir divisé la France en départements et districts, l'Assemblée constituante la subdivisa en autant de communes, pourvues d'une administration séparée, qu'il y avait de villes, bourgs, villages, paroisses, communautés, agrégations quelconques, si chétives qu'elles fussent. C'était le fractionnement à l'infini, l'émiettement de la substance municipale. Près de quarante mille communes apparurent, à peu près autonomes. Les résultats furent déplorables. Dans les campagnes, les communes montrèrent une inaptitude totale à trouver en elles-mêmes des administrateurs, des magistrats ; ce furent l'anarchie et le chaos. Au lieu de molécules vivantes, on n'avait fait que créer une poussière tantôt tourbillonnante et tantôt inerte. Instruits par l'expérience, les constituants de l'an III estimèrent sagement qu'en dehors des villes de quelque importance, il était impossible de constituer la commune autrement que par fusion d'un certain nombre d'atomes, par coagulation en noyaux solides de cette espèce de matière cosmique. Le canton, formé d'un groupement de communes, devint le véritable municipe ; ses administrateurs eurent à exercer les fonctions municipales pour toutes les communes de leur ressort, chacune d'elles ne conservant qu'un agent préposé à d'élémentaires besognes. On espérait que le canton, ainsi organisé, pourrait devenir centre et foyer de vie locale.

Après le 18 brumaire, ce système parut à son tour condamné par l'expérience. Mal appliqué, il n'avait produit que des fruits de violence et de désordre. Toutefois, les rédacteurs du nouveau projet de constitution et notamment Daunou cherchaient moins à supprimer entièrement l'œuvre de l'an III qu'à la réformer en ce qu'elle avait de défectueux et de trop coûteux. Ils voulurent réduire le nombre des agglomérations communales, nullement les détruire et au contraire les fortifier. Au canton jugé trop faible, trop pauvre en capacités, ils résolurent de substituer l'arrondissement communal, dont la création fut décrétée par article constitutionnel. Ainsi que son nom l'indique, l'arrondissement communal serait un groupement plus ample, un syndicat de communes. ['lus étendu que le canton, plus petit que notre arrondissement actuel, concentrant en soi les fonctions municipales afférentes à chacune des localités qui le composeraient, il ne serait autre que le canton renforcé. On croyait enfin avoir trouvé la circonscription susceptible de prendre vie, capable de fournir par elle-même des éléments d'administration sensée. Dans la pensée de Daunou et de ses collègues, les arrondissements deviendraient les véritables municipalités, de grands municipes, base de la vie locale française et pierre angulaire de tout l'édifice à reconstruire[4].

Lorsque le conseil d'État eut à rédiger la loi organique, il dénatura cette pensée. Plusieurs membres de l'Assemblée constituante siégeaient au conseil ; fidèles à leur passé, ils soutinrent contre le principe des agglomérations communales la cause de l'atome, de l'infiniment petit, et obtinrent le retour au système totalement parcellaire[5]. La division en communes fut reprise telle qu'elle avait été décrétée en 1790 ; chaque commune récupérerait son individualité ; elle aurait un maire, un nombre d'adjoints proportionné à la population, un conseil municipal. Le premier Consul ou le préfet nommerait les maires, les adjoints et les conseillers, selon l'importance des localités. Les maires hériteraient, en ce qui touche la police et l'état civil, des fonctions précédemment dévolues aux administrations cantonales et réservées dans l'esprit de Daunou aux administrations d'arrondissement. Au lieu de surélever le municipe sous forme d'arrondissement communal, ou le rabaissait et on le pulvérisait.

Quant à l'arrondissement, on le fit plus vaste qu'il n'eût été dans la conception de Daunou, mais dépourvu de toute autonomie, simple subdivision et non unité administrative, créée à l'usage de l'autorité supérieure. On lui donnait un sous-préfet, qui serait surtout un organe de transmission, et un conseil d'arrondissement, chargé de répartir l'impôt entre les communes.

Ce fut sur ces dispositions que Daunou devant le Tribunat fit porter principalement sa critique ; il s'évertua et s'escrima contre elles. Il prit ce biais pour attaquer le projet tout entier. Il accusa la loi d'inconstitutionnalité ; aussi bien, la constitution, en maintenant le département et en créant l'arrondissement, n'avait admis que deux degrés d'administration ; la loi en créait indûment un troisième, par la résurrection des communes. Le rapporteur Rœderer combattit cette thèse par une argumentation passablement sophistique ; devant la parole de l'orateur officiel, le Tribunat et le Corps législatif finirent par s'incliner ; le projet fut voté.

Il est douteux que l'arrondissement, tel que l'avaient rêvé des esprits libéraux, eût suffi à sa tâche d'administration immédiate et directe. Néanmoins, l'expérience donna dans une certaine mesure raison à Daunou. Lorsqu'il s'agit d'appliquer la loi, la reconstitution des minuscules communautés rurales souleva des difficultés sans nombre, par défaut de personnel local. A cet égard, la correspondance des préfets porte unanime témoignage[6]. Devant l'inconvénient signalé, il fallut que le gouvernement opérât de très nombreuses réunions de communes, reformât lui-même des groupements ; c'est grâce à ce moyen terme que le système communal put fonctionner. Une fois mis en train, il se trouva, par l'infirmité des organes dont il se composait, offrir plus de prise à la puissance centrale.

Considéré dans son ensemble, avec les modifications que la pratique lui imposa promptement, le système de l'an VIII constitue le plus puissant mécanisme qui ait été imaginé pour faire pénétrer et circuler dans toutes les parties du corps social la volonté d'en haut, la volonté agissante, directrice, déterminante, propulsive, stimulatrice et répressive. En lui, tout se lie et marche d'ensemble. Sous la pression du moteur central, quatre-vingt-dix-huit préfets agissent simultanément et uniformément ; ils assurent par arrêtés l'exécution des lois générales et édictent des règlements d'intérêt local. Par l'organe des quatre cent vingt sous-préfets, ils actionnent plus de trente mille maires et conseils municipaux. Toute opération communale leur est subordonnée, sauf en matière d'impôts ; elle est par eux provoquée ou approuvée, surveillée, contrôlée, vérifiée, réformée. Par transmissions successives, par canaux régulièrement aménagés, l'action descend du sommet à la vaste base sans heurt ni secousse, et s'épand sans s'affaiblir.

Le vice de ce système, celui qui éclate aux yeux et qu'il est é peine besoin d'indiquer, c'était de livrer non seulement l'autorité gouvernementale, niais l'autorité administrative, aux agents directs ou indirects du pouvoir central. Les citoyens n'auraient aucun moyen de participer par mandataires directement élus à la gestion de leurs intérêts, de s'initier à la pratique des affaires, de faire ce modeste apprentissage de vie collective et publique. La loi de l'an VIII créait moins des institutions que des rouages, niais ces rouages parfaitement agencés, supérieurement combinés, s'emboîtant les uns clans les autres, formaient un appareil d'un manie-

ment pratique et d'un jeu sûr. Cela est si vrai qu'après les premiers tâtonnements, lorsque Bonaparte eut donné l'impulsion initiale, la machine ne cessa plus de fonctionner ; sous nos régimes les phis divers, elle fonctionna d'elle-même ; au travers de nos pires secousses, elle ne s'est jamais détraquée. et la France continua d'être administrée automatiquement, pour ainsi dire, alors même qu'elle n'était plus gouvernée.

C'est toutefois erreur de dire que ce chef-d'œuvre de centralisation pèse encore intégralement sur la France. Le cadre s'est maintenu, la substance qui le remplit s'est sensiblement modifiée. A partir de 1830, tous nos gouvernements successifs y ont introduit des éléments de liberté, de vie locale et de représentation véritable. Les conseils généraux, les conseils d'arrondissement et municipaux, les maires enfin sont devenus électifs ; les attributions des assemblées locales ont été accrues par une série de lois dont il serait injuste de méconnaître les intentions sincèrement et réellement décentralisatrices. Ce qu'il est vrai de dire, c'est que ces réformes n'ont pas porté leurs fruits de vie, faute d'un terrain propice. Encore aujourd'hui, l'esprit de l'an VIII subsiste à la fois chez les administrateurs et chez les administrés, et la loi de pluviôse nous régit moralement plus que matériellement.

Ce phénomène s'explique historiquement. L'organisation de l'an VIII ne répondait pas seulement aux besoins d'une époque écœurée d'anarchie et affamée d'ordre ; elle répondait aux aspirations permanentes et traditionnelles des Français, aux fatalités de leur tempérament et de leur histoire.

Le régime des Bourbons avait été autoritaire, unitaire, centralisateur ; il s'était attaqué partout aux autonomies locales et les avait profondément entamées, sans les détruire entièrement. De ce resserrement de l'autorité, il avait tiré un merveilleux parti pour le progrès de la puissance française ; toutefois, il n'avait procuré que très imparfaitement aux populations les avantages que comportent l'unité et la centralisation, en compensation de leurs inconvénients.

L'administration royale, représentée par les ministres, les intendants et leurs subdélégués, avait fait de belles et remarquables choses ; elle ne les avait faites que par endroits et par intermittences, parce qu'elle manquait à la fois de contrôle et d'aisance. Cette administration s'était superposée ou plutôt mélangée à l'antique organisation féodale, judiciaire, provinciale, communale ; il en était résulté une complication inouïe, un enchevêtrement de pièces mal assorties, un litige universel, un conflit permanent de juridictions et d'autorités, dont aucune n'était nettement délimitée. L'ancien régime contenait un grand principe d'ordre politique et d'excellentes parties de constitution sociale ; en fait d'administration, la caractéristique de ce régime préconisé parfois comme le type supérieur de l'ordre, c'était le désordre : un désordre chronique, invétéré, stagnant, produit par l'absence de règles générales en même temps que par l'incroyable multiplicité et l'instabilité des règlements. Le principe de continuité et de stabilité résidait au centre, dans la personne royale ; c'était l'ancre de salut à laquelle la France se rattachait désespérément aux heures de tourmente. Le principe se faisait à peine sentir clans l'administration des localités, où tout dépendait de l'arbitraire, qui est de sa nature changeant et mobile.

A la veille de la Révolution, la France aimait dévotement son roi et en détestait les agents ; elle s'élevait contre les tyrannies de seconde main, contre toutes les variétés d'arbitraire dont elle ressentait directement les atteintes, arbitraire ministériel, arbitraire des bureaux, arbitraire des intendants, arbitraire des répartiteurs et collecteurs d'impôts, arbitraire des seigneurs, privilèges survivant à leur cause, foisonnement d'abus dont l'épaisse végétation masquait le Roi à ses peuples et ne permettait pas à la justice souveraine de percer jusqu'à eux. Le Roi plus près du peuple, assez fort et assez présent pour se faire libérateur, tel est le vœu qui s'exprime en 89 dans un grand nombre de cahiers. Que le mouvement de 89 ait été suscité en partie et favorisé par le souffle émancipateur qui traversait le siècle, par la propagation des écrits et doctrines philosophiques ; qu'il ait tourné tout de suite en ivresse de liberté, en délire métaphysique, en élan vers l'universel absolu, c'est ce qu'on ne saurait méconnaitre sans s'aveugler sur tout un côté de la vérité ; il n'en est pas moins positif que le mouvement fut aussi et plus modestement une grande aspiration vers l'ordre, un effort pour obtenir que tout fût mieux disposé, aménagé, rangé dans le royaume de France. La nation voulait moins se gouverner elle-même que se sentir gouvernée et surtout administrée d'après des règles certaines[7].

Lorsque la Révolution eut éclaté et que la royauté se fut abandonnée, les philosophes et leurs adeptes, les députés imprégnés de leurs maximes, les penseurs, les rêveurs, les ambitieux, les révoltés essayèrent d'organiser la liberté et de la pousser aux extrêmes. Ils prétendirent non seulement que la France gouvernât ses intérêts généraux, mais que chaque parcelle de la nation s'administrât elle-même sous le contrôle plus ou moins illusoire de l'État. C'est ce qu'essayèrent d'opérer, avec un insuccès énorme, la constitution pseudo-royale de 1791 et la constitution républicaine de l'an III. En réalité, la Révolution ne fit que substituer à l'ancien régime, chaos figé, un chaos grouillant et sanglant. En 1800, l'immense majorité de la nation répudiait les théories, les systèmes, et ne croyait plus A la vertu d'institutions représentatives mal conçues, odieusement Faussées. L'enthousiasme émancipateur était tombé d'autant plus que l'affranchissement des terres et l'abolition des servitudes Féodales l'avaient satisfait dans son objet immédiat, matériel, tangible ; l'aspiration séculaire vers l'ordre subsistait, avivée par l'affreux désordre des temps révolutionnaires.

Dans ces conditions, on s'explique que la France se soit pliée comme naturellement et adaptée pour très longtemps au système administratif consulaire, système autoritaire et rigide, mais régulier, fondé sur des lois simples, claires, uniformes, conséquentes, dont l'application méthodique ferait de l'art d'administrer les Français une science certaine[8]. Bonaparte serait le plus formidable despote que la France ait connu, mais un despote ordonnateur. Sous son règne, il y aurait un arbitraire gouvernemental effroyable ; il y aurait peu d'arbitraire administratif. Or, les Français s'accommodent aisément de l'arbitraire gouvernemental qui n'atteint Jamais qu'un nombre d'individus excessivement restreint par rapport à la masse, pourvu qu'on les débarrasse de l'arbitraire administratif qui s'attaque à tout le monde, opprime la vie courante, fouille indument dans les poches et ne permet à personne de jouir en paix des fruits de son labeur. Une garantie quelconque contre cet arbitraire, qu'il vint des anciens seigneurs, des gens du Roi ou des tyranneaux républicains, voilà ce qu'avait constamment réclamé la France. En 1789, lorsqu'elle demandait passionnément une constitution, elle entendait moins encore par ce mot une charte de libertés politiques qu'un ensemble de règles établies une bonne fois et constituées. Cette constitution administrative, Bonaparte la lui donna ; la France s'y reposa et depuis lors s'y est tenue.

En 1800, la France, désabusée des expériences révolutionnaires, obtint le régime de ses rêves antérieurs, celui qui s'accordait avec les aspirations que la dynastie capétienne avait à la fois développées en elle et finalement méconnues. Bonaparte refit des intendants et des subdélégués sous un autre nom ; il refit l'ancienne administration plus Forte, ruais dépouillée de ce qu'elle avait d'affreusement complexe, d'incohérent et d'inorganique. Le régime royal avait péri pour n'avoir pas su se simplifier, se débarrasser de ses parties mortes et encombrantes, se régulariser, en un mot s'organiser. Bonaparte reprit l'œuvre et y réussit. On a dit de lui souvent qu'il organisa la Révolution ; en matière d'administration, c'est le contraire qu'il faudrait dire ; il organisa l'ancien régime.

 

II

La loi sur l'organisation judiciaire, présentée le 11 ventôse, instituait une hiérarchie de juges et de tribunaux, celle qui subsiste encore, et la dressait à côté de la hiérarchie administrative, sans faire concorder exactement l'une et l'autre. Comme la plupart des œuvres consulaires, c'est une loi de construction ; trouvant sur le sol les décombres de l'ancien régime et les matériaux entassés par la Révolution, elle se sert des uns et des autres pour ériger quelque chose : un établissement assez grossièrement façonné en certaines parties, mais cohérent, consistant, régulièrement étagé de la base au sommet : une superstructure possédant le mérite de tenir debout et de répondre au quadruple objet que les législateurs de l'an VIII ont constamment en vue : ordre, force, simplicité, économie.

A la base, clans le canton maintenu comme circonscription judiciaire, les juges de paix conservent le rôle de conciliateurs entre les parties et connaissent des affaires de simple police. Au-dessus d'eux, des tribunaux d'arrondissement sont à la fois juges au civil en première instance et juges correctionnels ; ce cumul d'attributions permet de supprimer 417 tribunaux spécialement correctionnels.

Contre les décisions de première instance, les recours sont portés devant vingt-neuf tribunaux d'appel, institués dans la plupart des anciennes villes à parlement. C'était en ce point surtout Tic la loi innovait. La Révolution avait à la fois multiplié et nivelé les organes de la justice. En vertu de ses lois, l'appel était admis, mais ne pouvait s'exercer qu'entre tribunaux du même degré. Du tribunal local, on en appelait au tribunal voisin ; la compétence se déplaçait, voyageait, errait, sans s'élever ; c'était l'appel circulatoire[9]. La loi de l'an VIII rétablit pour la première fois entre les tribunaux une gradation, des rapports respectifs de subordination et de prééminence ; elle fait effort pour restaurer clans l'ordre de la magistrature des corps supérieurs et quelque chose des grandes compagnies judiciaires. C'est parmi ces corps que seront choisis les présidents et les membres des tribunaux criminels, cours d'assises d'aujourd'hui, qui siégeront dans chaque chef-lieu de département, avec l'assistance d'un double jury d'accusation et de jugement.

Au sommet de la hiérarchie, le Tribunal de cassation, divisé en trois sections ou chambres, est à la fois le suprême conservateur des formes et le juge des juges. Il statue sur les recours introduits pour vice de forme contre toute décision judiciaire, sur les règlements de juges, sur les prises à partie. Il lui appartient en outre d'accuser et de renvoyer devant l'un des tribunaux criminels tout magistrat à raison de forfaiture ou de délit professionnel quelconque. A cet égard, les dispositions de la loi précédemment repoussée reparaissaient, avec une modification qui permettrait au magistrat condamné sur renvoi de se pourvoir en cassation devant une section du tribunal suprême antre que celle qui l'aurait accusé[10].

Auprès des divers degrés de juridiction, le ministère public est maintenu et renforcé. Les règlements intérieurs que se donneront les divers tribunaux seront soumis à la sanction du gouvernement. En somme, la loi régularisait et réédifiait l'administration de la justice, mais tendait à la placer autant que possible sous la dépendance de l'autorité exécutive.

Cette loi fut diversement appréciée devant le Tribunat. Le rapporteur Caillemer vanta sa belle ordonnance, la subordination et l'appropriation des parties à l'ensemble. Desmeuniers loua le gouvernement d'avoir soumis à la censure du Tribunal de cassation même les sentences rendus par les conseils de guerre, et d'avoir donné cette garantie contre les écarts des tribunaux militaires, qui doivent être sévèrement contenus dans les limites de leur attribution[11].

Thiessé critiqua âprement certaines dispositions. Et d'abord la loi péchait par omission. On avait espéré qu'elle réorganiserait l'institution du jury, décrétée et immédiatement pervertie par la Révolution. Or, la loi tendait à restreindre plutôt qu'à préciser les attributions du jury. Les formes de l'instruction et du jugement n'étaient nullement améliorées. La situation faite aux juges eux-mêmes prêtait matière à objections. Comme base de l'indépendance judiciaire, la constitution avait établi, à la place de l'élection populaire et de la dispute des partis, l'inamovibilité des magistrats, après qu'ils auraient été nommés et investis par le pouvoir. Mais la loi altérait cette garantie en conférant au premier Consul le droit de choisir parmi les juges les présidents de tribunaux, de les perpétuer dans ce mandat, de disposer en somme des dignités judiciaires et d'en faire un appât à la servilité. Thiessé alla jusqu'à qualifier de pouvoir monstrueux les prérogatives attribuées au gouvernement[12].

En un sens, ces critiques étaient exagérées. Il faut croire que l'inamovibilité, telle qu'elle fut établie en l'an VIII, constituait pourtant une garantie, puisque deux de nos gouvernements ultérieurs[13] ont cru nécessaire de la suspendre, lorsqu'ils voulurent subordonner à des passions de parti l'intérêt supérieur de la justice. Il n'est pas moins très vrai que le droit abandonné au gouvernement d'avancer et de promouvoir les juges donnait sur leur conscience une prise trop facile ; c'est la partie de la loi à laquelle tous nos régimes successifs se sont interdit de toucher. Aucun d'eux n'a essayé franchement de conférer à la magistrature, par des garanties supplémentaires, plus d'indépendance et de dignité. Depuis cent six ans, les critiques de Thiessé gardent une permanente actualité.

Sédillez exprima un état d'esprit commun à beaucoup de ses collègues. Les tribuns sentaient dans le pays un si ardent désir, une telle impatience de reconstitution générale, qu'ils n'osaient retarder, par une opposition même justifiée, le vote des lois organiques. Ils en signalaient non sans courage les imperfections, les lacunes, et puis laissaient à l'avenir le soin d'apporter les améliorations nécessaires ; leurs réserves ne se traduisaient point par un vote négatif. Sédillez dit : Ne sommes-nous pas encore entraînés dans un tourbillon d'urgence ?... Ne vaut-il pas mieux céder un instant à l'impétuosité de son mouvement que de risquer de l'entraver en voulant en régulariser la marche ?[14] Vingt-trois tribuns seulement et quarante et un députés votèrent contre le projet.

Devant le Corps législatif, le gouvernement invoqua surtout l'argument d'urgence. Le conseiller d'État Émery tint un langage singulier et fit valoir simplement en faveur de la loi les circonstances atténuantes : Lorsque le gouvernement vous la proposa, je vous déclarai en son nom que le projet n'était pas le meilleur, mais le moins mauvais qu'on pût vous présenter actuellement[15]. Il promit que la loi serait ultérieurement complétée. Il ne s'agissait aujourd'hui que de déterminer la structure générale du monument ; plus tard, il serait temps de mieux régler les formes et de disposer, au profit de tous les droits publics ou privés, un ensemble d'institutions et de garanties judiciaires.

 

III

Dès à présent, il parut urgent de mieux assurer l'état des personnes et des biens contre l'insupportable rigueur de certaines lois politiques. A ses débuts, le Consulat se présente toujours avec un caractère émancipateur autant que reconstituant. Il avait abrogé l'impôt progressif, qui mettait les fortunes en coupe réglée, et supprimé le terrorisme fiscal ; il avait aboli l'odieuse loi des otages. Il s'occupa de réformer la législation sur les émigrés, la loi d'insécurité qui permettait aux administrations locales de présumer émigré et d'inscrire comme tel tout individu absent de son domicile, tout individu qui s'en était absenté à un moment quelconque de la Révolution, et qui laissait par suite l'universalité des Français soumise à une menace permanente d'exil, tous les biens sujets à expropriation.

Depuis longtemps, l'opinion protestait contre cette loi de Damoclès. On demandait que la liste des émigrés fut enfin close, irrévocablement arrêtée, et qu'il ne dépendit plus du caprice d'un administrateur subalterne de jeter continuellement de nouvelles victimes à ce gouffre béant. On réclamait la clôture de la liste au nom de l'humanité et de la justice ; on la réclamait surtout par motifs d'ordre économique.

Aussi bien, personne n'osait engager une affaire à terme un peu long, achat, vente, prêt, opération quelconque, parce que nul ne savait si l'objet ou le gage du contrat n'allait point lui échapper brusquement par inscription du débiteur sur la liste fatale, par disparition de sa personne et engloutissement de ses biens. Chaque inscription ne faisait pas seulement un malheureux ; autour de la victime principale, elle créait tout un cercle de victimes secondaires, famille ruinée, héritiers déchus, créanciers frustrés, et ces cercles, en se multipliant, en s'élargissant, finiraient par embrasser la France entière. Sous ce régime, plus de stabilité dans la propriété, partant plus de sécurité dans les transactions. Tant que la propriété, selon l'expression de Boulay de la Meurthe, ne serait plus qu'un vain mot dans la République française[16], on ne verrait jamais les affaires reprendre, le crédit renaître, et les intérêts, les capitaux, le commerce, l'industrie et la banque s'élevaient contre la loi de paralysie générale. Qu'on le remarque, le rappel des émigrés n'était pas ici en cause ; ce qu'exigeait le vœu public, c'était seulement que cette classe infortunée fût une bonne fois délimitée et circonscrite, afin qu'il ne fût plus permis, aux dépens de tout le monde, de faire indéfiniment et indûment des émigrés.

Dès le lendemain de son accession à la première magistrature, Bonaparte avait saisi la section de l'intérieur et demandé un projet de loi clôturant la liste[17]. La délibération en séance plénière commença le 16 pluviôse ; le premier Consul présidait ; quelques-unes de ses paroles nous ont été conservées : Nous sommes au dix-huitième siècle, et il n'y a pas eu de situation, depuis le douzième, où l'on ait vu pareil arbitraire sur la tète des citoyens... Soyons dignes du siècle où nous vivons ; nous gouvernons aujourd'hui, d'autres peut-être nous inscriront demain sur la liste des émigrés. J'ai été en Égypte ; je ne veux pas pour cela être sur la liste des émigrés... Il faut des principes d'humanité et de justice aujourd'hui pour gouverner la nation française[18]. Il avait rédigé lui-même et fait distribuer aux conseillers un projet en quatre articles, court, clair, très expressif[19].

Il s'aperçut bientôt que les choses ne pouvaient aller si simplement et si aisément. Les révolutionnaires même modérés se montraient, en ce qui concernait l'émigration, d'une susceptibilité farouche. Des objections se produisaient. Fermer purement et simplement la liste, déclarer qu'on n'v pourrait plus porter personne, ne serait-ce pas autoriser désormais le crime contre la patrie, amnistier du même coup les individus qui avaient réellement émigré sans qu'on eût enregistré leur fuite ? Il fallut quelque temps au conseil pour concilier les opinions en lutte.

Au dehors, l'impatience publique croissait. Les délégués du commerce, que Bonaparte avait convoqués à propos de l'affaire Ouvrard, s'étaient lamentés sur le retard apporté fi la clôture de la liste. Bonaparte, qui expérimentait lui-même les difficultés de l'affaire, leur fit assez sévèrement un cours de patience : Depuis longtemps, le conseil d'État s'occupe de cet objet. A chaque pas, on rencontre de nouvelles épines ; plus la question s'approfondit, plus il se présente de difficultés. Il y a peu de jours que les idées ont commencé à se développer, les opinions à se rapprocher... Une loi est méditée, elle sera faite bientôt. Beaucoup de passions crieront peut-être contre elle ; elle aura des imperfections comme tout ce qui sort de la main des hommes, et lorsque tels peuvent être les résultats d'une longue méditation, des citoyens étrangers aux intérêts qu'il est du devoir des premiers magistrats de connaitre et de juger, viennent, par une inspiration soudaine et dans une phrase oratoire, décider au nom du commerce une question épineuse, dont la solution, bonne ou mauvaise, imprudente ou réfléchie, peut sauver le crédit public ou l'abandonner A la ruine dont il est frappé[20].

Le projet définitif vit le jour le 25 pluviôse. Le conseil d'État avait eu peur des mots ; il n'avait osé dire carrément : La liste des émigrés est close. Il le disait par périphrase : article III : Tout individu qui se serait absenté de France depuis la mise en activité de l'acte constitutionnel (constitution de l'an VIII) ou qui s'en absenterait à l'avenir, n'est point soumis aux lois sur l'émigration[21]. Ces mots supprimaient au futur le fait d'émigration ; ils restituaient aux Français le droit élémentaire d'aller et de venir sans encourir le risque de proscription, de voyager hors des frontières et de circuler à l'intérieur, de faire valoir et d'échanger leurs capitaux ; ce permis de circulation rendu aux personnes et aux biens apparut comme un immense bienfait.

Si le crime d'émigration ne pouvait plus être commis à l'avenir, on le maintenait clans le passé, avec toutes ses conséquences. La constitution l'avait dit, la loi éprouvait le besoin de le redire, clans son article premier, et de placer des paroles de proscription au frontispice d'une œuvre de paix. Étaient considérés comme émigrés, c'est-à-dire bannis à perpétuité, tous les inscrits et les individus contre lesquels il existait un arrêté légal ordonnant leur inscription. Quant à ceux qui avaient émigré en fait et ne figuraient pas sur les listes, on pourrait les rechercher, mais ils ne seraient déclarés coupables et traités comme tels qu'après débat contradictoire et par jugement criminel. Au lieu de les laisser sous la menace d'une condamnation administrative, on leur rendait les garanties de droit commun.

Au Tribunal, personne ne contesta la nécessité de clore la liste. Le reste de la loi fut jugé par les uns à peine assez sévère, par d'autres trop dur. Les orateurs d'opinion avancée, se trouvant cette fois d'accord avec le gouvernement[22], soutinrent les dispositions restrictives ; quelques-uns se livrèrent contre les émigrés à de furieuses diatribes. Par contre, d'autres orateurs protestèrent contre le maintien du droit de poursuite pour fait antérieur d'émigration. Néanmoins, comme tout le monde admettait le principe de la loi, la minorité se réduisit à six voix dans le Tribunat et à douze au Corps législatif.

La constitution et la loi avaient beau déclarer le crime d'émigration irrémissible, imprescriptible ; elles avaient beau décréter que les émigrés resteraient étrangers et plus qu'étrangers à la France, puisqu'aucun d'eux n'aurait jamais le droit d'y séjourner ; il était impossible qu'un gouvernement réparateur se désintéressât de cent mille Français malheureux, faisant partie de toutes les classes de la société, tenant au plus profond de la race et de la substance françaises. Comme un invincible espoir les ramenait vers nos frontières, il était de toute nécessité qu'on trouvât le moyen de légaliser certaines mesures d'amnistie partielle.

Le gouvernement ne pouvait accorder à aucun émigré caractérisé le droit de rentrer. Toutefois, il ne lui était pas interdit de constater en fait, ou même de considérer par fiction bienveillante, que telle personne portée sur la liste n'avait pas réellement émigré, qu'elle avait été inscrite à tort, par erreur ou malignité, et en conséquence d'ordonner sa radiation. C'est ainsi qu'un assez grand nombre de radiations avaient été prononcées sous la Convention et le Directoire. Bonaparte ne fit d'abord que régulariser ce mode d'élimination. Les recours en radiation formés depuis plusieurs années s'amoncelaient dans les bureaux. Le 7 ventôse, le premier Consul institua au ministère de la justice une commission de trente membres, chargée de classer et d'examiner les demandes, de dépouiller cet énorme dossier et de proposer aux Consuls, pour chaque cas, une solution motivée[23]. Toutefois, l'examen au fond ne devait porter que sur les demandes introduites antérieurement à la mise en vigueur de la constitution actuelle, c'est-à-dire avant le 4 nivôse ; toute demande ultérieurement formulée serait par ce fait même frappée d'irrecevabilité. Bonaparte, qui craignait de faire trop pour les émigrés[24], avait posé cette règle de forclusion ; elle était trop dure pour qu'on pût la maintenir longtemps.

Les Consuls se réservaient d'ailleurs le droit de prononcer.des radiations d'office. C'était l'un des moyens dont ils usaient pour rouvrir la France à des proscrits et condamnés politiques de toute catégorie et de toute époque, assimilés aux émigrés.

Depuis qu'on avait rappelé un premier groupe de fructidorisés, il n'était guère de décade où quelqu'un de leurs compagnons d'infortune, ancien député, écrivain, journaliste, ne fût individuellement admis à rentrer ou à reparaître[25] ; ils revenaient l'un après l'autre, en interminable file. La justice et la clémence consulaires coulaient goutte à goutte, par dosage continu et savant. Plusieurs chefs de l'Ouest furent successivement rayés. A côté de ces mesures généralement approuvées, on voyait d'audacieuses clémences et des scandales de pardon. Les révolutionnaires les plus compromis rentraient en grâce ; après les Jacobins incarcérés à la suite des événements de Brumaire, les babouvistes condamnés sous le Directoire par la haute-cour de Vendôme étaient tirés de prison. Bonaparte acceptait l'adhésion de Barrère et annonçait l'intention de rappeler Billaud-Varennes. Mais le premier usage que firent les Consuls de leur prérogative après l'arrêté du 7 ventôse fut d'effacer de la liste des émigrés les libéraux de la Constituante, ceux qui en 1792 avaient dû s'expatrier à la suite de La Fayette, ceux qui avaient été réprouvés par la Révolution pour avoir voulu la modérer et maudits par la réaction pour avoir les premiers affirmé les principes de liberté et d'égalité[26]. Ces éternels dépassés n'en représentaient pas moins toute une partie de l'opinion moyenne ; il était juste et politique de les rappeler. La Fayette, simplement toléré à Paris depuis Brumaire, recouvra ainsi droit de cité ; avec lui reparurent les Lameth, Latour-Maubourg, plusieurs de leurs anciens collègues, et au contact de ces hommes en qui s'étaient incarnées les premières et généreuses ardeurs, les purs espoirs, il semblait que la Révolution se sentit rajeunir.

 

IV

A ses débuts, la Révolution avait promis aux Français un corps de lois civiles claires, uniformes, qui succéderaient à la bigarrure des coutumes et à l'ancien droit écrit. Consciencieusement et presque héroïquement, la Convention avait essayé de tenir cette promesse. Au plus fort des périls, dans une atmosphère embrasée, on l'avait entendue discuter trois projets de code civil, sans aboutir à en voter aucun. Certaines parties de ces projets étaient fortement conçues, tandis que d'autres s'essayaient à traduire en formules juridiques les divagations de la pensée révolutionnaire. Sous le Directoire, l'œuvre de codification avait été de nouveau reprise et ajournée. En somme, les assemblées révolutionnaires, qui avaient énormément et parfois très utilement légiféré en matière civile, n'avaient point réussi à légiférer d'ensemble. En 1799, la France était en proie à un pullulement de lois qui se compliquaient et se contrariaient. Le besoin de sortir de ce chaos était si universellement ressenti qu'il fut l'un des motifs invoqués par les auteurs du 18 brumaire pour opérer et justifier leur entreprise. La loi organique du coup d'État, la loi nocturne de Saint-Cloud chargea, par son article XIV, les commissions provisoires de préparer un projet de code. Dès son entrée en scène, le Consulat se posait devant les Français en régime du Code civil.

Avant de se séparer, les commissions intermédiaires reçurent communication d'un texte rédigé par leurs sections de législation et portant en projet une série de titres. C'est en cet état que le gouvernement du premier Consul trouva la question. Bonaparte désirait que le travail fia divisé entre plusieurs commissions, mais qu'il aboutît aussi promptement que possible à un résultat d'ensemble. Les Consuls s'en occupèrent en conseil d'administration de la justice, le 8 ventôse. A défaut de procès-verbal, nous avons retrouvé les notes prises par Mare au courant de la séance pour servir à la rédaction de cette pièce, des notes en style presque sténographique, une esquisse instantanée de la discussion, un croquis saisi sur le vif :

Le Premier (Bonaparte) demande l'état du travail sur le Code civil.

Le ministre a demandé des fonds pour l'établissement de commissions chargées de préparer ce travail.

Le Premier demande un rapport sur l'organisation de ces commissions, lequel sera rendu publie et soumis au conseil d'État.

Le Deuxième (Cambacérès) désirerait d'abord quelques lois urgentes et appelées par l'opinion, telles que sur les successions, sur les donations.

Le Premier : faire ces lois et annoncer que la session suivante fera le Code civil.

Le ministre y a pensé et va s'en occuper[27].

Ainsi Bonaparte, renonçant à sa première idée, statuait conformément à l'avis de Cambacérès qui voulait qu'avant de procéder à une codification, on commençât par réformer certains excès de la législation révolutionnaire. Ces excès se manifestaient notamment dans la partie des donations et testaments. L'une des grandes erreurs de la Révolution avait été de croire qu'égalité est toujours synonyme de justice. Après avoir proclamé en principe l'égalité des Français et posé cette base impérissable de notre droit public, elle avait prétendu introduire l'égalité jusque dans les rapports privés et familiaux : entre époux, entre parents et fils majeurs, entre enfants légitimes et enfants naturels, entre héritiers. A ce dogme despotique, elle avait sacrifié l'autorité, immolé la liberté. C'est ainsi qu'afin d'assurer l'égalité des partages successoraux, elle avait dépouillé le Français d'un droit considéré par une nombreuse école comme inhérent à l'homme, celui de régler par lui-même la dévolution de ses biens. La loi du 17 nivôse an II, en réduisant la part dont on pourrait disposer par donation ou testament au sixième des biens en ligne directe et au dixième en ligne collatérale, avait, anéanti en fait la faculté de tester.

Dans la Convention, Cambacérès avait concouru à rédiger ces dispositions. En un temps où tout le monde était fou, il avait mis son expérience de froid légiste au service des frénésies ambiantes et impassiblement déliré. Rendu maintenant à lui-même, il avait à cœur de redresser ce qu'il appelait, avec une haute désinvolture, des résolutions antérieurement décrétées sans discussion et par l'effet de l'intrigue ou de la prévention[28]. De la réforme testamentaire, il fit essentiellement son affaire. Sous son inspiration, le conseil d'État fut saisi d'un projet portant la quotité disponible à une part d'enfant et rendant au donataire ou au testateur dépourvu de parents à un certain degré la totale disposition de ses biens. C'était un moyen terme entre le droit révolutionnaire, qui visait à l'infini morcellement des héritages, et l'ancien droit romain ou féodal, qui favorisait par divers moyens l'inégalité des partages et la stabilité du bien patrimonial.

Cette loi, quoique élargie par le Code civil, apparaît aujourd'hui à beaucoup d'esprits comme un legs funeste de la Révolution. Lorsqu'elle fut rédigée, on lui trouva une forte teinte de réaction. Dans le conseil d'État, les préjugés révolutionnaires conservaient un tel empire que Cambacérès, pour en avoir raison, dut user de dialectique pressante et même autoritaire ; il se montra en cette circonstance plus impérieux que Bonaparte : Au conseil d'État, dit-il, j'eus à lutter contre des adversaires qui avaient des lumières et de l'influence. Le premier Consul partageait au fond mon avis. Il ne voulait pas, pourtant, emporter la question de haute lutte. Il fallut me livrer à une discussion fort étendue dans laquelle l'autorité de ma place ajouta à celle de mes raisonnements[29].

Au Tribunat, malgré les conclusions favorables du rapporteur Duveyrier, la discussion fut extrêmement vive. Les survivants de la pure tradition conventionnelle, tous ceux qui s'étaient fait du culte de l'égalité une idolâtrie farouche, voyaient dans la loi un pas rétrograde, le moyen de laisser se recréer un privilège de naissance, une atteinte au dogme. Andrieux prit par deux fois et ardemment la parole. Il cita une grande autorité révolutionnaire, Mirabeau, dont le dernier discours, celui que la mort l'avait empêché de prononcer devant la Constituante, avait été un fulminant réquisitoire contre la faculté de tester. Il demanda que le discours de l'illustre tribun fût relu devant le Tribunat : Je vous en prie, je vous en conjure, accordez la parole à Mirabeau[30].

Cette manière de pousser la prosopopée à l'extrême ravit d'abord l'assemblée. Par premier mouvement, elle décida que le discours de Mirabeau serait lu, à l'une des prochaines séances, par la voix d'un secrétaire. Mais le public malin faisait observer que Mirabeau, déshérité célèbre, avait plaidé dans sa propre cause ; qu'il appartenait à la classe peu intéressante des fils ayant justement encouru les rigueurs paternelles, et qu'il était lui-même de la partie : L'avis de Mirabeau était l'avis de M. Josse[31], disaient les journaux, qui s'animaient sur la question.

Il fallut rechercher le fameux discours, ce qui laissa aux tribuns le temps de se refroidir. A l'une des séances suivantes, avant qu'il eût été procédé à la lecture, Chauvelin ayant demandé qu'après le discours de Mirabeau on se fit également représenter ceux des orateurs qui avaient soutenu devant la Constituante la thèse contraire, on recula devant l'idée de provoquer un conflit d'ombres et d'évoquer trop de voix d'outre-tombe. Il ne fut pas donné suite au premier vote ; on s'en rapporta aux orateurs vivants et présents, qui se combattirent longuement, et la loi finit par être approuvée à dix-huit voix de majorité. Au Corps législatif, elle passa plus facilement. Les orateurs du gouvernement présentèrent la faculté de tester comme partie intégrante et prolongement du droit de propriété ; cet argument avait de quoi toucher les révolutionnaires bourgeois, qui possédaient éminemment le sens propriétaire. Ce qui semble néanmoins avoir emporté le vote, ce fut le désir de restaurer la puissance paternelle, en lui donnant pour sanction le droit de récompenser et de punir. Il parut digne d'un régime rénovateur de faire rentrer l'autorité dans la famille, après l'avoir replacée dans l'ordre politique, administratif et judiciaire.

 

 

 



[1] Voyez le texte au Bulletin des lois, 3e série, I, n° 115.

[2] Voyez la discussion dans le Moniteur, pluviôse et ventôse an VIII.

[3] Discours de Rœderer, publié dans ses Œuvres, VII, p. 99.

[4] Voyez le texte de la constitution et le discours de Daunou devant le Tribunat, publié au Moniteur.

[5] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[6] Voyez aux Archives nationales les rapports des préfets conservés dans la série FIC, III.

[7] Voyez le volume de M. CHAMPION, La France d'après les cahiers de 1789, et l'étude que M. FAGUET a consacrée à cet ouvrage dans ses Questions politiques.

[8] Le 17 vendémiaire an XI, le préfet de la Haute-Marne écrira : Tout le monde bénit la salutaire régénération dont les effets nous reportent sans aucune commotion vers un ordre de choses constant, tel qu'on le désirait au commencement de la Révolution. Le 24, ventôse an X, le préfet de la Soutine, constatant un état d'esprit favorable au gouvernement consulaire, écrira : C'est le désir général de vivre sous des lois fixes, exécutées par des magistrats qui ne cherchent point d'appui dans les factions, mais dans la justice et dans la sagesse. Archives nationales, FIC, III.

[9] Éclaircissements inédits.

[10] Voyez le texte intégral au Bulletin des Lois, 3e série, I, n° 103.

[11] Moniteur, 6 germinal.

[12] Moniteur, 7 germinal.

[13] La seconde Restauration et la troisième République.

[14] Moniteur, 7 germinal.

[15] Moniteur, 7 germinal.

[16] Moniteur, 30 pluviôse.

[17] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4457.

[18] RŒDERER, III, p. 310.

[19] RŒDERER, III, p. 311.

[20] Archives nationales, AF, IV, 1248.

[21] Voyez le texte intégral au Bulletin des Lois, 3e série, I, n° 76.

[22] Cette particularité fut signalée par le Journal des Débats.

[23] Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4620.

[24] CAMBACÉRÈS, Eclaircissements.

[25] Procès-verbaux des séances consulaires. Archives nationales, AF, IV, 4, 5, 6.

[26] Arrêté du 11 ventôse. Correspondance de Napoléon Ier, VI, 4630.

[27] Archives nationales, AF, IV, 1249.

[28] Éclaircissements inédits.

[29] Éclaircissements inédits.

[30] Moniteur, 8 germinal.

[31] Journal des Débats, 6 floréal.