L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA GENÈSE DU CONSULAT - BRUMAIRE - LA CONSTITUTION DE L'AN VIII

 

CHAPITRE VIII. — BRUMAIRE - PREMIÈRE JOURNÉE.

 

 

I

Le 18 brumaire, avant le jour, l'exécution du plan commença. L'impulsion devait partir des Tuileries, siège des Anciens. C'était aux inspecteurs de la salle qu'il appartenait de se faire tes metteurs en branle de la machine parlementaire, car ils avaient le droit de convoquer l'assemblée et disposaient de sa garde. Au milieu de la nuit, la garde fut appelée sous les armes, comme s'il s'agissait de mettre le château en défense. A l'intérieur, une activité se dissimulait ; à travers les rideaux et volets soigneusement fermés, des lueurs filtraient. Les inspecteurs ne s'étaient pas couchés ; réunis dans leur salle, ils avaient passé la nuit à écrire des convocations pour une séance extraordinaire, fixée à sept heures du matin[1]. De propos délibéré, ils omirent de convoquer les membres notoirement hostiles ; c'était un moyen commode d'écarter toute opposition et d'escroquer le vote. Entre cinq et six heures, des sous-officiers de la garde portèrent les avis à domicile, en se conformant au triage opéré ; dans une maison où logeaient deux Anciens, l'un bon, l'autre mauvais, le premier seul reçut son billet[2].

Tirés de chez eux par ce brusque appel, les membres convoqués obéirent et hâtivement, à travers les rues obscures, se glissèrent vers les Tuileries. Autour du château, tout conservait son aspect accoutumé ; il n'y avait pas un soldat de plus que de coutume dans les rues[3].

Cependant, dans la nuit persistante, un long passage de chevaux et un bruit de pas réguliers descendaient le boulevard : des dragons à cheval et des dragons à pied, la colonne Sébastiani, arrivant de l'hôtel Soubise où elle avait ses quartiers. A cinq heures, Sébastiani avait fait prendre les armes ; au moment de partir, il se vit apporter un billet du ministre de la guerre, ainsi conçu : Il est ordonné au citoyen Sébastiani de consigner le régiment qu'il commande dans sa caserne, et de le tenir prêt à prendre les armes[4]. Sébastiani signa un reçu, mit l'ordre dans sa poche et sortit avec sa troupe, gagnant la ligne des boulevards pour se diriger vers les quartiers de l'Ouest. A l'exception de deux officiers très sûrs, personne ne savait qu'il s'agissait d'autre chose que d'aller à une revue matinale. Les dragons du 8e[5] et les chasseurs du 21e, casernés les uns au Champ de Mars et les autres au quai d'Orsay, ne s'achemineraient que plus tard au point stratégique, c'est-à-dire vers l'espace compris entre la chaussée d'Antin et les Tuileries.

Au département, attenant à la place Vendôme, tout le monde était déjà sur pied ; une émotion contenue opprimait les cœurs, se trahissait en chuchotements anxieux : Chacun se parlait à l'oreille[6]. A six heures, Rœderer était entré avec son fils chez Talleyrand, qui était en train de s'habiller. Nous avons encore une heure devant les mains, dit Talleyrand ; il faudrait rédiger pour Barras un projet de démission honorable, et dont les termes facilitassent une négociation avec lui ; vous devriez faire cela[7]. Le jeune Rœderer écrivit sous la dictée de son père ; il fallut s'y reprendre à plusieurs fois, biffer, surcharger pour établir une rédaction convenable, présentant un heureux mélange de résignation et de dignité, avec des éloges à l'adresse de Bonaparte, avec une nuance d'émotion et de sensibilité. Talleyrand mit dans sa poche la minute à peine lisible, afin de s'en servir quand les choses auraient pria tournure.

La salle des Anciens se remplissait peu à peu ; la séance put s'ouvrir entre sept et huit heures, sous la présidence de Lemercier. Cette séance au petit jour et au pied levé, tenue dans la lueur blafarde d'un matin d'automne, entre législateurs prévenus d'avance ou brusqués, fut facilement gouvernée. Au nom de la commission des inspecteurs, Cornet lut un rapport où il dénonçait le prétendu complot, l'affreux complot, ourdi par les fauteurs de terrorisme contre la patrie et la liberté ; il ne s'était pas mis en frais d'imagination pour rajeunir ce vieux thème, se bornant à couvrir la pauvreté du fond sous l'emphase des formules. A mesure qu'il lisait, on saisissait au passage de grands mots : symptômes alarmants, rapports sinistres... Si des mesures ne sont pas prises, l'embrasement devient général... dévorants effets... La patrie est consumée... la République aura existé, et son squelette sera entre les mains des vautours, qui s'en disputeront les membres décharnés[8]... Puis, c'étaient des assertions un peu plus précises : les conjurés des départements se rendant à Paris en foule, rejoignant ceux qui y tenaient le poignard levé sur les principales autorités, cela répondait assez au langage des journaux annonçant depuis quelques semaines une infiltration dans Paris de Jacobins provinciaux. Le rapport se terminait par un appel au courage et à l'énergie patriotique des Anciens.

Les chefs de l'opposition étant absents, nul ne s'avisa de réclamer des explications. Comme suite au rapport, le décret de translation fut proposé ; Regnier l'appuya ; le vote fut enlevé. On tenait désormais le pivot sur lequel toute l'opération allait tourner.

Le décret était en cinq articles[9] et ainsi conçu : le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud ; les deux Conseils y siégeront dans les deux ailes du palais ; ils y seront rendus demain 19 brumaire à midi ; toute continuation de fonctions et délibérations est interdite ailleurs et avant ce temps. L'article 3 confiait au général Bonaparte l'exécution du présent décret ; à cet effet, il plaçait sous ses ordres les troupes réunies dans Paris et dans le rayon constitutionnel, ainsi que sur toute l'étendue de la 17e division militaire ; les citoyens seraient tenus de lui prêter main-forte à première réquisition ; il serait appelé dans le sein du Conseil pour prêter serment. Une adresse aux Français fut ensuite votée ; elle annonçait que le résultat des mesures prises serait d'enchaîner les factions, de rétablir la paix à l'intérieur et de préparer la paix avec l'étranger ; elle se terminait par ces mots : Vive le peuple, en qui et par qui est la République ! Les inspecteurs Cornet et Baraillon se détachèrent alors pour se rendre auprès de Bonaparte et le chercher, l'assemblée restant en séance sans plus délibérer et l'attendant.

De grand matin, les quartiers sis au nord de la chaussée d'Antin avaient vu un spectacle inaccoutumé ; beaucoup d'officiers en tenue, bottés, culottés de blanc, largement ceinturés d'or ou de soie, le chef couvert du bicorne à plumage tricolore, le bout de leur sabre relevant les plis de leur ample redingote d'uniforme, cheminaient un à un par les rues et convergeaient tous au même point : le petit hôtel de la rue Chantereine. Chacun d'eux se croyait individuellement convoqué et s'attendait à être reçu par Bonaparte en audience particulière. En arrivant au rendez-vous, ils s'étonnent de se rencontrer les uns les autres et de se trouver légion. Ils comprennent aussitôt que c'est pour aujourd'hui et que l'on va faire quelque chose ; alors, chez tous ces hommes révoltés contre l'ignominie du régime, enthousiastes et avides, un grand espoir se lève. Quels que soient leurs sentiments personnels pour Bonaparte, ils s'attachent furieusement à celui qui va les conduire à l'assaut du régime avocassier, à celui dont ils attendent une république à leur image et à leur usage, empanachée, héroïque, glorieuse et profitable aux gens de guerre.

Ils causaient tumultueusement, s'animaient les uns les autres. Comme la maison était trop petite pour les contenir, on ne laissait entrer que les principaux ; les autres attendaient dehors, stationnaient dans la cour, encombraient les perrons, parcouraient le jardin. Des éperons sonnaient sur les dalles, faisaient crier le sable des allées ; des sabres s'entrechoquaient.

Quelques officiers de plus haut grade, arrivant en voiture, s'alarmaient un peu de cet aspect de sédition ; mais, une fois entrés, il leur était difficile de sortir[10]. L'allée d'accès, resserrée entre des constructions, s'ouvrait sur la façade même de l'hôtel, et les voitures ne pouvaient tourner dans la cour qu'après avoir passé devant le perron. On a raconté que Bonaparte, descendant vivement les degrés, aurait saisi au passage l'un des hésitants, l'aurait tiré par la main hors de la voiture et entraîné dans l'intérieur, sans lui laisser le temps de se reconnaître ; c'est à ce propos que le mot de souricière fut prononcé. Bonaparte se tenait le reste du temps dans son étroit cabinet, dont la porte s'ouvrait parfois devant un visiteur de marqué, puis.se refermait ; une arrière-pièce avait été réservée pour les entretiens ultra-secrets. Berthier et les aides de camp faisaient les honneurs ; Joséphine restait invisible dans ses appartements, où un déjeuner avait été préparé.

On attendait le président Gohier, convié à ce repas. Malgré tout l'attrait qu'exerçait sur lui Joséphine, Gohier s'était étonné d'une invitation par trop matinale et, se défiant de l'heure incongrue, avait conçu quelque alarme. Au lieu de venir, il jugea plus prudent de rester au Luxembourg et se fit remplacer par sa femme. Bonaparte désappointé pria la citoyenne Gohier d'écrire au président un billet que l'on porterait tout de suite et qui le presserait de venir. La citoyenne, éclairée par le spectacle de cette maison pleine d'officiers en délire, mit sous pli quelques lignes où elle avertissait au contraire son mari de se tenir sur ses gardes et lui dénonçait le piège. La tentative pour s'emparer de lui et l'enlacer de doux liens fut ainsi manquée[11].

Les officiers de tout grade, les officiers sans troupes, ceux qui faisaient partie de la garnison et n'étaient pas de service, les adjudants de la garde nationale, continuaient d'affluer. Des chefs de brigade, des généraux se présentaient ; dans la cohue des uniformes plus ou moins râpés, des habits à grosses épaulettes, à haut collet brodé et à feuillages d'or se montraient. Moreau, Macdonald, Beurnonville, venaient d'arriver à cheval.

Lefebvre était apparu l'un des premiers. Ce commandant de Paris s'émeut d'abord de ce qui se passe, mais Bonaparte lui parle et le domine. Lefebvre était l'Alsacien patriote, de naturel sensible sous une rude écorce, plus Français de cœur que de langage[12]. Il avait l'âme prompte aux généreuses colères, l'attendrissement immédiat, et ne résistait jamais à une effusion. Comme Bonaparte lui montre la République en proie aux avocats qui l'exploitent et la perdent, il s'indigne ; quand il se voit remettre par Bonaparte le sabre que le héros lui-même portait en Égypte, il n'y tient plus ; des larmes lui montent aux yeux. Pleurant et sacrant à la fois, il déclare en faisant sonner les b comme des t qu'il est prêt à jeter ces b... d'avocats à la rivière. Il est conquis ; peur plus de sûreté, Bonaparte le garde auprès de lui, dans son cabinet, comme pour en faire son homme de confiance et son bras droit.

Bernadotte s'était laissé amener par Joseph, mais parut en habit civil, car il ne voulait pas se considérer comme étant en service commandé ; il venait discuter et non s'offrir. D'après la version de Bernadotte lui-même, Bonaparte aurait mis tout en œuvre pour l'embaucher ou au moins l'immobiliser : objurgations, menaces de séquestration, radoucissements subits, caressantes prières, supplications de ne point s'opposer et de se lier par une parole d'honneur. Bernadotte gesticulait, agitait sa canne à épée, lançait de grands mots évasifs, promettant de ne point prendre l'initiative de la résistance, mais déclarant rester à la disposition des autorités légales. On ne put lui arracher aucun engagement, et il finit par se retirer, toujours subtilisant, louvoyant, gasconnant. Cependant, pour rester à proximité du succès possible, il s'en fut déjeuner chez Joseph son beau-frère ; Joseph avait invité à sa table un certain nombre de personnages politiques, ce qui était un moyen de les capter et de les chambrer[13].

La rue Chantereine et ses abords s'encombraient de détachements armés ; des cavaliers d'escorte, des ordonnances attendaient ; des chevaux tenus en main piaffaient. Les dragons amenés par Sébastiani venaient de se ranger dans la rue[14]. Devant l'habitation, une garde fut établie à la porte extérieure, à la porte même du couloir d'entrée, avec ordre de ne plus laisser sortir personne et de compléter l'internement des officiers jusqu'à ce que tout le monde partît ensemble. D'autres escadrons avaient remonté le boulevard jusqu'à hauteur de la chaussée d'Antin, — alors rue du Mont-Blanc, — et là faisaient halte, couvrant à distance le quartier général en train de s'improviser. De loin, les passants voyaient sur le boulevard, sur la vaste allée plantée d'arbres, se prolonger l'immobile colonne et briller les armes. Des officiers passaient au galop ; plusieurs s'étaient offerts pour porter des ordres et faire le service d'estafette. Des postes, des vedettes s'établissaient ; tout le quartier prenait un, aspect militaire.

Autour du petit hôtel, le piétinement des officiers continuait. L'impatience d'agir, l'exaltation croissaient ; c'était comme une ivresse. Et tout semblait favoriser l'entreprise ; voici que le temps se levait, temps lumineux, assez doux ; la matinée s'annonçait belle ; un blanc soleil d'automne perçait les nuées[15].

Une voiture officielle s'arrête à la porte ; les inspecteurs Cornet et Baraillon en descendent pour transmettre à Bonaparte le décret et l'appel des Anciens. Un messager d'État les accompagne en grand costume, manteau à large collerette, chapeau à plumes bouffantes ; c'est le notificateur officiel. Les arrivants furent reçus au rez-de-chaussée, dans la pièce ovale ; Bonaparte lut le décret et constata une lacune. Le texte voté mettait bien nominativement sous ses ordres les troupes de ligne, les gardes nationales, les grenadiers des Conseils, mais ne faisait point mention de la garde du Directoire[16], qu'il importait d'avoir avec soi et de soustraire aux hommes du Luxembourg ; violentant le texte légal, Bonaparte réparerait l'omission dans un ordre du jour adressé à l'armée. Dès à présent, il s'affirme généralissime, range tout le monde à la discipline militaire et se saisit des forces. Il prévient Lefebvre que ce commandant de Paris ne relève plus que de lui, expédie des aides de camp, ordonne de rassembler toutes les troupes autour des Tuileries, de commencer l'affichage des proclamations et de lancer les brochures ; il renvoie les adjudants de la garde nationale dans leurs quartiers respectifs, prescrit de mettre la main sur les municipalités et d'assurer l'ordre dans la rue. Ces mesures rapidement prises, on pouvait partir.

Les portes du rez-de-chaussée s'ouvrent à deux battants, et dans le tumulte des uniformes qui se précipite vers l'intérieur, Bonaparte soudain parait, s'élance sur l'un des perrons[17]. Il est cette fois en uniforme de général, simple dans l'habit croisé dont les longues basques raccourcissent encore sa médiocre stature, simple sous le petit chapeau déjà légendaire, très simple et fascinant. Il tient à la main le décret des Anciens et fait se placer près de lui Lefebvre fortement ému[18]. Il jette des paroles brèves et demande qu'on l'aide à sauver la République. Sa vue détermine chez les officiers un paroxysme d'enthousiasme ; une rauque acclamation sort des poitrines ; les épées jaillissent des fourreaux et, hautes, dressées à bout de bras, s'agitent frénétiquement et luisent clans le clair matin. Bonaparte monte alors à cheval et entraînant tout son monde, prend le chemin des Tuileries. On recueillit au passage les escadrons de cavalerie, dont Murat reçut le commandement et auxquels il fit prendre la suite. L'éclatant cortège descendait le boulevard, Bonaparte en tête, se détachant du groupe et bien en vue ; derrière lui, l'ébrouement des chevaux, le scintillement des aciers et des ors, le cliquetis des armes battant sur le flanc des montures et la houle des panaches[19].

Sur le boulevard de la Madeleine, un second groupe d'officiers rejoignit. Marmont, qui logeait rue Saint-Lazare, avait invité à déjeuner chez lui plusieurs camarades et les amenait ; deux pourtant s'étaient esquivés. Comme huit autres n'avaient pas de chevaux, Marmont avait dû, pour les monter, recourir à un manège du voisinage. Sur le parcours, des curieux commençaient à se masser. Le financier Ouvrard, qui habitait au coin de la chaussée d'Antin et de la rue de Provence[20], avait vu de ses fenêtres passer le cortège ; il s'assit à son bureau et écrivit à l'amiral Bruix, avec lequel il était en relations d'affaires comme fournisseur de la marine, pour offrir des fonds tout de suite et se mettre à la disposition du succès en marche[21].

On continua d'avancer vers la place de la Concorde et les Tuileries. La place de grand air aristocratique se développait dans l'encadrement des balustres, cernée de fossés ; dans le milieu du terre-plein, la statue en plâtre de la Liberté, celle qui avait vu tant de crimes, s'effritait sur son piédestal qu'on venait de réparer. Les dragons à pied occupaient la position, formés en colonnes par divisions, et plus loin d'autres casques luisaient, ceux des escadrons barrant le pont et l'entrée de l'avenue. Dans le jardin des Tuileries, les grenadiers des Anciens s'étaient rangés sur la terrasse parallèle au château ; au bout de l'allée s'enfonçant entre les vastes masses d'arbres, la ligne de leurs plumets rouges se distinguait[22].

Les abords du château et du jardin fourmillaient de monde. A l'intérieur de la ville, le premier mouvement avait été de surprise[23]. Sur le pas des portes et dans les rues, on se regarde étonné, on s'interroge, et puis la curiosité attire une foule de gens au lieu de l'action. La nouvelle n'atteignit qu'assez tardivement les quartiers éloignés, les faubourgs, où elle ne suscita chez le peuple ouvrier aucun mouvement dans un sens ou dans l'autre. L'afflux vint surtout des quartiers du centre, quartiers bourgeois, commerçants, boutiquiers.

Dans la foule qui s'amassait autour des Tuileries, aucun désordre n'éclatait, une animation joyeuse régnait. Paris avait sa physionomie des jours de fête plutôt que des jours de révolution[24]. Chacun comprenait cependant qu'il s'agissait de renverser les pouvoirs existants. On disait : Le Directoire est à bas, et cette idée réjouissait. Il tombait enfin, ce gouvernement pourri qui depuis longtemps ne tenait plus debout et continuait pourtant à faire peser sur les Français une laide tyrannie ; sa chute contentait à peu près tout le monde. Un sentiment de soulagement et de délivrance dominait, sans se manifester, chez ce peuple excédé de politique et blasé sur les vicissitudes à l'intérieur, par d'énergiques transports. Paris assistait et applaudissait à la révolution, mais ne se donnait pas un grand mouvement pour y aider. Les agents de l'administration directoriale semblaient tout disposés à se retourner contre elle. Le concierge de la Force, qui était une autorité dans son quartier, avait dit à ses pensionnaires, prisonniers des Directeurs : Qui sait si je ne vais pas être obligé de vous mettre dehors pour les loger ? Arrive qui plante, je suis à mon poste[25]. Il vint pourtant aux Tuileries, comme tout le monde, pour voir tomber le gouvernement et paraître l'homme à qui le pouvoir semblait revenir par dévolution naturelle.

Un nom volait sur les bouches, revenait dans toutes les conversations, obsédait les imaginations, emplissait Paris : Bonaparte. Avec une curiosité allègre, la foule vit le général poindre à l'entrée de la place avec ses officiers ; elle vit l'illustre chevauchée passer à travers les troupes à pied, obliquer vers les Tuileries et s'engager dans le jardin ; des acclamations s'élevaient ; ce cri significatif partait : Vive le libérateur ![26] Mais des gens arrivés par le bord de l'eau racontaient qu'ils venaient d'assister à un autre spectacle, bien singulier : Sieyès à cheval, avec deux aides de camp, débouchant sur le Pont-Royal, venant du Luxembourg et gagnant la cour des Tuileries par le guichet du Louvre, pour se joindre à Bonaparte[27].

 

II

Au Luxembourg, Barras était en train de se faire la barbe, d'après sa propre version, quand un aide de camp l'avait prévenu que quelque chose se passait ; il ne s'émut pas autrement. Au bout d'un instant, le ministre des relations extérieures s'étant fait annoncer pour lui parler d'affaires de service, il parut à moitié habillé, l'air soucieux, et sembla rassuré en s'apercevant que l'autre ne savait rien ; il éconduisit le visiteur en se disant surchargé de besogne[28].

A cette heure, la porte de Sieyès était close. Le projet de ce Directeur était ; aussitôt le décret notifié, de s'adjoindre ceux de ses collègues qui voudraient, marcher avec lui et de se rendre aux Tuileries en cavalcade, solennellement, militairement, à la tête des grenadiers à cheval et de toute la garde du Directoire, au milieu d'un appareil martial qui contrebalancerait celui dont Bonaparte s'environnait. En attendant, Sieyès était allé dans le jardin perfectionner une dernière fois ses talents d'écuyer et faire comme une répétition de la scène équestre qu'il comptait jouer au dehors[29].

Cependant l'annonce du décret arrive et Sieyès prévenu revient au palais pour former sa chevauchée. Quelle n'est pas sa surprise de trouver les postes vides et la garde partie ! Jubé, qui la commandait, l'avait mise sur pied de grand matin et emmenée dehors sous prétexte de manœuvre[30] ; à la première nouvelle, spontanément ou par l'effet d'un mot d'ordre convenu avec Bonaparte, il a fait prendre à la tête de colonne la direction des Tuileries ; la troupe suit et allégrement, tambours roulants, trompettes sonnantes, s'en va vers Bonaparte, désertant le palais qu'elle a mission de garder. Sieyès fut un peu choqué de ce départ impromptu qui n'était pas dans le programme et qui lui coupait son effet. Force lui fut de se rallier, pour toute cavalcade, deux officiers attachés à sa personne et de trottiner modestement vers les Tuileries.

Gohier effaré sortait de ses appartements. Il convoqua les Directeurs dans le lieu ordinaire de leurs délibérations, mais on ne trouvait plus Sieyès. Moulin se rendit à la salle des séances. Ducos y parut d'abord ; au bout d'un instant, sous prétexte d'aller aux nouvelles, il s'esquiva, suivit le mouvement et fila sur les Tuileries[31]. Comme Barras restait dans ses appartements, Gohier et Moulin y furent le relancer et le trouvèrent encore indisponible ; maintenant, il était dans son bain[32]. Il émit pourtant l'avis d'ouvrir une délibération régulière, mais demanda une heure, sans doute pour achever de procéder aux soins de sa toilette. En réalité, il cherchait à gagner du temps, espérant que Bonaparte allait lui faire signe, l'attirer dans l'entreprise et l'associer aux bénéfices.

Les deux autres, laissés en tête à tête, demeuraient ahuris : de quoi s'agissait-il au juste ? c'est ce que leur entendement n'arrivait pas à pénétrer. Toutes précautions d'ailleurs avaient été prises pour obscurcir le fait à leurs yeux. Les inspecteurs des Anciens avaient adressé à chaque Directeur individuellement un court billet pour lui annoncer le décret de translation, en le priant de se rendre aux Tuileries, où il retrouverait ses collègues Sieyès et Ducos[33]. Seulement, les inspecteurs s'étaient bien gardés de joindre le texte du décret ; il importait de laisser ignorer le plus longtemps possible aux Directeurs non complices les dispositions extra-légales de cet acte, les articles conférant à Bonaparte le pouvoir militaire et prononçant en ce point la déchéance de l'Exécutif. Les Directeurs pourraient se demander s'ils se trouvaient en présence d'une mesure purement constitutionnelle, à laquelle ils étaient tenus d'acquiescer, ou d'un commencement de coup d'État. En prolongeant leur incertitude, on les empêchait de concerter entre eux et peut-être de concerter avec les Cinq-Cents une résistance légale.

Fouché arriva sur ces entrefaites au Luxembourg, montrant dans ces lieux déjà funèbres son visage de spectre. L'événement, dont il ne connaissait pas la date, l'avait surpris ; prévenu de grand matin au nom de Bonaparte et requis, il ne s'était nullement refusé, mais s'était donné pour mission d'aller prendre des renseignements sur l'état d'esprit des Directeurs et de surveiller leurs dispositions[34]. En allant au Luxembourg, ne voulait-il pas voir surtout de quel côté se prononçaient les chances ? Fort mal reçu par Gohier, qui lui reprocha l'engourdissement de sa police, il n'aperçut chez les Directeurs qu'incohérence et division ; il les jugea perdus et s'en fut immédiatement rejoindre le succès.

Gohier et Moulin commençaient à s'éclairer. Moulin se montrait assez animé ; malgré le temps déjà perdu, malgré le départ de la garde, malgré la défection de Lefebvre, il refusait de s'abandonner encore et conservait quelques raisons de ne pas désespérer. A ce moment, il ne paraît point que l'armée appartint entièrement à Bonaparte ; un chef de bataillon, qui commandait l'un des régiments eu l'absence du chef de brigade, se faisait fort d'enlever sa troupe, de marcher contre le foyer de la rébellion et de tout exterminer ; seulement, il attendait d'être couvert par un ordre[35]. Cet ordre, Moulin semblait disposé à le donner ; mais, à supposer qu'il pût entraîner Gohier fort hésitant, le concours de Barras demeurait indispensable pour constituer une majorité et valider le. : décisions. La réunion de Barras à ses deux collègues restants eût seule maintenu debout le gouvernement légal et donné un centre à la résistance. Or, Barras prétextait maintenant une indisposition pour ne point paraître[36]. Il continuait de s'immobiliser, de s'isoler, de faire bande à part, parfaitement résolu à trahir Gohier et Moulin comme il avait trahi au 30 prairial Merlin et Larévellière, à entrer dans le mouvement, pourvu qu'on lui fit un bon prix.

Il commençait cependant à s'inquiéter, ne recevant de Bonaparte aucun message, aucune invite à négocier. Le billet des inspecteurs, cet appel laconique, ce sec avertissement, n'avait point suffi à l'attirer aux Tuileries et lui avait paru sans doute peu séant : était-ce de cette façon qu'il fallait s'y prendre pour traiter avec un personnage de sa considération ? Retenu par sa vanité, par le sentiment de son importance, et nonobstant avide de se renseigner, torturé de curiosité, il finit par lancer en éclaireur son secrétaire Bottot, son factotum. Bottot pousserait une reconnaissance du côté des Tuileries, tâcherait de voir le général et de s'enquérir.

Bonaparte était entré dans le château avant dix heures, par l'entrée donnant sur les parterres. Les escadrons de Sébastiani le suivirent dans le jardin et vinrent se déployer en face des grenadiers alignés au devant du palais[37] ; le but du mouvement était de masquer et au besoin de contenir cette troupe. Bonaparte fut conduit avec apparat aux Anciens. Dans la salle, les tribunes commençaient à se remplir ; les députés debout s'étaient formés par groupes et causaient confusément. A l'annonce du général, ils se remettent en place ; parmi ces législateurs drapés de rouge, la gravité sénatoriale reprend ses droits, un silence solennel se fait. Les portes de la barre s'ouvrent, Bonaparte s'avance dans le milieu de l'enceinte, suivi par son état-major de généraux, par une irruption d'uniformes[38].

C'était la première fois qu'il avait à paraître et à s'exprimer devant une assemblée parlementaire, épreuve toujours redora. table pour un soldat. Entouré de ses compagnons d'armes, étayé de leur magnifique vigueur, enveloppé par eux d'une atmosphère d'ardente sympathie, se sentant d'ailleurs porté par le succès, il soutint assez bien l'épreuve. Comme il avait à prêter serment, la difficulté pour lui était d'esquiver la formule rituelle, qui contenait promesse de fidélité à la constitution ; il se tira d'embarras en prononçant, si je puis dire, un serment en l'air, qu'il intercala dans une courte harangue, préparée d'avance et débitée avec quelque hésitation de parole.

La République périssait ; vous l'avez reconnu, vous avez rendu un décret qui va la sauver... Aidé de tous les amis de la liberté, de ceux qui l'ont fondée, de ceux qui l'ont défendue, je la soutiendrai. Le général Berthier, le général Lefebvre et les braves qui sont sous mes ordres partagent mes sentiments. Vous avez rendu la loi qui promet le salut public ; nos bras sauront l'exécuter. Nous voulons une république fondée sur la liberté, sur l'égalité, sur les principes sacrés de la représentation nationale. Nous l'aurons, je le jure !Nous le jurons ![39] répétèrent tout d'une voix les guerriers, tandis que partait des tribunes un fracas d'applaudissements.

Cette affirmation de l'énergie militaire troubla quelques députés et leur fit craindre d'être entraînés au delà du point où ils voulaient aller[40]. Garat demanda pourquoi il n'était point parlé de la constitution, de la loi fondamentale ; mais le président Lemercier lui ferma la bouche au nom de la constitution, qui ne permettait plus de discuter qu'à Saint-Cloud. La séance fut aussitôt levée ; les représentants sortirent de leur salle en criant : Vive la République ! et se répandirent dans les pièces attenantes, dans le grand salon de la Liberté, vaste parloir où des drapeaux ennemis, suspendus aux murailles attestaient la gloire des armées[41].

Dans la salle des inspecteurs, le comité directeur du coup d'État s'établissait en permanence. Autour de Bonaparte, les encouragements, les félicitations s'empressaient, et lui, depuis qu'il n'avait plus à faire l'orateur de tribune, avait repris son aisance souveraine ; son regard paraissait inspiré, ses paroles étaient hautes et sévères. La jubilation se peignait sur le visage de ses partisans, car jusqu'à présent tout marchait à souhait. Le général tenait fièrement son rôle ; Sieyès et Roger Ducos avaient rejoint ; on disait Barras acquis ; il ne restait au Luxembourg qu'un tronçon de gouvernement. Les Anciens ayant donné hardiment l'impulsion d'après leur prérogative constitutionnelle, il faudrait bien que les Cinq-Cents suivissent et se laissassent, sans mot dire, évacuer sur Saint-Cloud. Parmi les affidés et les amis accourus aux Tuileries, chacun s'applaudissait d'un si beau commencement.

Après avoir prestement complété ses premiers ordres, Bonaparte redescendit dans le jardin pour se présenter aux troupes, qui auraient à le reconnaître en qualité de commandant suprême. Les grenadiers maintenant faisaient face ; une foule d'officiers et de citoyens encombraient l'entrée et débordaient sur le jardin. Comme le général sortait, il aperçut dans un groupe et devant lui l'émissaire de Barras, Bottot, qui tentait de l'approcher. Bonaparte cherchait l'occasion de lancer contre le régime à détruire l'expression du mépris public, sans prendre à partie aucun des Directeurs, qu'il entendait ménager individuellement. Le chétif Bottot lui parut la victime désignée pour recevoir la décharge. Par-dessus ce subalterne, par-dessus ce personnage quasi anonyme, il viserait l'être collectif, le régime entier, ainsi que la faction des fauteurs de désordre et des faux patriotes.

Après avoir écouté un instant Bottot, il le saisit par le bras et l'écarta, puis le plaçant et le retenant impérieusement un peu en arrière, disposant ainsi la scène, il commença par s'adresser de face à toute l'assistance militaire et civile[42] : L'armée s'est réunie à moi, je me suis réuni au Corps législatif... Une immense acclamation accueillit ces paroles. Alors, se retournant vers Bottot, s'adressant à lui d'un ton assez élevé pour être entendu de tout le monde, l'œil en feu, la voix courroucée, il fulmina l'apostrophe célèbre :

Qu'avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers ! Je vous ai laissé des millions d'Italie, j'ai retrouvé partout des lois spoliatrices et la misère ! Qu'avez-vous fait de cent mille Français que je connaissais, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts !

Cet état de choses ne peut durer ; avant trois ans, il nous mènerait au despotisme. Mais nous voulons la République assise sur les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique. Avec une bonne administration, tous les individus oublieront les factions dont on les fit membres, et il leur sera permis d'être Français. Il est temps enfin de rendre aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits. A entendre quelques factieux, nous serions bientôt des ennemis de la République, nous qui l'avons affermie par nos travaux et notre courage ; nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves mutilés au service de la République.

Tous les témoignages conviennent que l'impression fut profonde. Ces paroles, où la fausseté de certains traits disparaissait dans l'écrasante vérité de l'ensemble, ont retenti à travers tout un siècle et marqué pour jamais le Directoire d'un signe d'opprobre. Pourquoi faut-il que les plus grandes scènes de l'histoire aient leurs petits côtés et leurs prosaïques dessous ! Bonaparte n'avait pas improvisé par inspiration subite ni même tiré de son propre fonds toute sa magnifique diatribe. Il en avait puisé les premiers éléments et jusqu'à certaines expressions dans une adresse que lui avait envoyée quelques jours auparavant le club jacobin de Grenoble, une jacobinière de province, enragée contre l'oppression et la corruption directoriales. On retrouve notamment dans cette pièce ces mots que Bonaparte avait fait retomber accablants à la fin d'une période : Ils sont morts ![43] L'effet lui avait paru beau, et il se l'était approprié, prenant son bien où il le trouvait. Nul ne s'aperçut naturellement du plagiat ; tout le monde resta courbé sous le verbe justicier. Le Bottot demeurait abasourdi. Cependant Bonaparte, se rapprochant de lui et lui parlant bas, l'assura que, malgré tout, ses sentiments personnels pour Barras subsistaient invariables. Il ne voulait pas qu'au Luxembourg, où il y avait encore à négocier et à ruser, la véhémence de sa tirade fût prise par trop au tragique ; il avait tonné surtout pour la galerie.

Remontant à cheval, il passa la revue des troupes. Les différents corps, cavalerie, artillerie, infanterie, avaient été attirés autour du jardin ; ils y pénétrèrent, sans que le public fût admis, et vinrent l'un après l'autre se présenter et se prononcer. L'élan des officiers et des hommes, les épées brandies, les vivats formidables, donnaient à la scène l'aspect d'un grand soulèvement militaire.

Bonaparte sur son cheval noir frémissant, qu'il avait parfois peine à maîtriser, évoluait autour des rangs, jetait aux soldats des paroles enflammées, exigeait leur serment, promettait de rendre à la République avilie sa majesté et son lustre. Par moments, comme il était mauvais harangueur, il s'arrêtait court, ne trouvait plus ses mots, niais Berthier, qui se tenait tout près de lui, reprenait le fil du discours et achevait la phrase, avec de grands éclats de voix ; les soldats, électrisés par la vue de l'invincible chef, s'exaltaient quand même[44]. Son état-major grossissait ; cent cinquante officiers maintenant le suivaient ; il parcourut ainsi les allées, les carrés, et parfois, dépassant les issues, prenait contact avec le peuple, qui l'encourageait d'applaudissements et de significatives invocations[45].

La multitude des curieux amassés contre les grilles voyait entrer et sortir les fiers régiments ; ses regards plongeaient dans le jardin fourmillant de troupes, étincelant de casques et de baïonnettes ; elle entendait les cris, les tambours battant aux champs, les sonneries, les pas redoublés. L'éclair multiplié des armes, les couleurs voyantes et variées des uniformes, le mouvement des états-majors, les chevaux houssés d'or et de pourpre, les baudriers luisant au soleil, les plumets plantés dans les bicornes, tout ce déploiement de luxe guerrier, cet aspect de splendeur et de force, plaisaient à ses goûts de foule parisienne et la faisaient vibrer. Un jeune homme de dix-neuf ans, issu d'une antique famille, Philippe de Ségur, était là par hasard ; à la vue des dragons du 9e sortant par la grille du Pont-Tournant, casque en tête, sabre en main, à la vue de ces cavaliers épiques, il sent s'éveiller en lui l'instinct de la race et se jure d'être soldat[46] ; l'armée de France s'empare de ce jeune Français et l'acquiert à la Révolution ; la vocation héréditaire l'appelle, le saisit et le jette dans le rang. La foule entière se grisait de spectacles et de musique ; elle acclamait cette révolution si différente des autres, cette révolution qui se passait sans accompagnement de sévices ni de laides violences, avec défilés, parades, fanfares, dans un beau décor militaire : cette révolution qui ressemblait à une revue.

Autour des Tuileries, dans les quartiers adjacents, le bas des monuments et des maisons se tachait d'affiches blanches[47] ; sorties de l'officine où Rœderer et Regnauld les avaient fait imprimer, elles s'apposaient par les soins du département. Un placard attirait les yeux ; on y lisait ces mots, en gros caractères : ILS ONT TANT FAIT, et ceux-ci plus bas : Qu'il n'y a plus de constitution. Suivait l'historique véhément des atteintes successivement portées à l'acte organique, à cette malheureuse constitution trois fois sabrée ou faussée : Fructidor et Floréal d'abord, mortels à l'indépendance du Corps législatif ; puis la réaction s'opérant en sens contraire. Le 30 prairial est venu ; le parti opprimé s'est relevé ; le parti corrompu, ô justice, s'est lui-même soulevé contre ses chefs... et le pouvoir exécutif renversé s'enfonça de tout son poids dans la boue. Le pouvoir judiciaire a subi deux variations pareilles, et les citoyens furent alternativement jugés par les jurés et les juges de la faction dominante. Ce pouvoir, qui doit être le garant de la liberté civile, devint, comme les autres, un instrument d'oppression et fut une calamité de plus ; c'est de cette dégradation des pouvoirs publics, c'est de l'oppression et de la mauvaise composition du pouvoir exécutif qu'ont résulté tous les maux qui nous accablent... N'allons-nous pas voir le terme de cette calamité ?

Ici se glissait l'annonce d'une révision constitutionnelle.

Sieyès et Bonaparte ne pourront-ils restaurer cette constitution dégradée ? Ne sauront-ils la préserver pour l'avenir, en ajoutant ce qui y manque ? S'il était vrai que depuis deux ans il a fallu en sortir pour défendre la liberté, il serait donc vrai aussi qu'elle ne pouvait la garantir, et, dans ce cas encore, elle demanderait des changements. Car, qu'est-ce qu'une constitution qui ne peut défendre la liberté ? Ainsi, destruction de toutes les garanties, oppression universelle sous le faux nom de République, règne de la corruption et de l'arbitraire, voilà ce qu'alléguaient très justement les apologistes de la journée, et c'était pour eux une grande force que de pouvoir faire leur révolution au nom de la liberté.

Ô vous, — continuaient-ils sur un ton pathétique et par manière d'invocation à Sieyès, à Bonaparte et aux Anciens, ô vous qui réunissez entre vous la force, la sagesse et le génie ! voyez devant vous, sous cette constitution ruinée, les larges et solides bases d'une constitution libre et vraiment républicaine, ce double principe de la souveraineté nationale et du gouvernement représentatif. Faites disparaître les plâtras qui couvrent le grand principe et élevez en place l'édifice qu'il doit porter. Le peuple demande un asile après tant de maux ; c'est à vous de l'ouvrir.

Une affiche plus modeste se glissait parmi les autres[48]. Adroitement, elle répondait à l'objection possible du peuple, à sa préoccupation foncière. Pour le peuple, la fonction de Bonaparte était la victoire, — la victoire conduisant à la paix. Est-ce qu'il ne semblerait pas manquer à son rôle et déchoir en se jetant dans des opérations de politique qui le détourneraient de sa mission nationale. Le but de l'affiche était de prouver que Bonaparte ne pouvait assurer aux Français le suprême bienfait qu'après avoir raffermi l'État. Il ne faut pas qu'un homme si éminent par ses services reste plus longtemps étranger aux affaires. Qu'on ne nous parle plus de l'envoyer à l'ennemi ; la patrie lui défend de s'éloigner de Paris. Qu'il n'expose plus au loin une gloire que l'impuissance même du gouvernement ne peut que compromettre. Sa gloire, son existence, ces grandes propriétés nationales, nous sont nécessaires dans l'intérieur. Braves soldats de la République, c'est de Paris que les savantes combinaisons de Bonaparte peuvent le plus sûrement vous conduire à la victoire, s'il faut encore vaincre ; citoyens, c'est à Paris que Bonaparte doit être pour vous donner la paix.

Pour compléter cette littérature de coup d'État, des brochures circulaient, passaient de main en main. Des colporteurs, arrivant de la place Vendôme, criaient et distribuaient l'écrit intitulé : Dialogue entre un membre du Conseil des Anciens et un membre du Conseil des Cinq-Cents[49]. Ce dialogue était censé tenu sur la terrasse des Tuileries, après le vote des Anciens.

Le député aux Cinq-Cents se rebiffait d'abord, protestait contre les mesures prises, s'alarmait des suites. Que veut-on faire ? — L'ANCIEN. — Ce qu'on veut faire, mon ami, cela t'inquiète ? Tu n'étais donc pas inquiet de voir que rien ne se faisait ? Peut-on faire quelque chose de pis que de ne rien faire ? Tu ne vois donc pas que nous touchions au moment où rien n'aurait été plus possible à faire, ni la paix, ni la guerre ?... Tu ignores donc que la loi spoliatrice de l'emprunt forcé a ruiné nos finances, que la loi des otages nous a donné la guerre civile, qu'une partie du revenu de l'an VIII est dévorée par les réquisitions, que tout crédit public parait éteint, que toutes les dépenses particulières, qui font le revenu de l'ouvrier, sont suspendues ; que tous les ateliers sont fermés, que nous entrons dans un hiver où le pauvre est menacé de se trouver sans ouvrage et le riche sans sûreté... que la paix seule peut mettre un terme à tant de maux, que la restauration de notre constitution partout ébréchée peut seule en prévenir le retour, et fixer les incertitudes des puissances étrangères pour négocier avec la France, et les terreurs des citoyens, toujours placés entre la tyrannie et l'anarchie ?

Le fictif membre des Cinq-Cents ne se rendait pas tout de suite, continuait à discuter, abordait le point délicat. Entre nous, cependant, mon ami, je crains l'intervention de Bonaparte dans cette affaire. La renommée, la considération, la juste confiance du soldat dans ses talents, et surtout ses talents eux-mêmes, peuvent lui donner le plus redoutable ascendant sur les destinées de la République. Le sort de la liberté dépendra-t-il de lui ? S'il était un César, un Cromwell ?

L'ANCIEN. — Un César, un Cromwell ! Mauvais rôles, rôles usés, indignes d'un homme de sens, quand ils ne le seraient pas d'un homme de bien. C'est ainsi que Bonaparte lui-même s'en est expliqué dans plusieurs occasions. S'il aspirait à la dictature, loin d'accepter le rôle honorable et constitutionnel que les Anciens lui défèrent, il se serait dérobé. Ah ! s'il eût refusé ce rôle, s'il se fût renfermé dans le commandement d'une armée, c'est alors qu'on eût pu lui supposer de coupables desseins, le désir de se réserver jusqu'au jour où la dation, lasse de désordre et exténuée de souffrance, fût venue se jeter à ses pieds et se placer d'elle-même sous un sceptre de fer. — Voilà, mon ami, ce que le refus de Bonaparte signifierait pour moi, et ce serait sur ce refus que j'appellerais le poignard de Brutus. Mais la liberté, la République, la patrie, sourient à l'acceptation simple et franche d'un pouvoir donné par les patriotes qui composent le Conseil des Anciens à un guerrier sans armée, sans faction, qui revient de l'Afrique et n'a pour lui que la volonté publique fortement exprimée. Ainsi reparaissait chez Bonaparte cet effort constant pour prévenir le rapprochement historique, ce soin de dire et de répéter : Je ne suis pas César, je ne suis pas Cromwell, je ne suis pas le tyran, je suis celui qui barre la route au tyran en créant une république ordonnée et prospère. Le peuple criait : Vive la République ! Vive Bonaparte !

 

III

Derrière la Seine, au Palais-Bourbon, les véritables Cinq-Cents s'étaient réunis à leur heure ordinaire, entre onze heures et midi. L'assemblée était très nombreuse et fortement émue, la moindre partie des membres seulement connaissant le dessein et s'étant ralliée d'avance. La masse s'effarait ; les Jacobins se montraient outrés ; ils comprenaient que l'affaire tournait décidément contre eux, mais leur stupeur paralysait leur indignation. Lucien monta au fauteuil ; on lisait le procès-verbal quand une communication péremptoire fut annoncée ; un secrétaire lut le décret de translation ; le président rompit aussitôt la séance et l'ajourna au lendemain à midi, dans le château de Saint-Cloud. Jusque-là, toute délibération demeurait interdite ; les articles de la constitution et le décret s'y référant étaient formels. L'opposition, juridiquement étranglée, ne put élever la voix. D'ailleurs, un fort escadron de cavalerie était venu se ranger devant le palais, et les dragons emboîtés dans leur haute selle d'ordonnance, les casques chevelus, les grands sabres tirés en imposaient. Les députés s'écoulèrent, les uns allant aux Tuileries prendre le mot d'ordre, les autres se dispersant en orageux conciliabules.

Par une remarquable concordance de mouvements, à l'heure même où Lucien expédiait si prestement les Cinq-Cents, Talleyrand et Bruix dirigeaient un coup destiné à disloquer définitivement la majorité directoriale, à la mettre dans l'impossibilité de ressouder ses pièces ; les deux résistances dont l'accord eût été à craindre se trouveraient simultanément dissoutes. Le coup droit devait se porter contre Barras, et c'était cette fois Gohier que l'on avait réussi à immobiliser au préalable et à envelopper d'une manœuvre.

Sa femme ne l'avait rejoint qu'assez tard, ayant eu peine sans doute à regagner le Luxembourg depuis la rue Chante-reine, à travers Paris sur pied et en mouvement, à travers la foule et les troupes. Joséphine, d'ailleurs, l'avait retenue le plus longtemps possible ; convenablement stylée, elle s'était mise, avec des grâces câlines, à enjôler et à chapitrer la visiteuse. Elle lui avait dit que le général attachait toujours beaucoup de prix au concours de Gohier ; si celui-ci se comportait bien, l'influence de Sieyès s'en trouverait sensiblement diminuée ; c'était prendre Gohier par son antipathie pour Sieyès. Mais Joséphine avait ajouté une confidence plus importante, à savoir que Talleyrand et Bruis allaient exiger de Barras une démission qu'on était en mesure de lui imposer. Cette communication avait pour but de faire croire à Gohier que le coup de force se réduirait à expulser Barras, à éliminer ce corrompu, sans toucher aux autres membres de l'Exécutif. Gohier s'imagina bonnement qu'il s'agissait non de détruire, mais de purifier le gouvernement, et ne vit aucun inconvénient à ce que le Directoire se laissât opérer du membre pourri[50]. Les principaux Directeurs passaient ainsi leur temps à s'entre-trahir. A présent, Gohier moins honnête qu'on ne l'a cru se tenait à l'état de demi-complicité ; sans coopérer activement, il ne bougeait plus, convaincu que Barras allait payer pour tous et se souciant peu de défendre ce méprisable collègue.

Dans son appartement, Barras comptait les heures, les minutes, et comme la matinée s'avançait sans qu'aucune offre lui arrivât des Tuileries, sans qu'aucune négociation s'amorçât, cet tomme d'humeur ordinairement optimiste se laissait aller à des réflexions d'une mélancolie amère, devenait mortellement triste[51]. La scène d'éclat faite devant Bottot avait de quoi l'épouvanter ; les réserves intimes dont elle avait été accompagnée ne suffisaient pas à le rassurer, et son désarroi était complet. Comme s'il eût perdu toute faculté d'action et de mouvement, il demeurait sur place, effondré.

A supposer qu'il nourrit par moments quelque idée de résistance, les moyens lui manquaient et se dérobaient l'un après l'autre. On lui avait subtilisé sa garde, ses grenadiers, ses employés, jusqu'au secrétaire du Directoire, Lagarde, qui avait filé ; par soudain escamotage, comme en une féerie de théâtre, l'appareil de la puissance se retirait de lui et passait ailleurs. Au Luxembourg, plus personne dans les postes, sauf un vétéran, impotent ou fidèle ; personne dans les salons d'attente, sauf quelques aides de camp, et encore l'un d'eux, — toutes les malchances survenant à la fois, — allait tomber frappé d'apoplexie. Barras regardait par ses fenêtres, qui donnaient sur la rue de Tournon, et voyait le mouvement du peuple ; il avait vu les troupes qui s'en allaient vers Bonaparte acclamées, encouragées par les habitants, et autour de lui le vide, le délaissement, se faisaient plus profonds.

Quelques amis de la dernière heure vinrent pourtant le visiter. Le général Debelle s'annonçait comme un foudre de guerre, mais il n'avait ni chevaux ni uniforme[52]. Il partit sous prétexte d'acheter au Pilier des Halles un habit d'officier général ; on ne le revit plus. Mme Tallien était accourue ; avec une vivacité charmante[53], elle essayait de remonter Barras, de relever ce panache qui pendait lamentablement. Merlin de Thionville survint un peu plus tard, armé de pied en cap, parlant d'occire Bonaparte et de faire rouler sa tête aux pieds de la Liberté[54] ; Barras le jugea grotesque. Ce n'était point que l'ex-vicomte manquât de courage personnel ; il en avait fait preuve en maintes rencontres, mais il sentait qu'aujourd'hui toute résistance tentée par lui au nom des principes succomberait sous la moquerie publique, et il craignait le ridicule. Puis, il ne se résignait pas à croire que Bonaparte l'eût totalement trompé, berné, sacrifié, et ne lui réservât pas une compensation.

Il était près de midi quand Talleyrand et Bruis s'annoncèrent en ambassadeurs. Comme Barras ne s'était point décidé à venir, on allait à lui, mais c'était à seule fin d'éliminer ce débris. Talleyrand sortit la lettre de démission qu'il tenait en poche depuis le matin, à tel point raturée qu'il était difficile de la lire autrement qu'en ânonnant ; elle était adressée aux Anciens et ainsi libellée[55] :

Citoyens représentants, engagé dans les affaires publiques uniquement par ma passion pour la liberté, je n'ai consenti à partager la première magistrature de l'État que pour le soutenir dans les périls par mon dévouement, pour préserver des atteintes de ses ennemis les patriotes compromis dans sa cause, et pour assurer aux défenseurs de la patrie ces soins particuliers qui ne pouvaient leur être plus constamment donnés que par un citoyen anciennement témoin de leurs vertus héroïques, et toujours touché de leurs besoins.

La gloire qui accompagne le retour du guerrier illustre à qui j'ai eu le bonheur d'ouvrir le chemin de la gloire, les marques éclatantes de confiance que lui donne le Corps législatif et le décret de la représentation nationale m'ont convaincu que, quel que soit le poste où l'appelle désormais l'intérêt public, les périls de la liberté sont surmontés et les intérêts des armées garantis. Je rentre avec joie dans les rangs de simple citoyen, heureux, après tant d'orages, de remettre entiers et plus respectables que jamais les destins de la République dont j'ai partagé le dépôt. Salut et respect.

C'était cela seulement que le diplomate et l'amiral, fins négociateurs l'un et l'autre, demandaient à Barras de signer. Après avoir donné tant de gages de dévouement à la chose publique et d'abnégation, refuserait-il ce dernier ? On peut croire que Talleyrand fut doucement péremptoire, gracieux et net, d'une courtoisie désespérante. Les auteurs[56] s'accordent d'ailleurs à penser que la lettre s'accompagnait d'un argument qui ne laissait jamais Barras insensible, — l'offre d'une somme ronde, — et qu'on avait eu soin de lui dorer effectivement la pilule. Dans ses Mémoires[57], Barras fait allusion aux bruits qui coururent à ce sujet ; avec cette ingénuité qui perce parfois au milieu de ses grosses astuces, il ne rejette pas comme invraisemblable le fait qu'on ait projeté de l'acheter. Seulement, il prétend n'avoir pas même eu à refuser l'argent, à s'armer d'une vertueuse indignation ; la somme ne lui eût pas été présentée, s'étant égarée en route aux mains de Talleyrand. Il est beaucoup plus croyable qu'elle parvint à destination et produisit son effet, à supposer qu'elle eût été réellement dirigée vers Barras. Faut-il admettre plutôt que Talleyrand et Bruix usèrent d'un moyen de pression qui porte dans notre langue d'aujourd'hui un nom spécial, qu'ils tenaient en réserve contre Barras des papiers dont la divulgation l'eût écrasé ? Il est difficile d'affirmer en pareilles matières ; ce sont là mystères de la politique et bas-fonds rarement accessibles.

Quoi qu'il en soit, Barras comprit que Bonaparte et Sieyès, s'étant décidés à ne plus l'employer, disposaient des moyens de le briser, mais préféraient l'éconduire en douceur. La question se posant ainsi, il s'affirma une fois de plus homme de résolution ; c'est lui du moins qui le dit, en attribuant la promptitude de sa décision à des motifs moins bas. Mon parti est pris aussitôt avec cette résolution que j'ai eue souvent dans les moments difficiles ; je pense que ma démission est donnée de fait et que mon rôle est fini[58]. En vertu de ce raisonnement, il signa d'une main, et de l'autre, suivant de sérieuses présomptions, palpa. Avec non moins de résolution, il demanda ensuite à partir, à disparaître ; il émit le désir de se retirer sur sa terre de Grobois et d'y vivre désormais dans une obscurité heureuse, déchargé du poids des grandeurs ; il irait surtout y cuver son fiel, son amère rancune, moins furieux peut-être de quitter la partie que d'avoir été dupe en se croyant complice.

Sa demande de partir fut jugée trop juste et opportune pour qu'on n'y fit pas droit tout de suite. Aussitôt que sa lettre fut parvenue aux Tuileries, dans le même temps que le président Lemercier lui en accusait réception, Bonaparte détacha cent dragons pour protéger et surveiller sa retraite ; pour convoyer cette déroute. Au bout d'un instant, Barras put entendre sous ses fenêtres un fracas de chevaux et d'armes. Sa voiture fut annoncée, et l'équipage attelé en poste s'enfuit dans un bruit de grelots, dans un claquement de fouet et un trot de cavalerie. A la barrière, une difficulté survint ; Fouché, qui restait dans la tradition des journées révolutionnaires, n'avait eu rien de plus pressé que d'envoyer partout l'ordre de fermer les barrières, de ne laisser entrer ou sortir personne. Les soldats du poste arrêtèrent la voiture, et, voyant que les postillons faisaient mine d'avancer, ils menacèrent d'éventrer les chevaux[59]. Après avoir vainement parlementé, il fallut expédier auprès de Bonaparte et solliciter de lui un laissez-passer. Bonaparte envoya immédiatement un aide de camp lever la consigne, trop heureux d'en finir avec Barras et de le laisser ignominieusement s'évader de l'histoire.

 

IV

Parmi les ministres et les hauts fonctionnaires, la plupart avaient déjà fait acte de présence aux Tuileries. Dans ce salon des inspecteurs où Bonaparte était remonté auprès de Sieyès, de Ducos et des principaux meneurs, où semblait transféré le siège du gouvernement, les ministres arrivaient l'un après l'autre, mandés sous prétexte d'assurer l'exécution du décret ; Fouché d'abord et Cambacérès, la police et la justice ; puis Quinette, le ministre de l'intérieur, et Reinhard, celui des relations extérieures. Robert Lindet, ministre des finances, résista au premier appel, mais se rendit au second[60]. Dubois-Crancé s'était enfermé dans son cabinet au ministère de la guerre et ne bougea de toute la journée, mis en inactivité de fait par le décret qui investissait législativement Bonaparte de l'autorité sur les troupes.

Fouché se multipliait en protestations de dévouement et ne croyait pouvoir donner trop de gages ; son ardeur à servir paraissait parfois intempestive. L'ordre de fermer les barrières avait déplu à Bonaparte ; cette mise de Paris sous séquestre avait quelque chose de révolutionnaire et de violent qui répugnait à sa façon de comprendre la journée, qui rappelait trop d'autres temps, qui contrariait son désir de déranger le moins possible les habitudes des citoyens et de leur rendre la secousse à peine perceptible. Il s'en exprimait avec grandeur[61] : Eh ! bon Dieu, pourquoi toutes ces précautions ? Nous marchons avec la nation et par sa seule force. Qu'aucun citoyen ne soit inquiété, et que le triomphe de l'opinion n'ait rien de commun avec ces journées faites par une minorité factieuse. Il fallut que Fouché expédiât partout contre-ordre, rétablit la circulation et réprimât ses excès de zèle.

Cambacérès témoignait d'un empressement plus grave ; c'était lui qui avait itérativement écrit à Lindet de venir, mais il entendait, en ce qui le concernait lui-même, respecter religieusement les formes.

Ses premiers mots à Bonaparte furent ceux-ci : Permettez-moi de vous demander si la constitution est encore la loi de l'État ?Pourquoi me faites-vous cette question ?[62] Cambacérès s'expliqua. C'était à lui, ministre de la justice, qu'il incombait de donner force pleinement exécutoire au décret des Anciens en l'insérant au Bulletin des lois, en le publiant selon le mode accoutumé et en l'expédiant à toutes les administrations. Or, d'après la constitution, aucune loi ne pouvait être publiée qu'en vertu d'une ordonnance de promulgation rendue par le Directoire et signée de son président, lequel avait eu outre à y faire apposer le sceau de la République, dont il était détenteur. L'absence de Gohier, qui restait au Luxembourg, s'opposait à cette sanction purement administrative ; on avait bien le sceau, le secrétaire Lagarde l'ayant escamoté et emporté avec soi en quittant le Luxembourg, mais Cambacérès ne se reconnaissait pas qualité pour imprimer de son propre mouvement l'estampille officielle. Il trouvait très bon que l'on jetât bas le gouvernement et que l'on bouleversât les institutions ; toutefois, tant que la constitution subsisterait, il se conformerait aux prescriptions en vigueur et ne passerait jamais, quant à lui, sur une irrégularité de procédure.

Bonaparte s'irritait de cette chicane qui accrochait toute l'entreprise et pourrait motiver des désobéissances légales. Les légistes, disait-il, entravent toujours la marche des affaires. Plus tard, il reprocherait en plaisantant à Cambacérès d'avoir failli faire manquer le 18 brumaire. Heureusement, si Cambacérès était grand formaliste, il était aussi casuiste. Tout à l'heure, dit-il à Bonaparte, je vous ai parlé en ministre ; maintenant, je vais m'énoncer comme quelqu'un qui désire vous aider. Et il suggéra un moyen de tourner la difficulté qu'il avait lui-même soulevée. Puisque Gohier persistait à ne pas venir, ne pouvait-on le considérer comme retenu par raison de force majeure et n'étant plus en activité. Dans ce cas et en vertu des précédents, c'était à Sieyès, qui avait présidé le Directoire pendant le trimestre antérieur, qu'il appartenait de remplacer le président actuel empêché et d'agir à son défaut. Que Sieyès signe et scelle, disait Cambacérès ; je me charge du reste. Point ne fut besoin d'ailleurs de recourir à cet expédient. Sieyès venait de s'exécuter quand Gohier et Moulin parurent ; voyant tout le monde aller aux Tuileries, ils avaient fini par faire comme les autres ; ils se laissaient attirer à leur tour par l'absorbant foyer.

Gohier ne refusa pas de s'entendre avec Cambacérès pour établir et signer un nouvel acte de promulgation, parfaitement régulier[63]. Il y était astreint d'ailleurs a peine d'attentat, les Anciens n'ayant fait qu'user de leur initiative souveraine. A la vérité, il eût pu et même dû discuter sur l'article qui créait un commandant supérieur des troupes, la constitution n'ayant pas prévu ce cas. Il passa outre ; la raison de cette condescendance doit se trouver dans la persuasion où il était toujours qu'on en voulait uniquement à Barras et que le Directoire, allégé de ce poids compromettant, pourrait se remettre à flot.

Il était temps d'en finir avec ses illusions. On n'avait plus besoin de lui ; on s'occupa aussitôt de l'évincer, en y mettant d'abord quelques formes. Bonaparte, Sieyès, Ducos, les inspecteurs, Boulay, Chazal, étaient là, tâchant de l'incliner à la résignation, à l'abnégation, et de lui faire entendre qu'il ne fallait plus parler de Directoire et de constitution qu'au passé. Il ne fut pas aisé de le détromper. Reconnaissant deux de ses collègues, il les invitait à se mettre avec lui en délibération ; depuis le matin, il aspirait à délibérer. En vain Sieyès et Ducos se déclaraient démissionnaires, en vain ils énonçaient la nécessité d'une transformation radicale, Gohier persistait à espérer que le changement se réduirait à peu de chose, que la plupart des Directeurs et le président seraient maintenus en exercice, que la journée aboutirait à une réunion cordiale et finirait sur une embrassade. Est-ce qu'on ne devait pas dîner chez lui le soir ? Bonaparte s'y était formellement engagé. Bonaparte s'emportant aurait fini par lui dire : Je ne dîne pas aujourd'hui[64].

Boulay et Chazal se mirent à parler clair : ce qu'on voulait du citoyen président, c'était sa démission ; comprenait-il enfin ! Là-dessus, le bonhomme se fâcha, éclata en reproches ; on vit le moment où il allait lancer des ruades[65], mais sa grosse colère, se sentant impuissante, ne tarda pas à s'affaisser. Il continua néanmoins d'alléguer ses principes, ses devoirs, la constitution, et se maintint sur une défensive honorable[66].

Moulin, la mine très allongée, ne se montrait pas moins récalcitrant, bien qu'il fût revenu de toute velléité d'action. Ce général très médiocre, jeté au pouvoir à cause même de sa rassurante obscurité, avait montré le matin, par un reste d'habitudes militaires, quelque esprit de décision. Au fond, il ne s'était jamais illusionné sur la stabilité du gouvernement dont il faisait partie ; depuis qu'il y était entré, il semblait en porter le deuil. Ce qui le rendait un peu inquiétant, c'était la parenté qu'on lui attribuait avec Santerre, l'ex-roi des faubourgs, le moteur des anciennes insurrections ouvrières. Un moment, le bruit se répandit aux Tuileries que Santerre parcourait les faubourgs et tâchait d'ameuter le peuple ; Bonaparte fonça sur Moulin et, le regardant fixement : Si Santerre se montre, dit-il, je donnerai l'ordre de ne s'attacher qu'à lui et de le tuer. Moulin prit soin de le rassurer : Santerre ne réunirait pas autour de lui quatre hommes[67]. Il était impossible d'imaginer un Jacobin plus désabusé.

Gohier et lui n'en refusaient pas moins de démissionner. Ils furent pressés assez vivement. Boulay, qui aspirait à jouer auprès de Gohier le rôle dont Talleyrand s'était acquitté vis-à-vis de Barras avec une preste désinvolture, serrait de près le président : Vous ne voulez pas, citoyen Gohier, qu'on mette à cette demande plus que de l'invitation[68]. Mais Bonaparte ne consentait pas encore à la violence. Gohier et Moulin avant fini par sentir que leur place n'était plus aux Tuileries, puisqu'ils entendaient demeurer fidèles à la légalité, on les laissa repartir. Où iraient-ils ? Sans songer un instant à se présenter au peuple et à montrer aux éléments d'opposition un point de ralliement, ils remontèrent en voiture et retournèrent au Luxembourg, se confinant dans une résistance inerte.

Comme il convenait cependant de les mettre à l'abri de suggestions hostiles et de prévenir en eux un réveil d'énergie, il parut prudent de les isoler et de les séquestrer clans le lieu de leur résidence ; c'était ce qu'on appelait alors mettre en surveillance. Bonaparte résolut d'envoyer quelques troupes de ligne qui occuperaient militairement le Luxembourg, s'installeraient dans les postes abandonnés par la garde et consigneraient les deux Directeurs. Trois cents hommes de la 0G' demi-brigade furent commandés pour ce service, et Moreau fut mis à leur tête, recevant cette marque de particulière confiance ; c'était en même temps répondre à ses goûts que de lui attribuer un rôle purement passif et un poste de haut factionnaire.

Les trois cents hommes allaient partir des Tuileries, quand un fait très singulier se produisit, d'après le récit de Bonaparte. Dans les rangs, des murmures et un commencement de mutinerie[69] éclatèrent, non que les soldats éprouvassent le moindre scrupule à garder sous clef les gouvernants d'hier, mais ils répugnaient, en ce jour qui devait à jamais consolider la République, à servir sous Moreau, dont la tiédeur et le modérantisme ne leur paraissaient pas mériter la confiance des vrais patriotes. Pour les déterminer, il fallut que Bonaparte les haranguât, garantit le républicanisme de Moreau et répondit de lui devant la troupe.

Le détachement partit alors. Arrivé au Luxembourg, Moreau se présenta chez Moulin et, sans dissimuler l'objet de sa présence, essaya d'entrer en conversation ; pour toute réponse, l'autre lui montra la porte et lui fit signe de passer dans l'antichambre, où était désormais sa place, puisque le glorieux général se réduisait au rôle de geôlier[70]. Les soldats envahissaient assez brutalement le palais, montaient dans les appartements, clôturaient les issues, verrouillaient les portes. Gohier et Moulin rédigèrent alors à l'adresse des Conseils un message de protestation, qui fut naturellement intercepté. Ils furent resserrés plus étroitement : défense de communiquer entre eux, d'échanger une parole ; une sentinelle attachée à Gohier ne le quitta plus d'une semelle ; le soir, elle voulut rester au pied de mon lit et tenir jusqu'à mon sommeil en surveillance, a écrit le pauvre homme indigné. En bas, un des battants de la grande porte s'ouvrant sur le dehors avait été tiré, achevant de donner au palais directorial, transformé en maison d'arrêt, un air de réclusion.

Les soldats exécutaient avec la dernière rigueur leur consigne de ne laisser sortir ou entrer personne ; ils ne faisaient même pas d'exception pour les personnes désirant parler à leur général. Des députés, des officiers se présentent : On n'entre pas. — Mais nous sommes des députés !On n'entre pas. — Laissez-nous du moins nous inscrire chez le concierge. On n'entre pas. — Puis-je parler au général Moreau ?On n'entre pas[71]. — Et Moreau restait sur place, un peu honteux du rôle qu'on lui faisait jouer, gardant ses prisonniers et lui-même prisonnier de ses hommes.

Bonaparte répartit les autres troupes, concentrées jusque-là aux Tuileries, sur les points stratégiques qui dominaient Paris ou du moins assuraient les principales positions à garder : le château et ses approches, les Champs-Élysées et les voies conduisant à Saint-Cloud. La dislocation des troupes s'opéra en une heure. A la tête des divers groupes militaires, Bonaparte plaça, au-dessus des commandants de service, des hommes à lui, des généraux pour la plupart d'un nom qui parlait à l'imagination publique[72]. Lefebvre restant près de lui comme son premier lieutenant et Andréossy faisant fonctions de chef d'état-major, avec Caffarelli et Doucet pour adjoints, Lannes eut le gouvernement des Tuileries, Berruyer celui des Invalides. Murat avec sa cavalerie reçut la garde du Palais-Bourbon et Marmont fut mis à la tête de l'artillerie, Morand étant maintenu commandant de place. Macdonald fut envoyé à Versailles, où il y avait des Jacobins à surveiller. Sérurier dut se poster avec un gros détachement d'infanterie au Point-du-Jour, d'où il s'avancerait le lendemain sur Saint-Cloud et y prendrait le commandement en second ; d'autres troupes se réuniraient aux siennes pour serrer les Conseils dans un étau de fer, tandis que Paris demeurerait confié à la garde d'une élite de chefs illustres, rappelant à eux seuls plus de gloire qu'il n'en faudrait pour animer plusieurs armées et faire trembler l'Europe[73].

Un ordre du jour affiché dans Paris instruisit les habitants de ces dispositions[74]. Cette pièce sortit des presses de l'imprimerie nationale, car tous les services publics, s'étant rangés sous le pouvoir nouveau, fonctionnaient régulièrement. L'adresse des Anciens, une double proclamation de Bonaparte au peuple et à l'armée, une proclamation du ministre de la police et une autre de l'administration centrale s'étalèrent sur les murs comme pièces officielles[75]. Le service des postes expédiait des courriers extraordinaires, chargés de porter en province les actes dûment légalisés, et continuait en même temps de pourvoir aux besoins du public ; les malles-postes partirent à sept heures, à peine retardées. Au-dessus du Louvre et sur divers points élevés, le télégraphe aérien s'était mis en branle, agitait continuellement ses grands bras, signalant la nouvelle aux quatre coins de l'horizon. Dans tous les arrondissements, les municipalités avaient été suspendues, les commissaires du gouvernement, agents sûrs, avaient saisi l'autorité et accaparé les fonctions municipales[76]. Ils communiquaient d'heure en heure avec Réal, commissaire central. Les adjudants avaient fait battre la générale, convoqué les gardes nationaux, renforcé les postes, déployé un certain appareil de militarisme bourgeois ; mais ces précautions demeuraient purement préventives, car nulle part ne se levait l'ombre même d'une résistance matérielle.

Comme il n'y avait plus rien à voir autour des Tuileries gardées et closes, fortement protégées, les curieux s'étaient retirés. Les abords du château et du jardin se dégageaient ; la foule refluait et se dissipait dans l'intérieur de la ville. Paris semblait reprendre sa physionomie habituelle ; beaucoup de citoyens retournaient à leur travail, à leurs affaires. La Bourse, qui se tenait alors le matin, avait été favorablement impressionnée. On eut le spectacle insolite d'une hausse des fonds publics en pleine crise, avant que le résultat fût acquis ; le tiers consolidé monta de 11 fr. 37 à 12 fr. 88. Les hommes d'argent continuaient leur assistance. Deux millions ont été apportés avant trois heures au Trésor public et deux autres promis pour demain[77]. Ces chiffres donnés par les journaux étaient certainement exagérés, mais le ministre Gaudin, qui devait prendre le surlendemain le portefeuille des finances, confirme dans ses Mémoires le fait de l'avance[78]. D'ailleurs, avant de se séparer, le Conseil des Anciens avait inscrit à son ordre du jour pour le lendemain le vote sur l'affaire des délégations, capitale pour les fournisseurs, comme s'il eût voulu mener dé front la réforme de l'État et la satisfaction de la finance[79].

La masse des habitants semblait moins surexcitée que pacifiée et soumise[80]. — Nous n'avons pas encore eu, diraient le lendemain les journaux, de révolution plus calme. Dans les faubourgs, rien ne bougeait ; la prétendue apparition de Santerre n'avait été qu'une fausse alerte. Les émeutiers professionnels s'étaient subitement terrés. Autour des barrières rouvertes, les postes militaires doublés surveillaient les entrées et les sorties, et c'étaient parfois de leur part des défiances, avec des sarcasmes et des quolibets contre les membres du gouvernement déchu. Une femme sortait-elle en voiture, ce ne pouvait être que la maitresse de Barras, qui déguerpissait au plus vite[81]. On ne la laissait passer qu'après avoir vérifié sa qualité réelle.

Par l'une des barrières, Mme de Staël entra en poste[82], arrivant de Coppet et s'étonnant de tomber dans Paris un jour de révolution. Dans toutes les conversations qu'elle entendait, entre postillons et passants, le même mot revenait sans cesse, le nom dominateur et fatidique : Bonaparte. L'obsession collective la gagnait ; son enthousiasme augmentait pour l'homme dont les exploits avaient conquis son imagination, pour celui qui avait fait venir ses ouvrages en Égypte et qui avait porté sa réputation sur les bords du Nil, pour celui qu'elle appelait son héros[83], et qui sans doute, rendant hommage à toutes les supériorités, donnerait place au génie littéraire dans le gouvernement de demain.

 

V

Bonaparte se tenait toujours aux Tuileries, quartier général militaire et civil, qu'il ne quitterait que très tard pour rentrer chez lui et coucher rue Chantereine. Aux Tuileries, le défilé des adhésions continuait ; des hommes de toute sorte affluaient, députés, membres de l'Institut, administrateurs, des ralliés et des demi-ralliés, ceux qui ne craignaient plus de s'engager à fond, ceux qui apportaient un acompte de dévouement, en attendant, pour se livrer davantage, l'issue de la seconde journée. Des personnages réputés hostiles ou au moins très douteux se montraient ; Jourdan s'était présenté aux Tuileries pendant la revue et avait reçu avis de se tenir tranquille. Augereau, oubliant l'ordurière violence des paroles qu'il lançait naguère contre Bonaparte, voulut à toute force voir son ancien chef à l'armée d'Italie et lui sauta au cou, l'embrassant à pleines joues ; avec de grosses minauderies, d'un air qui voulait être affectueux et gentil, il lui reprochait de ne l'avoir pas mis dans la confidence : Eh ! quoi, général, est-ce que vous ne comptez pas toujours sur votre petit Augereau ?[84] Il caressait lourdement le pouvoir naissant, sans se détacher encore du parti jacobin.

Devant de tels abaissements, les principaux auteurs du mouvement se rassérénaient de plus en plus et montraient un visage épanoui ; une détente succédait dans les esprits aux émotions premières. Des optimistes se remémoraient les incidents burlesques de la journée, faisaient des mots, s'amusaient aux dépens du naïf Gohier et de son dîner[85]. Ils ne s'imaginaient guère que le succès pût s'arrêter à mi-chemin, qu'une affaire si admirablement lancée dût butter contre un misérable obstacle ; ils semblaient ignorer que le sort de ces violentes entreprises, si conformes qu'elles paraissent au sentiment public et à l'élan des esprits, ne tient jamais qu'à un fil.

Il fallait pourtant combiner la deuxième journée et préciser le plan des opérations, laissé jusqu'alors dans le vague. Pour quiconque savait prévoir et réfléchir, il demeurait évident que l'on traverserait à Saint-Cloud la passe véritablement dangereuse et que l'on toucherait alors à l'aigu de la crise.

Aujourd'hui, tout s'était fait sous le couvert du moyen constitutionnel, sous un voile de légalité qui avait permis les illusions inconscientes ou volontaires, et les conjurés, se posant simplement en exécuteurs du décret rendu par la partie autorisée du Corps législatif, n'avaient pas eu à solliciter de trop compromettantes audaces. Demain serait la journée proprement inconstitutionnelle ; il faudrait trancher dans le vif, démasquer le but, montrer qu'il ne s'agissait pas seulement de refaire un 30 prairial et d'expulser quelques Directeurs, mais d'attenter au pacte fondamental et de le briser, ce que beaucoup de personnes n'apercevaient pas encore. On verrait se dresser devant soi une grande partie et peut-être la majorité des Cinq-Cents, dont la voix avait été d'abord étouffée, ainsi que la minorité des Anciens, exclue du premier débat ; on aurait sans doute à lutter contre la hardiesse et la furie jacobines, à surmonter chez les autres partis des scrupules, à forcer des volontés hésitantes, et peut-être, dans le conflit déclaré qui s'établirait avec la loi, à imposer une épreuve périlleuse au dévouement des troupes ; c'était autant d'hypothèses à prévoir et auxquelles il importait de parer.

Pendant la journée, dans le salon des inspecteurs, Bonaparte et ses principaux alliés avaient tenu à ce sujet des conversations, des conférences passablement décousues, interrompues par les allées et venues, par les ordres à expédier, par l'affairement général. Le soir venu, un dernier conseil eut lieu et l'on tâcha d'aboutir. Bonaparte, Sieyès, Ducos, étaient naturellement présents ; ils avaient convoqué leurs amis les plus influents dans l'une et l'autre assemblée ; c'étaient Lemercier, Regnier, Cornudet, Fargues, Lucien, Boulay, Émile Gaudin, Chazal, Cabanis et quelques autres[86].

Ce grand comité, composé de purs politiciens ou de penseurs dépaysés dans l'action, présenta en raccourci l'image de l'impuissance parlementaire. Tout le monde s'entendait fermement sur un point, suppression du Directoire, et plus vaguement sur un autre, création d'un Consulat provisoire qui serait chargé, d'accord avec quelques législateurs choisis et triés, de procéder à la refonte des institutions. Mais il convenait que le Consulat parût tenir ses pouvoirs de la représentation nationale, qu'il sortit d'un vote, les deux Conseils devant ensuite s'effacer et s'ajourner, et c'était en tous ces points que gisaient les difficultés. Sous quelle forme présenter la chose ? Comment se servir à la fois et se débarrasser des assemblées ; comment introduire au débat la révision constitutionnelle et la faire voter en principe ; qui se chargerait de présenter la motion, qui viendrait à la rescousse, quel rôle attribuer aux Anciens et quel rôle laisser aux Cinq-Cents ; quelle procédure assez subtile permettrait d'amener deux assemblées, après qu'elles auraient engendré un pouvoir nouveau, à s'immoler elles-mêmes et à rentrer dans le néant ? La présence des troupes faciliterait certainement le résultat, mais une simple démonstration militaire et l'autorité morale des baïonnettes suffiraient-elles à l'assurer, sans qu'il fût besoin de recourir à l'emploi de la force armée, à une intervention brutale, ressource risquée et en tout cas fâcheuse ?

Bonaparte assistait au débat plutôt qu'il n'y participait ; plus politique et plus rusé que tous ses complices, il sentait pourtant que sa tâche n'était pas d'aviser aux moyens de manœuvrer des assemblées légiférantes et de machiner pour le lendemain des séances décisives. C'était affaire aux praticiens du métier politique, aux vieux routiers parlementaires, à ceux auxquels il avait prêté sa popularité et son épée, à inventer le tour de main qui opérerait la mutation du régime directorial en Consulat provisoire. Il s'irritait de constater chez ces hommes l'impossibilité de conclure.

En effet, Sieyès, absorbé dans ses réflexions, ne proposait que des idées abstraites ; Ducos faisait le personnage muet ; parmi les députés, les avis se croisaient ; les ambitions, les convoitises individuelles se jetaient à la traverse, chacun voulant se tailler un rôle dans la journée du lendemain, afin de s'assurer une part plus éminente dans le gouvernement à venir. Lucien se disait sûr de dominer les Cinq-Cents et d'enlever le vote, pourvu qu'on le laissât agir à sa guise. Il tenait plus que personne à une solution parlementaire, afin que le Bonaparte militaire ne primât pas trop le Bonaparte civil. A ce moment encore, Lucien croyait travailler pour lui-même en s'occupant des intérêts de son frère. Chazal était le seul qui formulât un plan bien net, mais il n'arrivait pas à le faire adopter comme programme définitif de la journée. Cambacérès, présent à une partie des délibérations, s'étonnait de trouver chez les meneurs si peu de concert et des volontés aussi mal établies. La discussion se prolongea fort avant dans la nuit, sans qu'aucun accord d'ensemble sortit de ce verbiage ; finalement, le sort de la deuxième journée fut abandonné au hasard des inspirations individuelles, à l'indication des circonstances, à la fatalité propice, à l'impulsion donnée, au torrent de la volonté populaire, qui paraissait devoir tout emporter.

Ce fut une grave imprudence, car un fait n'arrive pas nécessairement en politique par cela seul qu'il apparaît inévitable. Tandis que Bonaparte s'en reposait à tort sur les parlementaires du soin d'achever le succès par des expédients de séance et de tribune, les parlementaires commettaient une égale erreur en se fiant uniquement au prestige du chef militaire, à son ascendant sur les troupes, à sa puissance de fascination, pour contenir et mater les dissidences ; peu s'en fallut que cette double méprise ne devint funeste à l'un et aux autres.

Sieyès, sortant un moment des abstractions, avait proposé pourtant un moyen de simplifier et d'abréger la seconde journée ; il se fût agi de faire arrêter immédiatement les principaux meneurs jacobins, quarante députés environ, et de décapiter ainsi l'opposition[87]. C'était l'éternel système qui consistait à épurer les assemblées pour les mieux asservir. Bonaparte le repoussa formellement.

Il serait puéril d'attribuer ce refus à des scrupules constitutionnels ou au désir de respecter la liberté des individus. La véritable cause de la divergence d'opinion était qu'en matière révolutionnaire, Sieyès restant dans la tradition, Bonaparte voulait faire du nouveau et jugeait sa gloire, son ambition, l'originalité grandiose et la stabilité de son futur gouvernement intéressées à ce que sa journée se distinguât de toutes les précédentes et rompit avec les errements proscripteurs. Sieyès n'admettait pas qu'une révolution pût s'opérer jusqu'au bout sans l'emploi des moyens révolutionnaires. Bonaparte se croyait assez sûr de son fait, assez puissant, assez irrésistible pour se passer de moyens odieux, pour ajouter à sa force le luxe de la magnanimité et la parer de ce décor. Tout sévice trop prononcé lui paraissait devoir dénaturer son coup d'État et dérangeait la conception qu'il s'était faite de son avènement ; son idée maîtresse était toujours de surgir au pouvoir non seulement sans effusion de sang, mais sans lutte, sans violence, par démission universelle des autorités et des partis, par effacement spontané ou habilement déterminé de toutes les factions, s'inclinant devant l'unanimité des masses. C'est pourquoi il s'efforçait de garder le contact jusqu'au bout avec ces factions et de ne rompre entièrement avec aucune ; il se préoccupait des Jacobins, mais conservait l'espoir, sinon de les gagner, au moins de les neutraliser, et continuait sous main de négocier avec eux.

Les Jacobins des Cinq-Cents, plus de deux cents députés, passèrent la journée et une partie de la nuit à se chercher les uns les autres, à se rallier, à délibérer fiévreusement. Ils s'étaient réunis chez certains d'entre eux ou dans des restaurants, s'échauffaient dans des dîners, prononçaient des serments et des imprécations, s'érigeaient en Brutus dont le bras se lèverait contre toute tyrannie. Il y avait néanmoins parmi eux des nuances d'opinion et des coteries diverses. Le groupe des Jacobins militaires, Jourdan, Augereau et leurs suivants, ceux qui s'étaient jetés clans le parti par mécontentement et ambition déçue, avaient conclu avec Bonaparte une sorte d'armistice qu'ils se réservaient de rompre ou de transformer en paix définitive, suivant la tournure que prendraient les choses. Ils participaient néanmoins aux réunions communes où ils se rencontraient avec des gens plus avancés, plus exaltés qu'eux, et pourtant jusque dans ces assemblées quelques conseils de prudence se glissaient.

Un forban politique qui rôdait à travers les partis, le Corse Salicetti, ancien commissaire des guerres à l'armée d'Italie, espion double ou triple, homme insinuant d'ailleurs et de douces manières, avait entrée dans les conciliabules dissidents comme député aux Cinq-Cents ; il parait avoir été auprès des députés jacobins le porte-paroles de son grand compatriote.

Bonaparte leur fit dire en propres termes : Ne craignez rien, soyez tranquilles, et la République sera sauvée. Après-demain vous serez contents, nous dinerons ensemble, et nous aurons une explication franche et détaillée[88]. Son but était d'obtenir par douceur ce que Sieyès voulait emporter par violence, c'est-à-dire d'empêcher les chefs jacobins de paraitre le lendemain à Saint-Cloud, en leur persuadant qu'ils pourraient y courir deb risques personnels, et que par contre la République, les droits du peuple, les principes sacrés ne recevraient aucune atteinte. Il alla jusqu'à leur donner indirectement avis que Sieyès avait proposé contre eux des mesures extrêmes et que lui-même avait rejeté bien loin ce moven ; il se posait ainsi en défenseur de la représentation nationale et se faisait valoir aux dépens de son associé.

Cette confidence quelque peu traîtresse réussit en partie. Jourdan, Augereau et leurs plus intimes amis convinrent décidément entre eux de ne point se rendre le lendemain matin à Saint-Cloud, de rester tout d'abord chez eux spectateurs passifs des événements[89], quitte à paraître inopinément si les choses se gâtaient pour Bonaparte, et à pécher le pouvoir en eau trouble. Par contre, les Jacobins civils, des hommes tels que Briot, Talot, Destrem, Aréna, Grandmaison, Delbrel, Bigonnet, Digneffe, Blin, Soulhié, se montraient intraitables. Ils brûlaient d'ouvrir les hostilités, mais sur qui s'appuyer, le peuple faisant défaut ? Comme il demeurait évident que l'armée allait encore une fois arbitrer les destins de la République, ces violents tribuns sentaient le besoin d'opposer à Bonaparte une autre épée, un général qui eût ascendant et prise sur la troupe ; ils pensèrent naturellement à Bernadotte, l'homme au prestigieux physique, au parler sonore, à la voix d'ancien sergent instructeur, qui avait été leur ministre de la guerre.

Bernadotte avait déjeuné le matin chez Joseph Bonaparte, paru dans l'après-midi aux Tuileries, songé ensuite à lier partie avec Moreau et à exploiter ses scrupules ; il passa la soirée avec les Jacobins et ne les quitta qu'après avoir donné rendez-vous chez lui aux chefs pour le lendemain, à cinq heures du matin. Mécontent et dépité, il s'agitait dans les dessous, tournait autour des événements, cherchant par où il pourrait s'y introduire et se donner prise. Dans la révolution qui allait changer la face de la France, il ne voyait qu'une mésaventure pour son ambition et un tort fait à lui personnellement ; comment n'en eût-il pas voulu à Bonaparte de jouer le rôle que lui Bernadotte avait convoité et manqué ? Ce rôle, il paraissait difficile de le ravir d'emblée à celui qui l'avait si magistralement assumé ; mais Bernadotte ne désespérait pas de le partager avec cet homme, de s'imposer comme associé à Bonaparte, après avoir refusé de le suivre comme lieutenant et d'entrer dans son escorte[90].

Le plan qu'il proposa aux Jacobins l'explique tout entier. Selon lui, la conduite à tenir serait la suivante : les Cinq-Cents, réunis à Saint-Cloud, ne devraient pas s'attarder à discuter la légalité des mesures prises ; ils feraient mieux, dès le premier instant et par décret parallèle à celui des Anciens, d'instituer le général Bernadotte collègue de Bonaparte dans le commandement des troupes, afin que tous deux eussent à pourvoir en commun à la sûreté du peuple français, à celle des Conseils et de l'État. Bernadotte, qui se tiendrait tout prêt, endosserait aussitôt son uniforme et monterait à cheval pour répondre à cet appel ; il accourrait de Paris, rangerait sous ses ordres les troupes échelonnées sur la route et paraîtrait à Saint-Cloud dans un appareil qui obligerait Bonaparte de consentir effectivement au partage ; cette façon de créer un duumvirat militaire, d'accoler au général des Anciens le général des Cinq-Cents, assurerait au parti avancé toutes les garanties désirables. Ainsi, Bernadotte nourrissait l'extraordinaire espoir de se faire hisser par décret parlementaire à hauteur de Bonaparte, de se placer à côté de lui sur un pied d'égalité, avec l'arrière-pensée de l'éliminer, si les circonstances s'y prêtaient, et de rester seul maître de l'affaire, qu'il dirigerait au gré de ses amitiés politiques et surtout de ses ambitions.

Les Jacobins l'écoutèrent, prirent acte de ses offres, et quelques-uns se souviendraient de lui dans le fort de la crise.

Il ne parait pas toutefois que la plupart de ces députés aient adopté fermement son idée, et qu'eux-mêmes soient allés à la bataille avec un plan tout formé. Ils n'en étaient pas moins résolus à lutter, et comme ceux-là étaient de rudes lutteurs, hardis et violents, très propres à s'emparer d'une assemblée en la brutalisant, bien autrement déterminés que les tristes reclus du Luxembourg, la faculté qui leur était laissée d'aller à Saint-Cloud créait un gros danger, que Bonaparte avait insuffisamment considéré.

Il commettait en même temps une autre faute. Présumant trop de son bonheur et n'admettant plus une infidélité de la fortune, il ne craignait pas, dans ses conversations avec des personnages venus à lui sans que leur opinion fût définitivement fixée, de divulguer son plan d'avenir et son principe de gouvernement : la pacification par l'autorité. Plus de factions ; je n'en veux, je n'en souffrirai aucune[91], disait-il souverainement, comme si déjà s'exprimait en lui la volonté nationale, impatiente de se libérer, aspirant à en finir avec les agitateurs de tout ordre, avide de silence, d'ordre et de paix. Ces factions qu'il ménageait encore secrètement, il annonçait très haut l'intention de les absorber et de les anéantir dans la masse nationale, de gouverner contre les partis avec la France ; il avait trouvé cette formule qu'il répétait à satiété : Je ne suis d'aucune coterie, je suis de la grande coterie du peuple français[92].

L'accent militaire qui renforçait ses paroles, ces mots parfois prononcés : Je veux, j'ordonne, froissaient les assistants et leur donnaient à penser. En ce maigre général aux prunelles ardentes, au ton d'imperator, il leur semblait qu'une tyrannie impatiente bouillonnait, et comme ils avaient voulu donner à la République un protecteur sans lui infliger un maitre, comme ils entendaient maintenir des garanties constitutionnelles et la pondération des pouvoirs, comme eux-mêmes étaient pour la plupart hommes de parti et de secte, quelques-uns qui s'étaient ralliés de confiance à l'entreprise débutante, se déprenaient déjà ; des scrupules naissaient, ressemblant à des remords. Autour de Bonaparte, chez beaucoup de ces Anciens[93] appelés à composer le lendemain sa phalange civile, dans cette troupe de formation récente et encore mal disciplinée, un flottement, quelques symptômes de recul se manifestaient, à l'heure même où s'élevait dans le lointain un grondement d'opposition. Par une singulière inconséquence, Bonaparte se refusait encore à d'effectives rigueurs et laissait percer son génie autoritaire ; il provoquait chez les hésitants des défiances, sans abattre le parti adverse sous un coup de terreur, et son tempérament faisait tort à sa politique.

Le danger n'échappait pas à certains des premiers moteurs ou des premiers confidents de l'entreprise, et leur cœur se troublait. Le soir, parmi les hauts conjurés rentrés chez eux, dans les ministères, dans les administrations, des doutes perçaient sur l'issue finale, et qui aurait pu sonder les âmes eût découvert des dévouements moins assurés et des trahisons expectantes. Cependant Bonaparte, rentré chez lui, disait à Bourrienne : Cela n'a pas été trop mal aujourd'hui ; nous verrons demain[94]. En se couchant, il plaça près de lui ses pistolets chargés. Les troupes se tenaient partout sur le qui-vive. Lannes gardait les Tuileries[95], la grande place d'armes ; des soldats entassés dans la salle des Anciens et les autres locaux parlementaires y couchaient tout bottés, tout armés. Paris demeurait calme. Dans les théâtres, le public restait sous les impressions réconfortantes de la matinée : Au Théâtre-Français, où depuis longtemps les airs civiques sont à peine écoutés, le Chant du départ a été extraordinairement applaudi[96]. Au dehors, le temps s'était gâté ; la pluie tombait à flots, empêchant les attroupements populaires, trempant Paris d'humidité et faisant les rues lugubres[97]. Cette journée d'abord dorée de soleil, pleine d'espoirs superbes et d'entraînants spectacles, finissait et semblait se fondre en une nuit de novembre, pluvieuse et morne.

 

 

 



[1] Notice sur le 18 Brumaire, par CORNET, l'un des inspecteurs, 9. Cf. tous les récits.

[2] Le fait fut établi dans la séance des Anciens à Saint-Cloud. Moniteur du 21.

[3] Journaux du 19 et notamment le Publiciste.

[4] Sébastiani, dans VATOUT, 236-240. Les Mémoires de Fouché, I, 119, confirment que le ministre de la guerre était prévenu et voulait s'opposer. Cf. TISSOT, Histoire de Napoléon, I, 208. Les archives de la Guerre témoignent que le 9e dragons était bien caserné à Soubise.

[5] Sur le moment et le caractère de la prise d'armes du 8e, voyez l'adresse envoyée à Bonaparte par ce corps après les événements. Journaux parisiens et notamment le Propagateur du 24.

[6] RŒDERER, III, 301.

[7] RŒDERER, III, 301.

[8] Moniteur du 20. Cf. tous les journaux.

[9] Voyez le Bulletin des lois.

[10] La tradition de la souricière se conserva longtemps dans le quartier. Elle est confirmée par ce fait que Sébastiani fut chargé d'établir à la porte une garde avec ordre de ne plus laisser sortir personne (VATOUT, 240), et par la menace de séquestration dont Bernadotte fut l'objet (BARRAS, IV, 71, TOUCHARD-LAFOSSE, 233-237, et SARRAZIN, 131-133). Sur la disposition des lieux, Voyez LENÔTRE, Vieilles Maisons, vieux papiers, 188-189 ; sur la longueur de l'allée, spécialement SARRAZIN, 126.

[11] Gohier cite le billet que lui écrivit sa femme, I, 234-235.

[12] Sur Lefebvre, récit de Sébastiani, dans VATOUT, 241-242. Cf. Commentaires, IV, 20-21.

[13] D'après quelques témoignages, Bernadotte aurait refusé d'entrer dans la maison à l'aspect du tumulte des officiers, mais son entrée et sa conversation avec Bonaparte sont rapportées par Barras (IV, 70-72) et par Touchard-Lafosse (233-237), c'est-à-dire en réalité par Rousselin de Saint-Albin, ami de Bernadotte ; d'autre part Sarrazin, qui reçut ses premières impressions, confirme le fait de l'entrevue. Mémoires, 131-133.

[14] Sébastiani, dans VATOUT, 240. Cf. Commentaires, IV, 21. Journaux des 21, 22 et 23 brumaire.

[15] Sur le temps qu'il fit le 18 au matin, CORNET, 18, et Mémoires de Fouché, I, 132.

[16] Le texte du décret tel qu'il fut voté ne fait pas mention de la garde du Directoire. L'ordre du jour adressé par Bonaparte aux troupes et affiché dans Paris (nous en avons un exemplaire sous les yeux) en fait mention. Cette addition s'accorde parfaitement avec la façon dont la garde fut soustraite aux Directeurs et même à ceux d'entre eux qui étaient d'accord avec Bonaparte.

[17] Commentaires, IV, 20. Une estampe de l'époque représente la scène. Il en existe un exemplaire au musée Carnavalet.

[18] Commentaires, 21.

[19] Mémoires du duc de Raguse, II, 93.

[20] La lettre d'Ouvrard a été publiée dans la Nouvelle Revue rétrospective, 2e série, 1900, premier semestre. Ouvrard rapporte dans ses Mémoires (I, 49) qu'il habitait rue de Provence et rue du Mont Blanc. Sur l'Almanach du Commerce pour l'an IX, il est porté comme habitant rue de Provence.

[21] Paris, 18 brumaire an VIII. Citoyen amiral, le passage du général Bonaparte se rendant au Conseil des Anciens, quelques mouvements de troupes, me font pressentir qu'il se prépare dl& changement dans les affaires politiques ; cette circonstance peut nécessiter des besoins de fonds. Je vous prie, mon cher amiral, d'être l'interprète de l'offre qua je fais d'en fournir de suite. J'ai pensé que celui qui est chargé du service le plus important dans la partie que vous commandez pouvait, sans indiscrétion, vous faire une pareille offre, et que vous n'y verriez qu'une preuve de son dévouement pour la chose publique, au succès de laquelle il cherchera toujours à coopérer. Salut et considération. — J. OUVRARD.

[22] Récit de Sébastiani, VITOUT, 242-244. Marmont confirme dans ses Mémoires que la place était occupée par le 9e, II, 94.

[23] Lettre d'un anonyme, datée du 18 à midi et ayant fait partie de la collection d'autographes de la maison Charavay.

[24] Les journaux dirent positivement : Le 18 brumaire a eu plus l'air d'une fête que d'une révolution.

[25] Mémorial de Norvins, II, 217.

[26] Mémorial de Norvins, II, 217. Musnier-Desclozeaux (Réal) rapporte que Bonaparte fut accueilli le 18 comme un libérateur, I, 346.

[27] Mémorial de Norvins, II, 217. Cf. RŒDEBER, III, 297 Lignes 24-27. — Mémoires de Barras, IV, 76.

[28] Lettres de Madame Reinhard, 107-108.

[29] Sur le projet de Sieyès de se rendre militairement et avec la garde aux Tuileries, les notes de Grouvelle disent : Il avait tout arrangé, mais en paraissant approuver ses mesures, on en prenait d'autres. Comptant aller avec ceux des Directeurs qui marchaient avec lui à la tête de la garde, il se trouva que le garde était déjà partie. Bonaparte a reconnu qu'il fit avertir la garde de ne recevoir d'ordres que de lui. (Commentaires, IV, 23.) On raconta cependant que Jubé le dégoûta par le cynisme de sa défection. BRINKMAN, 394.

[30] SAVARY, Mon examen de conscience sur le 18 brumaire, 22.

[31] Journaux du 19.

[32] GOHIER, Mémoires, I, 239.

[33] Voyez le texte identique du billet des inspecteurs dans BARRAS, IV, 77, et dans GOHIER, I, 237-238.

[34] GOHIER, 236-237, et Mémoires de Fouché, I, 128-129.

[35] Plusieurs journaux rapportent que Moulin voulut envoyer un bataillon cerner la maison de Bonaparte. D'autre part, Barras raconte (IV, 92) que Moulin lui parla d'un chef de bataillon prêt à se poster avec ses hommes sur le passage de Bonaparte, quand il reviendrait des Tuileries, et à l'attaquer. Il y a concordance entre ces témoignages. Barras prétend qu'il fit avertir généreusement Bonaparte du dessein conçu contre lui.

[36] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS.

[37] Sébastiani, dans VATOUT, 244.

[38] RŒDERER, III, 297.

[39] RŒDERER, III, 297.

[40] Compte rendu du Moniteur, 19 brumaire.

[41] Sur le salon de la Liberté, Voyez Lettres de Constant, 75.

[42] Nous donnons les paroles à Bottot d'après le Moniteur. Le fond en est identiquement rapporté dans tous les récits. Les circonstances de la scène furent diversement relatées dans les feuilles des jours suivants. Au bout de quelques jours, un écrit précisant mieux les faits fut envoyé aux journaux sous ce titre : La conduite de l'ex-Directeur Barras dévoilée. C'est ce récit que nous avons suivi. Il suffit de le lire pour se convaincre qu'il émane de Bottot lui-même ou au moins de l'entourage de Barras. On y remarquera qu'au lendemain des événements, Barras se vantait encore d'être au mieux avec Bonaparte et d'avoir approuvé l'entreprise. C'est un démenti qu'il infligeait par avance aux assertions de ses Mémoires.

[43] L'adresse avait été publiée dans l'Ennemi des oppresseurs, ex-Journal des Hommes libres, numéro du 14 brumaire.

[44] Rapports d'agents royalistes au prince de Condé, 6 juin 1800, archives de Chantilly. Sur la difficulté de parole de Bonaparte, cf. notamment RŒDEBER, III, 302.

[45] Les journaux racontèrent l'anecdote suivante : Dans une des dernières journées, Bonaparte montait difficilement sur un cheval fougueux. Un citoyen s'approche et l'aide. Je devrais pourtant monter aisément, dit le général en remerciant, car je ne suis pas lourd. — Pardonnez-moi, réplique le citoyen, vous faites contrepoids aux puissances ennemies.

[46] SÉGUR, Mémoires d'un aide de camp de Napoléon, édition de 1894, p. 2. Ségur s'engagea effectivement peu de temps après dans les hussards de Bonaparte.

[47] Nous avons sous les yeux une de ces affiches. Le texte suivant est tiré de RŒDERER, III, 298-299 ; il fut reproduit par tous les journaux.

[48] Le texte de l'affiche est inséré notamment dans les Mémoires historiques sur le 18 brumaire, 16-17.

[49] Le texte intégral du dialogue est donné notamment par RŒDERER, III, 299-302.

[50] Sur l'arrière-pensée de Gohier, nous avons deux témoignages : celui de Le Couteulx, dans LESCURE, II, 223, et celui de Mme Reinhard, 94. Ils s'accordent avec les confidences faites à Mme Gohier et que son mari relate naïvement dans ses Mémoires, I, 235-236. Ainsi s'explique que Gohier se soit rendu aux Tuileries dès qu'on lui eut transmis, avec le texte du décret, copie de la démission de Barras. (Mémoires de GOHIER, I, 255.) Il crut qu'une fois Barras évincé, on en resterait là.

[51] Sur le délaissement de Barras, Voyez ses propres aveux. Mémoires, IV, 76-82.

[52] On retrouve ensuite Debelle sur la liste des officiers qui se rallièrent activement au mouvement.

[53] BARRAS, IV, 81. Sur la visite de Mme Tallien, cf. les Mémoires de Fouché, I, 127.

[54] BARRAS, IV, 79.

[55] Nous reproduisons le texte donné par Rœderer, auteur de la lettre, III, 80.

[56] Voyez notamment G. DURUY, préface du t. IV des Mémoires de Barras, et Albert SOREL, la Révolution de Brumaire, Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1898.

[57] Mémoires de Barras, IV, 263, en note.

[58] Mémoires de Barras, IV, 80.

[59] Journaux du 19.

[60] Voyez la lettre de Cambacérès à Lindet, publiée par M. Montier, 373, avec le fac simile. Cf. les Lettres de madame Reinhard, 94. La lettre de Cambacérès ne cite pas Dubois-Crancé parmi les ministres présents. Cf. Frédéric MASSON, Napoléon et sa famille, I, 283.

[61] Commentaires, IV, 25. Sur l'ordre et le contre-ordre, tous les journaux s'accordent.

[62] Sur l'affaire de la publication et du sceau, nous avons suivi le récit inédit de Cambacérès et nous lui avons emprunté nos citations. Il existait un précédent en vertu duquel Sieyès pouvait faire fonctions de président. Le 30 prairial, après la démission de Merlin alors président, son prédécesseur Barras avait repris provisoirement la présidence. Procès-verbaux du Directoire, Archives nationales, AF, III, 15.

[63] Récit de Cambacérès. L'acte de promulgation signé de Gohier et scellé figure parfaitement au Bulletin des lois.

[64] CORNET, 17.

[65] Le Couteulx, lettre à sa femme en date du 19, LESCURE, II, 223.

[66] LESCURE, II, 223.

[67] CORNET, 17; FOUCHÉ, I, 133.

[68] LE COUTEULX, loco citato. La conversation telle qu'elle est rapportée par GOHIER, I, 256-260, a été certainement arrangée par lui pour se poser devant l'histoire.

[69] Le fait de la mutinerie des soldats contre Moreau n'est rapportée que dans les Commentaires, IV, 22, avec indication inexacte du numéro de la demi-brigade (la 86e pour la 96e).

[70] GOHIER, I, 269. Cf. le Propagateur du 20.

[71] GOHIER, I, 268-69. Cf. les Mémoires de Thiébault, III, 67.

[72] Ordre du jour affiché dans Paris.

[73] Le Publiciste du 19.

[74] Nous avons sous les yeux un exemplaire, avec la mention Imprimerie nationale.

[75] Détails donnés par les journaux.

[76] Une loi ultérieure dut valider les actes civils et notamment les mariages auxquels il fut procédé pendant les deux journées par les commissaires d'arrondissement. Registre des délibérations du Consulat provisoire, publié par M. AULARD, p. 42.

[77] Le Publiciste du 19.

[78] Mémoires du duc de Gaëte, I, 134.

[79] Journal des Débats et Décrets. Cf. le manuscrit de Delbrel publié dans la Révolution française, XXV, 170 et suivantes.

[80] FIÉVÉE, Correspondance et relations avec Bonaparte, CLXVIIJ.

[81] FIÉVÉE, Correspondance et relations avec Bonaparte, CLXVIIJ.

[82] Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, IVe partie, 230.

[83] Archives de Coppet.

[84] Commentaires, IV, 25. Cf. RŒDERER, III, 298 et tous les journaux.

[85] Cornet dit : Je puis affirmer que tout se passa avec une espèce d'hilarité. Notice, 18.

[86] Sur la discussion qui eut lieu le soir aux Tuileries, nous empruntons nos citations au récit inédit de Cambacérès. Cf. Cornet : On parla beaucoup dans cette réunion sans s'entendre et sans rien conclure. Notice, 12.

[87] Commentaires, IV, 25. Le fait est confirmé par les notes de Grouvelle. Cf. LUCIEN, dans Lescure, II, 129.

[88] Ces paroles typiques ont été avouées par Bonaparte dans une véritable interview que le commissaire des guerres Jullien obtint de lui peu de temps après et qu'il publia en une brochure intitulée : Entretien politique sur la situation actuelle de la France et sur les plans du nouveau gouvernement.

[89] Notice de JOURDAN. Cf. BARRAS, IV, 86, et SAVARY, 25.

[90] Le plan de Bernadotte est rapporté identiquement par Barras, IV, 87-88, et par Touchard-Lafosse, 244-248. Sarrazin s'exprime dans le même sens, 133-135.

[91] CORNET, 12, et CAMBACÉRÈS.

[92] CAMBACÉRÈS.

[93] A propos des Anciens, Cornet dit, p. 12 : A cet instant, les trois quarts de ceux qui avaient concouru à l'événement du matin auraient voulu pouvoir reculer. Cf. FAURIEL, les Derniers jours du Consulat, p. 6 (note marginale).

[94] Mémoires de Bourrienne, III, 81.

[95] Sur l'occupation des Tuileries, voyez les détails donnés dans les Mémoires historiques sur le 18 brumaire, 21.

[96] Rapport de police publié par M. AULARD, Etudes et leçons sur la Révolution française, 2e série, 224.

[97] Gazette de France du 19. Cf. dans le Bien Informé, numéro du 2 frimaire, le relevé des observations météorologiques faites du 18 brumaire au 1er frimaire.