L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA GENÈSE DU CONSULAT - BRUMAIRE - LA CONSTITUTION DE L'AN VIII

 

CHAPITRE IV. — LA CRISE DE NOVI ET LES LOIS JACOBINES.

 

 

I

Sieyès suivait anxieusement les premières opérations de Joubert au delà des Alpes. Il fixait des yeux ce sabre qui luisait à l'horizon et d'où pouvait venir le salut. Joubert était arrivé le 17 thermidor-4 août à l'armée d'Italie. Il la poussa tout de suite en avant, par impétuosité naturelle et par obéissance au plan convenu. D'ailleurs, nos soldats, manquant de tout entre les gorges âpres de l'Apennin, aspiraient à retrouver l'abondance dans les plaines de la Lombardie. Joubert savait Souvorof à proximité, mais s'imaginait que le siège de Mantoue retenait encore au loin une partie des troupes autrichiennes, auxiliaires des Russes. Or, Mantoue avait capitulé depuis cinq jours ; les Autrichiens, conduits par Mêlas, accouraient à marches forcées ; notre armée allait se heurter à une redoutable concentration de forces.

Le 25 thermidor, les Français prirent contact avec l'ennemi ; le 28 thermidor-15 août, à la pointe du jour, ils découvrirent devant eux toute l'armée russe, déployée aux abords de Novi. Joubert s'élança immédiatement sur la ligne des avant-postes. De part et d'autre, on commençait à tirailler ; des plantations et des cassines qui coupaient le terrain, un feu de mousqueterie partait, grêle encore et peu nourri. Comme Joubert entraînait une colonne faiblissante, on le vit tomber de cheval, perdant beaucoup de sang ; une balle lui avait traversé la poitrine. Il fut transporté en arrière sur un brancard qu'on recouvrit d'un voile, afin que la vue du chef expirant ne démoralisât point la troupe, et il mourut avant midi. Moreau prit le commandement, l'action se développa, devint grande et furieuse bataille. Pendant douze heures, les républicains tinrent inébranlables sous la fusillade et les boulets, gardèrent leur position, repoussèrent les assauts réitérés des Russes ; à la fin, les Autrichiens de Mélas, arrivés à midi, ayant tourné et accablé notre gauche, l'armée recula en désordre, perdant son artillerie, plusieurs généraux et beaucoup de prisonniers. Moreau la ramena derrière l'Apennin et ne put que couvrir Gênes, laissant à l'ennemi toute la péninsule, sauf l'étroite lisière dont se compose la Ligurie.

Le premier avis de cette catastrophe arriva au Directoire le 9 fructidor. Paris fut averti qu'une sanglante action de guerre avait eu lieu en Italie, que l'ennemi y avait éprouvé des pertes énormes, supérieures aux nôtres, mais que Joubert avait péri. Si indifférents que fussent devenus beaucoup de Français à la gloire du pays, le désastre pressenti et la mort de Joubert répandirent la consternation.

On eut d'autant plus l'impression d'un événement sinistre qu'une sorte de mystère paraissait s'y mêler ; les gens soi-disant informés s'exprimaient avec des réticences, des sous-entendus ; certains semblaient n'oser dire tout ce qu'ils savaient[1]. D'après un bruit qui circulait sourdement, Joubert, atteint au moment où l'affaire s'engageait à peine, n'eût point été frappé d'une balle ennemie, mais d'une balle traîtresse, tirée par des Jacobins qui se seraient glissés dans les rangs ou à la suite de l'armée ; fallait-il croire que l'abominable faction, celle qui cherchait dans tout malheur public la satisfaction de ses appétits féroces et de ses rancunes, celle qui venait de tenter en plein Champ de Mars l'assassinat de deux Directeurs, s'était lâchement attachée aux pas du jeune général pour tuer en lui l'espoir de la France honnête[2] ?

Les pouvoirs affichèrent un deuil mélodramatique, décernèrent à la mémoire de Joubert des honneurs extraordinaires ; sur l'invitation des Directeurs, les Conseils célébrèrent, chacun à l'intérieur de son enceinte, une fête funéraire : séance extraordinaire du 25 fructidor aux Cinq-Cents : Toute la tribune est drapée en noir ; en face est une statue de la Liberté, appuyée sur un faisceau de piques, symbole de la force et de l'union ; à côté, un vase funéraire, au pied d'un candélabre portant deux lampes funèbres ; derrière le piédestal de la statue, deux urnes funéraires en peinture. A une heure et demie, le Conseil entre, une branche de cyprès à la main. Une musique lugubre se fait entendre à la barre ; elle est entrecoupée par le son plus lugubre encore d'une cloche qui sonne les heures de la mort. Le président prononce le discours en l'honneur du héros dont on célèbre la mémoire[3].

Les projets de Sieyès s'effondraient. L'ex-abbé s'opiniâtra néanmoins et chercha un remplaçant à Joubert dans le rôle d'entrepreneur de coups d'État pour le compte des révolutionnaires domiciliés au pouvoir et aspirant à s'y caser définitivement. Moreau, appelé désormais à commander sur le Rhin, allait traverser Paris ; il y aurait lieu de sonder ses dispositions et de combattre ses répugnances. S'il se récusait, Macdonald, qui épouserait plus tard la veuve de Joubert, et Beurnonville paraissaient disponibles. A défaut d'un sabre de premier choix et fourbi à neuf, on s'accommoderait d'un sabre quelconque, mais encore fallait-il que cette arme ne fléchit point dans l'exécution. Les généraux à qui l'on pouvait parler étaient nombreux, agités, tumultueux. Cependant, dans cet encombrement de généraux, parmi tous ces empanachés qui tournaient autour du pouvoir à prendre avec des gestes ambitieux et d'énergiques jurons, où trouver l'homme de l'acte ? D'un magnifique tempérament militaire, ils se désorientaient tout de suite dans la politique, hésitaient, mollissaient, reculaient devant l'initiative à prendre. Sieyès par moments désespérait ; une lassitude, un découragement amer l'envahissaient. On avait beau chercher et trouver ce qu'il faudrait faire, où est la force pour l'exécuter ? Elle n'est nulle part, nous sommes perdus[4], disait-il.

Le danger extérieur surgissait pressant et portait en soi tous les autres. Si l'ennemi, franchissant le Rhin, franchissant les Alpes, mettait le pied en France, cent guerres civiles éclateraient à la fois ; entre anarchistes et royalistes, la classe gouvernante périrait broyée, à moins que Souvorof n'arrivât à temps pour réconcilier tous les révolutionnaires en les pendant côte à côte. Dans ce désarroi suprême, les esprits se retournaient d'instinct vers le grand absent, vers le héros tutélaire, et le cherchaient au fond de l'horizon. On invoquait l'épée qui était jadis apparue comme la sauvegarde de la Révolution et de la France ; c'était le recours à Bonaparte en tant que soldat. C'est Bonaparte qui nous manque[5], disait un journal. Parfois, le bruit de son retour circulait ; des vendeurs de journaux le criaient dans les rues, et une grande émotion saisissait tout le monde[6] ; une prompte déception suivait et l'irritation croissait contre le régime qui avait soi-disant déporté Bonaparte en Égypte, dans un conquérant exil. Où était-il maintenant ? Enfoncé dans les sables de Syrie, arrêté devant Saint-Jean-d'Acre, tenu en échec par un misérable pacha ; d'aucuns le disaient blessé, amputé. Depuis quatre mois, il n'avait pas réussi à faire passer en France un bulletin, une lettre, un avis, un mot ; on n'avait de lui, par les bulletins de l'étranger et les papiers anglais, que de rares et inquiétantes nouvelles.

Il n'est pas exact que les Directeurs de l'an VI, qui l'avaient vu sans déplaisir s'éloigner, l'eussent spontanément poussé et relégué en Égypte. L'expédition avait été surtout sa pensée personnelle, son fait. Il l'avait voulue pour réaliser à son profit le vœu suprême des Français, en obligeant à la paix l'Angleterre menacée dans son empire des Indes ; il l'avait voulue aussi parce qu'il allait d'instinct aux positions culminantes, parce qu'il avait subi la tentation de l'Orient, l'attirance des vastes horizons de lumière et des espaces illimités, où les conquérants opèrent en grand, se taillent à coups d'épée de monstrueux empires et prolongent à l'infini leurs libres chevauchées. Il l'avait voulue enfin pour ne point se jeter trop tôt dans la politique et laisser au Directoire le temps de se déconsidérer entièrement, afin de devenir lui-même le seul espoir, le refuge des Français. Il pourrait ainsi, selon les cas, refaire Alexandre en Orient ou César en Occident. Son entreprise d'Égypte est l'un des actes qui lui appartiennent le plus complètement et le révèlent sous son double aspect, profond calculateur et grand imaginatif.

Depuis que la guerre avait repris en Europe et mal tourné pour nous, les gouvernants désiraient à la fois et appréhendaient son retour. Après nos premiers revers, l'ancien Directoire avait essayé d'une vaste combinaison navale pour le retirer d'Égypte et le ramener en France ; ce projet comportait la jonction des flottes française et espagnole dans la Méditerranée ; la défaillance de l'Espagne l'avait rompu dès le début[7]. Le nouveau Directoire, tant qu'il avait cru au succès de Joubert, ne s'était pas décidé à faire du côté de l'Égypte le signal de détresse. Après Novi, l'urgence du péril ne permit plus de balancer : mieux valait encore Bonaparte que Souvorof.

D'après le témoignage de Cambacérès, Sieyès écouta les propositions de Joseph Bonaparte, qui s'offrait à tenter toutes voies pour faire passer en Égypte des avis privés et un rappel[8] ; c'est très vraisemblablement à la suite de cet incident ignoré que le Grec Constantin Bourbaki reçut de Joseph une mission pour l'Égypte, mission qu'il ne remplit pas d'ailleurs et que les événements rendirent sans objet[9].

Talleyrand, qui conservait toujours l'intérim des relations extérieures, proposa une grande démarche ; il s'agissait de négocier avec la Porte, par l'intermédiaire de la diplomatie espagnole, le retour du général et du corps expéditionnaire, au besoin sur vaisseaux anglais, moyennant la restitution de l'Égypte. Par ce procédé, on espérait, en tenant compte des délais indispensables, recouvrer Bonaparte pour le printemps de l'an prochain ; revenant par capitulation véritable, il devrait sans doute souscrire l'engagement de ne plus porter les armes contre nos ennemis dans la guerre présente, mais au moins serait-il là pour comprimer les factions, ressusciter l'énergie nationale et réorganiser la victoire[10].

Le principe de la négociation fut adopté le 17 fructidor-3 septembre. Sur ces entrefaites, Reinhard arriva enfin à Paris et reçut le portefeuille des mains de Talleyrand. Le nouveau ministre s'appropria les idées de son prédécesseur ; le 24 fructidor, il fit approuver et signer par les cinq Directeurs le plan de la négociation. Un courrier fut expédié à l'ambassadeur de la République en Espagne, afin que celui-ci informât la cour de Madrid des services attendus de son obligeance. Huit jours après, on alla plus loin ; le 2e jour complémentaire an VII — 18 septembre, sous l'inspiration et presque sous la dictée des Directeurs, Reinhard écrivit à Bonaparte une lettre qu'il tâcherait de glisser en Orient par des émissaires de bonne volonté, en triple expédition, et dans laquelle, au nom du gouvernement, il enjoignait au général de revenir avec son armée, en lui laissant toute latitude sur le choix des moyens. Le Directoire exécutif, général, vous attend, vous et les braves qui sont avec vous... Il vous autorise à prendre, pour hâter et assurer votre retour, toutes les mesures militaires et politiques que votre génie et les événements vous suggéreront[11]. C'était, on le voit, le plus pressant rappel. Le Directoire donnait carte blanche à Bonaparte pour traiter, capituler, se rembarquer, mais ne lui laissait point la faculté de séparer son sort de celui de son armée. Dans la même lettre, partie de Paris sans qu'elle dût même atteindre la Méditerranée, Reinhard dépeignait avec force les malheurs redoublés qui fondaient sur la France.

Paris n'avait obtenu d'abord sur la journée de Novi que des détails incomplets et atténués. Brusquement, le Journal des hommes libres déchira les voiles, montra le désastre. On apprit bientôt qu'une armée anglo-russe, sous le commandement du duc d'York, venait de prendre terre en Hollande, au Texel ; la flotte batave s'était rendue ou plutôt livrée sans coup férir. Dans les dispositions du gouvernement et du peuple hollandais, tout était douteux ; en Belgique, tout restait hostile ; il suffirait que les troupes de Brune, opposées en hâte au duc d'York, éprouvassent un échec pour que la révolte se déclarât d'un bout à l'autre des départements réunis et mît à découvert notre ancienne frontière ; le péril augmentait d'heure en heure.

La démagogie parisienne se remit alors à gronder terriblement, menaçant d'une forte explosion ; c'était l'habitude de ce parti que d'aggraver toute calamité nationale par une entreprise à l'intérieur. La malveillance et la folie s'agitent, écrivait un Ancien, l'impatience et la peur les secondent[12]. Depuis le 30 prairial, il y avait crise permanente ; à la fin de fructidor, par répercussion des désastres extérieurs, la crise faillit aboutir à une subversion totale.

Le monde politique était dans l'effarement. Il y eut pendant quelques jours une sorte d'hésitation et de flottement dans les partis, chacun cherchant sa voie et préparant ses moyens. Des réunions de députés se tenaient à toute heure ; des pourparlers corrupteurs s'entamaient, les intrigues s'entrecroisaient. Sans agir d'ensemble, les chefs militaires et civils suivaient l'impulsion de leur nature et de leur humeur. Bernadotte passait des revues, paradait devant les troupes, inspectait à Courbevoie les conscrits en partance et leur adressait des allocutions vibrantes, avec des mots qui allaient au cœur de ces jeunes gens : Mes enfants, il y a parmi vous de grands capitaines. C'est vous qui devez donner la paix à l'Europe[13]. Le brave Lefebvre, dans sa simplicité loyale, ne concevait pas que les républicains ne pussent s'unir pour sauver la République ; il tâchait de rapprocher des factions inconciliables. Barras consentait à voir Jourdan ; ce général fourvoyé dans la politique venait au Luxembourg en cachette, à six heures du matin, par crainte de se compromettre vis-à-vis de son propre parti ; il n'arrivait pas à détacher Barras de Sieyès et refusait lui-même de se séparer des groupes anarchistes[14]. Sieyès, en attendant qu'il eût retrouvé l'indispensable épée, se mettait sur ses gardes et se défiait de tout le monde ; il croyait ne voir autour de lui que dangereux Jacobins ; il en voyait dans les ministres, dans les agents civils et militaires, dans les huissiers du Directoire, dans les messagers d'État[15]. Sémonville exploitait la célébrité posthume de celui qui avait épousé sa belle-fille, courait les ministères, se faisait annoncer comme le père du général Joubert[16], et au nom du malheur dont il se disait inconsolable, réclamait des places pour toute sa parenté.

Au dehors, les feuilles jacobines redoublaient de violence ; le Journal des tigres rugissait. Le Directoire finit par juger que tout gouvernement devenait impossible avec une telle presse. Pour sévir, les moyens légaux lui manquaient. Il s'avisa pourtant que la constitution renfermait un article, le cent quarante-cinquième, qui l'autorisait à lancer des mandats d'amener et d'arrêt contre les auteurs ou complices présumés de conspiration contre la sûreté intérieure ou extérieure de l'État. Si habilement que l'on s'y prît pour torturer ce texte, il paraissait difficile d'assimiler les vociférations de la presse au fait de complot, fait essentiellement secret et ténébreux ; ce fut néanmoins le plan adopté, et la violence se couvrit d'un masque hypocrite de légalité.

Sur la proposition de Fouché et selon le procédé classique, le Directoire s'acharna d'abord sur de malheureuses victimes de Fructidor, dont la plume était depuis longtemps brisée. En Fructidor, les rédacteurs des feuilles d'opposition, condamnés en bloc à la déportation, sans désignation individuelle et par simple mention du titre des journaux, avaient échappé pour la plupart à l'application de la peine, n'ayant pas été arrêtés et ne s'étant livrés ; dans leur retraite, ils se croyaient oubliés et commençaient à respirer. Un arrêté nominatif de déportation vint les contraindre à se cacher, à se terrer plus profondément : Fontanes, Laharpe, Bertin d'Andilly, Bertin de Vaux, Suard, Fiévée, étaient du nombre. Après cet acte lâchement barbare, après cette proscription rétrospective, dépourvue d'ailleurs de toute sanction pratique, le Directoire dirigea ses foudres contre la presse actuelle, en essayant de rattacher les attaques jacobines à la conspiration ourdie contre la République.

Il dit dans un message aux Conseils : Il n'est pas possible de se le dissimuler ; une vaste et atroce conjuration existe contre la République... Que les conjurés n'aient pas encore l'insolente audace de demander des témoins, d'exiger des preuves, de défier de produire des pièces de conviction... Les témoins, ce sont les cadavres des républicains égorgés au Midi, massacrés à l'Ouest, menacés de tous les côtés. Les preuves, ce sont les insurrections qui éclatent dans un département, lorsqu'elles sont à peine étouffées dans un autre. Les pièces de conviction, ce sont les imprimés mensongers, les journaux incendiaires, les libelles exécrables dont on inonde la République. Les écrivains audacieux se divisent toujours en deux bandes, dont les suggestions, les inspirations produisent les mêmes effets ; ils marchent séparés, mais ils se rejoignent à un point désigné ; ils suivent deux routes opposées, mais le tombeau de la constitution est le lieu de leur commun rendez-vous. Comme conclusion à cet impudent pathos, le Directoire notifiait un arrêté par lequel il avait ordonné au ministre de la police, en vertu de l'article 145, de saisir onze journaux, dont celui des Hommes libres, et de s'assurer des propriétaires et rédacteurs.

En fait, la police se contenta d'apposer les scellés sur les presses et de fermer les bureaux de rédaction ; aucun journaliste ne fut arrêté et traduit en justice, le Directoire ne se sentant pas assez sûr de son droit pour affronter le jury. Le Journal des hommes libres reparut immédiatement sous un autre titre et devint l'Ennemi des oppresseurs de tous les temps. Néanmoins, l'annonce de l'hécatombe suscita dans le Conseil des Cinq-Cents les fureurs jacobines ; un tumulte inouï se déchaîna. Dans cette espèce de coup d'État contre la presse, les députés jacobins virent le début des illégalités, une tentative plus prononcée contre leur parti et les institutions populaires. Leur crainte de Sieyès, leur défiance à son endroit s'accrurent : aujourd'hui que la République s'affaissait sous le poids des désastres, Sieyès n'allait-il point se démasquer, changer violemment la constitution à l'aide de quelque épaulettier, puis s'aboucher avec l'étranger par l'intermédiaire de la Prusse et tramer une paix qui obligerait la France, pour désarmer la coalition, de se prêter à une louche combinaison monarchique, de subir Orléans ou Brunswick. En plein Conseil des Cinq-Cents, le député Briot s'écriait : Oui, je le déclare, il se prépare un coup d'État ; on veut livrer la République à ses ennemis, la renfermer dans ses limites, et peut-être les Directeurs de toutes nos calamités ont-ils un traité de paix dans une poche et une constitution dans l'autre[17].

Exaspérés par ces pronostics et d'ailleurs enragés de convoitises, les Jacobins parlementaires se jetèrent à plein dans la violence. Pour parer au coup d'État militaire qu'ils sentaient dans l'air, ils essayèrent d'abord d'en déterminer un à leur profit. Tout en se disant très sûrs du peuple et capables de le mouvoir à leur gré, ils se doutaient bien que leurs amis de la rue n'arriveraient plus qu'à créer une agitation superficielle ; ils connaissaient l'apathie désespérante de la nation ; le mot est de Jourdan[18]. L'idée leur vint de solliciter la seule force qui pût alors faire et défaire les gouvernements, le pouvoir militaire. Bernadotte au ministère de la guerre restait dans leur jeu une carte précieuse. Jourdan et ses amis le virent en secret ; ils lui proposèrent carrément de faire arrêter Sieyès, Barras, et d'instituer un gouvernement jacobin, dont il serait le chef ; ils le tentaient par l'appât d'une grande autorité ; eux aussi voulaient un pouvoir fort, chargé de repousser l'invasion et de sauver la République, mais de la sauver selon leur formule et de la leur livrer[19].

Patriote exubérant, Bernadotte était violent dans ses opinions et surtout dans ses discours. Avec son verbe coloré et pittoresque, sa mâle prestance, son grand nez volontaire aux ailes frémissantes, son regard de feu, il semblait offrir un type d'audace aventurière ; les gens même qui ne le connaissaient point ne pouvaient le croiser dans la rue sans être frappés de son physique et sans se croire en présence d'un entraîneur d'hommes. Au fond, c'était l'irrésolution même. Torturé par le désir de s'emparer du premier rôle, il était atteint en même temps d'une sorte d'impuissance à s'en saisir, à sauter le pas, à franchir le Rubicon ; ambitieux agité, ambitieux timide, il semblait prêt d'abord à tout tenter, à tout pourfendre, et puis son énergie tempétueuse se délayait en phrases.

Dans l'occurrence présente, comme il n'osait se compromettre tout à fait avec les Jacobins et ne voulait pas se les aliéner, il éconduisit leurs délégués au moyen d'une tirade évasive et magnifique. Il s'empanacha d'un beau sentiment : comme ministre, disait-il, on ne devait lui demander rien, sa conscience lui interdisant d'employer contre les pouvoirs constitués une autorité qu'il tenait d'eux-mêmes. Dès qu'il serait sorti du ministère, il reviendrait à ses amis politiques, s'associerait comme simple citoyen à leurs plus hardies entreprises et prendrait dans le parti son rang de combat[20].

A défaut d'un coup d'État par le sabre, les Jacobins se mirent à comploter un coup d'État parlementaire. Dans le Conseil des Cinq-Cents, comme nos dernières défaites avaient porté au comble l'irritation des esprits, une majorité paraissait se reformer contre le Directoire. Les chefs de la bande jacobine voulurent profiter de cette disposition ; leur projet couva quelques jours avant d'éclater. Ils avaient fait nommer une commission extraordinaire, chargée d'aviser aux mesures de salut public, et ils espéraient s'en servir pour amorcer l'entreprise. Cette commission, où quelques modérés réussirent à s'introduire, se montra heureusement impuissante à rien faire. Les meneurs décidèrent alors de porter leur projet devant l'assemblée même, résolus de la violenter au besoin et de contraindre le succès à la force du poignet.

Le 27 fructidor, le Conseil est en séance. Brusquement, Jourdan monte à la tribune et, par motion d'ordre, demande que le Conseil déclare la patrie en danger. Paroles d'épouvante, mots évocateurs d'un passé terrible ! D'après le précédent de 1792, si le décret était voté, il suspendrait virtuellement le régime constitutionnel, légitimerait le recours aux mesures extraordinaires et aux moyens atroces, mettrait en ébullition tous les éléments de désordre, achèverait de jeter le pays en convulsions ; ce serait une machine à briser le gouvernement. Sept ans plus tôt, les républicains de la Législative s'en étaient servis pour renverser le trône autant que pour écarter l'étranger de nos frontières ; deux députés aux Cinq-Cents en convinrent dans la discussion, l'un s'en fit gloire ; il s'agissait aujourd'hui de retourner cette arme contre la république directoriale et surtout contre Sieyès l'orléaniste.

Jourdan développa sa motion avec une éloquence frénétique. Dès qu'il a cessé de parler : u Aux voix, aux voix ! crient ses amis, et ils s'efforcent de surprendre, d'enlever le vote. Des orateurs modérés veulent répondre et se dirigent vers la tribune. Cinquante Jacobins s'élancent à la fois pour leur barrer le passage, les poings en avant. On en vient aux coups, on se bat littéralement autour de la tribune. Lesage-Senault prend au collet Villetard, qui y était monté, et le force à descendre. Marquezy, Blin, Lesage-Senault, Soulhié, Destrem, Chalmel, Quirot, Bigonnet, Augereau, forcent Bérenger de descendre de la tribune et empêchent Chénier d'y monter[21] ; c'est une lutte de portefaix entre législateurs en toge. A voir ces brutalités effrénées auxquelles s'exerçaient les députés jacobins, ces furieux jeux de main, on s'explique mieux la scène qui se passerait six semaines plus tard dans l'Orangerie de Saint-Cloud, à l'apparition de Bonaparte.

L'assemblée hors d'elle criait à tue-tête ; les meneurs jacobins échangeaient des signes avec le public des tribunes, et celles-ci, remplies d'affidés, faisaient retentir d'effroyables clameurs. Des voix rugissantes menaçaient de mort le président Boulay de la Meurthe, qui tenait tête à l'assaut ; on entendit ces mots, partant d'une tribune : Il ne faut pas qu'il sorte d'ici sans être exterminé[22]. De mémoire d'homme public et même de conventionnel, il n'était apparu rien de pareil à ces scènes, les plus orageuses, diraient les journaux, qu'on ait encore vues depuis que nous avons des assemblées délibérantes.

Le président, après s'être couvert deux fois, rétablit à grand'peine une apparence de calme. Marie-Joseph Chénier parut à la tribune, pâle et défait, les vêtements en désordre, et balbutia un semblant de discours ; il s'excusa pour l'incohérence de ses paroles, se disant pris au dépourvu ; les aboiements de la meute jacobine l'interrompaient à chaque phrase. Lamarque et Quirot parlèrent en faveur de la motion ; Daunou parla contre ; Lucien la combattit avec beaucoup de présence d'esprit, dans une improvisation fougueuse. Quand une sorte d'épuisement eut succédé sur tous les bancs à une surexcitation folle, le président, se jetant de sa personne dans le débat, affirmant son autorité, ralliant les indécis et les poltrons, alléguant l'état terrible[23] où il venait de voir l'assemblée, obtint que la suite de la discussion serait renvoyée au lendemain ; c'était donner aux modérés le temps de se reconnaître, de se ressaisir, de préparer leur résistance.

 

II

Au premier bruit de ces événements, la crainte et la consternation s'étaient répandues dans la ville. Beaucoup de personnes se disposèrent à fuir, à chercher retraite aux environs. Le soir, Paris fut lugubre, les rues presque désertes ; dans les quartiers même les plus grouillants à l'ordinaire, autour du Palais-Royal, qui surgissait illuminé dans la nuit, les passants clairsemés se glissaient le long des murs, et bien rares étaient les chercheurs de plaisir[24].

L'émoi régnait au Luxembourg. Barras se disait prêt à vendre chèrement sa vie et prenait son air des grands jours[25], mais Sieyès se dévorait d'angoisse. Ce qui redoublait ses inquiétudes, c'est qu'il ne se croyait pas entièrement sûr de la troupe du moment que Bernadotte restait ministre de la guerre. Depuis quelque temps, à mesure que le péril grondait, le maintien de Bernadotte en fonctions torturait Sieyès davantage et lui ôtait le sommeil. Sachant que les Jacobins tournaient autour du général et l'entreprenaient de toute façon, il craignait de lui un brusque écart. Aujourd'hui que la crise se déclarait, aujourd'hui que les passions anarchiques se montraient dans leur nudité hideuse, il n'admettait pas que ce démagogue en habit brodé et en chapeau a plumes, cet ami des perturbateurs, ce Catilina[26], pût un instant de plus disposer de l'armée ; à tout prix et sans perdre une minute, il fallait alléger la triste barque gouvernementale du remuant fardeau qui menaçait de la faire chavirer.

A onze heures du soir, Sieyès prit sur lui d'assembler le Directoire[27] ; ses collègues sentaient plus ou moins vivement la nécessité de lui donner satisfaction. La question de remplacer le ministre de la guerre fut posée d'urgence, et l'on s'occupa des moyens. Faire un éclat eût été dangereux ; Gohier d'ailleurs et Moulin son inséparable s'y fussent opposés. Il s'agissait d'éliminer Bernadotte en douceur, de lui subtiliser son portefeuille sans le lui ôter brutalement. Cambacérès, à qui l'on recourait volontiers comme homme de bon conseil et de ressources, se vit offrir à brûle-pourpoint l'intérim de la guerre, avec le mandat de négocier la démission de Bernadotte ; il déclina cette double charge[28].

Mais Bernadotte était un de ces hommes qui donnent toujours prise sur eux par d'incontinents discours. Plusieurs fois, dans ses abondants colloques avec les Directeurs, il avait paru leur mettre le marché à la main, se plaignant de l'insuffisance des moyens accordés à son zèle et parlant de se retirer ; d'ailleurs, ajoutait-il en manière de péroraison, sa valeur souffrait de rester inactive, tandis que ses frères d'armes se battaient à la frontière. Barras prétend avoir ménagé d'urgence, c'est-à-dire vraisemblablement à la première heure du lendemain, une scène plus positive ; il aurait mandé Bernadotte dans son cabinet, et là lui aurait dit que des déchirements pouvaient s'opérer dans le sein du Directoire au sujet du ministre de la guerre, qu'il appartenait à ce grand patriote de les prévenir par un acte d'abnégation. Aussitôt, Bernadotte d'entamer un air de bravoure, avec accents pathétiques et larmes dans la voix ; il ne tient pas au pouvoir : Je n'ai pas la soif du ministère ; vienne s'y abreuver qui voudra[29]. Il offre sa démission, fait le geste de chercher une plume sur le bureau pour l'écrire, mais fait seulement le geste, ne trouve pas la plume et, voyant que Barras n'insiste pas par délicatesse[30], se garde de rien écrire, jugeant, en bon Gascon, que les paroles ne tirent jamais à conséquence. Que la comédie ait été poussée à ce point, la chose est fort possible ; il est au moins certain que le Béarnais fut, pour cette fois, dupe de sa rhétorique. Sieyès saisit au vol les propos qu'il avait jetés en l'air, devant les Directeurs individuellement ou en corps, et le prit au mot. Formant majorité avec Barras et Ducos, il fit décider que la démission était acceptée et libella une belle lettre à Bernadotte où il était dit que le Directoire déférait au vœu manifesté par lui de rentrer en activité de service.

A la place de Bernadotte, il parait bien que Sieyès eût voulu glisser un homme à lui, le général Marescot, mais Gohier et Moulin regimbèrent. Par transaction, on nomma un conventionnel rigide, Dubois-Crancé, qui était absent et que l'on prévint par télégraphe. En même temps, le Directoire confia au général Milet-Mureau l'intérim de la guerre, en lui ordonnant de prendre immédiatement possession[31].

Tout cela se fit le 28 au moment où les Cinq-Cents reprenaient leur séance, et ne devait s'ébruiter qu'un peu plus tard. Revenu au ministère de la guerre, Bernadotte expédiait le travail courant avec ses chefs de division et n'avait parlé de rien[32]. Lorsqu'il se sut démissionnaire malgré lui, son premier mouvement, d'après son secrétaire Rousselin de Saint-Albin[33], eût été d'écrire aux Directeurs une lettre assez plate, toute de résignation, au bout de laquelle il apercevait sans doute un beau commandement en échange du portefeuille[34]. Ce serait le même Saint-Albin qui l'aurait piqué d'honneur, qui lui eût persuadé de faire le fier et de se draper dans sa dignité, de refuser toute compensation et de lancer en s'éloignant le trait du Parthe, une lettre mordante, que l'on livrerait à la publicité, à la postérité.

La lettre adressée aux Directeurs fut ainsi libellée : Vous acceptez la démission que je n'ai pas donnée. Plusieurs fois je vous ai mis sous les veux la cruelle situation de mes frères d'armes. Profondément affligé de l'insuffisance des moyens mis à la disposition du département de la guerre, j'éprouvais le désir de me soustraire à cette impuissance, et, tourmenté de ce sentiment pénible, j'ai pu vous exprimer celui de retourner aux armées. Au moment où je me préparais à rendre le compte moral et administratif de ma gestion jusqu'au 1er vendémiaire, vous m'annoncez que vous me destinez un commandement, vous ajoutez que vous nommez le citoyen Milet-Mureau, par intérim, pour remettre le portefeuille à mon successeur. J'ai dû rétablir les faits pour l'honneur de la vérité, qui n'est pas en notre pouvoir, citoyens Directeurs ; elle appartient à nos contemporains, à l'histoire qui nous attend...[35] La lettre se terminait par une demande de mise en réforme.

Bernadotte avait beau faire appel aux âges futurs ; il n'en était pas moins hors du pouvoir, le général Milet-Mureau s'étant rendu de suite à cet effet à la maison de la guerre[36] et ayant pris le service. Il est vrai que Bernadotte se vit faire une cérémonieuse visite de condoléance par Gohier et Moulin en grand costume, escortés de leurs gardes[37] ; ce lui dut être une piètre consolation. Débarrassés de ce personnage affolant, les trois autres Directeurs n'eurent plus à craindre d'être assaillis et sabrés par derrière, tandis que leurs amis dans le Conseil des Cinq-Cents affrontaient la redoutable séance prévue.

De leur côté, les Jacobins n'avaient pas perdu leur temps afin de peser sur l'assemblée et de forcer le vote, ils s'étaient mis en devoir d'organiser autour du Palais-Bourbon un grand attroupement populaire. Des émissaires parcoururent les faubourgs, tenant des discours véhéments, mais le peuple resta sourd à ces appels. Jamais il ne montra mieux, par son opposition inerte, par sa résistance passive aux tentatives faites pour l'entraîner, à quel point il était devenu incapable de descendre dans la rue. Au lieu d'une armée, les Jacobins n'arrivèrent qu'à rassembler une bande, huit à neuf cents hommes environ, qui firent autant de bruit que plusieurs milliers. Répartis sur la place de la Concorde, sur le pont, les quais, des groupes déguenillés vociféraient, parlaient de mettre en pièces les députés récalcitrants, hurlaient le meurtre ; d'affreuses mégères réclamaient des fourches. Heureusement, Fouché et Lefebvre, le ministre de la police et le commandant de Paris, avaient pris de solides précautions ; les abords du palais étaient militairement gardés.

A l'intérieur, la discussion avait repris, dans une atmosphère embrasée de passions et de haines. Après plusieurs discours prononcés d'une voix encore enrouée de la veille[38], après des incidents et des interruptions sans nombre, on proposa de repousser la motion de Jourdan par la question préalable. A la suite de deux épreuves par assis et levé, cette solution paraissait l'emporter, mais des députés protestaient, déclaraient l'épreuve douteuse, demandaient à grands cris l'appel nominal.

A ce moment, le bruit se répandit que le ministre de la guerre était changé ; une émotion intense se manifesta. Dans la mesure annoncée, ne fallait-il pas voir le prélude du fameux coup d'État militaire que le Directoire, à l'aide des Anciens, préparait contre l'autre Chambre, compromise par ses membres jacobins ? Quand le fait de la démission surprise fut avéré, un vent d'affolement passa sur l'assemblée ; on crut positivement que la chose allait se faire. Jourdan s'élance à la tribune et dénonce des projets sinistres. Des députés fournissent des détails, font allusion à des mouvements, à des déplacements de troupes : le général commandant à Courbevoie, s'étant déclaré prêt à voler en cas de besoin au secours de l'assemblée, aurait été invité à s'éloigner sous vingt-quatre heures. Tous les législateurs, Jacobins et modérés, Lucien comme les autres, jurent de mourir sur leurs sièges ; on voue aux vengeances populaires les sacrilèges qui porteraient la main sur la représentation nationale. Ils n'en ont pas le droit, clama Augereau, et cette sortie, venant de l'homme qui avait fait le 18 fructidor, parut tellement grotesque qu'elle excita, malgré la gravité des circonstances, un accès d'hilarité.

Finalement, il fut procédé à l'appel nominal sur la proposition de déclarer la patrie en danger Elle fut repoussée par deux cent quarante-cinq voix contre cent soixante-douze. L'alarme causée par le renvoi de Bernadotte n'avait pas été peut-être étrangère à ce résultat.

La séance levée, quand les députés sortirent, une poussée furieuse des groupes amassés autour du palais se fit contre les portes, au cri de : A bas les voleurs. Il fallut faire avancer la troupe pour refouler ces forcenés et dégager les issues. Le général Lefebvre, accouru sur les lieux, essayait en vain d'un appel à la conciliation et tâchait d'objurguer la horde. Des représentants furent hués, menacés, poursuivis de malédictions, assaillis de poings levés, et comme pour ajouter au scandale de ces scènes, les députés de la minorité fraternisaient avec l'émeute. Ils n'avaient qu'à se faire reconnaitre pour que ces fidèles, ces bons fussent acclamés ; on les voyait passer le regard haut au milieu de l'orage ; ils souriaient aux violences, approuvaient de l'œil et du geste, laissaient déverser sur leurs collègues d'orduriers outrages et savouraient cette ignoble vengeance[39]. Parmi les deux cent quarante-cinq, quelques-uns s'exaspéraient et rendaient coup pour coup ; sur la place de la Concorde, Chazal, appartenant au parti modéré, se prit d'altercation avec l'agitateur jacobin Félix Lepelletier ; ils échangèrent des aménités de ce genre : coquin, scélérat, monstre.

Les manifestants cependant se répandaient dans la ville et tâchaient de soulever le peuple ; ils n'arrivèrent pas à communiquer ce mouvement électrique qui produit les insurrections[40]. Sur les places, des attroupements d'ouvriers s'étaient formés, étalant leur misère, mais restaient immobiles, dégoûtés, méfiants ; suivant la remarque très caractéristique d'un journal, ils se plaignaient de tout le monde[41], confondant dans un égal mépris modérés et terroristes, le pouvoir et l'opposition, le gouvernement et les Conseils.

Dans cette journée, en somme, tout le monde avait encore fait, sans s'en douter, le jeu de Bonaparte. Les Directeurs l'avaient fait en éliminant Bernadotte, l'unique général qui eût pu, par sa situation de ministre et son ascendant sur la troupe, s'opposer avec quelques chances de succès à l'entreprise dictatoriale. Les Jacobins avaient donné prétexte à cette éviction par leur impudente tentative, de même qu'en thermidor les fureurs de leurs amis du Manège avaient fourni l'occasion d'éloigner Marbot. L'avantage final restait à leurs adversaires dans la lutte qui se poursuivait depuis trois mois, entre préparateurs de coups d'État en sens divers, autour des deux positions maitresses, autour du commandement de Paris et du ministère de la guerre.

De plus, les Jacobins venaient de déshonorer par leurs excès le parlement, qui sortait de la crise encore plus méprisé et haï[42] ; ils avaient provoqué enfin contre tous les républicains prononcés un redoublement de précautions. Le Directoire saisit l'occasion pour destituer plusieurs membres du département ; les autres se retirèrent. Cette administration qui maintenait à Paris comme un reste de municipalité centrale, échappa au parti extrême ; autre obstacle qui s'abattait sur le chemin futur du Consul. A la tête de l'administration nouvelle, on mit Le Couteulx de Canteleu, homme d'ordre et d'affaires ; c'est par lui que Bonaparte, avant de monter à cheval, s'entendrait garantir la docilité de Paris. Plusieurs fonctionnaires d'opinions accentuées se crurent tenus d'honneur à ne plus rester en place, leurs amis étant frappés ; ils démissionnèrent bruyamment, signalant les mesures prises comme le prélude d'un coup d'État[43] ; ils croyaient soulever l'opinion contre les menées préparatoires de Sieyès et n'arrivèrent en fait qu'à s'exclure eux-mêmes du pouvoir, à diminuer les éléments de résistance, à livrer le terrain.

Le Directoire n'en demeura pas moins assez longtemps sur le qui-vive. Le Luxembourg était gardé militairement, comme une place de guerre ; les grenadiers qui y veillaient en permanence restèrent, dit-on, trois jours et trois nuits sans ôter leurs bottes. Les journaux racontaient que chaque Directeur faisait coucher dans son appartement une partie de l'état-major ; un démenti fut inséré dans le Rédacteur, feuille officielle.

De leur côté, les Cinq-Cents craignaient toujours une dispersion de vive force et n'arrivaient pas à se replacer d'aplomb. Ils agitaient des mesures de défense, parlaient d'appeler un général à la tête de leur garde et, sans se décider à rien, vivaient dans les transes. Il leur semblait que, de façon permanente, une menace d'exécution militaire pesait sur eux ; une forte impression leur était restée de cette séance du 28 fructidor où ils avaient senti comme un avant-goût de Brumaire.

En réalité, le péril n'était instant ni pour l'un ni pour l'autre pouvoir. Les Jacobins n'auraient pas réussi à opérer un coup de main et à s'emparer du Luxembourg, puisque le peuple était contre eux ou du moins n'était plus avec eux. La majorité des Directeurs était tout aussi incapable de faire un coup d'État, car elle n'avait pas l'homme qu'il aurait fallu pour entraîner les troupes et forcer le Palais-Bourbon. Les deux pouvoirs se renvoyaient néanmoins la terreur ; ils avaient peur, horriblement peur, toujours peur, parce qu'ils avaient conscience de leur propre faiblesse, parce qu'ils se savaient perdus dans l'opinion et dépourvus de toute base solide. Et tandis que se poursuivait cette lutte de deux impuissances, ce combat de deux ombres, le malaise général croissait dans des proportions effrayantes. A l'heure où la poussée jacobine semblait momentanément enrayée, les effets matériels et économiques s'en faisaient universellement sentir ; les lois surprises par les violents au lendemain du 30 prairial et ensuite par intermittences, lois contre les biens, lois contre les personnes, loi de l'impôt progressif, loi des otages, portaient leurs fruits, s'ajoutaient aux dures nécessités de la défense nationale pour torturer le pays. Les intérêts tombaient partout en détresse et la France connut alors d'extrêmes misères.

 

III

L'impôt progressif de cent millions sur les riches avait été déguisé sous le nom paradoxal d'emprunt forcé ; c'était un moyen de tourner la constitution, qui avait posé en principe la proportionnalité de l'impôt. Le remboursement des cent millions exigés devait se faire en domaines nationaux ; seulement, ces biens ou leurs signes représentatifs ayant subi une dépréciation énorme, les prêteurs malgré eux n'auraient en main qu'un gage à peu près illusoire. Aussi, l'annonce seule de l'impôt, avant même que l'on sût comment il serait assis et réparti, répandit la panique parmi tous ceux qui possédaient encore en France et dépensaient. Au lieu de faire fructifier leur argent et de le mettre en activité, ils ne songèrent qu'à le retirer de la circulation, à le recueillir hâtivement, à l'enfouir en lieu sûr ; l'effet fut foudroyant, l'arrêt des transactions instantané.

La loi décidant l'impôt en principe avait été votée par les Cinq-Cents le 10 messidor ; le 12, les journaux écrivent : Toutes les affaires de banque et de commerce sont dans la plus grande stagnation. Le numéraire est extrêmement rare et semble le devenir chaque jour davantage ; on achète et on ramasse beaucoup de louis, ce qui annonce que chacun ramasse son argent. 1er thermidor : Il ne se fait plus presque aucune affaire à la Bourse de Paris. L'argent se resserre chaque jour davantage. Les louis de vingt-quatre francs s'achètent à seize ou dix-huit sous la pièce en sus de leur valeur réelle ; la moitié de ceux qui ont fait des lettres de change les laissent protester[44]. Depuis longtemps, le crédit public était nul ; les fonds d'État baissèrent encore, personne ne se présentant plus pour en acheter ; en messidor et thermidor, le tiers consolidé oscilla entre huit francs soixante-quinze et sept francs soixante-seize.

Comme il était à prévoir que l'impôt prendrait pour base les signes extérieurs de la richesse, chacun diminuait son train, réduisait sa dépense ; il n'était question que de réformer son cabriolet, sa voiture, une partie de ses domestiques mâles[45]. On se préparait aussi à ruser avec le fisc, à frauder, à recourir aux subterfuges ; tel mettait sa voiture sous le nom de son cocher, par vente fictive. A mesure que le Conseil des Cinq-Cents discuta le mode d'assiette et de recouvrement, à mesure qu'on le vit construire de toutes pièces un système persécuteur et s'enfoncer dans la violence, l'affolement s'accrut ; beaucoup de négociants et d'étrangers prirent des passeports pour Hambourg, la Suisse et l'Espagne, seuls pays à peu près avec lesquels la République ne fût pas en guerre. Parmi ceux qui restaient, c'était à qui se dirait et se prouverait pauvre. On met aujourd'hui autant d'affectation à cacher sa fortune qu'on en mettait autrefois à l'étaler et même à l'exagérer... Il y a aussi des personnes qui font banqueroute pour prouver plus sûrement leur misère[46] ; et ces ruines fictives entraînaient une infinité de ruines réelles. Le luxe, qui alimentait l'industrie et le commerce, qui nourrissait des milliers de familles, interrompait ses commandes, et l'on apercevait en perspective une immense quantité d'ouvriers sans travail au commencement de l'hiver[47]. D'autre part, les propriétaires de biens-fonds tombaient dans le marasme ; ils se sentaient menacés par la taxe ; de plus, comme il était certain que leurs terres ou leurs maisons ne trouveraient plus que très difficilement acquéreur, la valeur vénale de ces biens diminua sensiblement ; le sol entier de la République éprouva une moins-value considérable. On calculait déjà que les cent millions exigés des riches appauvriraient de cinq cents millions l'ensemble de la France.

Le législateur resta sourd à cet avertissement des faits ; rien ne l'arrêta dans sa démence. Les Cinq-Cents convinrent d'abord que l'impôt se percevrait par prélèvement progressif additionnel aux contributions foncière, mobilière et somptuaire ; les basses cotes seraient épargnées. Il eût paru inconvenant de ne pas s'acharner sur les ex-nobles, sur cette classe devenue taillable et corvéable à merci ; ils auraient à payer double ou triple taxe suivant les cas. Les Cinq-Cents sentaient toutefois que cette matière imposable, tant de fois pressurée, et tordue, dont on avait exprimé tout le suc, ne rendrait plus grand'chose ; l'effort se porta principalement contre les enrichis de la Révolution, contre ceux dont le luxe, fait de rapines et d'agiotages, s'était dressé insolent au milieu du peuple affamé, contre ceux qui avaient mené sous le précédent Directoire la bacchanale des écus ; l'ancienne caste nobiliaire n'avait pas excité plus de colères que cette grossière et flambante aristocratie d'argent, devenue le point de mire de toutes les haines, la cible de toutes les attaques.

Comment l'atteindre ? Les fortunes à frapper se composaient moins de biens-fonds que de numéraire. Elles étaient en portefeuille et cessaient de se manifester par des signes extérieurs. Ajoutez que certains hommes, accusés de gains excessifs, n'avaient jamais mené grand train ; ces spéculateurs étaient aussi des thésauriseurs. Par un entraînement spoliateur, par la logique impitoyable des conceptions fausses, on en vint très vite à l'idée d'une taxation purement arbitraire, d'une évaluation en l'air, d'après des données approximatives, et d'un jury inquisiteur, sorte de tribunal révolutionnaire chargé d'exécuter la grosse finance.

Le projet de loi établi sur ces bases fut envoyé par les Cinq-Cents aux Anciens ; le soulèvement de l'opinion était tel contre les Visigoths qui avaient façonné ce chef-d'œuvre d'absurdité[48], que les Anciens le repoussèrent d'abord, à la date du 11 thermidor. Mais les Cinq-Cents tenaient à leur jury avec un entêtement obtus. En vain des écrits répandus dans le public, des brochures provenant d'auteurs versés dans la matière, leur rappelaient les expériences antérieurement faites[49], montraient les effets déjà produits, la fuite des capitaux, l'évanouissement du luxe ; les Jacobins répondaient que l'argent se cachait méchamment, par passion contre-révolutionnaire, qu'on saurait bien l'atteindre et le tirer de ses retraites. Pour eux, d'ailleurs, la mesure était plus politique que financière ; c'était un moyen de satisfaire leur clientèle populacière, leur clientèle babouviste, et de décapiter les fortunes qui dépassaient par trop le niveau, en attendant qu'on pût s'attaquer à toutes. Les modérés voyaient le danger, émettaient des objections, mais s'inclinaient devant les nécessités alléguées, devant l'urgence de pourvoir aux besoins de l'État et des armées ; ils laissaient déplorablement les Jacobins mener le branle de la subversion économique. La loi, légèrement adoucie, fut renvoyée aux Anciens, et ceux-ci, avec résignation, finirent par la voter.

D'après le texte définitif, adopté le 19 thermidor, l'impôt progressif s'ajouterait d'abord au principal de la contribution foncière, les cotes au-dessous de trois cents livres demeurant indemnes, celles entre trois cents et quatre mille francs étant frappées d'après une progression effroyablement rapide, qui arrivait très vite à les doubler. Pour les cotes au-dessus de quatre mille francs, le jury avait droit de taxer jusqu'aux trois quarts du revenu annuel. Les ex-nobles pourraient être arbitrairement placés dans une classe plus élevée que celle déterminée par leur fortune. La contribution mobilière servirait également de base. Enfin, le jury évaluerait en son âme et conscience la fortune de ceux qui, par leurs entreprises, fournitures ou spéculations, auraient acquis une fortune non suffisamment atteinte par la base des contributions. Ici se concentraient surtout l'âcreté jacobine et le venin de la loi. Les enrichis ci-dessus désignés pourraient être taxés jusqu'à concurrence du revenu entier, et cette suppression complète des revenus d'une année équivalait à une entaille au capital. Le rapporteur Poullain-Grandprey n'avait point dissimulé qu'il s'agissait bien d'une loi de reprise contre les accapareurs de capitaux mobiliers, d'une loi qui leur ferait rendre gorge et amputerait leur fortune[50].

Les jurys taxateurs se composeraient des administrations locales, qui s'adjoindraient un certain nombre de citoyens non assujettis à l'emprunt forcé ; par renversement de tous les principes, les non-payants auraient à désigner ceux qui payeraient. On pourrait, il est vrai, réclamer devant des jurys reviseurs, mais cet appel n'aurait rien de suspensif, l'impôt devant être acquitté sous dix jours pour un sixième, dans le mois pour un autre sixième, en huit mois pour le surplus. L'article 13 invitait les citoyens à transmettre les renseignements nécessaires pour découvrir les fortunes inconnues, non atteintes par les contributions ; c'était faire appel à la délation, l'encourager et l'organiser. Les jurys agiraient en véritables comités de confiscation partielle, procédant d'autorité contre les hommes coupables de s'être enrichis par des moyens illicites ou simplement coupables d'être trop riches, toute grande fortune étant réputée scandaleuse.

Précipitamment nommés, les jurys se comportèrent avec une précipitation incohérente. Sur la liste hâtivement dressée, on inscrivit des inconnus, des insolvables notoires, et jusqu'à des morts furent invités au tribut patriotique. Il y eut de nombreuses inégalités entre les divers départements, suivant que la petite propriété non imposable s'y était plus ou moins développée ; les Vosges furent taxées au treizième de la contribution foncière et les Landes aux deux tiers[51]. D'après le Moniteur[52], à Paris, où résidait surtout la fortune mobilière, sur les deux cent dix premiers imposés, quarante-huit cotes s'échelonnèrent de cinquante mille à quatre cent mille francs.

Les gros fournisseurs, les spéculateurs éhontés, peu dignes d'intérêt, n'étaient pas gens à se laisser plumer sans se débattre. Ils discutèrent avec les jurys, ergotèrent, chicanèrent ; ils surent éparpiller et dissimuler leurs capitaux, dénaturer leur fortune ; d'ailleurs, par le fait même qu'ils étaient très riches, ils disposaient de mille moyens pour influencer le jury, pour l'entraîner dans des voies de collusion et de fraude. Quelques grands voleurs furent atteints ; la plupart rompirent les mailles du filet qu'on prétendait resserrer sur eux. Leur haine ne s'attacha pas moins au gouvernement qui traitait l'argent en suspect, en ci-devant, en ennemi public. Ils se jurèrent, dès qu'ils en trouveraient l'occasion, de passer contre ce gouvernement de la défense à l'offensive et de le renverser. Quelques-uns, n'ayant pas réussi à coin-poser avec le jury, se rebellaient déjà et mettaient carrément le fisc au défi de les atteindre. L'anecdote suivante courut sur le spéculateur Collot, qui passait pour avoir fait une fortune énorme dans la fourniture des viandes à l'armée d'Italie. Taxé à un chiffre exorbitant, il aurait offert cinquante mille francs. Le département les a refusés, dit-on. Le fournisseur a ainsi terminé la discussion : Vous n'en voulez pas ; vous n'aurez rien. Adieu[53]. Deux mois plus tard, ce même Collot se fera le principal commanditaire du coup d'État bonapartiste.

Loin des fournisseurs, de solides et sérieuses maisons de banque subsistaient sur la place. Quelques-uns de leurs chefs portaient des noms déjà imposants ; c'étaient les Perregaux, les Malet, les Sévenne, Sabathier, Davillier et autres. Ils avaient donné récemment des preuves palpables de patriotisme. Dès son entrée au ministère des finances, Robert Lindet, qui ne trouvait pas un sou dans les caisses de l'État et ne voyait l'argent qu'en rêve[54], avait sollicité le concours des banquiers parisiens. Avec un zèle louable, encouragé par la probité personnelle du ministre, ces capitalistes avaient consenti à l'émission d'un nombre considérable de bons garantis par leur signature collective, facilité ainsi des opérations de trésorerie grâce auxquelles on avait pu assurer provisoirement la moitié des services[55]. Quand l'impôt fut définitivement organisé, le jury les taxa d'autant plus cruellement que, par le secours fourni, ils avaient dévoilé l'éminence de leur situation financière et s'étaient comme désignés. Cette façon de reconnaître un service rendu les indigna. Leur Crédit, à la vérité, et leurs réserves permettaient à leurs maisons de supporter sans périr la suprême expérience financière du jacobinisme. Le plus connu d'entre eux, Perregaux, donna le premier l'exemple d'acquitter la taxe, mais le langage tenu par les banquiers après Brumaire prouverait combien la blessure était restée saignante. Dans une réunion tenue chez le consul Bonaparte, le banquier Germain, au nom du groupe entier, stigmatiserait ce malheureux régime destructeur de toute confiance, où les citoyens qui s'étaient mis le plus libéralement en avant étaient précisément ceux qu'on avait frappés avec plus de rigueur, en calculant par une combinaison aussi impolitique que perfide l'étendue de leur fortune présumée en proportion même des efforts qu'ils avaient faits pour se rendre utiles[56].

En somme, la force des capitaux mobiliers se trouva désormais acquise au premier qui entreprendrait de jeter bas le régime spoliateur. Quand Bonaparte reviendra d'Égypte, les capitaux l'accueilleront en libérateur ; les fournisseurs iront à lui tout de suite, à la veille de Brumaire ; les banquiers viendront plus timidement le lendemain : après l'argent aventureux, l'argent prudent et circonspect. Marchandant leur concours, donnant et retenant, les banquiers fourniront néanmoins quelques fonds ; ils s'organiseront en syndicat pour aider Bonaparte à monter son gouvernement.

Les grosses fortunes avaient été terrorisées, exaspérées par l'emprunt forcé, plutôt que réellement écornées. Les vraies victimes furent les gens de moyenne et de petite aisance[57]. Le poids de la taxe tomba lourdement sur eux, et de plus ils en subirent le contre-coup de façon cruelle. Gomme la haute industrie réduisait ses productions, les négociants ne trouvèrent plus à s'achalander qu'à des prix exorbitants ; la consommation diminuant d'autre part, ils ne trouvèrent plus à écouler leurs marchandises ; la faillite s'ensuivit ; ils furent ruinés et ruinèrent leurs créanciers. Au lendemain du 18 brumaire, le Moniteur constatera que la classe des négociants est particulièrement dans la joie ; le fait se conçoit, les négociants ayant affreusement souffert sous le Directoire expirant. A la même époque, les petits fabricants, ceux qui confectionnaient des objets de luxe ou simplement de confort, virent leurs commandes tomber à rien ; un ébéniste du faubourg Antoine disait : Ils m'ont épargné six francs d'emprunt forcé, ils m'ont fait perdre soixante francs en effarouchant mes pratiques[58]. Les ouvriers en boutique, renvoyés par leurs patrons, furent jetés sur le pavé avec les bandes de travailleurs Que les manufactures cessaient d'employer. La détresse se généralisa ; la loi avait prétendu mettre les riches à la diète ; elle enlevait aux pauvres leur gagne-pain.

Toutes les villes qui avaient conservé un reste d'industrie, tous les centres de production parurent frappés de mort. A Lille, les ouvriers, n'ayant plus de quoi manger, demandaient à s'enrôler et à partir pour la frontière[59]. A Troyes, on placarda une affiche de protestation contre l'emprunt forcé[60]. A Lyon, ville d'initiative et de sens pratique, on vit un phénomène extrêmement remarquable : le pauvre, instruit par une expérience brutale, reconnaissant sa solidarité d'intérêts avec le riche ; l'ouvrier venant au secours du capital, afin que celui-ci continuât d'employer ses bras et de le faire vivre.

Tous ceux de nos concitoyens — disent le 2 vendémiaire les correspondances de Lyon[61]qui se trouvaient atteints par l'emprunt de cent millions se sont réunis et ont formé entre eux une espèce de jury répartiteur. Ils se sont arrangés de sorte que, sans nuire aux intérêts de la République, aucune des cotes n'a excédé la somme de 2.000 francs, et cette cotisation exemplaire a été de suite acquittée. Un nombre considérable de citoyens non sujets à l'emprunt ont voulu contribuer de leur modique fortune, et l'on a remarqué, parmi ces dignes citoyens, une infinité d'ouvriers, la plupart sans ouvrage. On n'a pu voir d'un œil sec des pères de famille sans bien porter leurs douze francs à la caisse commune en disant : Nous aimons bien mieux nous priver de pain pendant quelques jours que de voir l'emprunt fermer nos ateliers et nos fabriques. Ce dévouement héroïque a déjà eu les plus heureux résultats. Déjà plusieurs fabriques sont rouvertes à Lyon. On assure que plusieurs villes de commerce ont adopté ce système salutaire ; on cite entre autres Bordeaux. Si tous les départements imitaient ce bel exemple, non seulement on n'aurait point à craindre les injustices de l'arbitraire que semble consacrer la formation du jury répartitionnaire, mais encore les cotisations seraient moins onéreuses et plus tôt payées.

Ainsi la loi dirigée contre une classe d'individus ne l'avait qu'imparfaitement atteinte ; elle frappait indirectement toutes les autres. Encore les pouvoirs publics furent-ils déçus dans leur espérance d'un subside immédiat. L'administration eut beau déplorer un appareil formidable de poursuites, de saisies, d'expropriations, de contraintes par corps ; comme elle ne pouvait, selon la remarque d'un journal[62], mobiliser une armée de garnisaires, construire d'immenses garde-meubles pour recueillir les objets séquestrés, élargir les prisons pour enfermer tous les réfractaires à l'impôt, l'argent ne se rendit pas, demeura invisible, terré, retranché ; il ne se déversait dans les caisses du Trésor que par petites sommes et à grand'peine. Après deux mois, le jury n'était arrivé à taxer que jusqu'à concurrence de soixante et un millions qui seraient vraisemblablement réduits par le jury reviseur à cinquante ; à la même époque, six à sept millions au plus, dont une grande partie en papiers dépréciés, avaient été effectivement versés[63].

L'inepte législateur n'était pas au bout de ses mécomptes. La commune souffrance s'étant subitement accrue, les impôts précédemment établis, les contributions normales rendaient encore moins qu'à l'ordinaire ; on payait mal l'impôt progressif, on ne payait plus du tout les autres. Les relevés officiels accusèrent dans les recettes de la trésorerie, pour les trois derniers mois de l'an VII, une diminution d'un tiers sur la période correspondante de l'année antérieure[64]. Le fisc avait peu gagné, beaucoup perdu ; l'opération se soldait en fin de compte par une perte sèche ; c'était pour arriver à ce résultat que les financiers des Conseils avaient totalement perturbé le peu de vie économique qui restait à la France, ameuté les intérêts, accru les haines, fait un mal immense au régime.

 

IV

La loi de l'emprunt progressif mettait les biens en coupe réglée et frappait à la bourse ; celle des otages supprima sur plusieurs points la sécurité relative des personnes et la menaça en tous lieux.

Cette loi n'était pas née d'un seul coup dans le cerveau des révolutionnaires ; ce fut la conséquence logique et atroce de l'état de guerre qui subsistait entre deux portions du peuple français et qui mettait aux prises les partisans et bénéficiaires de la Révolution avec ses adversaires en armes. Les premiers avaient vaincu les seconds, sans les soumettre ; en beaucoup d'endroits, ils restaient campés sur leurs positions comme en pays conquis, harcelés d'ennemis, fusillés à tout bout de champ par les Chouans et les rebelles, au milieu de populations qui sympathisaient souvent avec les bandes. Fatalement, ils devaient en venir aux pires pratiques que se permet une armée d'étrangers en territoire occupé, à l'iniquité suprême, au système des responsabilités indirectes et collectives, à l'enlèvement de citoyens inoffensifs et notables qui répondraient pour tous. La loi du 10 vendémiaire an IV sur la responsabilité pécuniaire des communes, en cas de désordres, avait marqué un premier pas dans cette voie. Depuis longtemps, certaines administrations départementales saisissaient des otages, afin d'intéresser la population entière à la répression des troubles, et vantaient l'excellence du procédé. Par la loi du 24 messidor an VII, le Corps législatif ne fit que généraliser cette méthode, en y ajoutant un luxe de raffinements barbares.

Cette loi invitait les pouvoirs locaux dans tout département qui aurait été déclaré par acte des Conseils en état de troubles, et elle les autorisait dans les autres, en cas de troubles imminents, à désigner des otages parmi les parents d'émigrés, leurs alliés, les ci-devant nobles sauf certaines exceptions, les ascendants d'individus notoirement connus pour faire partie des rassemblements ou bandes. Les otages désignés devraient se constituer prisonniers sous dix jours à peine d'être traités en émigrés, c'est-à-dire à peine de mort. Pour tout assassinat ou enlèvement d'un fonctionnaire, d'un acquéreur de domaines nationaux, d'un défenseur de la patrie ou de ses père, mère, femme ou enfants, quatre otages seraient déportés, sans préjudice d'une forte amende. Les otages répondraient en outre pécuniairement des pillages et dégâts commis par les bandes. Une foule de dispositions accessoires complétait l'atrocité de cette loi, qui semblait vouloir devancer et exagérer pour toute une partie de la France les rigueurs de l'occupation ennemie.

Dans le courant de thermidor, la loi fut déclarée applicable à douze départements de l'Ouest en totalité ou en partie. On l'étendit ensuite à certaines régions du Midi. Plusieurs départements se trouvant frappés, tous s'attendirent à l'être, et le résultat fut d'exaspérer au lieu de terrifier. L'élasticité de la loi permettait aux autorités d'assouvir leurs haines particulières, d'inventer et d'étendre démesurément le délit de complicité morale avec les insurgés, de créer partout des catégories, des groupes de suspects qui seraient autant de fournées désignées pour l'échafaud, si les terroristes parvenaient à le relever. Instruit par l'expérience, on aima mieux périr en combattant, après s'être vengé, que de se laisser traîner à l'abattoir ; on ne voulut pas imiter ces nobles de 93 qui avaient plutôt cherché à bien mourir qu'à ne pas mourir. Des ligues de défense, des associations de représailles surgirent.

Dans la Gironde, une affiliation se forma sous ce titre : Amis confédérés de l'œ tire et de la paix. Dans leur manifeste, les chefs ne s'avouaient pas royalistes, quoiqu'ils le fussent au fond ; ils prétendaient ne s'enrôler sous aucun drapeau politique, se mettre seulement en garde contre les effets d'une atroce frénésie ; ou cessez d'enseigner les Droits de l'homme aux enfants qui balbutient, ou convenez que jamais il n'y eut plus juste sujet d'en faire usage[65]. A tous fonctionnaires qui tenteraient d'appliquer la loi des otages, on opposerait des sévices sur leur personne, sur leur famille, sur leurs biens : la loi du talion. Les adhésions à cette ligue de révolte se comptèrent par milliers ; il en vint des départements voisins et notamment de la Charente.

Dans l'Ouest, les gens de bon sens avaient immédiatement compris que la loi irait contre son but et grossirait le nombre des opposants actifs. Les soldats républicains le sentaient eux-mêmes ; ils disaient publiquement dans les rues d'Angers : La nation vient de faire dix mille Chouans[66]. Fouché reconnaissait que la loi était un instrument dangereux, une arme à deux tranchants, propre à blesser qui la manierait ; il souhaitait quelque ménagement dans l'application et craignait les suites[67]. En effet, les villes, les bourgs se vidèrent en un clin d'œil d'une quantité d'habitants paisibles par tempérament ou dégoûtés de la lutte ; se sentant matière propre à faire des otages, ils disparurent, s'enrôlèrent dans les bandes qui tenaient la campagne ou leur prêtèrent aide et conseil. Les Chouans se mirent de leur côté à saisir des otages, à organiser de sanguinaires représailles. L'insurrection générale de l'Ouest n'existait pas encore et attendait toujours, pour se produire, l'époque fixée par les chefs ; à ce moment, la loi des otages l'aggraverait, en transformant de simples mécontents en rebelles, en leur donnant une audace de désespérés.

Tout autour du territoire de chouannerie, le désordre augmente déjà, la contagion s'étend. En Indre-et-Loire, une grosse bande terrorise les campagnes. A Chartres, les autorités pensent à se replier en arrière et préparent leur déménagement. Par la Saintonge violemment troublée, par la Gascogne, la chouannerie essaie de se relier aux restes de l'insurrection méridionale, de les raviver. Dans la région pyrénéenne, il est vrai, la victoire des Toulousains a rendu l'avantage aux patriotes ; ils reparaissent en plus grand nombre, ils osent se montrer ; on s'étonne d'en trouver autant. Il est, je vous l'assure, plus de républicains qu'on ne croit, écrit assez naïvement un administrateur[68]. Néanmoins, l'Ariège, l'Aude, l'Hérault, n'ont recouvré qu'une tranquillité précaire. Plus loin, sur toute la surface des Bouches-du-Rhône, de Vaucluse, des Alpes-Maritimes, l'épidémie de brigandage redouble d'intensité. Le brigandage épars augmente dans la presque totalité des autres départements, car la loi appelant sous les drapeaux les conscrits de toutes classes, en multipliant à l'infini le nombre des réfractaires, lui fournit un formidable renfort.

Cette loi était le troisième des nouveaux instruments de torture qui tenaillaient la France. Elle ne s'exécutait qu'avec des difficultés inouïes. Dans des milliers de communes, les appelés refusent de partir, restent chez eux ou se cachent. La gendarmerie envoyée pour installer chez leurs parents des garnisaires est accueillie à coups de pierres, repoussée de vive force. Les conscrits obéissants, ceux qui se laissent conduire au chef-lieu, s'y voient parqués dans des locaux délabrés, malsains, dépourvus d'objets de casernement ; leur mécontentement s'aigrit. Dès qu'on les met en route, la désertion fait fondre les colonnes ; beaucoup de fugitifs se jettent à la vie sauvage ; ils rejoignent les détrousseurs de grands chemins, les pilleurs de diligence, les chauffeurs, les forçats évadés, les réfractaires aux anciennes levées, les criminels et les désespérés ; partout où des bandes armées circulent, ils les grossissent ; ailleurs, ils en forment.

Au Nord, la Belgique entière résiste à l'aggravation de l'impôt du sang. Sur les anciennes levées, elle restait en retard de 60.000 hommes au moins ; par exemple, le département de la Meuse-Inférieure n'avait fourni que 100 conscrits sur 1.125 appelés ; l'Ourthe en avait fourni 300 sur 1.674, Sambre-et-Meuse 296 sur 813, Jemmapes 429 sur 2.310[69]. Toute une partie de la population jeune avait pris la campagne ; la nouvelle mesure va faire fuir le reste, jusqu'au jour où cette masse refluera contre nous en bandes furibondes.

Pour toutes les autorités, il est évident qu'en Belgique la loi est inexécutable, qu'elle peut seulement généraliser la guerre de partisans, accentuer le mouvement séparatiste et hâter le moment toujours prévu et redouté de la révolte universelle, aujourd'hui surtout que la marche des Anglo-Russes en Hollande rend espoir à tous les mécontents. Dès messidor, le général commandant la 25e division militaire écrivait que les émissaires de l'étranger et les prêtres se saisissent des conscrits fuyards, réunissent les plus décidés, les transforment en brigands, en chauffeurs, et les portent sur des villages isolés ; ils y coupent les arbres de la Liberté, désarment, maltraitent ou assassinent les gardes champêtres, les gendarmes, les militaires, les commissaires du Directoire et les acquéreurs des biens nationaux. Ils impriment une terreur générale aux autorités constituées... Les troupes marchent sur les lieux des délits et ne trouvent plus personne... Il y aura une révolte contre l'exécution de la loi qui met en activité les cinq classes de la conscription. Le remplacement n'étant plus permis, les riches et les influents seront obligés de marcher ; ils préféreront conseiller la révolte que de s'armer contre l'Autriche, qu'ils regardent déjà comme maîtresse du pays ; ils se feront tuer chez eux ou émigreront plutôt que de tenir place dans les bataillons républicains... La très grande partie des habitants du pays, détestant le gouvernement républicain qui la prive de ses prêtres, recevrait comme amie n'importe quelle puissance qui la délivrerait des Français[70].

Les régions francisées par la monarchie, les anciennes frontières, l'Ardenne française, Metz et le pays messin, la Lorraine, l'Alsace, continuent à fournir inépuisablement des soldats ; là, il y a comme partout des réfractaires ; il y en a moins qu'ailleurs. Cependant, certains départements proposés jusqu'alors en exemple aux autres et bien notés, commencent à se troubler. Dans les Ardennes, une portion du contingent résiste à l'appel.

A parcourir un grand cercle autour de Paris, on aperçoit dans l'Aube, dans l'Aisne, dans l'Oise, en Seine-et-Oise, dans la Somme, dans le Pas-de-Calais, des faits d'insubordination et des ravages. La garde nationale de la Somme témoigne d'un si mauvais esprit qu'il faut la désarmer. La Normandie ne faisant point partie des départements de l'Ouest exemptés de la conscription en vertu des actes antérieurs de pacification, on tâche d'y appliquer la loi, mais la chose apparaît plus qu'impossible, infiniment périlleuse ; en essayant de recruter pour la République, on risque de recruter pour la chouannerie. Dans l'Orne, l'esprit public est tel que non seulement les conscrits refusent d'obéir à l'appel de la patrie, mais que beaucoup d'entre eux s'enrôlent dans les bandes royales[71]. Les administrateurs de l'Orne ont la certitude que l'instant de l'appel pour former les bataillons auxiliaires sera pour le plus grand nombre des conscrits du midi (de ce département) le signal de passer aux Chouans... Les prêtres réfractaires et les contre-révolutionnaires ont réussi à les persuader qu'il n'y a plus qu'à mourir en se rendant à la frontière. Le propos général est : Mourir pour mourir, j'aime mieux être tué que de m'en aller me faire tuer si loin[72]. En Eure-et-Loir, les conscrits marquent un peu plus de bonne volonté. Le Loiret, le Cher, l'Yonne, présentent des symptômes inquiétants, quoique leurs habitants soient en général fidèles ou au moins dociles. A Dijon, les malveillants excitent le bataillon auxiliaire à crier : Vive le Roi, au diable la Republique ! La plupart des jeunes gens résistent pourtant et crient : Vive la République ![73] Aux environs de Beaune, la gendarmerie s'est mise en chasse et poursuit les récalcitrants. En Saône-et-Loire, une colonne mobile, commandée pour les faire rejoindre, refuse d'obéir[74].

A mesure que l'on remonte la vallée de la Loire et que l'on descend dans celle du Rhône, le mal apparaît effrayant. Le nombre des déserteurs est si grand dans la Haute-Loire qu'il dépasse plusieurs milliers. L'administration centrale regarde comme impossible que la force armée qu'elle a à sa disposition puisse en arrêter même la cinquième partie ; ceux qu'on a arrêtés désertent de nouveau[75]. Les massifs montagneux du Puy-de-Dôme et du Cantal fourmillent de réfractaires. Dans la Corrèze, au jour fixé pour le départ des bataillons auxiliaires, cinquante hommes désertent avec leurs armes ; d'autres commettent un assassinat[76]. La Lozère est en pleine fermentation : Les conscrits s'y sont attroupés au chef-lieu et ont menacé le commissaire municipal qui les invitait à se rendre à leur poste[77].

Dans l'Ardèche et en Provence, tous les témoignages montrent les réquisitionnaires, conscrits, déserteurs, renouvelant incessamment les bandes qui arrêtent malles et courriers. Dans l'Hérault, la désertion est organisée, des émissaires répandus sur les routes excitent les enrôlés à s'échapper des rangs ; les administrateurs écrivent qu'ils ont réussi à faire partir huit à neuf cents réquisitionnaires et onze cents conscrits sur quatorze cent trois : mais les émissaires du royalisme depuis Saint-Pons jusqu'à Nîmes s'emparent d'eux et les font rétrograder ; si le Corps législatif ne prend pas d'autres moyens pour réprimer la désertion, les armées, loin d'être recrutées par les dispositions de la loi du 14 messidor, vont éprouver au contraire des désertions qui les mettront hors d'état de résister à l'ennemi ; et ces autorités concluent au retrait de la loi[78]. Dans le Tarn, certains cantons ont refusé de fournir le contingent ; à Castres, au contraire, on signale quelques enrôlements volontaires. Les conscrits de la Haute-Garonne se réfugient en Espagne ; un voyageur les rencontre errant par groupes de cinq cents sur le bord de la frontière[79]. Dans la Dordogne, les réquisitionnaires, déserteurs et conscrits désobéissants sont organisés en bataillons ; ils ont des chefs, des armes et beaucoup de poudre que leur fournissent de fausses fabriques, établies à Bergerac[80]. Le commissaire du département de Lot-et-Garonne écrit : Nous n'entendons plus parler de brigandage, mais nous sommes informés qu'on a vu plusieurs bandes de déserteurs armés de fusils de guerre ou de fusils de chasse ou sans armes ; la plupart de ces bandes, qui sont de dix, quinze ou vingt hommes, paraissent se diriger vers les Landes ; elles marchent la nuit[81]. Il y a un grand nombre de réfractaires armés dans les landes de Gascogne ; il y en a dans les vallées de l'Ariège, dans les causses du Tarn, dans les replis boisés du Limousin, dans l'âpre pays du Rouergue, dans les îles du Rhône, dans les Alpes et les Alpilles ; Lyon en absorbe par milliers et offre aux divers éléments de désordre un profond réceptacle.

Partout les autorités se sentent moins que jamais en sûreté ; dans beaucoup de communes, elles s'avouent à la merci d'un mouvement des factieux, d'une commotion toujours prévue, d'une mauvaise nouvelle des frontières ; elles fatiguent le gouvernement de leurs plaintes, réclament de l'argent, réclament des troupes, n'obtiennent rien et s'affolent. Là même où subsiste un semblant d'ordre matériel, c'est le désarroi administratif, le dénuement et la ruine des services ; des fonctionnaires surmenés, impayés, volant pour vivre ; le fléchissement et la dislocation de tous les rouages ; Fouché, placé au centre, observant l'ensemble, voit se lever les signes d'une désorganisation sociale[82].

Sans doute, les maux qui aboutissent maintenant à cet effet datent de loin ; depuis dix ans, ils ont sévi sur la France avec plus ou moins d'intensité, traversé des périodes d'exaspération et d'accalmie relative ; aujourd'hui, sous l'action de deux causes connexes, — retour du péril extérieur et accumulation de lois écrasantes, — leur force dissolvante s'accroît, d'autant plus que les résistances vitales se sont usées et découragées, que tout parait avoir été essayé en vain, expérimenté, manqué. La Révolution a passé par des heures plus terribles, plus sanglantes ; elle n'en a pas vu où le dépérissement de la chose publique et de l'opinion ait été si profond. Pour trouver un état matériel analogue à celui que présentaient alors des parties entières de la France, il eût fallu chercher loin dans le passé ou loin dans l'espace. A quelque temps de là, un Mamelouk d'Égypte, débarqué en Provence, habitué à l'anarchie orientale, croira, en arrivant chez nous, se retrouver dans son pays ; il verra en France des Bédouins[83], c'est-à-dire des nomades qui errent par bandes et qui pillent ; on voit aussi des fonctionnaires qui s'en vont percevoir l'impôt à la tête de colonnes armées, qui prélèvent le tribut à la pointe du sabre, comme font les pachas de Turquie ou les sultans du Maroc. La Révolution en est arrivée à faire ressembler la France aux empires inorganiques de l'Orient. Née d'un immense espoir de renouvellement, traversée d'abord d'un grand souffle d'idéal, elle se présente aujourd'hui, par le démenti qu'elle inflige continuellement à ses principes, sous l'aspect d'un recul vers la barbarie, d'un phénomène de régression brutale ; en elle, le principe moderne ne se démêle plus qu'à travers la laideur de la contradiction, du désordre et du crime.

 

 

 



[1] Lettres de madame Reinhard, 82.

[2] Bien des gens crurent à l'assassinat. Avant de partir, Joubert avait reçu une lettre de style et d'orthographe informes, dans laquelle une personne de son pays lui demandait instamment un rendez-vous qu'il ne parait pas avoir accepté ; voulait-on l'avertir d'un péril et l'engager à se tenir sur ses gardes ? La lettre nous a été très obligeamment communiquée par un descendant de Joubert. Telle qu'elle est, il ne nous parait pas qu'elle puisse à elle seule servir de base à une s'apposition fondée.

[3] Gazette de France 26 fructidor.

[4] Notes manuscrites de Grouvelle.

[5] Le Surveillant, 12 fructidor.

[6] La nouvelle vraie ou fausse du débarquement du général Bonaparte à Gênes, annoncée par les colporteurs, a produit la plus grande sensation sur l'esprit public. Rapport de l'état-major, 5-6 thermidor. Archives nationales, AF, III, 168.

[7] Voyez BOULAY DE LA MEURTHE, le Directoire et l'expédition d'Égypte, 96-160.

[8] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS.

[9] BOULAY DE LA MEURTHE, le Directoire et l'expédition d'Égypte, p. 240-242, avec les documents cités en note.

[10] Ibid., 189-194.

[11] BOULAY DE LA MEURTHE, le Directoire et l'expédition d'Égypte, 319.

[12] Gaudin (des Sables) à Chapelain, 22 fructidor-8 septembre, cité par CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, 364.

[13] Moniteur, 18 fructidor.

[14] Mémoires de Barras, III, 489-492, avec la lettre de Lefebvre qui y est reproduite. Quand on reprochait à Jourdan de voter avec des hommes de désordre et de sang, il répondait : Je vous prie de remarquer que ce sont eux qui votent avec nous, ce que nous ne pouvons empêcher, et non pas nous qui votons avec eux. Notice sur le 18 Brumaire.

[15] BARRAS, III, 485.

[16] BARRAS, III, 481.

[17] Moniteur du 24 fructidor.

[18] Notice de Jourdan sur le 18 Brumaire.

[19] Notice de Jourdan sur le 18 Brumaire.

[20] Notice de Jourdan sur le 18 Brumaire. La version de Jourdan est beaucoup plus vraisemblable que celle émanée plus tard de Bernadotte lui-même et d'après laquelle il aurait exigé des députés jacobins leur parole d'honneur de renoncer à leur projet. Voyez l'Histoire de Charles XIV Jean, I, 207, par TOUCHARD-LAFOSSE. Cf. BARRAS, III, 494-495.

[21] Gazette de France, 28 fructidor.

[22] Gazette de France, 28 fructidor.

[23] Gazette de France, 28 fructidor.

[24] La Gazette de France publia ce dialogue entre deux filles qui erraient dans la rue Honoré : L'UNE : S... o... d... D..., on ne voit personne, je n'ai pas encore étrenné. L'AUTRE : Je le crois bien, on veut déclarer la patrie en danger ; nous ne ferons rien ce soir. 28 fructidor.

[25] BRINKMAN, 328.

[26] BARRAS, IV, 10.

[27] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[28] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[29] BARRAS, IV, 13.

[30] BARRAS, IV, 13.

[31] Nous publions à l'Appendice I, le procès-verbal de la séance directoriale du 28, avec les lettres écrites séance tenante à Bernadotte, Dubois-Crancé et Milet-Mureau. Archives nationales, AF, III, 16.

[32] Mémoires de madame de Chastenay, 408.

[33] Mémoires de Barras, IV, 16-17. On sait la part prise par ROUSSELIN DE SAINT-ALBIN à la rédaction des Mémoires de Barras.

[34] Le général Sarrasin, adjoint au ministère de la guerre, rapporte dans ses Mémoires que Sieyès l'avait chargé d'offrir à Bernadotte le commandement de l'armée du Rhin. P. 122-123.

[35] Publiciste du 30 fructidor.

[36] Lettre du Directoire à Milet-Mureau, 28 fructidor. Voyez l'Appendice, I.

[37] BARRAS, IV, 40. TOUCHARD-LAFOSSE, 218-219. GOHIER, I, 144.

[38] Gazette de France, 29 fructidor.

[39] Voyez les journaux du 29 et du 30. Cf. le discours dans lequel Lucien Bonaparte, au cours de la séance nocturne du 19 brumaire, rappela ces scènes.

[40] Le Publiciste, 29 fructidor. Cf. BRINKMAN, 328.

[41] Le Surveillant, 12 fructidor.

[42] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS.

[43] Le Publiciste, 2e et 3e jours complémentaires an VII.

[44] Voyez spécialement le Publiciste et le Surveillant.

[45] Le Surveillant, 19 messidor.

[46] Le Publiciste, 14 messidor.

[47] Le Surveillant, 9 thermidor.

[48] Gazette de France, 6 thermidor.

[49] En 1793 et en l'an IV, on avait déjà recouru à des impôts progressifs qui avaient suscité une horreur générale et dont le recouvrement n'avait pu s'opérer qu'en valeurs mortes.

[50] Il avait dit : La matière imposable ici n'est pas le revenu, qui souvent ne suffirait pas, mais le capital. Séance du 28, Publiciste du 29.

[51] SCIOUT, IV, 536

[52] Numéro du 10 fructidor.

[53] Gazette de France, 9 fructidor.

[54] Lettre de Robert Lindet du 25 fructidor. MONTIER, 372.

[55] Mémoires de Gohier, 1, 79-80 ; cf. STOURM, les Finances du Consulat, 137-139.

[56] Procès-verbal de la séance des négociants et banquiers convoqués chez le consul Bonaparte, le 3 frimaire an VIII. Pièce. Bibliothèque nationale, Lb 43383.

[57] Le Surveillant écrivait le 15 vendémiaire : Le peu d'argent qui rentre de l'emprunt forcé est le produit des taxes modiques imposées sur les fortunes médiocres. Les énormes taxes des fortunes dites colossales n'ont rien donné... L'art d'imposer ne consiste pas à beaucoup charger le petit nombre des grandes fortunes, mais à modérément taxer toutes les fortunes.

[58] L'Espiègle, 14 vendémiaire.

[59] Publiciste du 15 thermidor.

[60] Archives de la guerre, correspondance générale, 19 thermidor.

[61] Reproduites dans les principaux journaux de Paris.

[62] Le Surveillant, 9 thermidor.

[63] Rapport de Creuzé-Latouche aux Cinq-Cents, 3 brumaire ; cf. SCIOUT, IV, 529, et STOURM, Finances de l'ancien régime et de la Révolution, II, 385.

[64] Un receveur de l'enregistrement versait par décade au Trésor public une somme de 10 à 12.000 francs ; ses recettes depuis l'emprunt forcé sont de 7 à 800 francs. Gazette de France, 5 fructidor.

[65] Gazette de France, 16 thermidor.

[66] Gazette de France, 3 fructidor.

[67] Rapport général pour vendémiaire. AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, p. 16.

[68] Archives de la guerre, correspondance générale, 23 fructidor.

[69] Archives de la guerre, correspondance générale, 24 thermidor.

[70] Archives de la guerre, correspondance générale, 28 messidor.

[71] Bulletin de police générale pour le mois de vendémiaire an VIII, publié par M. AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, p. 51.

[72] Rapport cité par CHASSIN, III, 332-333.

[73] Correspondance générale, 22 thermidor.

[74] Bulletin de la police générale pour vendémiaire. AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, 22.

[75] AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, 26.

[76] AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, 21-22.

[77] AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, 30.

[78] Correspondance générale, 7 thermidor.

[79] Correspondance générale, 6 thermidor, lettre du ministre des relations extérieures à l'ambassadeur de la République en Espagne.

[80] Bulletin de la police générale pour vendémiaire, AULARD, 32.

[81] Archives de la guerre, correspondance générale.

[82] Rapport du ministre de la police générale pour brumaire. AULARD, volume cité, 70.

[83] Mémoires de Roustam (Revue rétrospective, t. VIII, 1888).