L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA GENÈSE DU CONSULAT - BRUMAIRE - LA CONSTITUTION DE L'AN VIII

 

CHAPITRE III. — LUTTE DES PARTIS.

 

 

I

Joubert partit de Paris le 28 messidor — 16 juillet, désigné pour battre Souvorof et rompre le deuil de nos drapeaux, portant aussi en lui l'espoir des politiques qui attendaient d'un général victorieux la création d'un gouvernement et la réfection de la France. Pour ménager son succès tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, rien n'avait été épargné par les hommes initiés au secret. Ils avaient décidé de mettre près de lui Moreau comme adjoint et comme mentor : la sagesse à côté de la fougue. Pour rattacher Joubert à ce qu'il y avait de plus avenant dans le monde politique et la société d'alors, on l'avait fiancé à Mlle de Montholon, nièce de Sémonville, l'homme de toutes les prévoyances, sans cesse tourné vers l'astre naissant.

L'aventure de Joubert débuta comme un roman sentimental, qui plut aux Parisiens. Il courut se marier à Grandpré en Champagne, conduisit sa jeune femme auprès de ses parents à Pont-de-Vaux dans l'Ain, son pays natal. Il passe quelques jours dans de doux liens, puis s'arrache et, emportant comme talisman un portrait, vole au combat. Il montrait une impatience fébrile à vaincre, à s'illustrer d'une gloire nouvelle, pour jeter ensuite dans la balance politique le poids de son épée.

Il acceptait certainement de faire le coup ; ce qui est beaucoup moins sûr, c'est qu'il se subordonnât entièrement à Sieyès et voulût travailler pour le compte exclusif de la faction bourgeoise. Auprès de Gohier, il ne s'était pas gêné pour médire de Sieyès[1] ; il affectait un républicanisme exalté et d'autre part se laissait approcher par les émissaires du Prétendant[2]. Il est remarquable que le gouvernement de la Restauration, si hostile aux souvenirs et aux gloires de la Révolution, témoigna pour la mémoire de Joubert des égards presque officiels[3]. Faut-il penser que Joubert, prêt à jouer la partie décisive, aspirant à sauver d'abord la France du péril extérieur et du péril anarchique, n'écartait pas la pensée de négocier plus tard une restauration ? D'une façon générale, les généraux entrés dans l'affaire, moins exclusifs que les réformateurs conventionnels, moins gênés par un lourd passé, n'entendaient pas que ces civils façonnassent à leur gré et à leur seul profit le gouvernement futur[4]. On peut croire que Joubert, s'il comptait arriver au pouvoir par l'appui de Sieyès et de son groupe, rêvait de jouer ensuite le rôle d'arbitre entre les partis, peut-être de réconciliateur entre la France et les Bourbons.

Pour Sieyès, l'essentiel était de tenir au pouvoir jusqu'au retour triomphant de Joubert, afin d'être encore là pour l'attirer dans la place et lui faciliter l'effraction. Il se mit à lutter contre les Jacobins par les moyens légaux, avec plus de fermeté qu'on n'en eût attendu de sa part. Il n'était pas naturellement courageux ; il le devint sous l'aiguillon de la nécessité et de la peur. Le péril déclaré, l'obsession d'un grand dessein, semblaient l'avoir jeté hors de son caractère ; ses amis ne le reconnaissaient plus[5]. Il fut vraiment à cette époque le protagoniste de la défense sociale.

Le roulement établi entre les Directeurs l'avait fait pour quatre mois leur président. En cette qualité, il possédait une primauté d'apparat et présidait aux solennités nationales. La Révolution avait échelonné les fêtes publiques tout le long de l'été, à l'occasion des grands anniversaires : 14 juillet, 9 et 10 thermidor, 10 août, 18 fructidor, 22 vendémiaire. A ces diverses dates, il était d'usage qu'une cérémonie commémorative eût lieu au Champ de Mars, avec défilés et évolutions militaires, salves d'artillerie, musique, hymnes de circonstance, parfums brûlant dans des urnes autour de l'autel de la Patrie, figuration allégorique et décor pseudo-romain, orné de touffes de fleurs et de guirlandes[6]. Les Directeurs en grand costume prenaient place en avant des autorités sur des sièges massifs et tout dorés, et le président, prononçant un discours, parlait alors à la France. Le 14 juillet et surtout le 10 thermidor donnèrent occasion à Sieyès de se manifester.

Il fit sa déclaration de guerre aux Jacobins, rappela la sanglante et fangeuse tyrannie qu'ils avaient en d'autres temps fait peser sur la France : Quelle leçon ! Des hommes sans génie, mais non sans audace, avaient puisé dans le nom seul de la liberté qu'ils profanaient une force incompréhensible, un pouvoir monstrueux qui n'eut jamais de modèle etje le jure par la Républiquequi n'aura jamais de retour[7]. C'était donner un premier avertissement aux perturbateurs et lever le drapeau de l'ordre.

Plus pratiquement, Sieyès visait à s'assurer des positions indispensables à quiconque veut en France changer le gouvernement à l'aide de l'armée : le commandement de Paris et le ministère de la guerre. Les titulaires actuels de ces deux postes, Marbot et Bernadotte, semblaient acquis aux Jacobins. Sieyès cherchait une occasion d'évincer Marbot et de le remplacer par un homme sûr. Comme Bernadotte lui paraissait le grand obstacle, il le sapait et le minait par un travail de taupe, tâchant de persuader à Barras que la première qualité requise chez un ministre de la guerre était le manque de caractère et de personnalité, une docilité complaisante[8]. Ses collègues d'ailleurs commençaient à trouver que Bernadotte prenait trop de place et faisait trop de bruit ; on ne distinguait plus les chefs officiels de l'État derrière ce mirifique et encombrant personnage.

Cambacérès secondait Sieyès très activement. Dans sa partie, il travaillait à reprendre aux Jacobins une partie du terrain abandonné. Après le 30 prairial, à l'heure où l'on cédait tout à ces factieux, on leur avait livré l'administration centrale de la Seine, ce qu'on appelait alors le département, l'autorité collective qui régissait Paris au-dessus des municipalités d'arrondissement. Présidée par l'ancien dantoniste Lachevardière, cette administration pourrait, dans une circonstance critique, organiser un mouvement de populace ; elle venait de donner la mesure de ses tendances en composant la liste du jury de noms ultra-révolutionnaires. Comme ministre de la justice, Cambacérès signala ce fait à l'attention du Directoire ; par ménagement lâche, les Directeurs n'osèrent user de leur droit et annuler la liste. Spontanément, Cambacérès fit en sorte que la liste ne fut pas admise par les tribunaux[9]. Il travaillerait aussi à faire casser l'autorité qui l'avait formée, et ce serait détruire par avance le comité central de l'insurrection.

Dans les assemblées politiques, l'intrigue révisionniste, celle qui préparait une réforme constitutionnelle par moyens militaires, se développait sourdement et cheminait à pas muets. Les Anciens se transformaient décidément en cénacle des révolutionnaires assagis ; un de leurs membres, Courtois, thermidorien notable, venait de prononcer un virulent discours contre la faction expulsée du Manège et en train de se réinstaller ailleurs, contre ce club ambulant ; les Anciens paraissaient disposés à tout pour arracher la France à l'étreinte jacobine. Sieyès se flattait de les grouper autour de lui en grande partie, d'en faire le levier de l'entreprise et de s'en servir au besoin contre l'autre Conseil. Parmi les Cinq-Cents, le parti des modérés devenait de plus en plus le parti Sieyès, mais la majorité lui échappait toujours. Tour à tour jacobine ou simplement constitutionnelle, cette majorité se montrait très jalouse des prérogatives et des sûretés de l'assemblée.

Dans un projet de loi sur les garanties de la liberté civile, les Cinq-Cents insérèrent une disposition qui enlevait au Directoire la faculté de faire entrer dans le rayon constitutionnel, c'est-à-dire à Paris et aux environs, tel nombre de troupes qu'il jugerait utile. Cette faculté contraire à la constitution, le Directoire l'avait prise le 18 fructidor, pour opérer son coup de force ; au lendemain de cette journée, il se l'était fait conférer législativement. L'article la lui retirant fut arrêté au passage par les Anciens, qui refusèrent de le ratifier. Deux régiments de Paris, envoyés aux frontières, purent être remplacés par la 79e demi-brigade, par les 8e et 9e dragons ; la 79e avait été faite prisonnière par les Russes à Corfou et n'était rentrée qu'à la condition de ne plus servir contre l'étranger ; les dragons revenaient pour la plupart également prisonniers sur parole. On affectait ces troupes au service de la capitale. Il se trouva que, destinées peut-être dans l'esprit de Sieyès à marcher contre la constitution au signal de Joubert, elles étaient surtout et fanatiquement dévouées à Bonaparte, ayant participé sous ses ordres à la campagne d'Italie.

Dans le Directoire, Barras continuait à se rapprocher de Sieyès ; une majorité de résistance se formait. Gohier et Moulin eux- mêmes se sentaient parfois épouvantés du mouvement anarchiste ; ils n'avaient pas vu sans inquiétude l'assemblée du Manège, avant de se transférer rue du Bac, protester avec fureur contre ce déménagement forcé ; elle avait fait grand tapage, placardé des affiches d'indignation ; un individu avait crié à la tribune : Aux armes ![10] Et le nombre des membres grossissait toujours ; on parlait maintenant de trois mille sociétaires ; la réunion attirait à soi tous les fauteurs de trouble et leur donnait un centre.

Les Cinq-Cents, il est vrai, s'occupaient par moments d'un projet de loi qui réglementerait les sociétés politiques, tout en consacrant leur existence. Ce serait un moyen d'enfermer les clubistes dans un cercle de prohibitions strictes, de leur opposer des bornes légales, mais le résultat de toute discussion parlementaire demeurait problématique et se faisait longuement attendre. En aucune matière, les Cinq-Cents n'aboutissaient facilement ; le Directoire leur remontrait en vain l'urgence des solutions et les incitait à se hâter : Les messages restaient ensevelis dans les bureaux des commissions[11], tandis que la faction du Manège continuait à déblatérer contre tout le monde et à éructer des motions incendiaires. Devant cette persistance de désordre, le Directoire envisageait la nécessité d'agir de lui-même et de fermer la réunion par mesure gouvernementale.

Pour frapper ce coup, il fallait un ministre de la police propre aux besognes de vigueur. De l'avis général, Bourguignon était au-dessous de la tâche. On ne lui trouvait que de l'honnêteté et une jovialité épaisse, quand sa fonction réclamait tout autre chose ; il n'en imposait à personne, manquait essentiellement de l'ampleur et de la carrure nécessaires. Pour le remplacer, un nom fut proclamé, celui d'un personnage qui avait derrière soi un passé sinistre, mais que l'on savait homme d'exécution et auquel on connaissait désormais de bonnes raisons pour ne pas vouloir que la faction du Manège envahit l'État : l'ancien oratorien Fouché de Nantes, Fouché de Lyon plutôt, ex-massacreur, ex-mitrailleur de la seconde ville de France.

Après Thermidor, Fouché avait plongé dans les dessous ; il y avait vécu plus que misérable et honni, oublié ; s'employant à des besognes de basse police, tâtant de la spéculation et des affaires ; tantôt, s'il faut en croire Barras, cherchant la fortune dans une entreprise pour l'engraissement des porcs et tantôt quémandant une place, une toute petite place, une placette[12], pour ne pas mourir de faim et faire vivre les siens, car il restait dans son taudis excellent mari d'une femme très laide et homme de famille. De ce trou noir, on l'avait vu peu à peu sortir, remonter au jour, se raccrochant où il pouvait, se hissant jusqu'à la faveur de Barras. En Fructidor, en Prairial, il avait rôdé dans les alentours du pouvoir, servi Barras, connu Sieyès, joué dans les décisions un rôle occulte. On l'avait récompensé en l'envoyant ambassadeur à Milan d'abord, puis à la Haye, et de là il s'efforçait, comme il sentait la chance lui revenir, de se frayer le chemin du ministère, par le moyen d'amis qui avaient accès au Luxembourg et qui vantaient ses aptitudes policières[13]. Finalement, Barras le proposa ; Sieyès, qui n'acceptait en lui qu'un instrument temporaire, appuya la proposition. Contre la poussée anarchiste, il parut que l'ultime ressource était ce Jacobin sans préjugés et de poigne toujours solide, retraité dans une ambassade. Le 2 thermidor, un arrêté du Directoire nomma le citoyen Fouché de Nantes ministre de la police générale ; le public mal informé en frémit d'abord.

Fouché n'était pas un révolutionnaire bourgeois et posé à la façon de Sieyès et de ses amis. S'il voulait sauver les hommes de la Révolution, il n'exceptait nullement ceux d'en bas. Ses forfaits d'autrefois, son tempérament, son humeur, la crudité ordurière de ses propos, encore qu'il fût cynique plutôt que vulgaire, et même un certain instinct démocratique le rattachaient aux Jacobins extrêmes. Seulement, il sentait que les Jacobins d'aujourd'hui, en voulant rejeter la République dans l'anarchie pure, faisaient fausse route et se mettaient en opposition avec les nécessités de l'époque, avec la volonté publique, et conduisaient à une catastrophe d'où la contre-révolution sortirait infailliblement. Cette faction de Jacobins attardés n'était plus à ses yeux qu'un anachronisme. Il aspirait à façonner un gouvernement fort avec des éléments démagogiques, pétris et triturés de sa rude main. Il était d'ailleurs en relations avec Joubert et connaissait l'espoir que fondaient sur le jeune général les républicains organisateurs[14]. Comme il ne se sentait pas en mesure de jouer dans l'œuvre reconstituante le premier rôle, il acceptait de le faciliter à autrui, pour accaparer le second ; il travaillerait donc, lui aussi, à déblayer le chemin. Par tous ces motifs, il n'hésiterait pas à disperser les clubistes, quitte à se les rallier ensuite, à les mettre au pas et à en former sa garde ministérielle.

Il ne se fit pas prier pour revenir de la Haye et entrer au pouvoir ; on l'eut au bout de dix jours. Le 11 thermidor, il prêtait serment devant le Directoire et prenait possession avec aisance de l'hôtel du quai Voltaire, où le personnel de ta police se sentit immédiatement commandé.

Dès ses premiers contacts avec les gouvernants, avec Paris, l'homme à la face d'une pâleur extraordinaire, aux paupières saignantes, aux yeux sans regard, plus immobiles que des yeux de verre, se révéla une force. Il manifestait un cynisme imperturbable et une audace tranquille ; avec cela, des côtés d'ironiste à froid et de mystificateur. On l'a fait venir pour mater le monstre jacobin ; il commence par piétiner la réaction. Sa façon de prendre position devant le public, c'est de faire insérer en bonne place dans les journaux, en même temps qu'une proclamation où il se met hardiment eu vedette et répond de l'ordre, un arrêté appliquant nominativement à trente-deux personnes une loi de terreur fructidorienne ; il s'agissait de la loi du 19 brumaire an VI ; elle assimilait en bloc aux émigrés et par suite permettait de condamner administrativement à mort les députés fructidorisés qui s'étaient soustraits à la déportation par la fuite et qui ne se livreraient pas dans un délai fixé. Ces malheureux, parmi lesquels on comptait Camille Jordan, Portalis, Pastoret, Quatremère de Quincy, Carnot, avaient gagné la frontière ou se tenaient cachés ; la mesure édictée contre eux individuellement n'avait aujourd'hui que la valeur d'un arrêt par contumace, mais Fouché avait voulu avant tout se mettre en règle avec les purs et attester l'inviolabilité de ses principes. Sous le couvert de l'enseigne révolutionnaire qu'il arbore et rafraîchit, il peut se tourner maintenant contre les factieux du Manège, sans être accusé de faire le jeu de la réaction. Il prépara contre la réunion jacobine un volumineux rapport, une dénonciation en règle, qui ressemblait à l'exposé des motifs d'un arrêté de clôture. Son talent serait toutefois d'aller au but sans précipitation ni retard. Avant de donner l'assaut à la position ennemie, il entendait la reconnaître, étudier le terrain, écarter les obstacles, fortifier ses moyens et assurer ses derrières.

Le Directoire restait au fond incertain et tiraillé. Sieyès voulait aller de l'avant, mais les débuts de ce déconcertant Fouché l'ahurissaient un peu ; Gohier et Moulin retenaient le mouvement. Dépourvu d'un point d'appui solide dans le Directoire, Fouché avait à se méfier d'une moitié tout au moins des autorités civiles et militaires de la capitale, puisque le conseil départemental, le commandant de Paris, le ministre de la guerre, restaient suspects de partialité envers les clubistes.

C'étaient les Anciens qui se montraient alors le plus animés contre eux ; ils semblaient provoquer l'action du Directoire en lui signalant, par message, les illégalités imputables à la société jacobine. Le rapport de Fouché servit de réponse aux Directeurs ; fortement conçu, mesuré dans la forme, rendant hommage aux clubs dans le passé pour mieux faire ressortir leurs déportements actuels, il concluait simplement à la nécessité de voter sans retard la loi sur les sociétés politiques, afin que leurs droits fussent garantis et qu'en même temps leurs écarts pussent être réprimés. Fouché s'en tenait encore à proposer des moyens strictement parlementaires, et c'était peut-être pour en démontrer l'inanité.

Le rapport fut envoyé aux Anciens, qui le transmirent aux Cinq-Cents comme une invite à voter la loi ; les Anciens s'exerçaient ainsi à une initiative qui dépassait un peu leurs attributions constitutionnelles et que nous verrons singulièrement se développer en Brumaire.

Aux Cinq-Cents, la lecture de la prose ministérielle suscita parmi les députés jacobins des dénégations furibondes, où perçaient ces cris : Ce n'est pas vrai ! C'est faux ! La tribune publique vociférait, car le bataillon anarchiste avait repris l'habitude de la peupler de ses chefs de file et de ses vivandières. Une discussion confuse et violente suivit, reprit le lendemain. Le rapport fut renvoyé à une commission, mais on n'en vota pas l'impression ; plusieurs épreuves douteuses avaient eu lieu, dans un vacarme dont certains passages du compte rendu peuvent donner une idée. Il n'est plus possible à l'orateur de se faire entendre... Pendant près d'un quart d'heure, les murmures, les réclamations, les cris : Aux voix, l'impression, renouvelez l'épreuve, l'appel nominal, oui, non, couvrent sa voix... Le tumulte, l'agitation de toutes parts se renouvellent... Le tumulte continue... Le tumulte est à son comble[15]. En somme, le Conseil apparaissait une fois de plus coupé en deux, scindé par moitiés à peu près égales et par cela même réduit à l'impuissance. Pour détourner l'attention, le député Briot dénonçait à grands cris l'agitation contre-révolutionnaire, les complots royalistes, les assassinats de républicains qui se multipliaient effectivement dans plusieurs parties de la France.

Le club jacobin, se sentant menacé, tempêtait. Depuis quelques jours, il dirigeait ses foudres particulièrement contre Sieyès. Les frères et amis, au milieu de leurs extravagances, montraient quelque perspicacité ; ils devinaient, sinon l'entreprise à main armée dont Joubert avait assumé l'exécution, au moins la trame vaguement orléaniste qui était derrière. Pour leurs journaux, Sieyès était la main invisible qui conduisait la République vers une contrefaçon de royauté aussi odieuse que la monarchie légitime aux révolutionnaires de la bonne espèce. Quant à Fouché, il fut excommunié, anathématisé comme faux frère et traître à la cause, avec de violents outrages. Devant ce jacobinisme hurlant et trépignant, des éléments de trouble en sens inverse continuaient à fermenter. Le soir, dans l'énervante atmosphère de l'été, dans l'étouffement des rues chaudes et jusqu'en place de Grève, des cris de : Vive le Roi partaient de groupes errants[16]. Bien que cette double effervescence fût toute de surface, l'émotion, la fièvre du grand Paris avide de repos se prolongeaient. Ces premières journées d'août passèrent lourdes d'angoisses, opprimées de craintes toujours renaissantes. On disait que les Jacobins organisaient une propagande dans l'armée, dans les régiments nouvellement arrivés[17] ; on parlait d'irruption dans la rue, d'attentats médités contre les pouvoirs publics.

L'anniversaire du 10 août fut célébré au milieu de ces agitations. Au Champ de Mars, devant les corps constitués, dans le décor habituel et le flottement des banderoles tricolores, en présence du buste des deux Brutus érigé sur l'autel de la patrie, Sieyès prononça un discours encore plus courageux que les précédents ; s'adressant aux républicains d'ardeur exagérée, il tâchait de les ramener par de pressants et fraternels avis, mais il les invitait nettement à se séparer de perfides meneurs ; contre ceux-là, il fulminait un réquisitoire acerbe. Leur but n'est certes point la justice ; ce qu'ils veulent, c'est enivrer le public de défiances, c'est porter la confusion et le découragement chez les Français, c'est maîtriser tout dans le trouble, c'est gouverner, en un mot, à quelque prix que ce soit ; Français, vous savez comme ils gouvernent ![18]

Il y eut ensuite petite guerre, prise d'un simulacre de château représentant les Tuileries -t signalé par un drapeau blanc ; des figurants à mine d'émeutiers, armés de fusils, représentaient le peuple, les vainqueurs du 10 août, et appelaient à la rescousse les soldats républicains pour forcer le réduit des tyrans, avec semblant d'assaut et décharges à poudre. Tandis que pétillait l'inoffensive fusillade, les Directeurs, assis à leur place d'honneur, entendirent distinctement des balles siffler à leurs oreilles et s'incruster dans le décor situé derrière eux. Ces balles étaient restées dans le canon de quelques fusils ; était-ce par mégarde ou par criminel dessein ? On crut généralement que des Jacobins s'étaient glissés parmi les figurants et avaient tiré à balle sur Sieyès et Barras ; on avait remarqué qu'au moment de la décharge des vociférations sauvages étaient parties de certains groupes[19]. D'autres personnes croyaient qu'il fallait chercher les coupables parmi la troupe, ce qui eût été encore plus grave. Dans tous les cas, l'autorité militaire avait encouru une grave responsabilité par son défaut de surveillance.

Au lendemain de la fête, les Directeurs assez troublés s'étaient mis à délibérer. Fouché a raconté qu'il fit passer à Sieyès, pendant la séance, un billet griffonné au crayon ; Sieyès, l'ayant lu, approuva fort et suivit le conseil qui y était inclus ; il fit prendre par ses collègues, encore sous le coup de l'émotion ressentie, un double arrêté qui relevait de ses fonctions Marbot, commandant de Paris, et qui lui substituait le général Lefebvre. Sieyès obtenait ainsi la satisfaction et la rassurance longtemps désirées. A onze heures du soir, le ministre de la guerre fut avisé de la mesure et chargé de l'exécution immédiate, sans avoir été consulté[20].

Débarrassé de Marbot et mieux établi dans la confiance de Sieyès, Fouché se sentait les coudées plus franches ; son plan était désormais fixé. Aux amis inquiets qui lui demandaient ce qu'il allait faire à l'égard du formidable club, il répondait : Une chose bien simple, je vais le dissoudre[21]. Il n'attendait rien des assemblées et s'inquiétait peu du grondement des Cinq-Cents. Il ne croyait pas d'autre part à une résistance dans la rue, s'étant aperçu que le vrai peuple ne suivait plus les Jacobins. D'ailleurs, le nouveau commandant de Paris, quoique républicain exalté et ami de Jourdan, se conduisait bien, prenait des précautions militaires, se tenait en garde contre toute surprise, concentrait ses moyens ; un détachement de dragons en remonte à Saint-Germain-en-Laye fut appelé dans Paris[22] ; le 25, à cinq heures du soir, le mot d'ordre fut changé dans tous les postes[23].

Faut-il croire enfin que Fouché sut neutraliser le ministre de la guerre, cet inquiet et inquiétant Bernadotte ? Dix ans plus tard Fouché duc d'Otrante, ministre de la police générale sous l'Empereur et Roi, se promenant dans la forêt de Fontainebleau avec Philippe de Ségur et saisi d'un besoin de confidences, racontait comment en thermidor an VII il s'y était pris avec Bernadotte ; crûment, il lui eût dit le mot de la situation et fait la profession de foi des révolutionnaires en place : a Imbécile, où vas-tu et que veux-tu faire ? En 1793, à la bonne heure, il y avait tout à gagner à défaire et à refaire. Mais ce que nous voulions alors, ne l'avons-nous pas aujourd'hui ? Or, puisque nous voilà arrivés et que nous n'avons plus qu'à perdre, pourquoi continuer ? Fouché jugeait le raisonnement irréfutable : Il n'y avait à cela rien à répondre. Eh bien ! Bernadotte ne se rendait pas et trouvait moyen de discuter, s'entêtait à des chimères. Alors, avec la résolution du froid politicien qui sait s'imposer en temps de crise civile à l'effarement des militaires, Fouché l'eût maté d'une phrase : Comme tu voudras, mais souviens-toi bien que dès demain, quand j'aurai affaire à ton club, si je te trouve à sa tête, la tienne tombera de tes épaules. Je t'en donne ma parole, et je la tiendrai. — Cet argument, ajoutait Fouché, le décida[24].

Le 26, Fouché soumit à la signature des Directeurs un arrêté portant purement et simplement fermeture du club. Cette fois, il proposait d'en finir et de frapper les Jacobins ; seulement, par une conception étonnante et un tour de sa façon, il proposait de les frapper comme royalistes, comme une variété de Chouans, qui poussaient à la réaction par l'excès du désordre. Cette énormité était d'ailleurs conforme à beaucoup de précédents.

Cambacérès, appelé en consultation, approuva fortement et concourut à faire adopter l'arrêté, mais il s'éleva contre la fausse connexité que Fouché prétendait établir entre les menées des deux partis extrêmes[25]. On inséra néanmoins, dans le message qui notifierait aux Cinq-Cents la mesure prise, les phrases suivantes : Oui, citoyens représentants, le royalisme conspire avec audace, ses agents se révèlent sous toutes les formes, se masquent de tous les déguisements, empruntent tous les langages ; ils travaillent à la perte de la République per- les efforts d'une haine ouverte comme par la perfidie d'un faux zèle, par les attaques d'une guerre déclarée comme par l'hypocrisie d'un patriotisme extrême. En même temps, pour mieux se couvrir à gauche, Fouché faisait demander aux Cinq-Cents une loi qui l'autorisât à opérer des perquisitions et visites domiciliaires, dans le but de découvrir les émigrés rentrés, les embaucheurs royalistes et tous les conspirateurs de droite. C'était un moyen de plaire aux Jacobins parlementaires, à l'heure où l'on allait frapper leurs amis. Sieyès aurait dit : Dorez-leur la pilule, mais il faut qu'ils l'avalent[26].

Fouché tenait son arrêté de clôture ; il ne perdit pas un instant pour en assurer l'exécution. Le jour même, à cinq heures du soir, le local de la rue du Bac était fermé, les scellés apposés sur les portes, les papiers saisis. D'après un témoignage ultérieur[27], le ministre de la police aurait surveillé lui-même la mise du club en interdit, se faisant le Cromwell de ce bas parlement. Il eût empoché les clefs et s'en fût revenu les déposer tranquillement sur le bureau du Directoire.

Autour du local gardé militairement, autour des détachements de cavalerie stationnant dans les rues avoisinantes, des rassemblements nombreux et animés se formaient, mais se montraient en général très satisfaits de la mesure. Le représentant Briot, qui s'était mêlé à la foule, l'entendit s'exprimer vertement sur le compte des Jacobins et même de ces coquins de députés ; il attribua ces propos aux mouchards de la police[28]. Quelques clubistes récalcitrants essayèrent de forcer la consigne ; on en arrêta un petit nombre, pour l'exemple. Le gros de la bande parlait de se reformer ailleurs, de s'assembler dans l'hôtel de Salm, aujourd'hui palais de la Légion d'honneur, — où des groupes pénétrèrent dans la cour. La police les réprima, sans faiblesse ni violence inutile, tandis que le peuple regardait faire, et Paris presque entier poussa un grand soupir de soulagement.

Les journaux de la faction hurlèrent : Le Directoire ose accuser la réunion d'avoir violé la constitution ; le Directoire en a menti ; c'est un honteux calomniateur[29]. Les Cinq-Cents prirent très doucement la chose ; dans la séance du 26, on parla seulement de mettre tout de suite à l'ordre du jour la loi organique sur les sociétés, la fameuse loi qui devait assurer tous les droits et qui d'ailleurs ne verrait jamais le jour.

Au fond, les députés ne se sentaient pas rassurés pour eux-mêmes ; ils commençaient à craindre que Sieyès et Fouché, après s'être fait la main aux dépens du Manège, ne les traitassent quelque jour à la façon d'un mauvais club. Une rumeur de coup d'État leur semblait circuler dans l'air ; au moindre indice suspect, une peur les appréhendait. Instruits par hasard que les inspecteurs des Anciens, en prévision de troubles pour la journée du 26, avaient mis à la disposition de Lefebvre une partie de la garde des Conseils et l'avaient ainsi distraite de sa destination naturelle, il leur fallut trois jours pour se remettre de la stupeur et de l'indignation causées par cet incident[30]. Dans le public, on s'étonna que l'anéantissement du club se fût opéré avec tant de facilité et que Fouché, à marcher hardiment sur ce fantôme, l'eût fait s'évanouir. Fouché, à la vérité, se montrait très doux maintenant envers ceux qu'il avait frappés ; il semblait désirer que ces membres de la famille républicaine, ces enfants terribles, un instant égarés, rentrassent au giron ; il défendait de les insulter et mettait quelque baume sur leur blessure. Un revirement se produisit néanmoins en sa faveur dans l'opinion parisienne. On lui sut gré de sa vigoureuse dextérité ; les bourgeois paisibles, les propriétaires, le beau monde, les honnêtes gens, trouvèrent que Fouché valait mieux que sa réputation et le jugèrent homme de gouvernement. Ils portèrent à son actif cette première victoire sur l'anarchie.

 

II

La situation n'en restait pas moins terriblement critique. Un peu meilleure dans la capitale, elle s'aggravait en province, car l'affiliation jacobine travaillait partout à se reconstituer, à se ramifier, et la société-mère de Paris s'était créé d'innombrables succursales. Dans les grandes villes, dans beaucoup d'autres, des clubs se tenaient ou cherchaient à se reformer, mais se heurtaient aux résistances exaspérées de toute une partie de la population ; peur, horreur des Jacobins, c'étaient alors les seuls sentiments qui fussent capables de l'émouvoir. En vingt endroits, des rixes sanglantes éclataient entre Jacobins et jeunes gens décidés à les faire rentrer sous terre.

A la poussée jacobine répondait une poussée royaliste, favorisée en outre par les revers de nos armées. Comme tout le monde avait l'impression d'assister à l'agonie d'un gouvernement, les royalistes d'action s'imaginaient que la Révolution périssait avec le Directoire. Après dix ans de faux espoirs, de mécomptes et de désastreuses épreuves, ils croyaient que l'avenir se rouvrait enfin devant eux ; en aucun temps, ils ne s'étaient sentis si rapprochés du but, conséquemment si portés à entreprendre : encore un effort, se disaient-ils, un suprême et universel effort, et la France serait reconquise à son roi.

Ils s'étaient décidés à une prise d'armes générale et s'y encourageaient d'autant plus que la République, pour renforcer nos troupes d'Italie et d'Allemagne, avait dû plus complètement dégarnir l'intérieur. Le 16 messidor, d'après un relevé officiel, la France ne contenait plus en troupes de ligne que 46.235 hommes, plus 10.681 soldats de l'artillerie et du génie, et Paris occupait 7.935 hommes, la surveillance de l'Ouest au moins 30.000 ; il y avait en outre 10.681 canonniers gardes-côtes, mais affectés uniquement au service du littoral, et dans les dépôts 10.681 hommes, mal ou point armés[31] ; c'était peu pour suppléer à l'insuffisance de la gendarmerie et des colonnes mobiles. Le royalisme tentait d'ailleurs la fidélité des troupes, répandait des appels à la désertion, à la rébellion. Dans lcs villes, il essayait de tourner à son profit le mouvement de la jeunesse antijacobine ; dans les campagnes, le banditisme prenait de plus en plus le masque de la politique et la politique employait les moyens du brigandage. La masse urbaine et rurale, il est vrai, restait en général inerte, moins dégoûtée de la Révolution que des révolutionnaires, mais affectée de mortelle langueur et incapable de réagir contre l'effort des factions. Sans que ces factions se jetassent encore les unes sur les autres par grosses bandes armées, par milices organisées, elles se faisaient la main par attentats individuels, pillages, assassinats, tumultes, et d'un bout à l'autre de la France commençait à s'entendre un grésillement de guerre civile.

Mieux que des aperçus d'ensemble, une série de faits locaux, caractéristiques, pittoresques, relatés dans les rapports quotidiens des administrations civiles et militaires, dans les récits des voyageurs, nous feront suivre jour par jour l'accroissement du désordre. A travers ces témoignages instantanés, ces aveux, la France apparaît dans la diversité de ses opinions et de ses passions, dans la bigarrure de ses teintes, avec ses taches rouges, ses taches blanches, tous ses éléments discordants qui rentrent en lutte par-dessus un fonds de marasme et de langueur. Depuis le 15 messidor jusqu'au 20 thermidor, la progression est constante, et cet aspect d'un mois de la vie provinciale peut montrer où en arrivait la France.

Les départements sis autour de Paris et formés de l'Île-de-France, les plaines champenoises, l'Aisne et les Ardennes, la Lorraine et les Vosges, la Bourgogne, les plateaux du Nivernais, du Bourbonnais et de l'Orléanais, et jusqu'à un certain point la Touraine, jouissent d'un calme relatif. On n'y voit que les désordres ordinaires : insoumission des conscrits, résistance à l'impôt, résistance aux lois de persécution religieuse. A Laon, à Reims, à Metz, à Nancy, des clubs fonctionnent ; à la clique anarchiste[32] s'oppose une minorité de réactionnaires agités, et la population incline vers celle-ci par horreur de l'autre. Sous ces réserves, la population parait accepter ou du moins supporter les institutions. C'est par les bords que la France reprend feu, bord océanique, région flamande et rhénane, région du Sud-Est, littoral méditerranéen, contrée pyrénéenne ; dans tous ces pays, qui subissent directement ou indirectement l'influence de l'étranger, le désordre chronique recommence à tourner en anarchie aiguë.

A cet instant, le nouveau ministre des relations extérieures, Reinhard, arrivant par mer de Toscane, atteint la partie méridionale du territoire et tente d'aborder à Toulon. Il trouve Toulon en proie à une administration jacobine. Ces tyrans locaux prolongent contre lui les délais de la quarantaine, l'accablent de mauvais traitements qui font mourir son enfant. C'est que le Journal des hommes libres l'a pris vivement à partie, comme appartenant au groupe modéré ; on espère encore faire rapporter sa nomination. L'intrigue ayant échoué, les frères et amis de Toulon le reçoivent avec drapeaux et musique, et ces bourreaux se font obséquieux[33]. A Toulon, les modérés ont fui ; la terreur règne en ville. Le Var reste en général républicain, mais çà et là les éléments réfractaires à la Révolution fermentent. II a fallu mettre la Ciotat en état de siège ; à Aups, une émeute paysanne vient d'éclater ; le commandant de la gendarmerie rapporte que lui et ses hommes ont été repoussés par les villageois, nous traitant de brigands, scélérats, patriotes, terroristes, coquins, voleurs, et en un mot de toutes les injures les plus piquantes pour des républicains[34].

A côté, les Alpes-Maritimes présentent un foyer d'agitation contre-révolutionnaire. Là, ainsi que dans tous les départements conquis par la valeur de nos armées et traités selon le mode révolutionnaire, la population en masse regrette son tyran et maudit ses libérateurs. Il existe dans les Alpes-Maritimes une variété particulière de brigands ou plutôt de guérillas les barbets. Ils occupent le fond des vallées, les villages haut perchés, les fissures des rochers et toutes les anfractuosités de l'Alpe sèche ; ils en descendent pour attaquer les courriers, les détachements, et viennent de désarmer une compagnie entière de soldats républicains ; leur nombre augmente tous les jours. Les autorités militaires se montrent impuissantes ou corrompues. Le conseil de guerre siégeant à Nice passe pour acquitter les coupables à prix d'argent. Les troupes n'auront bientôt plus de quoi manger. Ce qu'il y a de plus inquiétant dans notre position, écrit l'administration, c'est que tous les services manquent et que la distribution du pain va cesser dans trois jours[35]. Sur tous les sentiers du littoral passent des déserteurs échappés de l'armée d'Italie ; ils passent par bandes de quinze, vingt, trente, cinquante et soixante ; quelques-uns ont gardé leur uniforme, leur sabre, leurs pistolets ; ils se plaignent d'être restés là-bas vingt jours sans distribution de vivres, sans autres moyens de subsister que ceux qu'ils se procuraient e par les voies militaires[36] ; ce triste déchet de nos armées s'unit partout aux faiseurs d'anarchie.

La route postale qui dessert le littoral, celle qui met en communication Nice, Toulon, Marseille et plus loin Nîmes, est infestée de brigands comme une route d'Orient ; certains passages, entre les étranglements des montagnes au profil aigu et les roches calcaires, sont particulièrement dangereux ; on ne s'y hasarde qu'en tremblant. On en vient à composer d'avance avec les brigands, à passer avec eux des abonnements, comme on fait en Turquie.

Voici Marseille, jadis reine de la Méditerranée, reine déchue. Où est l'activité de ses entrepôts, l'animation pittoresque et colorée de ses rues ? Où est la forêt de mâts qui s'appuyait à ses quais, alors que le commerce avec l'Orient déversait dans la ville quatre-vingts millions de livres par an ? La Révolution, la guerre et spécialement la rupture avec la Turquie ont détruit nos comptoirs du Levant, ces antiques fournisseurs de Marseille. Aujourd'hui, dans le port fétide, quelques carcasses de navires pourrissent. Il y a pourtant des boutiques, des débitants d'objets usuels, des plaisirs et des spectacles, mais le pavé des rues est à tel point dégradé qu'on ne peut y circuler en voiture[37]. Les monuments se délabrent ; les établissements publics et les hospices tombent au dernier degré du dénuement ; sur cinq cent cinquante enfants naturels déposés à l'hospice d'Humanité en l'an VII, il en mourra cinq cent quarante-trois[38]. Dans Marseille, il ne semble y avoir de vivant que les haines. On se hait entre gens de la même rue, de porte à porte, et les autorités se bornent à espérer que l'usage des voies de fait se perdra peu à peu entre voisins. Par crainte de rixes, il avait fallu interdire jusqu'aux amusements traditionnels ; on essaie pourtant de reprendre l'usage, aux jours fériés, des danses populaires qui couraient sur les places, sur les cours, sous le feuillage des platanes.

Par moments, les braillards jacobins emplissent la cité de tumulte : dans la soirée du 4 au 5 (thermidor), des rassemblements ont parcouru certains quartiers en chantant des airs patriotiques qu'ils ont souillés de chansons obscènes et de vociférations dégoûtantes[39]. Le parti de la réaction est néanmoins en majorité dans la ville et par ses bas auxiliaires ravage la banlieue. Le fanatisme — lisez l'esprit religieux — a repris tout son empire, un certain nombre de prêtres attirent la foule dans les églises et attaquent victorieusement les institutions républicaines, qui, en partie, sont méconnues et foulées aux pieds. Les spectacles sont des arsenaux d'incivisme et de discorde. Le titre de citoyen est exilé de toutes les bouches. L'organisation de la garde nationale est une chose ridicule, les citoyens font leur service sans armes, et dans les postes il n'y a que quelques mauvais fusils tout démontés : Des éléments de Vendée éclatent de toutes parts, les montagnes recèlent un grand nombre de déserteurs, de réquisitionnaires, de conscrits, de sabreurs et d'égorgeurs, qui se présentent par bandes de cent sur les grandes routes, pillent les voyageurs, les courriers, assiègent les petites communes, assassinent les magistrats et viennent faire le coup de fusil jusqu'aux portes de la ville. Ils sont accueillis et logés chez des paysans fanatisés ou dans des maisons de gens connus[40]. La même note dénonce le commandant de place, qui ne fréquente point chez les purs et se laisse cajoler par les royalistes.

Dans la plupart des autres villes des Bouches-du-Rhône, les républicains tiennent le haut du pavé et font éclater bruyamment leur zèle. Nulle part les fêtes du nouveau calendrier ne sont plus suivies, célébrées avec plus d'entrain et d'emphase[41]. Ces villes du Midi, chaudes, poussiéreuses, empestées, fouettées de mistral et calcinées de soleil, affublées de loques rouges ou tricolores, voient à tout instant passer des processions civiques, circuler des bustes enguirlandés de verdure ; elles entendent la rumeur des cortèges, le tapage des pétards, le son du tambourin. La Révolution reste pour elles spectacle à fracas, occasion de parades, de discours, de musique, de gestes et de contorsions patriotiques, une grande farandole ininterrompue, joyeuse ou frénétique. Le parti adverse n'est pas moins ardent, forcené, et coupe le pays en deux. Ailleurs, les factions se combattent au milieu de la masse incolore ; dans le Midi, c'est la population presque entière qui s'est partagée en teintes tranchées, en factions acharnées depuis longtemps à s'entr'égorger.

Dans les communes rurales, encore pleines de l'horreur des excès révolutionnaires et des réactions, sur cette terre qui a bu tant de sang, les mœurs ont pris une sauvagerie atroce. On tue par habitude, par délire homicide. Une nuit de thermidor, dans la commune de Peyrieux, près d'Aix, un enfant dormait près de son père ; un misérable s'empare de l'enfant et va le jeter dans un puits. La population indignée court aux armes, tue au hasard. On tue deux individus qui avaient contre eux l'opinion publique, par suite de leurs principes exaltés[42], mais qui n'avaient point participé à l'attentat ; on court sus aux terroristes. Aux environs d'Arles, des coupe-jarrets assassinent et pillent ; ils opèrent spécialement entre Marseille et le Mont-Cassin ; sur toute l'étendue des Bouches-du-Rhône, ils sont maitres des routes.

Vaucluse n'est pas moins troublé ; pendant la Révolution, il ne s'est pas vu de lieu plus tragique. Avignon, la ville de la Glacière, la ville au trou putride au fond duquel git un char-met humain, reste inerte et comme stupéfiée de ces horreurs. A Cavaillon, les terroristes, chassés d'ailleurs, se sont réfugiés ; ils martyrisent la population et viennent de commettre deux assassinats. Carpentras est au contraire un centre de terreur blanche ; les brigands bloquent littéralement la ville et les autorités, qu'ils dominent par la peur ; on ne trouve pas de jurés pour les condamner, pas de témoins pour déposer contre eux. Les murs crevés de la prison laissent fuir les détenus ; en plein jour, la populace vient deux fois de suite d'arracher aux gendarmes des individus arrêtés. A Tarascon, les chasseurs de la garnison aident à l'évasion des prisonniers.

Au milieu de ce désordre, comment se reprendre à la vie normale, aux occupations paisibles ! Périodiquement, la foire de Beaucaire ramenait un mouvement d'affaires et versait sur le pays une manne de profits. Cette année, il faut mobiliser de l'infanterie et de la cavalerie pour que la foire puisse avoir lieu, pour protéger l'arrivée des marchands, l'acheminement vers la ville des voitures chargées, le défilé des carrioles et des charrettes. Dans la campagne, des bandes d'égorgeurs royaux[43] circulent, s'attaquent aux personnes, s'attaquent aux biens. L'administration a beau ne délivrer de port d'armes qu'à des citoyens d'une exacte probité, d'un républicanisme prononcé[44] ; de tous côtés, des fusils, des couteaux luisent. Les autorités s'écrient avec un désespoir grandiloquent, qui sent le Midi : Depuis quatre ans, les partisans du trône et de l'autel ont converti le département de Vaucluse en un volcan de brigandages et d'assassinats[45]. Maintenant, il leur semble que tous les éléments de lutte intestine se raniment à la fois et bouillonnent : 11 thermidor : Le département de Vaucluse touche à une crise violente ; la guerre civile est prête à y éclater sur tons les points[46].

Au-dessus d'Avignon, la ville d'Orange, suppliciée naguère par la fameuse commission qui a fait ruisseler le sang à flots, jouit de quelque répit. L'industrie locale s'essaie à renaitre. Une voyageuse, passant dans une rue, entend un bruit de rouets, des chants et des voix fraiches, et s'approchant aperçoit une vingtaine de jeunes filles occupées à tisser de la soie ; elles reprennent le métier des grand'mères en l'accompagnant de l'air nouveau :

La victoire, en chantant, nous ouvre la barrière,

La liberté guide nos pas[47].

Valence, Montélimar, voudraient s'assoupir dans leur paix de petites cités provinciales ; des brigands rôdent tout autour. Les percepteurs ne peuvent faire leurs transports de deniers sans courir les plus grands dangers ; ceux du Vigan et-de la Suze viennent d'être volés ; les garnisaires n'osent plus se présenter chez les contribuables à cause de la résistance ouverte de ceux-ci[48]. Les communications entre le Midi et Lyon redeviennent extrêmement dangereuses ; point de passe rocheuse, point d'endroit où la route se resserre et s'assombrisse en défilé, sans que d'anciens compagnons de Jéhu s'y tiennent aux aguets ; tapis dans la broussaille, le mouchoir de couleur noué autour du front, la carabine en bandoulière, ils surveillent de loin le ruban blanc des routes, attendent et épient la diligence, la malle-poste, le courrier porteur de dépêches et d'argent.

A s'écarter du fleuve, à monter vers les Basses-Alpes, les Hautes-Alpes et l'Isère, à s'élever dans l'âpre et venteuse région, voici qu'apparaissent des populations d'esprit en général plus patriote. Ces départements sont actuellement peu troublés, sauf dans la zone méridionale des Basses-Alpes, où des brigands voltigent. A Grenoble, le club jacobin s'est reconstitué et fait grand bruit. Au nord de l'Isère, la zone patriote se prolonge par l'Ain, qui s'est distingué au cours de la Révolution par son républicanisme constant et remarqué[49], mais combien ce zèle a tiédi ! L'esprit public est dans le plus grand affaissement, les lois de police ne sont pas en général exécutées avec l'exactitude et l'activité que comportent les circonstances[50]. La sécurité des campagnes est troublée par une grosse bande de forçats évadés ; les diligences qui traversent Bourg pour faire le trajet entre Lyon et Strasbourg n'osent se risquer qu'escortées de trente chasseurs empruntés à la garnison de la ville. D'ailleurs, par les défilés de la Bresse, par les cols neigeux de la Savoie, par les froids sentiers du Jura, par la Franche-Comté pleine d'intrigues royalistes et inondée d'écrits contre-révolutionnaires, des émissaires de l'étranger, des émigrés, des correspondants mystérieux s'infiltrent continuellement en France, convergeant au même point, attirés et comme aspirés par un centre d'absorption, par cette grande commune de Lyon qui s'ouvre à eux et les recèle.

A Lyon, la Révolution a fait l'effet d'un tremblement de terre ; elle n'a pas seulement guillotiné, massacré, entassé sous le sol bouleversé des Terreaux des ossements fracassés par la mitraille ; elle a démoli, éventré des quartiers entiers. Depuis les jours sinistres de 1793, depuis cette exécution d'une ville, rien n'a été réparé ; les ruines s'effritent ; la place Bellecour, si belle autrefois avec les hôtels de grand style qui l'encadraient de leurs façades, présente un hideux spectacle.

Au milieu de ces décombres, une grande ville subsiste pourtant, populeuse, sombre et triste. Certains quartiers se sont remis au travail et résonnent du bruit des métiers ; on tâche, comme on peut, d'aller à ses affaires, à l'atelier, à la fabrique ou au bureau, encore que le désordre et l'insécurité, des rues soient partout un obstacle. La police n'a pas le temps d'y pourvoir ; elle est trop occupée à poursuivre, à découvrir les fauteurs de réaction, les réfractaires de tout genre : travail infiniment difficile dans une ville où tant de monde est contre elle. Lyon résiste aux iniquités révolutionnaires moins par royalisme que par autonomie d'esprit, par tempérament libéral : Le mauvais esprit d'un grand nombre des habitants de la commune de Lyon paralyse prodigieusement l'action de la police. Ils protègent, ils cachent ou du moins ils plaignent tous ceux qui paraissent être poursuivis à raison de quelque délit antirépublicain, tous ceux qui paraissent être émigrés, prêtres insoumis, réquisitionnaires, déserteurs ou conscrits réfractaires. Plusieurs municipalités d'arrondissement favorisent cette connivence ; celles de la Guillotière, de Vaise et de la Croix-Rousse professent des principes antirépublicains ; la magistrature élue appartient tellement à la réaction que le tribunal criminel mérite le surnom de tribunal royal ; il vient d'acquitter les imprimeurs d'une affiche de révolte, avec vignette figurant seize croix, dix-huit fleurs de lys, et surmontée de cloches[51].

Au milieu d'une population ainsi disposée, on peut juger de l'effet que va produire le réveil des Jacobins locaux, le fracas des clubs ; c'est le choc qui risque de faire éclater la mine. Ces Jacobins coupeurs de têtes et coupeurs de bourse, on ne les souffrira plus ; on y est décidé, quoi qu'il puisse en conter. Pendant deux jours, des rassemblements parcoururent les rues, entamant la lutte à coups de pierres. Le sang va couler[52], écrivait l'adjudant général Bessières.

Le plus grave était que Lyon avait pour toute garnison dix-huit cents soldats prisonniers sur parole, renvoyés par l'ennemi sans armes, sans équipement. On attendait des renforts, mais ils n'arrivaient que par quantités infinitésimales. A force de recherches, Bessières était parvenu à trouver cinq à six cents fusils que les hommes se repassaient les uns aux autres pour faire le service. Pour prévenir une explosion très dangereuse, il fallut la poigne d'un adjudant général à antécédents terroristes, Dauvergne, qui fut nommé commandant militaire et prit des mesures terribles. Une partie des éléments réacteurs sortit alors de la ville, reflua sur les environs, où des bandes armées tenaient la campagne. Devant la commune de Fay, un détachement républicain dut se replier devant un feu nourri ; on insultait aux soldats de papier, fondeurs de cloches, assassins du Roy[53]. Dans toute la région circonvoisine, ces désordres se propageaient. Il fallait pousser jusqu'à Moulins pour trouver de moins noirs tableaux ; alors apparaissait pour la première fois une ville proprette, bien tenue, avenante, continuant son commerce de coutellerie ; l'air semblait moins lourd, moins opprimant, et l'on croyait enfin sortir d'un cauchemar[54].

Si je tire une ligne montante depuis Lyon jusqu'aux régions d'Indre-et-Loire, depuis le Rhône lyonnais jusqu'à la Loire tourangelle, je n'aperçois au-dessous de cette démarcation, dans les départements du centre, que désordres encore partiels : troubles locaux, émeutes de village, déprédations diverses, rencontres de malandrins au coin des bois. L'Allier, le Cher, l'Indre, font peu parler d'eux. Dans la Creuse, le commissaire du Directoire mande de Guéret : On m'écrit de différents cantons du département qu'on y a vu des brigands armés, à pied ou à cheval ; je crois que la peur, selon l'usage, multiplie ces scélérats[55]. Dans cinq cantons, notamment celui d'Aubusson, il juge nécessaire d'établir une surveillance spéciale : En outre, j'ai fait promettre une récompense payée comptant aux gendarmes qui arrêteraient des prêtres réfractaires, des émigrés ou des brigands. Comme le vol à main armée des deniers publics se répète plus fréquemment, l'administration décide que les recettes ne seront plus transportées que de jour, d'un soleil à l'autre ; qu'elles ne le seront plus à jour fixe ; qu'elles devront toujours être escortées par une brigade entière de gendarmerie. Dans deux communes de la Vienne, il y a émeute de femmes, avec insultes à la République et cris de : Vive le Roi ! Dans ces communes, en dépit des lois, on fait une procession extérieure pour obtenir de la pluie, on remet les cloches en branle. Sans doute, citoyen ministre, que quelque prêtre insoumis dirigeait cette procession et qu'il n'échappera pas à la vigilance de l'accusateur public[56]. Dans la forêt de Châtellerault, la diligence venant de Poitiers est arrêtée par des brigands bien montés, bien armés et le visage couvert de crêpes et de masques. A Poitiers, on dessine des potences sur les portes des patriotes et des acquéreurs de biens nationaux. Dans la Corrèze, des brigands attaquent un détachement de gendarmerie conduisant des réquisitionnaires de Tulle à Argentac. La lourde Auvergne, la fertile Limagne, commencent à s'émouvoir ; dans le Puy-de-Dôme, l'alarme du commissaire s'accroît : Il m'est impossible de répondre des événements sinistres qui se préparent dans l'ombre et qu'une victoire de plus remportée sur nos armées par l'ennemi extérieur suffirait peut-être pour faire éclater[57].

Dès que nous rentrons dans le bassin inférieur du Rhône, l'Ardèche couverte de brigands nous remet au seuil de cet enfer de haines et de crimes qu'est le Midi provençal. L'Ardèche, comme le Gard et la Drôme, ne possède pas un seul homme d'infanterie ; heureusement, un régiment de dragons, caserné à Privas, se fait remarquer par sa constante discipline au milieu du conflit des factions[58]. Il est question, de concert avec les autorités de la Haute-Loire, d'organiser une grande battue, une poursuite de réfractaires et bandits, mais comment les atteindre dans un pays hérissé de monts aux flancs ravinés, coupé de profondes déchirures ! Enfin, si l'on dépasse les contreforts de la chaîne cévenole, si l'on descend en Languedoc par les rampes pierreuses et les maigres cultures, le feu des passions méridionales se retrouve, avec ses élans brusques et sa mobilité.

Dans le Gard et l'Hérault, tout s'oppose, la montagne à la plaine, la campagne aux villes. Catholiques et protestants, communes blanches et communes rouges se menacent. Les catholiques représentent le parti de la contre-révolution ; les protestants eux-mêmes, d'après un bulletin royaliste, semblent dégoûtés de la République ; ils désirent la royauté, mais pas la légitime, qui punirait leurs attentats par la privation des droits qu'ils avaient obtenus par l'édit de 1788... Ils seraient plus portés à appeler un prince étranger, qui, leur devant son élévation, les favoriserait davantage[59]. Un troisième parti, composé de l'écume des deux autres, ne rêve que dévastation, et aux environs de Montpellier des brigands viennent de piller la diligence. Au milieu de la confusion et de la grossièreté ambiantes, les services achèvent de se désorganiser ; les restes du commerce et de l'industrie périssent. D'antiques foyers de science vont s'éteindre. Une pétition aux Cinq-Cents porte que les professeurs de l'École de médecine de Montpellier sont obligés de quitter leurs fonctions, parce que, depuis huit mois, ils n'ont rien touché de leur traitement[60].

Inclinez maintenant au Sud-Ouest, longez la chaîne pyrénéenne ; là, un cratère va s'ouvrir. Les populations roussillonnes, catalanes, béarnaises, profondément catholiques, s'exaspèrent contre le gouvernement briseur de croix, fondeur de cloches, profanateur d'églises, traqueur de prêtres ; ces contrées sont mûres pour la guerre religieuse ; le voisinage de la frontière offre les moyens de la tourner en guerre politique.

Des émigrés, des agents sortis d'Espagne, perçant le mur des Pyrénées, se répandent dans le pays. Le général-député Augereau écrit, dans une série de notes adressées à l'administration de la guerre, que le département des Pyrénées-Orientales ne peut offrir qu'un tableau déchirant pour la liberté ; le fanatisme y fait des progrès qu'il sera bientôt impossible de réprimer... Plusieurs mille émigrés se promènent armés tant sur la frontière que dans l'intérieur du département... Le peuple des Pyrénées-Orientales est maniable, mais susceptible de stagnation et d'abattement, parce qu'il aime la stabilité et l'ordre, dont les malveillants et les intrigants et ambitieux du pays l'ont tour à tour privé[61]. Dans l'Ariège, on fait circuler des croix portant ces mots : Le Roi vous la donne. Un nouveau commissaire du Directoire écrit qu'en arrivant il n'a pas eu seulement à déplorer la perte de l'esprit public ; j'apercevais en outre, surtout dans les campagnes, une tendance au royalisme. Les prêtres réfractaires, les malveillants de toute espèce avaient semé partout le poison de leurs maximes ; ceux-ci se réjouissaient publiquement des dangers qui menaçaient la liberté, qu'ils désignaient sous le nom ridicule de Marianne...[62] Dans les vallées de la Haute-Garonne, on forme des dépôts d'armes et de munitions. Dans les Landes, un attroupement armé et masqué cherche déjà à dissoudre de force la colonne mobile. Dans le Gers, dans les Hautes-Pyrénées, dans les Basses-Pyrénées, la trame royaliste se laisse nettement apercevoir, effleure le sol et se prolonge en tous sens ; on signale un universel complot[63].

Il est vrai que les républicains de ces régions trouvaient derrière eux un point d'appui solide et pouvaient s'étayer de Toulouse. Cette grande ville reste un foyer d'ardeur révolutionnaire. Les clubistes mènent en partie la population ; les administrations se composent de républicains énergiques, violents, décidés à tenir tête.

Mais Toulouse, menacée par le Sud, se voit entourée au Nord, à l'Est, de populations inertes ou aigries. A Albi, on signale un affaiblissement incroyable de l'esprit public[64]. A Cahors, nulle vigueur : Les patriotes de ce département sont dans une stupeur profonde[65]. A Montauban, on craint un mouvement pour le jour de la foire, dans le but de s'emparer de la maison commune. Dans le Lot, il faut, pour contenir les malveillants, mettre trois cents hommes

de la garde nationale en état de réquisition permanente. Le Lot-et-Garonne est spécialement troublé ; le canton d'Auvillars se soulève plusieurs fois ; dans quatre communes, les arbres de la liberté ont été coupés ; dans trois, les propriétés de trois citoyens connus pour leur civisme ont été incendiées ; des placards paraissent, menaçant les fonctionnaires. On craint un embrasement général, et de plus loin, près de l'endroit où la Garonne, Grossie de la Dordogne, va s'épanouir en Gironde, Bordeaux en grande partie royaliste peut s'opposer à Toulouse républicaine.

Comme toutes les villes tournées vers l'Océan, vers les Iles, vers le commerce au long cours, Bordeaux a horriblement souffert de la Révolution et de la guerre. La bourgeoisie, le haut commerce, qui faisait vivre les autres, regrettent le régime qui avait donné à leur belle cité un air de capitale. Les jeunes gens, les coureurs de cafés et de théâtres, ceux qui font la mode et donnent le ton, manifestent aussi rageusement que les muscadins de Paris ; parmi ces tapageurs, parmi tous les groupes souffrants et désœuvrés, des complots s'ébauchent ; on annonce que dans un mois un mouvement salutaire renversera la République[66]. L'administration du département et le bureau central de police se savent méprisés et odieux ; à tout instant, ils craignent d'être surpris, enlevés, et manquent de moyens de résistance ; pas de troupes de ligne, la garde nationale dépourvue de fusils ; pour toute ressource, un bataillon de chasseurs basques, fortement travaillé par le royalisme.

Le 19 thermidor, il parut que le moment de l'explosion arrivait. A propos d'un placard affiché par les Jacobins de l'endroit, la ville entra en émoi ; le lendemain, des groupes nombreux se formaient dans les rues, sur les places ; les agents et partisans des autorités firent brutalement feu ; des blessés, des assassinés tombèrent, et parmi eux un Lur-Saluces, mais le gros de la population, quoique sympathique aux réacteurs, ne se sentit pas l'énergie nécessaire pour leur prêter main-forte, et il n'y eut qu'une sinistre bagarre[67]. La correspondance des autorités arec Paris n'en restait pas moins une continuelle doléance, et ce qui redoublait leurs inquiétudes, c'est qu'elles voyaient autour de la ville, sur plusieurs points du département, pulluler des éléments hostiles. A Coutras, il faut maintenir l'état de siège. Dans les landes bordelaises, sur l'infini des dunes, parmi les poudreux arbustes, des gens sans aveu errent par troupes armées de faux et de fusils de chasse ; ils couchent en joue les gendarmes, interceptent les communications, se construisent des baraquements ou vivent en campements nomades.

Par delà son fleuve, Bordeaux cherche à prendre contact avec les troubles de l'Ouest. A travers les Charentes, une chaine de comités royalistes se prolonge invisible, et bientôt des faits de résistance se produiront. Montons plus haut. Dans les Deux-Sèvres, des soldats républicains sont aux prises avec une bande qui a arboré le drapeau blanc. Leur plus grand ennemi, c'est la gangrène de tous les services. La solde s'égare dans des poches infidèles, l'effectif porté sur le papier ne répond pas à l'effectif réel. Il est temps de mettre un terme aux dilapidations de tout genre qui ruinent le Trésor public, écrit Bernadotte au général commandant à la Rochelle[68].

Voici le bas Poitou, enserré de haies, son lacis de minces rivières et ses sentiers d'eau filant sous les saulaies, le pays humide, vert, herbeux, feuillu, le Bocage vendéen. C'est de là que partit naguère la grande irruption royaliste, le formidable exode. Aujourd'hui, sous le coup des épreuves sans nom, l'esprit de la population s'est profondément déprimé. Les grands Vendéens ne sont plus là pour rallier les cœurs ; la force réactionnaire s'est usée dans les campagnes autant que la force révolutionnaire dans les villes. Non que le pays soit tranquille ; il est troublé sur ses bords par l'irruption de Chouans sortis des régions voisines. Le 13 messidor, au bourg de Buffières, cinquante-deux brigands surprennent un détachement républicain en train de manger la soupe, tuent cinq hommes et s'emparent d'un certain nombre de fusils. Le général Travot les poursuit ; chef énergique, au lieu de s'enfermer dans son quartier général des Sables, il bat le Bocage en tous sens, avec des colonnes qui çà et là ont à essuyer des coups de feu le long des haies et escarmouchent.

Par la Vendée maritime, bordée de navires anglais, par les havres et pertuis de la côte, des émigrés, des chefs royalistes s'insinuent : conjointement avec les prêtres, ils travaillent le peuple, qui ne voudrait que paix et tranquillité, mais qui, par faiblesse et crédulité, se laissera entraîner dans l'abîme[69]. Suzannet lance des émissaires, recueille des engagements, tâche de réveiller les vieilles énergies ; quelques-uns des chefs anciens ou nouveaux, nobles ou plébéiens, n'agissent plus qu'à contre-cœur, mais ils obéissent au mot d'ordre venu de l'émigration et invitant à préparer partout un mouvement d'ensemble, où la Vendée doit tenir son rôle. Leur influence personnelle, l'habitude d'obéir à l'impulsion venant de droite, l'horreur de la persécution religieuse, entraîneront encore beaucoup de monde, sans que cette insurrection importée du dehors reprenne dans le pays de profondes racines. La Vendée est morte ; elle ne ressuscitera plus, et nous ne verrons tout à l'heure que s'en lever l'ombre pâle.

Sur les deux rives de la basse Loire, le pays de chouannerie commence ; il englobe la péninsule d'Armorique dans sa majeure partie, l'Anjou, le Maine et la basse Normandie. La chouannerie, c'est un immense éparpillement de durs partisans, indépendants et fidèles, cruels et dévots, indomptables ; ils ont tenu contre toute la force révolutionnaire ; ils ne céderont jamais complètement à Bonaparte consul et empereur ; ils le mettront plus d'une fois en grave péril et à cent lieues de Paris lui feront presque une Espagne. Le domaine de chouannerie se compose surtout de neuf départements : Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Sarthe, Mayenne, Ille-et-Vilaine, Orne, Manche, Morbihan, Côtes-du-Nord, le Finistère faisant exception et se montrant assez soumis. Officiellement, légalement, ces départements sont pacifiés depuis le traité de la Mabilais, mais la pacification restera un mot vide de sens tant qu'on n'aura pas tranché la question fondamentale qui reporte vers les Chouans des populations encore plus catholiques que royalistes, assuré la liberté du culte et réglé le sort des prêtres.

Aujourd'hui, le brigandage est partout, l'insurrection est latente. Seules, les villes aux maisons éventrées par les boulets de la grande guerre, Nantes encore saignante de ses horribles blessures, le Mans, Laval, Vannes, Brest, Rennes, les chefs-lieux de département, les gros chefs-lieux de canton, les villes murées et gardées comme au temps féodal, et aussi les bourgs où les troupes nationales vivent cantonnées, appartiennent vraiment à la République. En dehors de ces emplacements, la chouannerie se tient rasée sur le sol, dans le creux des ondulations de l'Anjou et du Maine, dans les landes broussailleuses de Bretagne, dans les fourrés bas, parmi les ajoncs et les bruyères, parmi l'amoncellement des granits ; elle se tient disséminée dans les villages aplatis sur la glèbe, dans les manoirs campagnards ; elle est tapie derrière les rochers du littoral, sur toutes les dentelures de cette région amphibie, où la côte s'effrite en un émiettement d'iles ; elle est parfois terrée, enfouie dans les caches pleines de poudre et de plomb, dans les dessous machinés des maisons, et de tous ces réduits, elle surgit à chaque instant pour frapper çà et là, tuer, piller, harceler.

Ce sont êtres de cauchemar que ces Chouans apparaissant tout à coup à la lueur de la fusillade, disparaissant aussitôt et laissant derrière eux des cadavres. On les connaît moins par leurs noms que par leurs surnoms, leurs noms de guerre. Il y a parmi eux des héros, il y a des bandits, et il est souvent difficile de discerner les uns des autres. Il en est pour tenter des coups d'audace magnifique ; la plupart du temps, leur façon de guerroyer, c'est l'embuscade, le guet-apens, la surprise. Oiseaux de nuit, ils rasent dans l'ombre le bord des lieux habités et subitement fondent sur la proie. Quand ils se sentent en force, ils opèrent en plein jour, tombent sur les brigades de gendarmerie, s'enhardissent contre les détachements isolés ; ils font la guerre aux patriotes de village, aux fonctionnaires municipaux, aux détenteurs de biens nationaux, aux prêtres assermentés ; ils exercent des vengeances politiques, religieuses, privées. Leur jeu est aussi d'empêcher la population de se rasseoir et de vaquer à ses travaux ; ils enlèvent le bétail, font irruption sur les marchés, mettent les foires en déroute. Ils condamnent des groupes entiers d'habitants, des localités, et parfois une colonne de fumée, empourprée à sa base, montant à l'horizon, signale l'incendie d'un village. Les représailles des républicains, les fusillades de captifs, l'indiscipline et le banditisme de certains corps font pendant aux exploits des Chouans. De part et d'autre, c'est une guerre de sauvages, avec des ruses d'Apaches, des raffinements de cruauté et d'odieux stratagèmes. Les bleus organisent des compagnies de faux Chouans, qui doivent rendre les vrais exécrables aux populations en outrant leurs violences ; les vrais Chouans, pour exécuter plus facilement leurs coups, se déguisent souvent en soldats républicains, prennent l'uniforme national. Entre bleus et blancs, une tourbe de simples scélérats, rebut des deux partis, s'épand sur le pays et le couvre de forfaits.

Actuellement, il s'agissait pour le royalisme de reformer la chouannerie en insurrection généralisée, le brigandage en vraie guerre, et de donner le branle à l'ensemble de la population rurale. Dans les campagnes, à côté de l'administration républicaine à peine formée, flasque, inerte et souvent peu sûre, il existait une sorte d'organisation royaliste, un commandement occulte, auquel on obéissait par habitude, complicité ou terreur : des divisions se subdivisant en compagnies ; des chefs connus seulement de leurs gens, soupçonnés par les autres ; on citait Bourmont, Sol de Grisolles, Mercier dit La Vendée, Saint-Régeant dit Pierrot ; dans le Morbihan, Georges Cadoudal passait pour avoir sous ses ordres huit divisions. Dans le Morbihan, il n'est nulle part, il est partout, le gros Breton bas sur jambes que l'on voit çà et là passer, rôder, fureter, suivi d'un lévrier blanc très laid, mais qui porte la correspondance en divers endroits, sous son collier ou dedans[70]. Georges a de tous côtés des hommes à lui, des officiers déjà désignés qui courent le pays.

La grande préoccupation de ces états-majors errants est (le préparer la prochaine et universelle prise d'armes ; c'est de tenir en haleine les Chouans qui n'ont pas renoncé à la vie d'aventures, ceux qui savent se rallier pour le coup de main et se disperser ensuite ; c'est de prendre contact avec les paysans revenus à la vie sédentaire, c'est d'enrôler les générations nouvelles. Ils s'écrivent entre eux : Faisons au Roi des soldats[71].

Ces soldats de demain restent encore au foyer, mais ils y restent notés, dénombrés, embrigadés, contrôlés, afin qu'au premier coup de sifflet[72] tout ce monde soit sur pied. En certains endroits, Cadoudal défend aux prêtres de marier : interdiction aux jeunes gens de fonder des familles, afin que le cœur ne leur manque pas quand le moment viendra de marcher à la guerre sainte. Chaque division a ses transmetteurs de mot d'ordre, ses racoleurs, ses trésoriers, sa caisse. L'argent, on le reçoit par la côte, en guinées anglaises ; on le reçoit par les criques dentelées, où pendant les nuits de brume les frégates anglaises, les barques d'émigrés dansant sur les vagues, rasent la grève et déposent des secours. L'argent, on le trouve aussi dans les caisses pillées des receveurs, dans les coffres violés des diligences et des malles-postes ; ce faisant, les Chouans, qui ont une conscience à eux, croient agir en percepteurs pour le compte du Roi et lui restituer son bien, repris au gouvernement des rebelles.

Ainsi se rassemblaient dans l'Ouest tous les éléments d'une nouvelle et grande guerre civile. A partir de messidor et de thermidor, la recrudescence de chouannerie se manifeste partout. Sur les deux rives de la Loire, les bandes s'épaississent à vue d'œil ; les municipalités des cantons dépourvus de troupes recommencent à se réfugier dans les villes ; un patriote riche est enlevé aux portes du Mans. Dans la Mayenne, la Sarthe, l'Ille-et-Vilaine, les bandes passent continuellement d'un département dans un autre, embarrassant la poursuite. Il faut maintenant plus que de simples détachements pour protéger les voitures publiques ; aux environs de Vitré, la malle est arrêtée, quoique escortée de cent vingt-cinq hommes. A Argentré, les Chouans se barricadent dans les maisons et font reculer un détachement de la 42e légère, auquel ils tuent trois officiers. Ils paraissent devant Domfront, et le mauvais vouloir de la municipalité fait manquer une expédition lancée à leur poursuite. Ces échecs partiels se multiplient tellement que le général Michaud, commandant l'armée de l'Ouest, dénommée toujours armée d'Angleterre, est invité par Bernadotte à resserrer les cantonnements, à ne plus exposer les troupes par petits paquets, à les tenir concentrées sur les principaux points, à ne faire circuler que de fortes colonnes mobiles qui s'en iront fouiller les forêts, fouiller les repaires ; les bandes se dissolvent devant elles, puis reparaissent et se reforment par derrière.

Dès à présent, avant de tenter l'effort en masse, la chouannerie déborde de son foyer primitif, entame plus profondément les régions voisines. Dans l'Indre-et-Loire, les incursions sont fréquentes. A Blois, les autorités reçoivent des menaces de mort. En Eure-et-Loir, dans la commune des Coudreaux, les brigands ont enlevé le président de l'administration municipale, citoyen respectable autant par son âge de soixante-dix-sept ans que par ses vertus civiques ; ils l'ont forcé de se revêtir de son écharpe et l'ont conduit sur un terrain national qu'il avait acquis, et ils l'ont fusillé[73]. Le Calvados est fortement atteint ; à Caen, le général commandant se sent périlleusement situé entre royalistes et anarchistes ; autour de Falaise, des rassemblements se forment pour empêcher la foire de Guibray, grand rendez-vous d'affaires. Des bandes paraissent dans l'Eure, où la situation devient de jour en jour plus alarmante ; les administrations de ce département craignent surtout que les Chouans ne cherchent à établir leur quartier général dans les vastes et nombreuses forêts qui le couvrent et qui servent d'asile en ce moment aux conscrits et réquisitionnaires[74]. On tâche d'organiser une chasse à l'homme dans les régions boisées qui s'étendent sur les limites de l'Eure et de la Seine-Inférieure.

Rouen, comme Lyon, Marseille et Bordeaux, donne des inquiétudes. L'extinction du grand commerce y est totale ; le port, où jadis les navires étrangers abondaient, n'en contient pas un seul en ce moment[75]. Les jeunes gens de noblesse et bourgeoisie se querellent avec les Jacobins ressuscités, se lèvent contre ces odieux revenants. On crie : A bas les Jacobins ! On bat ceux qui crient : A bas les Chouans ! Fait remarquable, les ouvriers se joignent aux jeunes gens[76]. Il faut tenir la garnison sans cesse en éveil et la surmener par de continuelles alertes. La perception des droits d'octroi ne peut plus s'opérer qu'à main armée. Dans le reste de la Seine-Inférieure, en dehors de certains cantons forestiers, la chouannerie ne s'infiltre guère, et les agitations de l'Ouest ne se font sentir que par répercussion à peine perceptible.

La Picardie, l'Artois et la Flandre seraient à peu près calmes, si les Jacobins n'avaient entrepris de rouvrir partout leurs clubs et de tourmenter les villes. C'est là surtout qu'éclate l'opposition citadine contre ces destructeurs de tout ordre racial, contre leur sabbat de revendications et d'insultes. A Lille, le club ne put s'ouvrir. Les clubistes d'Amiens eurent affaire à des groupes de femmes et d'enfants, à des manifestants imberbes, à des ouvriers, et le sang coula dans cette ville qui donnait depuis longtemps un exemple de calme. A Saint-Omer, les journaux arrivés de Paris montaient les têtes de part et d'autre. Le 30 messidor, les Jacobins, rassemblés dans leur club, se grisaient de la lecture du Journal des hommes libres, récité à haute voix, quand une foule de gens brandissant les feuilles adverses, l'Ami des lois et le Nécessaire, se précipitèrent dans la salle ; on voulut faire un mauvais parti aux terroristes et les jeter par les fenêtres. Parmi les envahisseurs, les plus enragés étaient les plus jeunes ; ils avaient de douze à dix-huit ans. Le club ne survécut point à cette bagarre qui faillit révolutionner la ville[77]. On retournait contre les Jacobins les paroles qui avaient servi naguère de mot d'ordre aux massacres de septembre ; les conscrits disaient : Nous ne voulons pas, en partant pour l'armée, laisser nos parents sous le fer révolutionnaire[78], et des groupes royalistes chantaient dans les rues un hymne à la liberté, pour protester contre la tyrannie républicaine.

A Dunkerque, le commandant dénonçait les opinions politiques de ce qu'on appelle la classe aisée et commerçante : ... Ces gens-là se réjouissaient publiquement de revers qui sont bien faits pour affliger quiconque n'a pas oublié qu'il a une patrie[79]. Le matin, on trouvait des placards nuitamment apposés et portant ces mots : Le Directoire à pendre, les Conseils à rompre. Vive le roi de Prusse ! Vive le général Souvorof ![80] Des sentinelles furent attaquées ; on craignait que les contre-révolutionnaires de Dunkerque n'ouvrissent à l'étranger cette porte de la France.

A franchir l'ancienne frontière, à mettre le pied dans cette Belgique que la Convention a incorporée à la France et divisée en départements, on se retrouve en pays de résistance et de révolte rurales. La France républicaine a conquis la Belgique, elle n'a pas su se l'assimiler ; en meurtrissant cruellement les Belges dans leurs convictions catholiques, en les soumettant au régime de la conscription, elle n'a fait qu'attacher à ses flancs un brasier de haines. Dans ce pays de croyances et de traditions, la Révolution impie, sacrilège, violemment novatrice, prétendant effacer en un jour des siècles d'histoire, est en abomination. En 1798, une grande révolte avait éclaté et n'avait été que difficilement réprimée ; les restes en subsistaient. Comme naguère la Hollande protestante, la Belgique catholique avait ses gueux. C'étaient pour la plupart des conscrits réfractaires, des conscrits brigands, enrôlés au service des passions religieuses et politiques.

Dans le département de la Dyle, ils commettent mille sévices, recrutent des auxiliaires dans la population, repoussent la gendarmerie. Dans une commune du canton de Genappe, ils entrent chez l'adjoint et lui enlèvent jusqu'à la chemise[81]. On les voit courir le pays en sarrau bleu et chapeau de paille, armés de sabres, de pistolets et de carabines ; ils désarment tous les jours des gardes champêtres et des gardes forestiers. Dans l'Ourthe, on coupe les arbres de la Liberté. Le banditisme fait rage en Sambre-et-Meuse. Les réquisitionnaires et conscrits en révolte abondent dans les bois du département de Jemmapes. Les forêts du Limbourg, du Luxembourg, du Liégeois, l'épaisse Ardenne, les cachent par milliers : ils sont tous errants dans les forêts comme des bêtes fauves[82]. Autour de Namur, le désordre est au comble. On chasse les garnisaires, on bat les huissiers employés par les receveurs des départements, on pille les caisses des barrières, on dévalise tous les jours sur les routes, on pille les maisons des patriotes qui sont à l'écart, enfin tous les excès se commettent en ce département[83].

La résistance à l'impôt se fait opiniâtre ; on le refuse par esprit d'opposition, par misère, par prévision et calcul, par scrupule de conscience : Plusieurs communes et même des cantons entiers regardent les contributions comme la propriété des Autrichiens, dont on leur fait espérer le retour[84]. En vain les agents du fisc font vendre le mobilier des récalcitrants : ces contraintes sont sans effet, attendu que personne ne veut acquérir les meubles saisis sur les redevables...[85]

L'hostilité aux lois et institutions républicaines prend toutes les formes. Les fêtes civiles se célèbrent dans le désert ; le 14 juillet, à Courtray, le général commandant a été obligé de faire la fête tout seul avec la garnison[86]. En fait de cérémonies et d'observances, on ne veut que les anciennes. Dans les campagnes des Deux-Nèthes, limitrophes de la Hollande, un grand nombre de cultivateurs s'en vont chaque dimanche entendre la messe en territoire batave, en ce pays protestant où les catholiques ont au moins le droit de pratiquer leur culte. L'influence des prêtres et des moines, pourchassés, enfermés, persiste invincible. A Luxembourg, bourgeois et artisans demandent en foule à visiter leurs prêtres dans la maison où ils sont détenus ; on y apporte des offrandes des douceurs ; les administrateurs prétendent qu'il s'y fait des orgies et proposent, pour couper court à ces scandales, de hâter l'envoi des prêtres au lieu de déportation. Partout, les autorités se sentent environnées, harcelées d'inimitiés. En Belgique, le Français révolutionnaire est odieux à tout le monde ; il est doublement odieux, comme étranger, comme païen, ennemi du peuple des Flandres, ennemi de Dieu. Les groupes infimes qui se sont ralliés à nous par enthousiasme d'abord, par intérêt ensuite ou faiblesse, n'attendent qu'une occasion pour se détacher : L'insurrection est dans tous les esprits[87].

L'insurrection couve également sur la rive gauche du Rhin, dans les quatre départements de race allemande, formés des anciens électorats de Trèves, de Mayence et de Cologne. Beaucoup d'habitants ont acclamé jadis les Français comme libérateurs ; ils les maudissent aujourd'hui comme tyrans et continueront de les haïr jusqu'à ce que l'ordre napoléonien et le Code civil les réconcilient pour longtemps avec la France.

Aujourd'hui, pour combler le malheur d'un peuple écrasé par les passages de troupes et les charges militaires, une nuée d'agents voraces s'est abattue sur le pays et le ronge. A Coblentz, à Mayence, il se commet des abus révoltants, aussi ruineux pour le Trésor public que vexatoires pour les citoyens[88]. Par représailles, les habitants surprennent çà et là des Français isolés, de malheureux militaires, et les tuent. On écrit de Cologne : Des assassinats aussi fréquents, tous commis sur des Français, annoncent ouvertement un système de révolte prêt à éclater dans ces départements. On aurait voulu d'abord donner le change et faire croire qu'ils avaient pour auteurs des brigands et des déserteurs, mais aujourd'hui la preuve du contraire est acquise, et tout porte à croire que ce sont les habitants de ces contrées qui se livrent à ces excès[89]. Un peu plus tard, à Neuwied, sur le faux bruit que les Autrichiens passent le Rhin, on verra des groupes entiers de population, hommes, femmes, enfants, et parmi eux des frocs de Capucins, accourir au bord du fleuve et là, levant les bras au ciel, se féliciter de l'arrivée de leurs libérateurs[90]. Qu'un secours étranger paraisse vraiment, que l'ennemi touche le sol des départements réunis, cette magnifique conquête se détachera spontanément de la France. En attendant, le cri des autorités civiles et militaires est le même qu'en Bretagne et dans le Midi : la situation, disent-elles, devient de plus en plus alarmante. Au lieu d'une Vendée, la Révolution se sentait sur le point d'en avoir trois ou quatre à combattre : Vendée du Nord, belge et rhénane, grande Vendée de l'Ouest, Vendée méridionale, pyrénéenne, languedocienne, provençale.

 

III

Cette géographie politique de la France commandait aux royalistes leur plan ; nous venons d'en reconnaître sur le terrain les grandes lignes et le dessin. Le projet était d'enlacer les parties centrales, c'est-à-dire les plus calmes et les moins détachées de la République, dans un réseau, dans un immense filet d'insurrections, qui aurait l'un de ses points d'attache dans l'Ouest, à proximité des flottes anglaises, l'autre en Franche-Comté ou à Lyon, non loin des armées coalisées, et qui, s'incurvant au centre, s'appuierait sur la Provence, le Languedoc et la Guyenne. A Paris, une agence fonctionnait et pourrait à l'occasion risquer un coup de main, à tout le moins entretenir des troubles. Dans le Nord, il ne paraissait pas impossible de relier la chouannerie normande aux partisans belges, cette autre chouannerie, et de concerter une grande opération. Ce que l'on ignorait au Directoire, ce que l'on savait dans les milieux de l'émigration, c'est que le général Tilly, nommé commandant de la 251 division militaire en Belgique, pactisait avec les royalistes et leur avait donné parole. Le chef désigné des insurgés normands, Frotté, avait imaginé pour le rejoindre une folle aventure. Il passerait la Seine avec ses hommes, filerait par les bois et les sentiers couverts, percerait à travers l'épaisseur de la Picardie, délivrerait en passant à Ham un groupe d'émigrés détenus dans le château, puis tendrait la main à Tilly, qui arborerait le drapeau blanc et insurgerait ses troupes[91]. Ainsi se compléterait au dedans l'investissement de la République, pendant que les flottes anglaises tâteraient les côtes et chercheraient un point de débarquement, pendant que les Russes et les Autrichiens achèveraient de reconquérir l'Italie, la Suisse, et presseraient nos frontières.

Tel était l'espoir des royalistes au moment où la peur du jacobinisme rapprochait d'eux la France. Il est vrai que la force intime et l'accord du parti ne répondaient pas à sa chance. Le royalisme extérieur, qui prétendait diriger celui du dedans et le mouvoir à son gré, portait en soi son grand mal, dissensions, intrigues subalternes, préjugés, illusions, méconnaissance de l'état réel des esprits en France, toutes les cécités de l'exil, toutes les misères de l'émigration.

A peu près autant que les Directeurs et les Conseils, les princes et leur entourage étaient divisés. Les deux têtes de l'émigration, le Prétendant et son frère, le Roi et Monsieur, s'étaient distribué la France par régions. Monsieur, comte d'Artois, qui de tout temps s'était occupé de l'Ouest et de la zone océanique, venait d'obtenir en plus la direction de l'agence parisienne ; en dehors du Midi et de l'Est, Louis XVII, le roi de Mittau, avait consenti à ne plus exercer qu'une autorité médiate. Mais le comte d'Artois, non content de son lot immense, prétendait accaparer tous les ressorts de l'action[92]. Les deux frères se détestaient ; leurs agents se décriaient sourdement, se contrecarraient, travaillaient à se nuire, et la coalition, qui soldait les royalistes, cherchait moins à les aider qu'à s'en servir. Ce parti dépendant, à direction multiple, ne savait jamais mettre ordre et précision dans ses mouvements ; au lieu d'une attaque en masse, on ne verrait qu'une série d'efforts décousus et d'insurrections régionales.

Le Midi pyrénéen partit trop tôt ; un tumulte de guerre civile y retentit tout à coup. Dans le milieu de thermidor, une insurrection bien organisée jaillit des vallées de la Haute-Garonne jusqu'à Muret, dont elle fit son quartier général, et s'élança vers le Nord. Subitement, Toulouse se vit cernée sur les deux tiers de sa circonférence par quinze à vingt mille rebelles en armes, avec des fusils et des canons, avec des drapeaux blancs ; un général défectionnaire, Rougé, conduisait ces bandes, qui se poussaient en beuglant des cris de mort contre les patriotes et des acclamations en faveur de Louis XVIII[93]. Dans le Gers, l'Ariège, l'Aude, le Tarn-et-Garonne, le Lot, treize cantons prenaient feu en même temps. Le général Aubugeois, commandant à Auch, au moment où il fermait ses dépêches au gouvernement, entendait le canon tonner de tous côtés. Les communes fidèles imploraient en vain des renforts. Sans troupes de ligne, s'écriait un fonctionnaire, tout le Midi est perdu pour la République[94]. Les gouvernants de Paris furent très inquiets, car ils apprenaient au même moment l'agitation du Lot-et-Garonne et de la Gironde ; dans la région du Sud-Ouest, depuis la Méditerranée jusqu'au golfe de Gascogne, l'horizon s'ensanglantait.

Un effort local, spontané, rompit en son centre la ligne d'attaque. Toulouse avait pour toute garnison trente-quatre chasseurs à cheval, mais l'administration départementale fit preuve de vigueur et de présence d'esprit ; elle sut rallier les patriotes et organiser la résistance. Sans attendre l'arrivée de quelques troupes de ligne expédiées par Bernadotte, elle improvisa sur place une force armée, leva onze bataillons. Le général Aubugeois, arrivant d'Auch, trouva les éléments d'une colonne d'attaque à la tête de laquelle il dégagea Toulouse et débusqua les rebelles de leur poste avancé, Puech-David ; un prêtre qui leur servait d'aumônier y fut tué : il faisait le coup de feu avec un bon fusil à deux coups[95]. D'autres généraux et adjudants généraux accoururent, concertèrent la poursuite, et comme le gros des rebelles, tout en se repliant, continuait à faire masse et à donner prise, ils l'écrasèrent le 20 thermidor d'un seul coup à Montréjeau, au pied des Pyrénées.

Ce fut la fin de cette vive et courte guerre, où les insurgés n'avaient pas su profiter de leurs premiers avantages et avaient eu le tort ensuite de se battre en ligne. D'ailleurs, l'insurrection de la Haute-Garonne, dans la pensée de ses auteurs, devait se rattacher à des mouvements plus étendus[96], qui ne concordèrent point. Dans la vallée du Rhône, il y avait seulement recrudescence de brigandages et d'assassinats[97]. La main de fer de Dauvergne comprimait Lyon ; un jour, averti que le complot royaliste devait éclater le lendemain, il fit arrêter quarante personnes : Un morne silence régnait dans les rues[98]. A l'autre extrémité du vaste demi-cercle d'insurrections projetées, Bordeaux toujours houleux, menaçant, n'arrivait pas à se mettre en rébellion ouverte.

L'Ouest restait en retard. Dans la région vendéenne, angevine, bretonne et normande, les paysans ne voulaient pas entrer en campagne avant d'avoir achevé la moisson et engrangé les récoltes. Les avis qui leur venaient d'Angleterre ou de plus loin restaient vagues, parfois contradictoires. Le Prétendant hésitait à donner le signal avant que les armées de la coalition fussent en France ; prince politique, peu guerrier, il fonderait toujours son espoir sur une restauration moins imposée que négociée ; il comptait plus sur la vénalité de quelques gouvernants que sur ses démons de l'Ouest. Le comte d'Artois se laissait annoncer partout et ne se montrait nulle part. L'Angleterre recommençait des versements réguliers, mais désirait que la restauration s'opérât surtout par les armées de la coalition, qui eussent dicté leurs conditions à la France terrassée[99]. Le cabinet de Londres poussait le comte d'Artois à se placer sur les derrières des corps austrorusses opérant contre Masséna en Suisse et souhaitait qu'avec l'armée de Condé il se mit à la suite.

Pourtant, en août, des bases de conduite furent arrêtées à Édimbourg entre ce prince et les chefs de chouannerie appelés auprès de sa personne. Ces instructions décidaient en principe la prise d'armes dans l'Ouest, mais recommandaient de la retarder le plus possible, afin que les coups à porter fussent mieux préparés et plus sûrs ; elles ne déterminaient pas d'une façon précise le moment de l'explosion et laissaient en ce point aux chefs une certaine latitude[100].

Vers la fin de l'été, l'état-major des armées catholiques et royales de l'Ouest se trouva presque entièrement reconstitué, sur les lieux mêmes. Une grande réunion de chefs se tint près de la Loire, au château de la Jonchère, dans la profonde forêt de Juigné, sous la garde de douze cents paysans. Il parait qu'Autichamp seul se prononça contre la prise d'armes, exhibant une lettre du Roi qui défendait de recommencer les hostilités sans un ordre émané de lui-même. Une fureur de combattre emportait tous les autres, et la réunion se termina par ce cri, lancé par Cadoudal, répété frénétiquement : La guerre ! la guerre ![101] Il fut décidé cependant que l'insurrection n'éclaterait que le 12 vendémiaire-14 octobre, c'est-à-dire entre l'achèvement de la récolte et les nouvelles semailles. Les chefs de marque se réservèrent chacun un domaine particulier ; Cadoudal aurait le Morbihan, Suzannet la Vendée ; Autichamp, Chatillon, Bourmont, La Prévalaye, agiraient sur les deux rives de la Loire ; Frotté, qui n'était pas encore revenu d'Angleterre, se jetterait en basse Normandie. Les insurgés prendraient le seul titre de mécontents, afin de se rallier la masse de ceux qui n'aspiraient qu'à un changement quelconque. Depuis la basse Loire jusqu'aux embouchures de l'Orne, la révolte se prépara méthodiquement, presque ouvertement ; en Vendée même, on dérouille les armes, on fait sécher la poudre qui était dans les caches[102]. Les commissaires du Directoire, les agents civils, les militaires voyaient s'avancer l'orage. Tous les rapports annonçaient une nouvelle guerre de l'Ouest et la prédisaient presque à jour fixe.

 

IV

Entre la conspiration royaliste et la conspiration jacobine également diffuses, disséminées, qui se disputaient la France à la fois déchirée et inerte, la République se cherchait un gouvernement. Le Directoire, miné lui-même dans son intérieur par la conjuration révisionniste, n'en était pas un, malgré ses saccades d'énergie. Il ne songeait jamais à se rallier par des mesures de réparation et d'apaisement la masse des citoyens, ceux qui n'étaient d'aucun parti. Il ne lui venait pas un seul instant à l'idée d'être juste, hardiment modéré, de réformer les lois sur les cultes et l'émigration, de briser ces instruments de torture, de répondre aux aspirations nationales, de prendre contact avec l'âme de la France. Retiré dans son exclusivisme, il s'y défendait à coups mal assurés contre des ennemis divers ; après avoir frappé à gauche, il frappait à droite, parce que le péril était également de ce côté et qu'il fallait se faire pardonner d'avoir frappé à gauche ; il restait intolérant et débile, peureux et méchant, condamné d'ailleurs à l'arbitraire par faiblesse constitutive, persécuté, persécuteur.

Le seul Directeur qui eût de la capacité et des vues, le président Sieyès, était précisément celui qui ne voulait plus de Directoire. En attendant que l'épée de Joubert l'eût débarrassé de plusieurs de ses collègues, il se bornait à tracer un programme ; il disait dans un discours : Plus de terreur, plus de réaction en France, justice et liberté pour tous[103]. En fait, la liberté n'était nulle part, la France se débattait douloureusement entre la terreur et la réaction. Individuellement, quelques ministres aspiraient à une détente, prenaient parfois sur eux d'adoucir les iniquités de la législation fructidorienne. Fouché, ce rusé bandit qui avait des parties d'homme d'État, souhaitait par moments que le pouvoir s'inspirât d'un esprit nouveau ; dans un rapport, il écrivait qu'il serait bien à désirer que les fonctionnaires républicains ne se fissent plus considérer par leurs administrés comme des oppresseurs[104]. Chez certains gouvernants, on voit poindre les symptômes de l'état d'esprit qui prévaudra au lendemain de Brumaire, mais les habitudes invétérées de ces hommes, leur passé, leur tempérament, les difficultés de leur position actuelle contrarient leurs intentions et les rejettent toujours dans l'ornière révolutionnaire.

Les chefs de l'État demeurent en outre impuissants au bien parce qu'ils sont plusieurs, parce qu'ils se défient les uns des autres et craignent de s'entacher aux yeux de leurs collègues du vice de modérantisme, parce qu'en France les collectivités manquent essentiellement d'esprit politique. Barras faisait cette remarque fort juste, à propos d'une réclamation reconnue légitime par chacun des Directeurs individuellement, rejetée par le Directoire en corps : C'est une observation qui ne peut étonner que les gens qui n'ont pas connu d'assemblée politique, ou de simples associations moins nombreuses encore, de voir combien les hommes individuellement ou collectivement se ressemblent peu. La justice que reconnaissent et qu'accordent les premiers est souvent refusée par les mêmes quand ils sont réunis[105].

Ainsi les gouvernants collectifs de l'an VII, pour parer à la conspiration royaliste dont ils ressentaient les atteintes et dont ils entrevoyaient partout les fils, ne trouvaient rien que des mesures d'exception et d'inquisitoriale rigueur. Les Conseils avaient voté la loi réclamée par Fouché, celle qui donnait droit pour deux mois à la police de procéder à des visites domiciliaires ; de nombreux sévices en résultèrent. A Paris seulement, en quatre semaines, cinq cent quarante arrestations furent opérées[106]. En dehors même des régions troublées, les commissions militaires continuaient à fonctionner ; on fusillait de temps à autre un émigré rentré, on montrait des supplices. La terrible loi des otages, la loi de l'impôt progressif, allaient entrer en vigueur. Les édits proscripteurs de l'an V restaient chose intangible.

En vain des voix généreuses parlaient de justice et d'humanité, en vain des appels touchants s'élevaient. Un ouvrage venait de paraitre, celui de Ramel, racontant la longue agonie des déportés de Fructidor en Guyane et mettant sous les yeux du public le journal de leurs souffrances. A propos de deux d'entre eux, Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat, Mme de Staël écrit de Coppet au législateur Garat :

L'irréparable passé ne peut obtenir que des regrets, mais est-il possible de supporter l'idée qu'il reste à la Guyane deux malheureux... (Il en restait beaucoup d'autres.) Il dépend des Directeurs de permettre à Marbois et à Ladebat de revenir à Oléron ; obtenez d'eux cette justice. Au milieu de cette chaleur, ne pensez-vous pas avec amertume à ce que doivent souffrir ces malheureux, avec des insectes de tous les genres et sous la ligne ? Mériterions-nous jamais aucune pitié si cette image ne nous poursuivait pas ? A la fin de votre bel ouvrage, vous demandiez qu'on vous transportât sous un beau ciel où vous pourriez penser et sentir. Donnez donc à ces malheureux un air qu'ils puissent respirer, un air qui ne porte pas la mort avec lui. On s'inquiète de Billaud de Varennes, on veut le rappeler parmi nous, et ces deux hommes à qui l'on ne peut reprocher que les opinions qu'on leur suppose, ces hommes ne trouvent point de défenseur. Quel effet voulez-vous que produise notre république au dehors quand on lit cet ouvrage de Ramel où les faits racontés ont un si grand caractère d'évidence ? Il faut être Français, il faut ne pas pouvoir rejeter sa part d'alliance avec son pays pour chercher des excuses et des explications au silence que les Conseils gardent sur de telles atrocités. Je vous en prie, mon cher Garat, donnez-vous cette bonne action, faites revenir ces deux infortunés. Dans le cours de votre vie, ce souvenir vous tiendra douce et fidèle compagnie[107].

Le Directoire finit par autoriser le transfert à Oléron de Marbois et de Ladebat[108], mais par mesure individuelle et subreptice, sans que le bénéfice en fût étendu aux autres déportés ; c'était trop lui demander que d'implorer un acte d'audacieuse pitié. A Barras, Mme de Staël écrit : C'est le moment de l'action et non du raisonnement, mais profitez donc du premier succès pour être modéré[109]. Cette libérale parole n'éveille aucun écho dans le monde politique.

La persécution des prêtres n'avait nullement cessé. Sur les routes du Blésois et de la Touraine passaient toujours des charretées de prêtres conduits à Ré ou à Oléron[110]. Cent prêtres détenus depuis longtemps à Rochefort demandaient pour grâce unique d'être jugés et invoquaient naïvement les droits de l'homme ; le Directoire repoussa leur requête[111]. Dans les endroits où il subsistait, le culte demeurait objet de vexations ineptes. L'Église était torturée dans son chef visible ; le pape Pie VI, enlevé de Rome et conduit en France, était traité en otage, d'après prescription impérative du ministre de l'intérieur[112]. Malade, mourant, il était traîné de Briançon à Gap, à Grenoble, à Valence, et partout où passait le triste convoi, ce supplice d'un vieillard faible, portant un titre auguste, indignait les consciences ; contre ses tourmenteurs, des trésors de haine s'amassaient dans le cœur du peuple. A Paris, la vigilance des autorités urbaines s'exerçait à molester les croyants, à faire la guerre au dimanche, à raffiner sur l'observation du calendrier républicain, à dénoncer le public qui tournait en dérision les cérémonies décadaires et la pompe civile dont on essayait d'entourer les mariages[113]. Offices laïques et officiants succombaient sous le ridicule, mais il n'en demeurait pas moins interdit aux chrétiens de se livrer à aucune manifestation extérieure de leur culte ; on dressait procès-verbal contre quiconque se permettait de placer une croix sur un cercueil exposé à la porte d'une maison[114]. Au même moment, soixante colporteurs arrêtés pour avoir crié dans Paris des libelles pleins d'injures contre le gouvernement étaient relaxés faute d'une loi permettant de les punir[115] ; ainsi achevait de se caractériser un régime qui unissait les extrêmes de la tyrannie et de la licence.

 

 

 



[1] Mémoires de Gohier, I, 53.

[2] Plus tard, Saint-Priest écrivait au baron d'André : Quant à Joubert, le voilà mort et ses rapports avec vous par conséquent terminés. Archives des affaires étrangères, 23 septembre 1799.

[3] Quand on lui éleva un monument dans sa ville natale, le gouvernement de la Restauration fournit les matériaux.

[4] LA FAYETTE, V, 123.

[5] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[6] Lettres de Constant, 30.

[7] Le texte des discours officiels pendant cette période figure in extenso au Moniteur, bien que ce journal ne fût pas encore officiel.

[8] BARRAS, III, 388-389.

[9] CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits.

[10] Compte rendu de la séance du 8 fructidor, inséré dans la Gazette de France.

[11] Lettre de Robert Lindet, MONTIER, 377.

[12] BARRAS, III, 272.

[13] Voyez MADELIN, Fouché, I, 181-244.

[14] C'est ainsi que les appelait MALLET DU PAN : la Révolution française vue de l'étranger, 316.

[15] Compte rendu donné par la Gazette de France, séance du 18 thermidor

[16] Gazette de France, 13 thermidor.

[17] Publiciste du 24 : Augereau a occupé comme régulateur le fauteuil du club de la rue du Bac le jour où y ont été présentés plusieurs soldats de la garnison de Corfou... La réunion avait cherché d'avance à prévenir en sa faveur ces militaires. Trente-deux de ses membres, la plupart militaires, avaient été dès la veille jusqu'à Corbeil au-devant de cette garnison pour fraterniser avec elle et lui offrir 600 francs, produit d'une collecte...

[18] Moniteur.

[19] Voyez les journaux parisiens, 25 et 28 thermidor.

[20] Sur ce point, le récit donné dans les Mémoires de Fouché, I, 87, est confirmé par cette lettre publique de Bernadotte à Marbot, lettre qui ressemble un peu à une protestation : Il est onze heures du soir et je vous transmets de suite l'arrêté du Directoire exécutif que je viens de recevoir à l'instant et qui décide que vous serez employé dans votre grade à l'armée active. Le général Lefebvre est nommé pour vous remplacer dans le commandement de la 17e division. Je vous instruirai de votre destination ultérieure. Quelle qu'elle soit, je suis sûr d'avance que vous y enchaînerez l'estime des républicains, parce que vous y servirez la République. Salut et fraternité. Publiciste du 26 thermidor. Le Directoire tint la main à ce que la transmission des pouvoirs s'opérât instantanément. Une ordonnance fut expédiée dans la nuit à Lefebvre et, ne l'ayant pas trouvé à son domicile, alla le chercher à la maison de campagne qu'il habite. Voyez la lettre du ministre de la guerre au président du Directoire exécutif, 25 thermidor ; Archives nationales, AF III, 620.

[21] MADELIN, Fouché, I, 251.

[22] Archives de la guerre, correspondance générale.

[23] Moniteur, 26 thermidor.

[24] Mémoires de Ségur, édit. de 1894, I, 441.

[25] Eclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS.

[26] BARRAS, III, 442.

[27] Lettre de Fouché à Gaillard, citée par MADELIN, I, 253.

[28] Briot rapporta ces scènes à la tribune des Cinq-Cents ; il raconta notamment que quelqu'un avait dit d'Augereau : Je ne crains pas son grand sabre et son panache ; je ne le manquerai pas, je le reconnaitrai bien à son grand nez. (On rit beaucoup.) — AUGEREAU : Je vous assure que tout cela ne m'effraie pas du tout. (On rit beaucoup). Moniteur du 30 thermidor.

[29] Journal des hommes libres, 30 thermidor.

[30] Voyez au Moniteur les discussions.

[31] Archives de la guerre, correspondance générale.

[32] Archives de la guerre, correspondance générale, 19 thermidor.

[33] Lettres de madame Reinhard, 71-78.

[34] Lettres de madame Reinhard, 71-78.

[35] Correspondance générale, 28 messidor.

[36] Correspondance générale, 28 messidor.

[37] Lettres de madame Reinhard, 79.

[38] Document cité par LALLEMAND, la Révolution et les pauvres, 235.

[39] Correspondance générale, 7 thermidor.

[40] Correspondance générale, 7 thermidor.

[41] Rapport de Fouché sur la situation générale de la République remis le 12 vendémiaire. AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, p. 10.

[42] Correspondance générale, 4 thermidor.

[43] Correspondance générale, 8 thermidor.

[44] Correspondance générale, 8 thermidor.

[45] Correspondance générale, 8 thermidor.

[46] Correspondance générale, 11 thermidor.

[47] Mme REINHARD, 80.

[48] Correspondance générale, 2 thermidor.

[49] Correspondance générale, 4 thermidor.

[50] Correspondance générale, 4 thermidor.

[51] Correspondance générale, 2 thermidor.

[52] Correspondance générale, 3 thermidor.

[53] Correspondance générale, 15 et 30 messidor.

[54] Lettres de madame Reinhard, 83.

[55] Correspondance générale, 14 messidor.

[56] Correspondance générale, 2 thermidor.

[57] Correspondance générale, 14 thermidor.

[58] Correspondance générale, 8 thermidor.

[59] Archives de Chantilly, correspondance des agents de Condé, Bulletin de 30 octobre 1790.

[60] Séance des Cinq-Cents du 16 fructidor an VII.

[61] Correspondance générale, 13 messidor.

[62] Correspondance générale, 23 thermidor.

[63] Correspondance générale, 7 thermidor.

[64] Correspondance générale, 7 thermidor.

[65] Correspondance générale, 7 thermidor.

[66] Correspondance générale, 7 thermidor,

[67] Voyez notamment GRADIS, Histoire de Bordeaux, 388.

[68] Correspondance générale, 28 messidor.

[69] Correspondance du général Travot, 11 thermidor, dans CHASSIN, les Pacifications de l'Ouest, III, 319.

[70] Documents cités par CHASSIN, III, 287.

[71] Documents cités par CHASSIN, III, 287.

[72] Documents cités par CHASSIN, III, 287.

[73] Correspondance générale, 3 thermidor.

[74] Correspondance générale, 15 messidor.

[75] Publiciste du 5 fructidor.

[76] Correspondance générale, 14 thermidor.

[77] Voir aux archives de la guerre, correspondance générale, un rapport détaillé sur cette échauffourée.

[78] Voir aux archives de la guerre, correspondance générale, un rapport détaillé sur cette échauffourée.

[79] Correspondance générale, 11 thermidor.

[80] Correspondance générale, 11 thermidor.

[81] Correspondance générale, 3 thermidor.

[82] Correspondance générale, 3 thermidor, extrait communiqué au ministre de la police le 13 messidor.

[83] Correspondance générale, 3 thermidor.

[84] Correspondance générale, 20 messidor.

[85] Correspondance générale, 24 messidor.

[86] Correspondance générale, 28 messidor.

[87] Correspondance générale, 28 messidor.

[88] Correspondance générale, 11 thermidor.

[89] Correspondance générale, 29 messidor.

[90] Bulletin de la police générale pour vendémiaire, publié par M. AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, 66.

[91] Souvenirs du comte de Semallé, 92-94 ; cf. CHASSIN, III, 362.

[92] LEBON, l'Angleterre et l'émigration, 285-288.

[93] Rapport cité par M. LAVIGNE, Histoire de l'insurrection de l'an VII, 92-93. La plupart des renseignements qui suivent sont empruntée à cet ouvrage.

[94] Correspondance générale, 23 thermidor.

[95] LAVIGNE, p. 190.

[96] Éclaircissements inédits de CAMBACÉRÈS.

[97] Le Département des Bouches-du-Rhône de 1800 à 1810, par SAINT-YVES et FOURNIER, 12-14.

[98] Lettres de madame Reinhard, 83.

[99] LEBON, 272-273.

[100] LA SICOTIÈRE, Louis de Frotté, 233-236.

[101] CHASSIN, III, 368 ; cf. CADOUDAL, Georges Cadoudal et la chouannerie, 200.

[102] Rapport cité par CHASSIN, III, 323.

[103] Discours du 18 fructidor.

[104] Rapport sur la situation générale de la République. AULARD, État de la France en l'an VIII et en l'an IX, p. 16.

[105] Mémoires, III, 455. Barras se montre d'ailleurs inexact en plaçant après le 30 prairial le cas qu'il rapporte et qui était relatif au déporté Siméon ; le texte de la lettre citée de Siméon prouve que le fait se passa antérieurement.

[106] Message adressé par le Directoire aux Conseils le 26 fructidor.

[107] Archives de Coppet.

[108] BARBÉ-MARBOIS, Journal d'un déporté, 216.

[109] Archives de Coppet.

[110] Dufort de Cheverny, qui relate ce fait, ajoute : Le public voit avec désespoir que les formes révolutionnaires sont toujours à l'ordre du jour, quoique tout annonce une dissolution prochaine. II, 414.

[111] BARRAS, III, 456-463.

[112] Citée par SCIOUT, Histoire du Directoire, IV, 475.

[113] Je vous dénonce le public, — écrivait au ministre de l'intérieur un de ses employés ; — il se comporta hier avec la dernière indécence au Temple de la Paix, Xe arrondissement, pendant la célébration des mariages. Il y régnait un bruit confus qui rendait inutiles toute lecture ou discours adressé au peuple. L'orchestre surtout contribuait au désordre par un choix d'airs propres à faire rire. Un noir se maria avec une blanche ; on exécuta l'air d'Azémia : L'ivoire avec l'ébène fait de jolis bijoux, etc. Aussitôt, le temple retentit des cris de bis et de bravo. Une vieille femme épousa un homme plus jeune qu'elle ; la musique joua cet air : Vieille femme, jeune mari, feront toujours mauvais ménage. Les bruyantes acclamations redoublèrent ainsi que la confusion des nouveaux époux. SCHMIDT, III, 411.

[114] Rapports publiés par SCHMIDT, III, 427.

[115] Voyez le compte rendu de la séance des Cinq-Cents du 4 fructidor.