L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE

LA GENÈSE DU CONSULAT - BRUMAIRE - LA CONSTITUTION DE L'AN VIII

 

CHAPITRE PREMIER. — LE 30 PRAIRIAL.

 

 

I

Le Directoire fructidorien se soutenait par la guerre et la victoire ; il devait succomber dans une crise de défaites, compliquée à l'intérieur d'une crise de scandales. Après la mort de Hoche, après le départ de Bonaparte pour l'Égypte, le Directoire avait continué une politique de conquêtes ou plutôt de rapines, occupant des territoires pour faire de l'argent, rançonnant les gouvernements, pillant les populations, rendant la France objet d'exécration. Rome fut envahie, la Suisse littéralement mise à sac. Après la conquête de Naples par Championnet, l'Autriche, qui n'avait considéré la paix que comme une trêve, rouvrit les hostilités ; le congrès de Rastadt eut son sanglant épilogue ; l'Allemagne entière, sauf la Prusse, parut disposée à reprendre les armes, l'Angleterre fournit des vaisseaux et des subsides, enfin une armée de Russes descendit du Nord. La deuxième coalition était formée, menaçant nos conquêtes et bientôt nos frontières, s'aidant partout d'insurrections ; ce fut contre nous la seconde guerre des rois et la première guerre des peuples.

Le Directoire était dans une pénurie d'argent atroce. II n'avait su remédier aux suites d'une crise monétaire sans exemple et à l'anéantissement des finances. Le déficit n'était contesté par personne ; on en discutait seulement le chiffre ; le gouvernement portait ce chiffre à soixante-sept millions et les Conseils tendaient à réduire l'évaluation, afin (le n'avoir pas à voter de nouveaux impôts[1]. Quand on interrogeait les ministres et chefs de service, il semblait que l'abîme fût sans fond. Tous les expédients, tous les subterfuges avaient été tour à tour essayés. Au dehors, les territoires conquis ne rendaient plus ; à l'intérieur, les contribuables refusaient toujours l'impôt, et le gouvernement se sentait hors d'état de les contraindre, n'ayant pas réussi à établir un mode régulier de recouvrement. Il tomba de plus en plus aux mains d'une immense bande d'exploiteurs, dont il fut moins encore complice que victime.

La nuée des fournisseurs et traitants s'acharna sur la République. Appelés à pourvoir aux besoins des divers départements ministériels et surtout de la guerre, ils en firent objet de spéculation cynique. En face d'un gouvernement mauvais payeur, en face de fonctionnaires aux mains crochues, ils ne songèrent qu'à s'assurer des garanties usuraires et des bénéfices illicites. Ils firent payer à l'État les pots-de-vin donnés à ses agents, imposèrent des marchés draconiens, drainèrent le peu d'argent liquide qui subsistait dans les coffres du Trésor et ne livrèrent qu'un matériel de rebut[2]. Ce fut l'époque des brigandages colossaux et des basses filouteries, des grands trafics d'influence et des commissions et remises aux subalternes ; le temps des ignominies en tout genre ; l'âge de boue, après l'âge de sang. Cette rapine à peu près universelle, s'introduisant dans les ressorts de l'État, les submergea sous un flot fangeux ; lorsqu'il fallut les tendre contre l'étranger, tout se trouva décomposé et pourri.

Nos soldats sans vivres, sans souliers, sans marmites, sans bidons, sans gamelles[3], sans linge pour les blessés, sans médicaments pour les malades, eurent à combattre des adversaires autrement redoutables que ceux de 1792 et de 1793 : en Allemagne, l'archiduc Charles ; en Italie, cet étrange Souvorof qui unissait aux bizarreries d'un maniaque les talents d'un grand conducteur d'hommes et l'âme d'un croisé. Chez nous, la politique dictait souvent le choix des généraux. De plus, notre ligne d'opérations, se développant du Texel à Naples, offrait par son extension démesurée des facilités à l'attaque. Ces causes réunies amenèrent en germinal, prairial et floréal an VII (mars à juin 1799), une succession de désastres : Jourdan battu à Stokach et rejeté sur le Rhin, Schérer et Moreau battus en Italie, la Lombardie perdue, la république cisalpine balayée, le Piémont entamé par Souvorof, Naples évacuée, la déroute de tous les gouvernements institués par la France en Italie. A l'intérieur, l'Ouest s'agitait plus sérieusement ; dans le Midi, une campagne de brigandages et d'assassinats se poursuivait. A la lumière de ces événements désastreux, l'impéritie du Directoire apparut à nu ; les fautes et les hontes de cette dictature de l'incapacité s'accusèrent en plein relief. Dans les armées, une clameur de dégoût et de réprobation commençait à s'élever. A Paris, la presse muselée ne pouvait rien dire, et l'agitation des partis se superposait toujours à un fonds d'indifférence générale. Néanmoins, sans que le Directoire vît se dresser contre lui une opposition organisée, déclarée, ouverte, il s'écroulait de lui-même, sous le poids de ses méfaits.

Il se sentait aux abois. Merlin écrivait : Insensiblement tout se désorganise, tout se décompose, et il n'apercevait de salut que dans une parodie des moyens conventionnels[4]. Autour de Barras, des intrigues aveugles s'agitaient. Les chefs de l'émigration croyaient parfois le tenir, parce qu'ils croyaient traiter avec son secrétaire Bottot par l'intermédiaire d'un aventurier qui pratiquait un genre d'escroquerie très commun alors, l'escroquerie à la Restauration. Barras connaissait-il quelque chose de l'intrigue et y voyait-il le moyen de se ménager à tout hasard une suprême ressource[5] ? Il pensait plutôt à s'arroger une espèce de dictature, sous couleur de Présidence[6] ; il regrettait de n'avoir plus Bonaparte à ses côtés et lui avait écrit. Ses complaisants l'entretenaient dans son ambitieuse velléité ; il n'eût pas dépendu d'eux que le grand mouvement de 1789 aboutit, suprême humiliation, à la dictature de Barras. Et les royalistes de Paris, les aristocrates, les honnêtes gens, naïfs en se croyant très forts, fondaient sur lui quelque espoir, parce qu'ils le savaient dépourvu de toute conviction et qu'il restait homme de leur monde[7].

Les Conseils étaient hors d'état de porter remède. Le public ne voyait en eux qu'un personnel d'exploiteurs à raison de trente-six mille francs par an et par tête. Ils tenaient pourtant séance d'un bout de l'année à l'autre, sans interruption ni congé ; c'était une machine à décrets qui ne chômait jamais, en dehors des décadis. Depuis la mise en vigueur de la constitution, ils avaient voté trois mille quatre cents lois[8], et trop souvent des lois d'exception et de circonstance ; ils avaient fait de la législation sur les émigrés et les prêtres un inextricable chaos, un fourré plein d'embûches, et ne surent pas même ébaucher un code civil. La majorité suivait encore l'impulsion des Directeurs et approuvait leurs décisions avec une lâche emphase.

Les Anciens conservaient quelque prestige, par la gravité de leurs délibérations. Aux Cinq-Cents, la tenue était mauvaise, sans être notablement inférieure à celles des Communes d'Angleterre, avec quelque chose de théâtral en plus[9]. Chaque assemblée avait sa musique, qui jouait dans les occasions solennelles et accompagnait alors les discours, les célébrations, d'une sorte de tremolo pathétique. Les salles de séances étaient belles, bien décorées, ornées d'emblèmes allégoriques, de statues, de bronzes et de faux marbres. Dans la salle des Anciens, on décide d'exposer en permanence le livre de la constitution sur un autel de forme antique ; est-ce un autel, est-ce un pilori ? Les représentants délibéraient en toge ; ils portaient la toge rouge par-dessus leurs grosses houppelandes et leur crasse natale[10] ; ils avaient une ceinture miroitante et une toque écarlate. Affublés à l'antique, ils se croyaient tenus de parler romain ; les réminiscences classiques, les figures tirées de l'éloquence grecque et latine, les périodes ronflantes, les prosopopées avaient toujours le don de soulever les esprits et de les faire vibrer, de susciter un transport sincère ou machinal. L'instant d'après, l'assemblée des Cinq-Cents retombait aux rivalités haineuses, aux contestations ignobles, aux propos poissards, car la Révolution eut à un égal degré la manie de l'emphase et la passion de l'injure.

Parfois un homme de cœur proteste contre l'arbitraire et les cruautés, rappelle la Révolution à ses principes ; un tumulte de forcenés lui coupe la parole. C'est encore ce fou de Bouchon qui parle ! disent les plus modérés de ses collègues[11]. Plusieurs étaient notoirement tarés, compromis dans de sales affaires d'argent, mêlés à des entreprises de fournitures, inféodés à des compagnies. Le Directoire avait aussi parmi eux ses louangeurs à gages, ses orateurs et ses votants entretenus. En général, les talents manquaient moins que les caractères ; il y avait des hommes intelligents, peu d'hommes utiles, des capacités mal employées, et l'ensemble composait un monde remué d'intrigues, s'épuisant en compétitions stériles, reconnaissant que tout allait mal et se souciant peu de rien réparer ; un monde déclamateur et vaine gesticulant et grossier, dépourvu de cette décence extérieure qui recouvre, en temps de monarchie, les laideurs de la politique.

Pourtant, dans le personnel gouvernemental et législatif, quelques hommes, d'esprit plus ferme et plus avisé que les autres, se lassaient de vivre au jour le jour. Ils souffraient de vair la Révolution tourner aussi mal et tomber aussi bas ; ils s'en affligeaient d'autant plus qu'elle était leur carrière et leur bien. Du parti thermidorien, fructidorien, se dégageait un groupe de politiques qui aspiraient à remplacer la tyrannie haletante du Directoire par un pouvoir aussi strictement révolutionnaire, mais plus stable, mieux assis, plus concentré, capable de faire connaître enfin au pays l'ordre public, de restaurer les finances, de signer la paix, de se rendre supportable en somme à la majorité des Français. Les principaux de ces hommes étaient, dans les Conseils ou à l'Institut, Boulay de la Meurthe, Chazal, Lemercier, Cornet, Cornudet, Régnier, Fargues, Frégeville, Villetard, Baudin des Ardennes ; dans le ministère, Talleyrand, dont l'intelligence merveilleuse perçait l'avenir ; Rœderer leur prêterait dans la presse le secours de sa plume. Ils avaient pour la plupart dressé ou ratifié en Fructidor l'acte de proscription de leurs collègues, coupables du crime de royalisme ou de modérantisme. Maintenant, parmi les proscripteurs de la veille, instruits par l'expérience et par le danger, une nouvelle couche de modérés assez vigoureux s'élevait. Ces néo-modérés sentaient surtout la nécessité de reconstituer, d'établir solidement, de fonder quelque chose. Plusieurs d'entre eux, conscients de leur valeur, se rendaient compte que sous un régime bien organisé ils développeraient plus utilement leurs facultés et donneraient mieux leur mesure. Tous avaient assez de perspicacité pour s'apercevoir que l'édifice où ils s'étaient logés craquait de toutes parts et allait les écraser de sa chute ; ils songeaient donc à le reconstruire sur place, par une reprise en sous-œuvre, et à lui substituer un établissement plus solide et mieux clos.

Encore vague et latent, leur projet comportait une révision de l'acte constitutionnel. Ce qui paraissait en ce point simplifier leur tâche, c'est que la chose était dans l'air. Comme les vices de la constitution frappaient tout le monde, beaucoup d'hommes distingués s'imaginaient qu'à en modifier quelques articles on remédierait au mal de la France. Parmi les écrivains et les penseurs, c'était à qui formulerait son plan, proposerait sa recette : présidence à l'américaine, garanties de capacité à exiger pour être législateur, institution d'un corps destiné à modérer les autres, toutes ces idées s'agitaient confusément dans les esprits.

L'opération à pratiquer, il est vrai, ne pouvait s'accomplir par moyens légaux, car toute demande de révision se trouvait soumise, aux termes de la constitution même, à une procédure qui n'était susceptible d'aboutir qu'après neuf ans. Les membres du parti naissant s'en inquiétaient peu, le recours à la violence étant universellement admis dans les mœurs politiques de l'époque. Il fallait seulement trouver l'occasion, saisir le joint, et surtout avoir avec soi un général notable, qui prêterait à la portion des pouvoirs publics devant agir contre l'autre le secours de son épée.

C'est dans cet état d'esprit que se découvrent l'origine et la conception primitive du coup d'État de Brumaire, que le retour de Bonaparte faciliterait seulement dans son exécution et transformerait dans ses conséquences. Chez ses moteurs civils, cette entreprise procéderait exactement du même esprit que le 18 fructidor et le 22 floréal ; elle s'inspirerait d'un âpre désir de conservation personnelle. A la différence d'autres coups de force accomplis par des hommes qui n'avaient rien à perdre et qui avaient tout à gagner, ce serait l'acte de ceux qui avaient horriblement peur de tout perdre. A ce mobile s'ajoutait, chez quelques-uns, le désir honnête d'assainir, de régénérer la République, de lui ouvrir enfin une existence normale ; il s'agissait pour eux d'établir un ordre constitutionnel véritable, à la place de celui que Fructidor et Floréal avaient virtuellement aboli, et d'assurer, par une dernière illégalité, le règne des lois.

Ce parti se reconnut pour chef ou plutôt pour oracle un personnage de pure race révolutionnaire, un civil. Au début de la Révolution, nul n'avait plus marqué que l'abbé Sieyès ; plus tard, apostat et régicide, il s'était éclipsé à l'heure des grands périls ; il avait reparu ensuite, se dérobant au pouvoir et recherchant l'influence. C'était lui, disait-on, qui, dans la coulisse, avait joué pendant les derniers temps de la période conventionnelle et au moment du 18 fructidor le rôle d'inspirateur occulte ; habile à discerner le ressort caché qui détermine les événements et les hommes, il excellait à le toucher d'une main discrète et inaperçue, en quoi il était resté prêtre[12]. Jamais il ne s'était compromis ouvertement ; en un temps où tant d'hommes s'étaient usés et consumés dans l'action, il bénéficiait de la force immense attachée à celui qui a su attendre, se réserver, et sa réputation avait grandi de tout ce qu'il n'avait pas fait. On lui attribuait une puissance d'esprit extraordinaire, un génie constructif. Il avait étudié les lois, considéré les peuples, comparé les gouvernements. On savait qu'une constitution de rechange résidait tout entière dans son cerveau, et elle paraissait d'autant plus admirable qu'il ne la laissait entrevoir que partiellement et par échappées. Énigmatique et volontairement inintelligible, il semblait porter en lui un grand mystère de salut public. S'étant garé actuellement dans l'ambassade de Berlin, il passait pour s'y être initié aux affaires européennes, pour s'être lié avec le haut personnel diplomatique ; qui pourrait mieux que lui réconcilier la France révolutionnaire avec la vieille Europe ? Par tous ces motifs, son heure parut venue ; dans les milieux législatifs, un mouvement d'opinion se fit en sa faveur.

C'était en floréal que les Conseils renouvelaient tous les ans le Directoire par cinquième. Les cinq membres tiraient au sort entre eux celui qui devait se retirer ; mais il parait bien que, cette fois au moins, le sort fut guidé et que le Directoire sut par procédé de prestidigitation s'alléger de Reubell, spécialement attaqué[13]. Reubell renonçait lui-même à lutter contre un torrent d'impopularité et se prêta vraisemblablement à la comédie ; seulement, par concussion caractérisée, il se fit en partant et de l'aveu de ses collègues allouer cent mille francs[14]. A sacrifier cet homme déconsidéré, mais énergique, le Directoire crut se sauver et se démantela. Il espérait faire donner pour successeur à Reubell une pâle doublure, mais les Cinq-Cents mirent Sieyès sur leur liste de candidats et le 27 floréal — 16 mai les Anciens l'élurent. Talleyrand avait contribué à ce choix par des manœuvres de couloir[15]. A mesure que l'on pénètre dans les dessous de cette période, le rôle de Talleyrand s'y découvre plus important.

En tout temps, Sieyès eût attiré l'attention et repoussé les sympathies. Sa physionomie était muette, son abord froid. Sa démarche molle et lente, sa tournures sans précision dans les formes[16], les lignes de son corps comme flottantes et mal arrêtées, donnaient à tout son aspect quelque chose d'incertain. Sa parole au contraire tranchait et s'imposait parce qu'il possédait extraordinairement le don des formules. Très supérieur à ses collègues en révolution par le ton et par la tenue, il avait de l'esprit et du plus fin, mais ne le montrait guère que par boutades. Chose grave pour un homme qui aspirait maintenant à conduire ses semblables, il manquait essentiellement de bonne humeur. Aimant à se retirer au milieu de quelques initiés ou dans un cercle de vieilles femmes qui l'encensaient dévotement, il leur laissait goûter l'intérêt de sa conversation et ne se défendait pas toujours d'être aimable, mais n'y condescendait que bien rarement. Dès qu'on le mettait sur le chapitre de ses théories philosophiques ou constitutionnelles, il devenait dogmatique, autoritaire ; il affirmait et ne daignait discuter ; à force de proclamer son infaillibilité, il arrivait à y faire croire.

On l'a pourtant trop dépeint comme un pur spéculatif, ne descendant jamais des hauteurs de la théorie ; il y avait chez lui des côtés terriblement pratiques. S'il jouissait vraiment, lorsqu'il recomposait en esprit la machine politique, de multiplier et de pondérer les rouages, de les agencer ingénieusement, de les combiner avec art, tout ce mécanisme s'appropriait dans sa pensée à une fonction mai tresse, à un but spécial : maintenir au pouvoir Sieyès et son parti, les y fixer et les y incruster à jamais. Les mots : système conservateur, idées conservatrices, revenaient sans cesse dans sa bouche. Il contribua pour beaucoup à les introniser dans notre langage politique, mais il ne les appliqua jamais qu'à une classe d'intérêts et de personnes.

Nul ne fut plus que lui homme de parti ou plutôt de caste, homme de tiers état dans toute la force restrictive du terme. Il avait l'horreur des nobles et le mépris du peuple. C'était lui qui naguère — on lui prêtait au moins ce propos — refusait de dire la messe pour la canaille[17]. D'autre part, après Fructidor, il avait inventé contre les nobles un plan d'ostracisme colossal, proposé d'exiler en masse tous les restes de cette classe et d'amputer définitivement la France d'un membre. Faux républicain d'ailleurs, laissant dans sa fameuse constitution une porte ouverte à un roi qui serait le prête-nom de l'oligarchie révolutionnaire et son répondant vis-à-vis de l'étranger, il ne rêvait pas une France rayonnant sur le monde, bouleversant l'Europe par le glaive ou par l'idée, mais une France raisonnable et rassise, une France où il aurait ses aises, qui lui serait confortable, car ce qu'il chérissait pardessus tout, avec sybaritisme[18], c'était son repos, un repos moelleux et bien garanti.

Il espérait le trouver sous un régime bourgeois, philosophe, rationaliste, ennemi des aristocrates et des prêtres, ennemi des Jacobins, médiocrement libéral, encore moins démocratique, traitant le peuple en mineur et le mettant en tutelle. République oligarchique ou monarchie limitée, peu lui importait, pourvu qu'on ne vit apparaitre d'autre aristocratie que celle dont il faisait partie, l'aristocratie des régicides. Il sentait toutefois la nécessité de ne plus trop restreindre le cercle des privilégiés, de l'entrouvrir à des hommes que la Révolution avait d'abord reconnus pour siens, qu'elle avait ensuite excommuniés et bannis. Pour l'œuvre de réformation brusque qu'il méditait posément, il comptait s'associer certains patriotes de 1789, faire appel à de bons citoyens alors exilés, sous la condition que, dans le régime à venir, la part de ces amnistiés fût étroitement circonscrite. D'ailleurs, son esprit voué aux abstractions avait la faculté de concevoir et non de réaliser. La création d'un gouvernement vraiment réparateur, tolérant, ouvert à tous, supérieur aux partis, largement national, n'entrerait jamais dans les moyens de ce faux sauveur.

 

II

Tandis que Sieyès quittait Berlin pour prendre rang au Directoire, le Corps législatif se renouvelait encore une fois par tiers. Les élections avaient eu lieu en germinal. C'est au Directoire qu'il incombe d'avoir inauguré en France la candidature officielle ; il en usa cyniquement dans la circonstance, mais ce pouvoir était tellement discrédité, honni, que le fait seul d'être patronné par lui devint un titre d'exclusion.

Depuis le 18 fructidor, les royalistes de toutes nuances et les libéraux n'osaient guère affronter le scrutin. Les Jacobins se présentèrent hardiment ; en quelques pays, ils s'aidèrent d'une sorte d'agitation babouviste ; ailleurs, s'annonçant moins comme Jacobins que comme opposants, se posant en vengeurs de la liberté contre le despotisme directorial, ils surprirent d'importants succès. Dans le Midi surtout, leurs candidats passèrent. Le Directoire se sentait trop faible pour renouveler le 22 floréal et imposer aux Conseils des invalidations en masse ; le Pr prairial, les élus furent admis sans que l'on regardât de trop près à la régularité des opérations, et cet afflux d'hommes nouveaux, s'introduisant surtout dans le Conseil des Cinq-Cents, acheva de briser la majorité. Depuis plusieurs années, un parti de démocrates extrêmes subsistait dans le Conseil, mais terne et déprimé, se distinguant à peine de la masse asservie ; les élections de l'an VII le renforcèrent et surtout le galvanisèrent.

Une opposition de gauche, très forte, se forma aussitôt contre le Directoire. Désignée sous le nom de parti jacobin, elle comprenait en réalité des éléments divers : de francs démagogues, s'appuyant au dehors sur les groupes anarchistes, des hommes qui sentaient le sang ; des politiciens avides de renommée et impatients d'escalader le pouvoir. Briot, Talot, Grandmaison, Lamarque, Bertrand du Calvados, Marquezy, Quirot, Soulhié, Arena, Destrem, Jacobins d'arrière-saison qui n'avaient point l'atroce énergie de leurs devanciers, mais qui enflaient la voix pour leur ressembler ; des généraux mécontents, comme Augereau, qui ne se jugeait pas suffisamment récompensé pour avoir crocheté au 18 fructidor les serrures des Tuileries et mis la main au collet des députés, comme Jourdan, qui avait été battu en Allemagne et qui imputait au gouvernement sa défaite ; enfin, des hommes d'un républicanisme exalté, fanatisés par le péril national, croyant à la nécessité de réchauffer l'énergie du peuple au feu des passions révolutionnaires et de faire succéder aux turpitudes du Directoire un gouvernement violent et probe.

Le parti entier adopta ce mot d'ordre, ce cri de ralliement : guerre aux voleurs, c'est-à-dire guerre aux fournisseurs qui avaient mis nos armées en détresse, aux agioteurs, spéculateurs, tripoteurs de tout ordre qui s'étaient engraissés de la ruine générale ; aux fonctionnaires qui s'étaient laissé corrompre, aux gouvernants impurs qui avaient toléré ces désordres et qui en avaient profité, à tous ces criminels de lèse-nation, à tous ces vendeurs de la chose publique. Même, dans un accès de rigorisme effréné, on multipliait arbitrairement le nombre des coupables, on exagérait leurs forfaits. Il y avait énormément de voleurs ; on en vit partout. Une folie de soupçons, un délire accusateur sévirent. Enfin, par la pente naturelle des passions humaines, la prise à partie s'étendit à tous les hommes d'affaires et de finances ; le cercle des revendications s'accrut démesurément. La guerre aux grands voleurs devint la guerre aux grosses fortunes mobilières et même à toutes les fortunes en portefeuille, considérées comme mal acquises.

Or, parmi ces fortunes, on a vu que presque toutes s'étaient créées ou rétablies pendant la Révolution, après la Terreur et sous le régime de l'an III. La tourbe des fournisseurs avait alors fait sa main ; les banquiers et financiers qui avaient eu les reins assez solides pour supporter la crise des assignats, qui avaient alors dominé le marché et gouverné les cours, s'étaient efforcés depuis de ranimer un certain mouvement d'affaires. Méprisant le régime établi, les possesseurs de capitaux s'en accommodaient néanmoins, parce qu'ils le dominaient et l'opprimaient ; c'étaient eux les rois du jour, et voici qu'à leur tour ces enrichis deviennent suspects au moins autant que les riches de naissance, dix fois taxés et frappés. Cette espèce de ploutocratie révolutionnaire se voit à son tour signalée, désignée aux pires traitements, par suite jetée violemment dans l'opposition. Après avoir détruit l'ancienne richesse territoriale, après avoir ruiné les rentiers, qui étaient eux-mêmes des ci-devant et tenaient leurs titres du régime déchu, la Révolution s'en prend maintenant aux fortunes qu'elle a laissées se faire ou s'accroître ; elle s'attaque à une foule d'intérêts matériels dont le sort s'est jusqu'à présent confondu avec le sien et met contre soi cette force ; il v a là un fait nouveau, très important, qui exercera sur les destinées finales du régime une influence appréciable.

Dès les premiers jours de prairial, la tribune des Cinq-Cents retentit des imprécations jacobines contre les agents et ministres concussionnaires ; c'était la lutte des violents contre les pourris. On livrait à l'exécration publique les vautours, les vampires, les sangsues du peuple, les modernes Verrès, car il fallait toujours de grands mots même pour exprimer de sales choses. La vénalité de l'administration à tous ses degrés fut dénoncée, et comme un ministère solidairement responsable ne s'interposait pas entre l'Exécutif et le Législatif, les coups portaient directement sur les chefs de l'État. Le déficit avoué par le gouvernement était considéré comme le résultat d'un système de pillage, et les Anciens eux-mêmes jugeaient que le Directoire, dissipateur des ressources à lui confiées, banqueroutier frauduleux, venait en quelque sorte de déposer son bilan.

Le 17 prairial, les Conseils votèrent une adresse aux Français, proclamant le danger public, stigmatisant les abus et annonçant un régime d'inquisition sévère. Les députés réclamaient aussi l'affranchissement de la presse, sous couleur de revenir aux principes. On abrogea la loi du 19 fructidor qui avait mis les journaux sous la main de la police, mais les Conseils ne purent jamais s'entendre pour la remplacer par une loi sur les délits de presse ; c'était faire succéder à la plus dure compression l'absolue licence[19].

Sur ces entrefaites, Sieyès arriva de Berlin ; sa venue fut annoncée par douze coups de canon. Installé au Luxembourg, il prit à peine contact avec ses collègues ; il assistait à leurs délibérations sans y participer. Il s'isolait de ces hommes dont il avait été complice en Fructidor, mais dont trois au moins, Larévellière, Merlin et Treilhard, lui paraissaient irrévocablement perdus. La déconsidération des trois Directeurs était égale à leur incapacité et au mauvais état où ils avaient réduit nos affaires. On ne pouvait s'entendre avec eux ; tout le monde le disait à Sieyès, et Sieyès bientôt dit comme tout le monde[20]. Haïssant les Jacobins, dont il avait horriblement peur, il crut à la nécessité de se servir d'eux pour éliminer les Directeurs, pour se débarrasser de ce poids mort, pour déblayer le terrain de ces vermineux cadavres. Déjà, dans ce but immédiat, les néo-modérés des deux Conseils, ceux qui rêvaient pour l'avenir de mesures violemment conservatrices de leur pouvoir et de leur influence, avaient lié partie avec les instigateurs d'une politique effrénée ; entre ces éléments discordants, il y eut entente d'un moment et coalition pour détruire.

L'offensive contre le Directoire se prépara par de sourdes manœuvres et des travaux d'approche. Sieyès introduit dans la place tendait la main aux assaillants, mais que ferait Barras, l'homme qui s'était toujours posé en spadassin et en bravo à la solde des partis d'attaque ou de résistance violente ? Réal lui avait conseillé de se débarrasser à la fois de ses collègues et des assemblées, de faire place nette autour de lui à coups de sabre et de s'ériger en maitre de la situation[21]. Barras n'osa ; il préféra traiter avec la coalition parlementaire et assurer son salut en trahissant ses collègues. Ce fut cette défection qui permit l'acte du 30 prairial, la dislocation du Directoire par les Conseils. Dans les assemblées, l'affaire se brassa entre quelques meneurs des deux partis ligués, le double troupeau des votants suivant avec docilité[22]. Le peuple ne prit aucune part au mouvement ; la rue restait calme, les endroits de plaisir et de promenade très fréquentés ; à peine un peu plus d'animation que de coutume autour des Tuileries et du Palais-Bourbon, où siégeaient les Anciens et les Cinq-Cents. Paris tranquille, méprisant, regarda s'organiser l'insurrection parlementaire[23].

Le 28 prairial — 16 juin, les Conseils se déclarèrent en permanence. L'attaque à découvert contre l'Exécutif commença et fit brèche. On s'était aperçu que l'élection de l'un des Directeurs, Treilhard, avait été faite inconstitutionnellement, l'ayant été moins d'un an après que le mandat législatif de Treilhard avait pris fin. Bien que l'irrégularité datât d'un an et qu'il parût y avoir prescription, les Cinq-Cents annulèrent l'élection, et les Anciens, entre une heure et deux heures du matin, ratifièrent le décret.

Les Directeurs s'étaient de leur côté mis en permanence. Quand le vote de déchéance fut connu, ils siégeaient aux lumières dans leur belle salle du Luxembourg, étincelante de dorures, décorée à sa partie supérieure de drapeaux ennemis, tandis que dans une première salle leur garde veillait et que circulaient les messagers d'État en costume de Crispin[24]. Treilhard, connu pour sa morgue et sa rudesse, allait-il résister ? Larévellière et Merlin lui conseillaient de se roidir, de tenir bon, de défendre la validité de son élection, et parlaient de recourir aux moyens militaires ; mais l'attitude de Barras, son langage, prouvaient déjà qu'il trahissait. Treilhard s'effondra aussitôt ; les larmes aux yeux, d'après Barras, et selon d'autres avec une affectation d'indifférence, il quitta la salle et disparut du Luxembourg ; sans tenter la moindre résistance, sans mot dire, il dévora l'affront[25].

L'ancien Directoire s'en allait par morceaux : après Reubell, Treilhard. Pour en finir, comme Barras était passé à l'ennemi, il suffisait d'arracher de leurs sièges Larévellière et Merlin et d'extirper ce double débris. Abandonnés à eux-mêmes, Larévellière et Merlin n'étaient pas hommes à refaire un 18 fructidor en le dirigeant contre la majorité nouvelle, et d'ailleurs l'esprit des troupes, en haine des butors[26] du Luxembourg, se tournait vers les parlementaires, faute de mieux ; cette disposition offrait plus de sécurité aux Conseils qu'un acte par lequel ils venaient de proclamer que quiconque attenterait à leur indépendance serait par le fait même placé hors la loi. Barras se chargeait d'ailleurs de terroriser ses collègues et se faisait fort de déterminer leur fuite. Le 29, il vint au conseil avec un grand sabre ; il se tenait là comme un épouvantail, parlant peu, le menton appuyé sur ses mains qui embrassaient la poignée de son sabre[27], le regard torve, et Sieyès, par des discours entortillés[28], remontrait aux deux autres la nécessité de démissionner ; il tâchait de les évincer par persuasion.

Cependant Larévellière et Merlin résistaient, se cramponnaient au pouvoir, et le morceau fut cette fois plus dur à emporter. Alors on s'acharna sur les récalcitrants, on les chargea de tous les péchés du Directoire. Le 30, ils furent dénoncés à la tribune des Cinq-Cents avec la dernière violence. Au Luxembourg, c'était un envahissement de députés de toutes nuances, qui venaient les sommer de partir ; les salons, les corridors en étaient pleins. Les modérés envoyèrent une députation, conduite par Boulay de la Meurthe ; les Jacobins en déléguèrent une autre. Il y eut entre les Directeurs une scène extrêmement vive, avec éclats de voix et gros mots, où Barras, se prononçant davantage contre Larévellière et Merlin, tâcha de leur extorquer une démission. Entre temps, on leur expédiait des émissaires onctueux et doux, pour les amollir ; de prétendus amis venaient les supplier, les mains jointes, de se soustraire eux-mêmes et de soustraire leurs derniers fidèles à d'horribles vengeances ; ou les effrayait par la perspective d'une mise en accusation, en ajoutant que, s'ils lâchaient prise de bonne grâce, on leur épargnerait toute poursuite ultérieure et qu'il ne leur serait fait aucun mal.

Comme ils résistaient toujours, le recours à la force parut imminent. Pour consommer l'illégalité, il ne s'agissait que de placer au commandement de Paris un homme qui donnerait aux troupes l'ordre d'agir. Plusieurs généraux postulaient le rôle, les sabres s'agitaient dans le fourreau ; des uniformes à grosses épaulettes paraissaient tour à tour dans le cabinet de Barras et dans les dégagements du Palais-Bourbon, dans les tumultueux couloirs. Joubert disait : Quand on voudra, je finirai tout cela avec vingt grenadiers. Bernadotte n'en demandait pas tant : Vingt grenadiers, c'est trop ; quatre hommes et un caporal, c'est bien assez pour faire déguerpir les avocats[29]. Et il se promenait de long en large, parmi les groupes animés, dans la salle attenante à celle où siégeaient les Cinq-Cents, comme s'il eût attendu un signal de cette assemblée. Barras prétend toutefois que Bernadotte, pris au mot, se récusa et allégua un motif de délicatesse pour ne pas disputer la priorité à Joubert, qui avait paru la réclamer[30].

Point ne fut besoin d'ailleurs de recourir à l'ultime argument. Voyant tout le monde les abandonner et s'ameuter contre eux, Larévellière et Merlin se résignèrent enfin ; à cinq heures du soir, leur démission fut portée aux Conseils. Il n'y eut pas à proprement parler coup d'État, mais épuration du Directoire sous une pression parlementaire, appuyée par des menaces de violence. Merlin disparut pour quelque temps ; Larévellière se retira dans sa maison d'Andilly, près de Paris ; plus tard, lorsqu'il retournait en ville, à pied, pour assister aux séances de l'Institut, les gens des villages qu'il traversait l'insultaient grossièrement[31]. Avant de démissionner, il avait fait allusion à de noirs projets qui s'agitaient dans les assemblées, à des trames homicides. Les couteaux sont tirés[32], avait-il dit ; déjà les couteaux, les poignards, fictifs poignards, existant seulement dans l'imagination de ceux qui avaient intérêt à les invoquer. Quatre mois plus tard, Napoléon et Lucien Bonaparte les retrouveront dans l'arsenal des métaphores révolutionnaires.

Il restait à pourvoir aux vacances et à nommer de nouveaux Directeurs. D'après l'usage établi, la chose devait se faire immédiatement et par substitution instantanée de personnes. Dès la sortie de Treilhard, les Conseils avaient rempli la place vide et bouché ce trou ; une cabale parlementaire, dont Garat était l'âme[33], avait fait nommer Gabier, ancien ministre de la justice sous la Convention, président du tribunal de cassation, révolutionnaire honnête et court. Merlin eut pour successeur Roger Ducos, ex-conventionnel, présentement législateur et dans l'intervalle juge de paix à Dax. A la place de Larévellière on eut l'idée de mettre un militaire, et alors que la République s'enorgueillissait de tant de guerriers illustres, on s'en fut chercher un général obscur, une nullité morose, Moulin, qui commandait momentanément l'armée de l'Ouest ; sans que personne et lui-même eussent jamais su pourquoi, on le poussa au Directoire, qui se retrouva au complet. Ces gens-là peuvent-ils prétendre que nous les servions ? se serait écrié Bernadotte présent à la séance[34]. Sieyès eût préféré d'autres choix ; ses amis avaient insinué en vain des noms un peu plus marquants ; il comptait néanmoins que l'insignifiance de ses nouveaux collègues lui permettrait de les dominer et de les conduire à ses fins ; dans son idée, la recomposition du Directoire n'était qu'un acheminement à une réforme plus radicale et portant sur la constitution même.

Telles furent les journées de prairial, où le Directoire fructidorien disparut noyé dans la boue, Barras seul surnageant. On a parfois signalé dans cette révolution la contrepartie et la revanche du 18 fructidor. Cette appréciation ne repose que sur une apparence et sur une interversion de mécanisme. En Fructidor, l'Exécutif avait renversé le Législatif ; le phénomène contraire s'opérait aujourd'hui, mais ce n'était nullement une revanche des fructidorisés et des hommes de droite. La querelle s'était élevée cette fois et tranchée entre purs révolutionnaires ; quatre conventionnels avaient été successivement éliminés du Directoire ; trois conventionnels y restaient ou y entraient, avec un homme de loi et un général inféodés à leur parti. Les meneurs des Conseils étaient tous d'anciens fructidoriens, les uns convertis à une modération relative, les autres restés ou passés à l'extrême gauche, ces deux groupes ayant fait masse pour se débarrasser de chefs par trop compromis.

Paris s'émut peu d'abord de cette convulsion des pouvoirs publics. Il n'y comprit pas grand'chose ; la substitution de trois inconnus à trois personnages profondément discrédités n'avait pas de quoi réveiller et secouer l'opinion. Paris avait son aspect de printemps ; la belle saison attirait la foule dans les jardins et les promenades. Les lieux de plaisir — porte une note de la police militaire — rassemblaient hier une foule immense de citoyens tranquilles, insouciants, ne pensant qu'à s'amuser et nullement aux affaires publiques[35]. Le soir, tout le monde s'assemblait à Tivoli autour des illuminations et des orchestres[36]. Là, on mettait les malheurs publics en jeu de mots ; la patrie était la patraque. Sur les Directeurs chassés tomba une grêle de pamphlets, d'épigrammes et de caricatures : Toujours des caricatures ; depuis plusieurs jours, on en voit une étalée sur les quais ; elle représente Treilhard en avant et Merlin derrière, portant un brancard sur lequel est assis Larévellière. Au bas on lit : Nous emportons le magot. A propos des nouveaux gouvernants, on fit des calembours ; le nom de Moulin y prêtait, et les gardes du Directoire ne furent plus pour le peuple que les gardes-moulins[37].

En province, les administrations, les corps constitués rédigèrent des adresses aux vainqueurs, des félicitations ampoulées, gonflées d'un enthousiasme de commande, proclamant le triomphe de la morale publique et la régénération de l'État. Les armées, toujours promptes à l'espoir et d'inlassable dévouement, espérèrent un meilleur sort. Un officier en traitement à Plombières écrivait à sa femme : Tout va reprendre une face nouvelle ; nos sacrifices ne seront pas perdus ; la Liberté restera debout, triomphante. Ô ma Calixte bien-aimée, peu s'en faut que je ne sois guéri[38]. Mais la population civile restait atone ; habituée à mépriser ses gouvernants, quels qu'ils fussent, elle attendait avec une insouciance sceptique les suites de la crise directoriale. Sous l'ancien régime, avant que la fréquence des bouleversements eût émoussé la sensibilité politique, un changement dans le ministère faisait bien plus d'effet ; Robert Lindet écrivait de Caen : Cette révolution ne fait pas autant de sensation qu'en fit le renvoi de l'abbé Terray et du chancelier de Maupeou[39].

 

 

 



[1] D'après le récent et savant ouvrage de M. Stourm sur les Finances du Consulat, p. 270-271, le déficit était au minimum de trois cents millions.

[2] Un mémoire rédigé après Brumaire par le général de Beurnonville, ancien ministre, donne une idée de la façon dont se passaient les choses au département de la guerre. Il est, je crois, mathématiquement démontrable que le gouvernement surpaye de plus de 50 pour 100 toutes les fournitures qui lui sont faites... On n'a qu'à se représenter le cercle que parcourt un fournisseur. Un pot-de-vin énorme paye, à l'insu du ministre, la signature de son marché. Souvent les protecteurs se réservent 5 pour 100, 10 pour 100, plus ou moins, sur les bénéfices de l'entreprise. Pour son exploitation, il emploie ses créatures, qui chassent les anciens préposés et qui, présumant bien que leur emploi est une possession éphémère, ne songent qu'à faire leur main. Leurs surveillants deviennent leurs complices moyennant l'abandon d'une portion de leurs rapines. De proche en proche, toutes les cupidités s'agitent pour grossir les comptabilités par des consommations fictives jusqu'à ce qu'elles s'élèvent souvent au double et plus du double des fournitures réellement faites. L'État se trouve ainsi débiteur de ce qu'il n'a point reçu, et ce n'est que par un pareil résultat que l'entrepreneur se trouve indemnisé, et des sacrifices qu'il a faits pour avoir son marché, et des pertes qu'il essuie sur les formes de payement qu'il reçoit, et de l'arriéré qui achève de le solder. Archives du ministère de la guerre, correspondance générale, 1799.

[3] Le Publiciste, 6 thermidor an VIII.

[4] SCHMIDT, Tableaux de la Révolution, III, 386.

[5] L'étude que M. Ernest Daudet a faite de cette intrigue tend à prouver le contraire. Les Émigrés et la seconde coalition, chap. I, III, VII, VIII, IX, XIV.

[6] Dans ses Éclaircissements inédits, Cambacérès, confirmant d'autres témoignages, dit qu'alors Barras voulait s'emparer de l'autorité.

[7] Notes manuscrites de Grouvelle, conservées au musée Carnavalet.

[8] Journal des hommes libres du 17 brumaire an VIII.

[9] Lettres de Constant, 61-62.

[10] Journal le Propagateur, 15 nivôse an VIII.

[11] Note de Fabre de l'Aude publiée dans les Mémoires de Barras, III, 285.

[12] Un étranger assistant à une séance des Cinq-Cents demandait à son voisin de lui désigner Sieyès ; l'autre, ne l'apercevant point, répondit : S'il y avait un rideau dans la salle, je serais bien sûr de le trouver derrière. Lettres de Constant, 62.

[13] Voyez notamment BRINKMAN, 283-284.

[14] Le fait est confirmé par Larévellière, II, 434.

[15] Notes manuscrites de Grouvelle.

[16] Mémoires de Talleyrand, I, 512.

[17] Mémoires de Barras, III, 484.

[18] Souvenirs du baron de Brante, I, 380.

[19] Les Parisiens se mirent à chanter ces couplets :

Il est vrai qu'on pouvait écrire

Sur les modes, et même dire

Son sentiment sur les chiffons,

En ne parlant pas des fripons.

La vérité de son asile

Sortant, nous changerons de style.

A pleine tête, nous crierons :

A bas le règne des fripons ! (Bis.)

[20] Notes manuscrites de Grouvelle, ami et confident de Sieyès.

[21] Le Couteulx de Canteleu, dans LESCURE, II, 224.

[22] BRINKMAN, 291-292, d'après le récit d'un député.

[23] Publiciste du 2 messidor. Cf. la correspondance de l'envoyé prussien, dans l'ouvrage publié par BAILLEU, Preuzen und Frankreich, I, 308 : Le peuple est resté au milieu de cette fermentation dans une impassibilité extrême et ne prend pas le plus léger intérêt à l'issue des événements.

[24] Mémoires de madame de Chastenay, 304.

[25] Le citoyen Treilhard prit son parapluie et alla le soir même — il était tard — coucher chez lui rue des Maçons. Sa femme et sa famille l'y rejoignirent le lendemain. Mémoires de madame de Chastenay, 406. Cf. BARRAS, III, 339. Le procès-verbal de la séance de nuit confirme que Treilhard se retira immédiatement. Archives nationales, AF, III, 15.

[26] C'est ainsi qu'en 1811 Davout appelait encore les Directeurs dans une de ses lettres inédites à l'Empereur. Archives nationales, AF, IV, 1854-1636.

[27] LARÉVELLIÈRE, II, 392.

[28] LARÉVELLIÈRE, II, 392.

[29] BARRAS, III, 361.

[30] BARRAS, III, 361-362.

[31] Mémoires de Larévellière-Lépeaux, III, 450.

[32] Mémoires de Larévellière-Lépeaux, II, 399.

[33] Notes manuscrites de Grouvelle.

[34] LA FAYETTE, V, 67.

[35] Archives de la guerre, correspondance générale, état-major général, rapport du 20 au 21 messidor.

[36] Programme des spectacles pour le 30 prairial : Tivoli, aujourd'hui à cinq heures précises, ouverture du jardin, musique d'harmonie, bal à grand orchestre, illuminations, concert d'harmonie par la musique du Corps législatif, beau feu d'artifice, terminé par la première représentation du Temple de Neptune, orné de cascades.

[37] Gazette de France du 15 messidor.

[38] Correspondance intime du général Jean Hardy, 133-134.

[39] Lettre du 14 messidor an VII. Amand MONTIER, Robert Lindet, 362.