HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME DEUXIÈME

LIVRE V. — DEPUIS LA PUCELLE JUSQU’À LA RÉDUCTION DE PARIS SOUS L’AUTORITÉ DE CHARLES VII (1429-1436).

CHAPITRE II. — Batailles d’Anthon[1] et de Bulgnéville (1430-1431).

 

 

Jusqu’à la journée de Verneuil, le prince d’Orange et le duc de Savoie, Amédée VIII, avaient flotté entre le parti de France et le parti de Bourgogne. Après cette catastrophe, Louis de Chalon n’hésita plus. Le moment opportun lui sembla venu d’agrandir ses petits États, par la conquête d’une riche contrée limitrophe. Il lui fallait un port sur le Rhône, qui lui servît de clef pour entrer en Dauphiné. Bertrand de Saluces, tué au combat de Verneuil, laissait à sa veuve les terres d’Anthon, Colombier, Saint-Romain et autres, sises sur le territoire dauphinois. A défaut d’héritier direct, ces terres, tenues en fief par les Saluces, étrangers, étaient réversibles à la couronne. Louis de Chalon acquit de la veuve, Anne de la Chambre, ces tenures : elle lui céda aussi les droits ou prétentions qui pouvaient s’y rattacher ; le prince se réservait de les faire valoir par la force[2].

Au mois d’avril 1128, Louis de Chalon, de concert avec Anne de la Chambre, envoya prendre possession du château d’Anthon. Aussitôt la veuve se retira. Deux cents hommes d’armes à la solde du prince, Anglais, Bourguignons et Savoisiens, occupèrent dès lors la forteresse. Ce lieu, dit un historien du pays, étoit si bien fortifié sur le Rhosne, que pour peu qu’il y eust de gens, Anthon mettoit cette rivière et par elle la ville de Lyon en subjection et toutes les terres voisines en servitude. Déjà Louis de Chalon avait conquis diverses places, appartenant à la Provence et au Languedoc, sur la rive droite du Rhône. Il s’empara de Colombier, Saint-Romain, etc., mit garnison à Auberive et prit ainsi un pied solide en Dauphiné. L’archevêque de Vienne, Jean de Norry, craignit pour la sûreté de sa ville. Il restaura les fortifications et pourvut à sa défense[3].

Vers le mois de juillet 1128, les Orléanais, se voyant menacés parles Anglais, firent appel aux Viennois et aux Dauphinois. Charles de Bourbon, inquiet pour ses possessions du Beaujolais, se joignit à ces instances[4]. Le gouverneur du Dauphiné dégarnit encore sa province, afin d’envoyer des soldats au cœur du royaume. Louis de Chalon saisit cette nouvelle opportunité. Le litige pendant avait été soumis à l’arbitrage du dite de Savoie, partie intéressée, puis du conseil delphinal. Impatient de ces formes judiciaires, Chalon prit les armes et ravagea le Dauphiné. Le gouverneur était alors Mathieu de Foix, comte de Comminges[5].

Dépourvu de force et probablement de toute volonté, le lieutenant du roi n’opposa aucune résistance. Il conclut avec l’envahisseur un traité. Mathieu de Foix reconnut et sanctionna vis-à-vis du prince, toutes les prétentions que revendiquait ce dernier. Chacune des terres usurpées lui fut cédée, à charge d’hommage. Pour s’absoudre des violences commises, Louis de Chalon consentit en outre à recevoir des lettres d’abolition[6].

Cependant le but du prince n’était qu’imparfaitement rempli. Il se mit en rapport avec Amédée, lui proposant de l’associer aux charges et aux profits de l’entreprise. En cas de succès, Grenoble, tout le Graisivaudan et les Montagnes, devaient être réunis aux États de Savoie. Le prince d’Orange aurait, pour sa part de conquête, le Viennois et la vallée du Rhône, jusqu’à Orange. Amédée VIII se prêta en secret à ce complot. Le duc de Bourgogne, ainsi qu’Amédée, fournit des troupes au prince, qui, en 1430, reprit la campagne. Antoine de Ferrières, capitaine d’Anthon, à la solde du prince Louis, envahit et ravagea de nouveau le Dauphiné[7].

Durant cet intervalle, Mathieu de Foix avait été remplacé par Raoul de Gaucourt, le défenseur d’Orléans. Raoul, vers la fin de février 1430, se rendit à son nouveau poste. Les hostilités engagées par L. de Chalon se rouvrirent au printemps. Gaucourt envoya des députés vers le duc de Savoie, qui l’exhortèrent à désavouer Louis, et tout au moins, à ne point l’assister. C’est alors que les réponses équivoques d’Amédée ouvrirent définitivement les yeux de l’expérimenté gouverneur[8].

Au mois de mai, Raoul de Gaucourt opéra sa jonction avec le sénéchal ale Lyon. Ce personnage s’appelait Humbert ou Imbert de Groslée, seigneur de Viriville[9] en Dauphiné. Imbert de Groslée, maréchal de cette province, appartenait à une antique famille de chevalerie, dévouée, depuis Philippe-Auguste, aux rois de France. Bailli de Mâcon et sénéchal de Lyon dès 1418, Charles VII avait maintes fois déjà éprouvé sa fidélité, ainsi que sa bravoure. Mais ses forces, réunies à celles du ban dauphinois, épuisé par les précédentes campagnes, étaient insuffisantes[10].

Il y avait alors, dans les montagnes du Velay, un chef d’aventuriers qui désolaient le Midi. Ce condottiere, natif de Castille, se nommait Rodrigo de Villa-Andrando, comte de Ribadéo. Homme énergique, il possédait sinon toutes les vertus, du moins tous les genres de capacité que peut comporter l’exercice de la guerre. Gaucourt avait demandé vainement des secours au roi, qui, écrasé par ses autres charges, l’abandonnait à ses ressources locales. Rodrigo fut désigné comme l’homme qu’il fallait à la situation. Le gouverneur, assisté du conseil delphinal, se rendit à la Côte-Saint-André. On y délibéra de lever un emprunt, qui serait couvert par une taille. Muni de la somme prêtée, le gouverneur passa le Rhône et se dirigea vers Annonay : là, il eut une entrevue secrète avec Rodrigo. Celui-ci, moyennant finance, consentit à servir le roi, de concert avec deux de ses lieutenants, nommés Jean Vallète et Pierre Thuron[11].

Le 26 mai 1430, Rodrigo de Villa-Andrando passa le pont de Vienne pour entrer en Dauphiné. Il était suivi de trois cents lances, commandées en partie par Jean de Salazar, l’un de ses lieutenants et compatriotes. Rodrigue joignit le maréchal et le gouverneur devant Auberive, qui fut investie et prise d’assaut le 27. Gaucourt, au nom du roi, fit démolir presque de fond en comble la forteresse. Toutefois il donna ordre qu’on laissât debout de grands pans de murailles en signe que la place et le seigneur avoient été rebelles à leur prince et inféaux, et afin qu’il en fût grande souvenance et mémoire perpétuelle[12].

Ce succès obtenu, le gouverneur et Rodrigo se présentèrent à la côte Saint-André. Les états du pays, assemblés dans cette ville, votèrent un subside de cinquante mille florins, pour couvrir les frais de la campagne. Ordre fut donné à tous les Dauphinois de s’armer pour la défense commune. Puis les états envoyèrent à Chambéry, auprès d’Amédée, une nouvelle ambassade. Le duc alors fit répondre par son chancelier Jean de Beaufort que l’un des privilèges de la noblesse de Savoie, était de servir indifféremment ceux qu’il lui plaisait, et que la voie la plus sûre pour l’avoir de son côté, était de lui faire les offres les plus avantageuses[13].

Les troupes dauphinoises s’emparèrent, le 7 juin, de Pusignan, sous le commandement de Rodrigue. Cette place forte, située vers l’ouest entre Anthon et Colombier, fut donnée parle roi au chef castillan, à titre de récompense. Azieu tomba, le 8, au pouvoir du gouverneur et, le 10 juin, Colombier eut le même sort[14].

Cependant le prince d’Orange, seigneur d’Arlay, accourut de la comté de Bourgogne, où il avait sa résidence. Dans la nuit du 10 au 11 juin, il arriva au château d’Antbon. Déjà une partie de ses troupes l’avait précédé. Le prince ignorait la prise de Colombier, qui, en ce moment même, venait de capituler. Agé, comme Rodrigo, d’environ 44 ans, Louis de Chalon était dans toute la force de la vie et des passions. Il avait amené de seize à dix-huit cents lances d’élite, tant Bourguignons que Suisses et Savoisiens. Ces chevaliers, ou écuyers, étaient suivis, chacun, de leurs coustiliers et varlets d’armes, sans compter les gens de trait et l’infanterie[15].

Aussitôt installé au château d’Anthon, Louis s’intitula dauphin de Viennois. Il distribua les offices de la province et promit à ses serviteurs des terres, ainsi que les récompenses dont la disposition appartient au souverain. Humbert de Groslée et Rodrigue ignoraient de leur côté la présence du prince. Ils envoyèrent en reconnaissance, au château d’Anthon, un hérault nommé Dauphin. Ce parlementaire, détenu par Louis de Chalon, lui apprit que Colombier venait de capituler. Le prince, à cette nouvelle, fit sonner les trompettes et son armée se mit en marche vers Colombier[16].

Un bois, qui n’existe plus, séparait la plaine d’Anthon de celle où s’élèvent encore les ruines du château de Colombier. Dans la matinée, Louis partit d’Anthon et s’en-gagea dans ce bois. Il s’y arrêta quelque temps, pour faire des chevaliers, suivant la coutume. Durant ce retard, les capitaines français, informés de la marche du prétendant, délibérèrent sur le parti qu’ils devaient prendre. Si la bataille se perdoit, rapporte un témoin oculaire, membre du conseil delphinal, tout ce pays seroit perdu et en après Languedoc et Lyonnois. Par ainsi, le demourant du royaulme seroit en branle d’estre du tout perdu ! Le temps pressait : Gaucourt et le maréchal résolurent de combattre[17].

Rodrigue, sur ses propres instances, obtint le commandement de l’avant-garde. Ce poste d’honneur appartenait de droit au maréchal, qui consentit à le lui céder. L’aile droite fut confiée au seigneur de Maubec, Dauphinois. On lui adjoignit Jean Vallète, lieutenant de Rodrigue. Bourno de Cacherano ou Caqueran et Georges Boys, capitaines milanais, eurent la direction de l’aile gauche. Gaucourt et le maréchal se placèrent au centre. Chacun des combattants, armé et monté, entendit la messe, put se confesser, et but légèrement. Après, fut dit publiquement que s’il y eut personne qui eust point de paour, qu’il se retirast. Puis leur fut dict : Vous serez tous riches en ceste journée... Nous avons juste et raisonnable cause. Dieu nous aidera ![18]

Il était midi, lorsque les éclaireurs annoncèrent que le prince d’Orange approchait pour combattre. Raoul de Gaucourt, « dévot à Dieu et à sa sainte mère, » fit le signe de la croix et se mit en marche. Durant ce temps, Rodrigue, appuyé des gens de trait, s’était embusqué dans le bois. Lorsque Louis de Chalon voulut s’y avancer, il se vit cerné de toutes parts, poursuivi et contraint de rétrograder vers la plaine. Gaucourt et le maréchal avaient prévu ce résultat. Ils tournèrent le bois et vinrent se poster à la lisière, vers Anthon. Arrivé sur le terrain et avant de livrer la bataille ; Imbert de Groslée s’agenouilla. Il se désarma de son heaume, puis, tète nue et les mains tendues vers le ciel, il prononça cette prière : Dieu, par ta sainte justice, bonté et miséricorde, dit-il, plaise toy de faire droit en ceste présente journée ![19]

Harcelés par Rodrigue, les orangistes débouchèrent à la file : l’armée du prince ne put constituer ses lignes qu’à grand’peine. Au premier choc, Louis de la Chapelle et quelques autres chevaliers bourguignons, mirent pied à terre ; ils amortirent ainsi, quelques instants, l’impétuosité de l’attaque ; mais ils payèrent de leur vie une résistance inutile. Peu à peu la plaine se remplit de combattants des deux partis. La mêlée générale s’opéra bientôt avec un fracas et un acharnement effroyables. En vain le prince Louis avait-il mandé à son secours les Suisses, armés de leurs formidables épées à deux mains, et commandés par François de Neuchâtel, comte de Fribourg. Il avait aussi fait venir de Bourgogne sept mulets chargés de maillets de plomb pour son infanterie. Entre une heure et deux heures, la déroute des siens se dessina complètement. Les Dauphinois étaient maîtres du champ de bataille[20].

Deux à trois cents combattants périrent sur la place. Tous appartenaient aux plus nobles familles de Savoie et des deux Bourgognes. Le reste, poursuivi à outrance par les routiers de Rodrigue, par les nobles dauphinois, fut contraint de chercher son salut dans la fuite. De ce nombre était Jean de Neuchâtel, seigneur de Montaigu, chevalier de la Toison-d’Or. François de la Palu, sire de Warambon, conduisait lés troupes savoisiennes. Il eut le nez coupé d’une taillade et porta depuis un nez d’argent. La Palu, en outre, tomba aux mains de Rodrigo. Celui-ci tira de ce seul prisonnier huit mille florins d’or. Cent vingt à cent quarante Bourguignons perdirent la liberté[21].

Louis de Chalon combattit vaillamment ; il lui fallut toutefois céder au même destin. Le prince montait un grand et puissant destrier : tout rouge, lui, son harnais et son cheval, du sang qui coulait de son visage et de son corps, on ne le reconnaissait qu’à la taille de sa monture. Finalement, il tourna bride et courut, par une fuite précipitée, se jeter dans le château d’Anthon. Le prince avait réuni là de l’artillerie et des vivres pour deux ans. Mais Antoine de Ferrières, avec trente hommes de garnison, ne voulut pas y rester. Louis de Chalon prit à peine le temps de respirer et de panser ses blessures. Le cours du Rhône, au passage d’Anthon, s’accélère par le confluent de l’Ain. Vers minuit, le prince partit du château[22].

Louis craignait d’être assiégé, puis de tomber prisonnier entre les mains du vainqueur. Étant remonté sur son coursier de bataille, tout armé, sa lance à la main, il poussa le puissant anima là travers les eaux impétueuses du Rhône. Suivi d’un petit nombre des siens, il parvint ainsi à Méximieu sur la terre de Savoie. Louis de Chalon, dès qu’il se vit sauvé, descendit de cheval et baisa sur la bouche son libérateur quadrupède. Dès ce jour, il le fit nourrir, comme un cher et fidèle serviteur, sans souffrir désormais qu’il servît à aucun emploi[23].

Plus de deux cents Bourguignons s’étaient noyés en cherchant à traverser le Rhône. Les fuyards, çà et là, couraient à travers champs, se cachant dans les bois, dans les blés, comme des lièvres. Là, des paysans dauphinois, armés suivant l’édit, assommaient et tuaient ces chevaliers. Les Français étaient à peu près égaux en nombre à l’ennemi. Un seul homme, appartenant à Rodrigo, périt de leur côté. Rodrigue, dit un chroniqueur envieux de ses exploits, Rodrigue, homme plein de malicieux engin, exploita merveilleusement en la défense, sans oublier son profit. Douze cents chevaux et quantité d’armures furent vendus, trois jours après, sur la place de Crémieu. Gaucourt, le maréchal et Villandro se partagèrent cent mille florins d’or de rançons. Le reste du butin fut distribué aux vainqueurs[24].

Des chants populaires qui, dit-on, se répètent encore dans nos montagnes, célébrèrent, dès cette époque, la bataille d’Anthon.

La bannière du prince d’Orange était rouge et noire. A l’angle droit supérieur, un soleil d’or, naissant, illuminait tout le champ de ses rayons. Cette bannière ; avec beaucoup d’autres, demeura parmi les trophées de sa défaite. On la vit pendant des siècles suspendue, à Grenoble, dans la chapelle delphinale de Saint-André. Louis de Chalon perdit toutes les places qu’il occupait sur le territoire du roide France[25].

Georges de la Trimouille remportait ce triomphe, au moment où la Pucelle venait d’être livrée à l’ennemi. Par les mains d’un aventurier castillan, d’un condottieri mercenaire, le royaume avait été préservé du démembrement. Gaucourt, toujours aidé de Villa-Andrando, poursuivit le prétendant jusque dans sa capitale. Orange fut assiégée le 29 juin 1430 et se rendit après quelques jours de résistance, ou plutôt de négociation. Le 3 juillet, Gaucourt et Rodrigue y entrèrent, et les bourgeois prêtèrent serment de fidélité au roi de France. Puis Gaucourt se retira, laissant pour gouverneurs en son nom, dans la ville, le bâtard de Valence, et, dans le château, le bâtard de Poitiers[26].

Mais à peine le lieutenant était-il rentré à Grenoble, qu’une sédition éclatait à Orange. Les deux bâtards furent expulsés et les orangistes retournèrent sous la domination de leur prince. Le gouvernement dé, la Trimouille transigea de nouveau. Deux arbitres furent en premier lieu désignés : l’archevêque de Narbonne, légat d’Avignon[27], et l’évêque d’Orange[28], camérier du pape. Louis III, roi de Sicile, intervint ensuite, comme suzerain, à raison de son comté de Provence. Jean Louvet reparut dans cette affaire, avec le titre de commissaire arbitrateur[29].

Le 18 mars 1431, François de Warambon se jeta sur la ville de Trévoux en Dombe. Cette place appartenait à Charles de Bourbon, comte de Clermont. Or, le sire de la Palu avait à venger sa disgrâce d’Anthon. Dans sa fougueuse animosité, il poursuivait le comte Charles d’une haine particulière. Trévoux, surpris sans défense, fut escaladé, mis au pillage. Cependant Warambon ne put réussir à s’emparer du château : chargé de butin, incendiant les villages sur sa route, il vint chercher un refuge en Bourgogne[30].

Enfin, le 22 juin 1432, le roi étant au château de Loches, un arrangement final passé entre Charles VII et le prince d’Orange, fut signé par la Trimouille et les autres membres du grand conseil[31].

Charles II, de Lorraine, en mariant sa fille Isabelle à René d’Anjou, avait appelé son gendre à lui succéder dans son duché. La Lorraine étant un fief féminin, cette dévolution se trouvait donc en harmonie avec la loi de l’État. Cependant Charles avait un neveu nommé Antoine de Vaudémont, issu d’une branche collatérale et masculine. Antoine, dès l’époque où René s’unit à Isabelle, revendiqua ses prétentions sur la couronne ducale. Tant que Charles I1 vécut, son ascendant suffit à contenir l’ambition du jeune comte. Mais le duc de Lorraine mourut le 25 janvier 1431. Antoine alors renouvela ses démonstrations et prit une attitude menaçante[32].

Dès le 22 février, Antoine prit le nom et les armes de Lorraine : en mars, il se présenta devant Nancy, pour y être reconnu comme duc ; mais les bourgeois refusèrent de lui ouvrir les portes de la ville. Antoine, aussitôt, en appela, suivant le style féodal, à Dieu et à son épée. R. d’Anjou et Isabelle de Lorraine, prirent immédiatement et par voies de droit, l’offensive. Antoine fut sommé de faire hommage au duc, spécialement pour le comté de Vaudémont. Sur le refus de son vassal, R. d’Anjou, le 1er juin 1431, posa le siége devant la ville de Vaudémont[33]. Durant cet intervalle, les deux princes lorrains se préparèrent à combattre. Antoine se rendit en Flandres, auprès de Philippe le Bon. IL se rencontra, près de ce duc, avec le sire de Toulonjon, maréchal de Bourgogne. Le comte Antoine avait toujours suivi le parti bourguignon. Malgré ses pressantes nécessités militaires, Philippe accorda au prétendant mille à douze cents de ses archers picards et quelque noblesse[34].

Le prince d’Orange[35], le comte de Fribourg ; Imbert Maréchal, seigneur de Méximieu ; le sire de la Palu, et autres vaincus d’Anthon, Comtois, Bourguignons et Savoisiens, fournirent de nouveaux contingents. Sir John Adam, capitaine de Montigny en Champagne, pour les Anglais, ceux de Nogent et de Coiffy ; sir Thomas Gagaren, et antres de cette nation, prirent également les armes à la suite d’Antoine. Cette armée de secours reconnut pour chef, sous l’autorité de Philippe le Bon, le maréchal de Bourgogne[36].

De son côté, René d’Anjou, au mois de mai, vint trouver Charles VII en Touraine. Le roi accueillit son beau-frère avec bienveillance. Il donna ordre à Barbazan, gouverneur en Champagne, de secourir le nouveau duc de Lorraine. Barbazan alla rejoindre le duc à Nancy : avec son appui moral si considérable, il lui amenait deux cents lances garnies et un gros d’archers[37].

Marie d’Harcourt, comtesse de Vaudémont, pendant le voyage du comte en Flandres, venait de lui donner un fils, à Joinville. Douze jours après l’enfantement, la comtesse était debout : elle rejoignit au passage son mari, suivie d’une compagnie de soldats, qu’elle avait levée. Antoine traversa la Champagne et se joignit à ses auxiliaires. Ceux-ci le rencontrèrent à Langres : les troupes marchèrent ensuite dans la direction de Vaudémont et de Nancy[38].

Le dimanche, ter juillet 1431, les troupes confédérées d’Antoine étaient réunies près d’un village nommé Sandaucourt, voisin de Chatenoye (Vosges). René d’Anjou, assisté de Barbazan, le suivait à deux lieues de distance. Le duc avait rassemblé toutes les forces de Lorraine. Elles étaient composées en partie des communes ; soldats peu solides et inexpérimentés : toutes les baronnies de la province et ses alliances d’Allemagne lui valurent en outre une multitude de chevaliers[39].

Après une journée d’attente, les alliés de Vaudémont résolurent de décamper. Ils se voyaient de beaucoup les moins nombreux, et sans vivres dans ce pays ennemi. Le plan qui prévalut dans leurs conseils, fut de se retirer, en incendiant et ravageant la contrée. Au point du jour, le 2 juillet, ils approchaient de Bulgnéville : le jeune et ardent René d’Anjou décida de se jeter à leur poursuite. Barbazan, sage et expert, tenta vainement de l’en dissuader. Il conseilla de temporiser ; d’observer un ennemi impuissant, et de le laisser vaincre, sans coup férir, par la famine. Le jeune maréchal de Lorraine (Jean d’Haussonville), le jeune damoiseau de Commercy, accueillirent avec dérision les avis du vieux capitaine. A entendre ces pétulants jouvenceaux, il n’y en auroit point pour leurs pages ! L’un d’eux, pendant qu’on délibérait, fit entendre ces paroles : Qui a paour des fœulles, si ne voise pas au bois ![40]Icelles paroles sont pour moi, répondit Barbazan. La merci Dieu ! j’ai vécu sans reproche et aujourd’hui l’on verra si je le dis pour lascheté, ni pour crainte d’eux ; mais le dis pour le mieux et pour les dangers qui en pouroient advenir. Les Lorrains s’ébranlèrent, et Barbazan prit le commandement de l’avant-garde. On allait en venir aux mains, lorsque Antoine de Vaudémont demanda par un héraut à parlementer : René d’Anjou s’entretint quelques instants avec lui ; mais les deux prétendants ne purent s’accorder. En ce moment, un cerf vint à passer. L’animal, consacré par mainte légende, s’arrêta quelques instants entre les deux partis ; puis il fondit, tête baissée, contre l’ost de René. Les Lorrains tirèrent de cet incident un funeste présage[41].

Cependant, les troupes d’Antoine avaient savamment fortifié leur position. La cavalerie se précipita sur elles de toutes parts ; mais de toutes parts l’ennemi était inexpugnable. Barbazan fit enlever par ses archers l’un des chariots qui défendaient le front de bandière des Bourguignons. A ce moment, le maréchal de Toulonjon démasqua sa redoutable artillerie. Une vigoureuse sortie repoussa, culbuta les assaillants et la bannière de Barbazan fut renversée dans la poussière. Les cavaliers lorrains commencèrent à fuir. Barbazan, intrépide et calme au milieu du désastre, fut impuissant à triompher de la panique. Robert de Sarrebruck, damoiseau de Commercy, tourna bride et quitta des premiers le champ de bataille. Barbazan rencontra le déserteur et lui reprocha sa conduite : Tort ay, répondit le damoiseau, ains l’avoie promis à m’amie ![42]

René d’Anjou tint pied et reçut plusieurs blessures. Toutefois, entouré d’un gros d’adversaires, il fut obligé de se rendre. Le prince d’Anjou donna sa foi à un obscur écuyer picard, nommé Martin Fruiart ou Fremart. Cet homme d’armes appartenait à Pierre de Luxembourg, comte de Conversan et seigneur d’Enghien. Mais d’après les lois de la guerre, tout chef d’armée avait droit de préemption, moyennant un prix tarifé, sur les prisonniers ennemis de premier ordre. Philippe le Bon racheta le duc captif moyennant dix mille francs : René d’Anjou fut emmené en Bourgogne où il habita diverses prisons ; Martin reçut, en outre cinq cents livres de rente sa vie durant et fut nommé bailli de Notre-Dame de Hal. Le même ordre avait été suivi pour Jeanne Darc[43].

Si l’on en croit le témoignage de Thomas Basin, vingt mille hommes, du côté de René, prirent part à cette bataille : huit mille lorrains y furent tués. Quel que soit le nombre de ces victimes, une seule suffit à illustrer l’hécatombe : Barbazan reçut la mort en combattant à Bulgnéville. On montre encore dans le pays la côte (ou colline) et le pont de Barbazan. René d’Anjou fit élever au milieu de cette plaine une chapelle, qui subsista jusqu’au dix-septième siècle. Les dépouilles mortelles de Barbazan furent d’abord inhumées en l’église de Vaucouleurs, capitainerie voisine : ce district militaire d’où était venue la Pucelle. Plus tard, Charles VII, maître de Paris, ordonna que les restes du grand capitaine fussent tirés de ce modeste asile, et ensevelis auprès des rois de France, à Saint-Denis[44].

 

 

 



[1] Deux documents sont les principales sources d’information que nous possédons sur cet important épisode. 1° Fragmentum processus super insultu guerræ Antonis contra Ludovicum principem Auraicæ, 1430 ; extrait d’un registre de la chambre des comptes de Grenoble. Copie dans Fontanieu, ms. 115-6 ; imprimé dans Valbonnays, Histoire du Dauphiné, 1722, in-f°, t. I, p. 62 et s. 2° Extrait du registre de Thomassin, conseiller delphinal ; ms. n° 452 de la bibliothèque de Grenoble ; imprimé dans la Revue du Dauphiné, 1837, t. II, p. 246.

[2] Ibidem. Ms. lat. 5456, f° 97 v°. Souvenirs d’Amédée VIII, duc de Savoie, etc., par M. le marquis de Costa-Beauregard, Chambéry, 1859, in-8°, p. 68. Ms. Fontanieu 4505, f° 180. Aymari Rivalli (Aymar du Rivail) delphinatis, De Allobrogibus, libri IX, éd. Terrebasse, Vienne (Isère), 1844, in-8°, p. 505 et s. Louis de Chalon comptait parmi ses ascendants en ligne féminine une fille d’Humbert, le dauphin, qui avait cédé cette province au roi de France (ibid., 506).

[3] Les mêmes. Du Rivail, p. 306, Chorier, Histoire du Dauphiné, 1672, in-f°, t. II, p. 424. Guichenon, Histoire de Savoie, t. I, p. 468.

[4] En 1430, il expédia un contingent de troupes au secours du Dauphiné.

[5] Lequel estoit compagnon d’armes du dit prince. (Thomassin, Revue, p. 217.)

[6] Fontanieu. Chorier. Beauregard. Valbonnays, Histoire du Dauphiné, Genève, 1722, in-f°, t. I, p. 62.

[7] Guichenon. Valbonnays. Paradin, Chroniques de Savoie, Lyon, 1602, in-f°, p. 381. Berry dans Godefroy, p. 380.

[8] Le Sire de Gaucourt (par M. le marquis de Fitz-James Gaucourt), Orléans, 1855, in-8°, p. 19. Le 21 février 1430, Raoul de Gaucourt siégeait encore à Chinon au grand conseil. Charles VII et ses conseillers, à la date. Ordonnances, XIII, 145. Fontanieu. Gaucourt, né en 1371, était âgé d’environ 60 ans.

[9] Charmant bourg du département de l’Isère (canton de Roybon), lieu originaire de la famille paternelle de l’auteur.

[10] Cabinet des titres, dossier Groslée. Péricaud, Notes et document pour servir à l’histoire de Lyon, 1539, in-8°, p. 40. Fontanieu.

[11] Rodrigo de Villa-Andrando, par M. Jules Quicherat, Bibliothèque de l’École des Chartes, t. II, p. 119 et s. Rodrigo fut nommé en même temps écuyer de l’écurie du roi (ibid.). Thomassin. Du Rivail, p. 508. Le nom de Vallète ou Vallet est encore aujourd’hui très répandu dans nos départements formés du Dauphiné. De là, comme ailleurs, la nécessité ainsi que l’usage, ancien et constant, de distinguer par quelque surnom les homonymes.

[12] Valbonnays, p. 63. Fontanieu, ms. 4805. Du Rivail, p. 508. Thomassin, p. 248. Ms. Cordeliers, n° 16, f° 199 v°.

[13] Auteurs cités. Du Rivail, p. 509. Beauregard, p. 59, etc.

[14] Les mêmes. Azieu ou Aysieu (Heyrieux) ? Quicherat, p. 153. Thomassin, ibid. S. Remi, Panthéon, p, 523.

[15] Du Rivail, p. 510. Thomassin, ibid. Art de vérifier les dates, aux Princes d’Orange. Monstrelet-d’Arcq, t. IV, p. 408.

[16] Thomassin, p. 249. Du Rivail, p. 509, 510.

[17] Ibidem. Vicomte de Leusse, Revue du Dauphiné, 1837, t. I, p. 293.

[18] Thomassin. Fontanieu, f° 192. Beauregard, p. 73. Quicherat, p. 128.

[19] Valbonnays, p. 64. Thomassin, p. 251. Chorier, p. 427, De Leusse, p. 204. Quicherat, p. 131. Beauregard, p. 74, 75.

[20] P. de Cagny, chap. CXII. Beauregard. Fontanieu. La Pise, Histoire de la principauté d’Orange, 1636, in-f°, p. 121. Monstrelet, p. 407.

[21] Monstrelet. S. Remi, Panthéon, p. 523. Le seigneur de Montaigu, cité en chapitre, fut dégradé aux termes des statuts, de l’ordre, pour s’être sauvé, sans avoir été mort ni pris. Désespéré, il partit pour la Terre-Sainte et y mourut.

[22] Valbonnays. Berry. Jean Chartier, t. I, p. 132. Ms. Cordeliers, n° 15, f° 499 v°.

[23] Valbonnays. Fontanieu. Chorier. La Pise. Paradin. Le château de Méximieu avait pour seigneur Imbert Maréchal, gentilhomme bressan. Ce dernier était l’un des principaux fauteurs et agents du parti orangiste. Du Rivail-Terrebasse, p. 506, 514.

[24] Fontanieu. Vicomte de Leusse, p. 297. Berry, p. 350. Quicherat, p. 132. Chronique Martinienne, f° cclxxvij. Suivant Thomassin, les Français étaient moins nombreux que leurs ennemis. La Chronique Martinienne (dictée par des rivaux de Rodrigue) renverse la proposition.

[25] Valbonnays, p. 65. Leusse, p. 297. La Pise, p. 122. Du Rivail, p. 515.

[26] La Pise. Fontanieu, f° 195. D. Calmet, Histoire de Lorraine, preuves, t. II, col. 207. Du Rivail, p. 516.

[27] François de Conzié.

[28] Guillaume X, archidiacre de Laon, prélat romain.

[29] La Pise. Fontanieu. Gallia christiana, t. I, col. 781 ; t. VI, col. 100. Bouche, Histoire de Provence, t. II, p. 450.

[30] Beauregard, Souvenirs d’Amédée VIII, p. 79 et s.

[31] Aux termes de cet acte, le prince d’orange rentra en grâce auprès du roi de France. Louis de Chalon s’engageait à servir Charles VII avec trois cents lances garnies et trois cents hommes de trait : il devait également s’entremettre, comme médiateur et allié, auprès du duc de Bourgogne. Une rente de 852 florins d’or est, en outre, allouée au prince Louis sur le Dauphiné ; de nouveaux juges sont nommés pour terminer judiciairement le litige. Louis de Chalon, finalement, retournait en possession de ses terres dauphinoises, à charge d’hommage envers la couronne. Il les recouvra toutes, sauf quelques places, que lui disputait le bâtard d’Orléans. Du Tillet, Traités, p. 225, 240. Berry, p. 380. La Pise. Le Cabinet historique, 1857, p. 107, sous la date du 31 juillet 1422. Louis, après sa défaite d’Anthon, prit, à ce qu’il parait, ces mots pour devise : Non plus. Alf. de Terrebasse, notes sur Du Rivail, p. 510. Orange retourna sous la domination du prince Louis en 1436. La Pise, p, 120 à 128. Ms. lat. 5456, f° 97 et s.

[32] D. Calmet, Histoire de Lorraine, I, 25 in-f°, t. II, col. 766 et s. Digot, Histoire de Lorraine, 1856, in-8°, t. II, p. 336 et s. ; t. III, p. 1 et s.

[33] Digot, p. 1 à 16. D. Calmet (ibid.), Preuves, t. III, col. xiij et s.

[34] Et fist sa cuelloite de environ xiiije archiers de Picardie qu’il emmena atout heucques vermeilles et noires... Ms. Cordeliers n° 16, f. 508.

[35] Louis de Chalon ne prit point de part en personne à la journée de Bulgnéville, mais ses gens et son estendard y étaient. (S. Remi, p. 526.)

[36] Monstrelet, p. 455, 457, 459. D. Calmet, col. 769. Berry, p. 383. D. Plancher, Histoire de Bourgogne, t. IV, p. 149. Digot, p. 17. Nogent-le-Roi, Montigny, Coiffy (Haute-Marne).

[37] D. Calmet, t. II, col. 768. Itinéraire. Berry, 353.

[38] Digot, p. 17, 18. Monstrelet, p. 459. Isabelle de Lorraine, femme de René d’Anjou, ne demeura point en arrière de Marie d’Harcourt. Elle sut prêter au duc, surtout lorsque ce dernier fut trahi par la fortune, l’assistance la plus précieuse. Voy. l’opuscule intitulé Agnès Sorel, par Vallet de Viriville (Extrait de la Revue de Paris), 1855, in-8°, p. 7 et s.

[39] Le bourguignon Monstrelet évalue à quatre mille combattants le nombre des alliés d’Antoine, et celui des Lorrains, à six mille. L’assentiment du hérault Berry, chroniqueur français complètement favorable à René, ne permet pas de suspecter ce témoignage. Berry atteste en effet que le duc de Bar avoit deux hommes contre un. (P. 384.) Ms. Cordeliers, n° 16 (bourguignon), f° 508 : Six contre ung.

[40] Monstrelet, p. 462. D. Calmet, 771. — Quand on a peur des feuilles, eh bien ! qu’on n’aille pas au bois ! — René croyait avoir assez de monde pour combattre tout le monde en ce jour. S. Remi, p. 525.

[41] Digot, Monstrelet. S. Remi. Bourdigné-Quatrebarbes, t. II, p. 167.

[42] J’ai tort ; mais je l’avais promis à ma maîtresse. Les mêmes. Mais debvoit le damoiseau de Commercy passer la nuitée avec certaine Agathe qui estoit sienne et qui avoit, ce dit-on, promesse de luy, que quitteroit la meslée et qu’il viendroit à tout méshui en sa chambrette et couchette..... Et de ce, n’en doutez, fut grande risée, etc. Bournon cité par Digot, p. 24. Ms. s. fr. 1371, f° 269. Cf. Dumont, Histoire de Commercy, 1843, in-8°, t. I, p. 219 et s.

[43] Ms. Cordeliers n° 16, f° 508 v°. Monstrelet, IV, 474 ; V, 8. S. Remi. Berry.

[44] Mémoires de Th. Basin, I, 90, 93. Cf. D. Calmet, col. 770 ; D. Plancher, IV, 149 ; Digot, p. 18-19. — J. Chartier, I, 133. Histoire de René, 155. Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, combattit à Bulgnéville (et s’enfuit). D. Calmet, 769, 773. — La statue de Barbazan, œuvre du quinzième siècle, a survécu au temps, aux révolutions et aux remaniements politiques de l’antique abbaye. Elle subsiste, dès à présent replacée à côté de l’effigie funéraire de Charles VII. Guilhermy, Description de S. Denis, 1818, in-16, p. 47. Magasin pittoresque, 1858, p. 101. — Nous possédons une complainte en vers du temps sur cet événement. D. Plancher, Digot, loc. cit. Histoire de René, p. 153. Revue des Sociétés savantes, 1857, p. 710.