LIVRE III. — DEPUIS L’AVÈNEMENT DE CHARLES VII AU TRONE (21 OU 22 OCTOBRE 1422), JUSQU’À LA VENUE DE LA PUCELLE (MARS 1429).
Immédiatement après la mort d’Henri V, Jean, duc de Bedford, fut constitué régent, par l’autorité des rois de France et d’Angleterre[1], et de leur grand conseil. Cette délégation eut lieu du consentement de Philippe duc de Bourgogne, et sur le refus de ce prince, qui déclina cette charge pour lui-même. Vers le 15 septembre, le nouveau régent se rendit à son poste à Rouen, comme gouverneur de la province conquise. Il accompagna jusqu’à Calais la reine douairière Catherine, qui s’embarqua dans ce port le 5 octobre, conduisant à Londres la dépouille mortelle d’Henri V. Le duc de Bedford dut se partager entre ce soin pieux et ceux que réclamait son installation, comme chef du gouvernement, dans la capitale de la Normandie[2]. Philippe le Bon, de son côté, s’était également retiré dans ses États du Nord. Arras lui servait de résidence, lorsqu’un messager vint lui annoncer la mort de Charles VI. Inaccessible encore à de meilleures inspirations, des sentiments de jalousie, de respect humain ou de vanité commençaient à tempérer, chez le prince bourguignon, son zèle ardent en faveur des Anglais. Le duc de .Bourgogne prévit que, s’il paraissait aux obsèques du roi de France, il lui faudrait céder le pas ou la préséance, lui cousin germain de Charles VI, à Jean duc de Bedford, régent de France et oncle du nouveau roi. Philippe résolut de s’abstenir. Ce prince demeura en Artois. Il se contenta d’envoyer à Paris quelques chambellans, avec mission de l’excuser auprès dû régent et de suppléer le duc de Bourgogne[3]. Le 22 octobre, Charles VI étant mort, le chancelier de France, Jean le Clerc, président du conseil, prit en main la possession nominale du gouvernement. Le même jour, une ordonnance parut sous ce protocole : Le chancelier et les gens du conseil de France. Cet acte, en autorisant les recettes et dépenses, confirmait provisoirement dans leurs places tous les fonctionnaires de l’État[4]. Le lendemain, un conseil fut ténu, sous la présidence de ce chef de la magistrature, dans la chambre du parlement, en présence de Jacques Branlart, Ch. Thiessart, Hector de Loans, et beaucoup d’autres conseillers et officiers de la maison du roi et de la reine. Le chancelier ex-posa que les quatorze exécuteurs testamentaires du feu roi désignés par son codicille, en date de janvier 1413, étaient tous morts. Le conseil institua, pour les remplacer, les ducs de Bedford, de Bourgogne, de Bretagne, le chancelier de France, les évêques de Thérouanne, de Beauvais[5] et huit autres personnages. Parmi ces derniers, il convient de signaler Michel ou Michaud de Lallier, riche bourgeois de Paris, maître de la chambre des comptes, Bourguignon notable et familier de la reine Isabelle. On s’occupa Immédiatement de l’inventaire et des funérailles[6]. Le 27 octobre, tandis que le régent Bedford écrivait, de Rouen, pour demander aux habitants de Londres, de vouloir bien reconnaître Henri VI, un nouveau conseil s’assemblait au parlement de Paris[7]. Dans cette séance, le chancelier fit d’abord lire à haute voix l’ordonnance de 1407. C’était un acte par lequel Charles VI prescrivait qu’en cas de mort du roi de France, son fils aîné, en quelque âge qu’il fast, seroit roi et couronné le plus tôt que faire se pourroit. Aux termes de cet édit, le prince Charles dauphin devait être proclamé sans délai et sacré sous le nom de Charles VII. Le chancelier rappela ensuite que, depuis la mort de Charles VI, il avait cru devoir réserver le nom du roi, dans la formule initiale des actes publics. Cependant, ajouta Jean le Clerc, monseigneur de Bedford a récemment adressé au conseil de France des lettres contenant l’avis du conseil de Normandie sur ce point. De cet avis, il semblait résulter, dit-il, que on devoit nommer ès mandements et lettres dessus dits, le roy Henry (Henri VI) roy de France et d’Angleterre, fils du roy d’Angleterre, nagaires trépassé. Pelle était la question, terminale ministre, sur laquelle la réunion avait à se prononcer. Le conseil du parlement ; après en avoir délibéré, statua que l’ordre établi par le chancelier serait maintenu, jusqu’à plus ample explication entre cette compagnie et les ducs de Bourgogne ainsi que de Bedford[8]. Jean, duc de Bedford, revint à Paris le 5 novembre. Cinq jours après, eurent lieu les obsèques du roi de France. Seul, le duc de Bedford suivait le prince défunt et composait le deuil royal. Seul, il mit à l’offrande. Le 11, à Saint-Denis, lorsque le corps eut été déposé dans la fosse, les huissiers d’armes, selon la coutume, brisèrent leurs verges et les jetèrent sur le cercueil. Alors Berry, le roi d’armes, cria : Dieu veuille avoir pitié et mercy de l’âme de très haut et très excellent prince Charles roy de France !... Puis il ajouta : Dieu donne bonne vie à Henry, par la grâce de Dieu, roy de France et d’Angleterre, notre souverain seigneur ![9] Cependant, Guy le Bouteillier (français renié), de concert avec le bâtard de Thien, occupait en armes la capitale. Des reconnaissances militaires, capitaines en tête, éclairaient les avenues, par où l’on redoutait l’arrivée des forces du dauphin. Toujours seul pour représenter les princes français, Bedford rentra dans Paris. Il fit porter devant lui l’épée de l’état, comme régent : dont le peuple murmuroit fort. Mais la contrainte enchaînait cette multitude. Dans son sein, la honte, la colère, de sombres desseins fermentaient. Il n’y eut, toutefois, au dehors, que des murmures et des larmes. Le peuple, dit une relation officielle, pleuroit et non sans cause,... car ne sçavoient si de longtemps auroient roi en France[10]. Le prince Charles chevauchait, pour retourner de Saintonge en Berry, pendant que son père, Charles VI, rendait, à Paris, le dernier soupir. Ce fut à Mehun-sur-Yèvre, le 24 octobre, qu’en arrivant à sa résidence, le régent dauphin reçut la nouvelle de ce grave événement. Le roi est mort, vive le roi ! Cet adage populaire résume et peint le principe qui réglait ce point de droit public, dans l’ancienne monarchie. D’après ce principe, le mort saisissait le vif, et la transmission de la souveraine autorité ne souffrait ni retard ni lacune. Cependant, le prince Charles conserva six jours entiers, du 24 au 29 octobre, la qualité de régent, comme s’il eût attendu le résultat de la séance du 27. Le vendredi 30, il prit, en son château de Mehun-sur-Yèvre, le titre de roi. Deux jours plus tard, 1er novembre, eut lieu la solennité de la Toussaint. Charles se rendit alors à Bourges et tint sa fête comme roi, dans la magnifique cathédrale de cette ville. Ainsi fut inauguré le règne de Charles VII[11]. Ce prince habitait, ordinairement Bourges. Il s’était fait de cette place une sorte de capitale, autour de laquelle s’étendait son patrimoine réduit. Charles, en effet, ne possédait point Paris, siège et métropole de la monarchie depuis des siècles. Reims, la ville du sacre, se trouvait également hors de sa puissance. Le Berry, l’Orléanais, la Touraine, le Poitou, le Maine, l’Anjou, le Dauphiné, le Lyonnais, le Languedoc, l’Auvergne ainsi que le Bourbonnais, la ville et gouvernement de la Rochelle, avec une partie de la Saintonge, la Provence, enfin (par alliance et vassalité) : telles étaient les seules provinces qui reconnussent alors son pouvoir. On l’appela par dérision le roi de Bourges. Les Anglais occupaient en maîtres la Normandie, la Guyenne, la Picardie, la Champagne, Paris et l’Ile-de-France, tout le pays de Langue d’oïl en un mot, au nord de la Loire, sauf plusieurs places incessamment disputées. Par le duc Philippe le Bon, ils dominaient les Flandres, l’Artois et les deux Bourgognes. Ils tenaient en échec la Bretagne. Le roi de France et d’Angleterre Henri VI était au berceau. Mais ce lourd fardeau, une double couronne, pesait sur d’autres fronts que celui de ce chétif enfant. Capitaine hardi, politique non moins habile que son frère, le duc de Bedford s’était aguerri à l’école du succès, qui double les forces du vainqueur. Il comptait de nombreux et puissants auxiliaires. Cependant l’adversaire le plus redoutable avait disparu, de la scène. En frappant, coup sur coup, Henri V et Charles VI, la Providence avait renouvelé la lutte et changé la proportion relative des chefs antagonistes. Vis-à-vis d’un roi qui venait de naître, Charles VII, âgé de près de vingt ans, exerçait une autorité, désormais affranchie de toute entrave. Le roi de France, on pouvait l’espérer du moins, allait se révéler. Malheureusement, le héros ne répondait pas à la situation. Dans les desseins de l’éternelle sagesse, l’heure n’avait point encore sonné. Charles, au lendemain, comme la veille, de cette grande métamorphose, échappait aux regards de ses partisans, impatients et enthousiastes. Il continuait de disparaître au sein d’un demi-jour, sans gloire et probablement sans vertu. L’histoire n’a guère pu que sonder le vide obscur de cette retraite et ne peut attester de ce prétendant, que son inertie. Depuis l’événement de la Rochelle, on ignorait s’il était mort ou vivant, bans le cours de l’hiver, les Tournaisiens, partisans de Charles, envoyèrent aux pays de Berry et d’Orléanais des messagers spéciaux, chargés de constater la vérité du fait. Ces ambassadeurs retournèrent au carême et rapportèrent que le prince était vivant : Parmi les rares mentions directes que les chroniqueurs du temps nous ont laissées à son égard, l’un d’eux se borne à ce court panégyrique. Le roi Charles, dit-il, estoit de sa personne mout bel prince et biau parleur à toutes personnes, et estoit piteux envers povres gens, mais il ne s’armoit mie vollentiers et n’avoit point chier la guerre, s’il s’en eust pu passer[12]. Entre ces deux compétiteurs, la France, enjeu du tragique débat, endurait un triste martyre. Bien des souffrances l’avaient éprouvée : il lui en était réservé de plus longues et de plus cruelles encore. De toute part sévissaient des maux inouïs, pour lesquels le monde, ou l’effort humain, ne savait nul remède, si ce n’est de les empirer chaque jour. En cet état, les âmes, exaltées par la douleur, s’élevaient au-dessus de la terre, vers le siège de l’invisible justice. A toutes les époques et quel que soit l’état de la littérature ou de la civilisation, les peuples ont parmi eux des esprits qui les raniment et des voix qui les consolent. Lorsque le ciel s’assombrit, lorsque les âmes se troublent, ces voix chantent la strophe redoublée, qui rapproché les poitrines et qui rallie tous les cœurs. Tel est, parmi les nations, le rôle historique de la poésie. Au quinzième siècle, la forme métrique, la ballade ou chanson populaire, célébrait les vicissitudes de chaque jour. On peut voir dans la Complainte du pauvre peuple que nous a conservée Monstrelet, un tableau général ou résumé de ces souffrances. De nombreux poètes anonymes suppléèrent le reste de cette peinture. Mais le cri, l’instinct qui dominait alors la poésie dans sa plus haute expression, c’était le sentiment du patriotisme[13]. Deux poètes, à ce titre, méritent une mention distincte. Le premier, plus passionné, plus véhément, plus viril, Robert Blondel, a été déjà signalé. Le second avait également vu le jour sur le sol de la Normandie, où régnaient les Anglais. Plus heureusement inspiré, sous ce rapport, que Blondel, Alain Chartier s’adressa directement à l’idiome national, pour en faire l’organe et l’interprète du sentiment national. Dans le I ai des quatre dames, il ne réussit pas seulement à émouvoir ses contemporains et la postérité, sur la funeste journée d’Azincourt ; mais grâce à la juste et généreuse pensée qui anime cet opuscule, il sut ennoblir un revers et féconder en quelque sorte, dans lés cœurs, le souvenir de ce désastre. Le quadriloge invectif (en prose) et quelques autres morceaux de poésie portent également cette noble et forte empreinte morale. On la sent, on la retrouve, sous la touche, minutieuse et caressée, du poète que devait couronner le platonique baiser d’une princesse. Pendant que les deux parties belligérantes déchiraient la commune patrie, un autre genre de rivalité animait les gouvernements anglais et français. Chacun d’eux, à l’envi de son adversaire, s’efforçait, par des actes pacifiques et d’une sagesse plus ou moins éclairée, de se gagner ou de se maintenir des partisans. Charles VII, durant les neuf premiers mois de son règne, confirma ou accrut les privilèges et libertés des villes de Loches, de Toulouse, Milhaud, Pézénas, Tournay, Saint-Jean-d’Angély, Tours, La Rochelle, Issoudun et autres, soumises à son autorité. L’ordonnance du 16 novembre 1422 prescrivit au gouvernement du Dauphiné de pourvoir à l’abrégement des lenteurs judiciaires. Une autre maintint les officiers du parlement (séant à Poitiers) dans l’immunité de l’aide, ou contribution roturière[14]. Henri VI ou le conseil anglais, de son côté, confirma d’abord tous-. les fonctionnaires ou officiers royaux (25 décembre 1422). Un diplôme, rendu au nom d’Henri VI le 27 janvier 1423, décria les monnaies d’or ou d’argent fabriquées par ordre de Charles, son adversaire. D’autres mandements, au contraire, tendirent à accréditer exclusivement les diverses espèces que faisait frapper le gouvernement anglais. Les gens du parlement de Paris, et la redoutable corporation des bouchers, furent les principaux objets des faveurs ou prérogatives que le conseil, présidé par le duc de Bedford, crut devoir distribuer à ses auxiliaires politiques[15]. Charles VI, durant le, schisme pontifical, avait promulgué une ordonnance notable, en date de 1406. Cet édit conférait soit aux chapitres, soit aux évêques ou autres collateurs, l’élection à certaines prélatures, ou la collation de bénéfices sis en France. La prérogative, ainsi que les émoluments qu’entraînaient ces mutations, furent de la sorte enlevés au saint-siège. Martin V, vers le mois de septembre 1422, députa comme légat auprès de Charles VI, le cardinal Albergati, archevêque de Bologne. Ce prélat, chargé en même temps de négocier la paix entre la France et l’Angleterre, réclama contre l’ordonnance de 1406. Martin V avait toujours favorisé sous main la maison de Lancastre. Bedford lui accorda l’abolition de cette ordonnance. Mais le gouvernement de Charles VII, malgré. la difficulté de sa situation, opposa sur ce point une vive résistance à la cour de Rome. Le légat voulut promulguer, dons la province de Lyon, une bulle conforme à la doctrine ultramontaine. L’archevêque (assisté de Jean Gerson) ne permit pas la publication de la bulle. Une ordonnance royale rendue à Bourges, le 8 février 1423, vint au contraire maintenir l’acte de 1406 et fournir un nouvel appui à la cause des libertés gallicanes[16]. Jean, duc de Bedford ; avait les yeux constamment tournés vers les grands barons français, dont l’alliance lui était nécessaire. Les négociations entamées auprès de Jean VI, duc de Bretagne, se continuèrent avec activité. Dans les premiers jours d’avril 1423, Bedford quitta Rouen et se rendit à Amiens. Il établit sa résidence dans le palais de l’évêque et y tint, avec un luxe royal, une sorte de gala qui dura près d’un mois, et de cour plénière. Le due de Bourgogne et le -régent s’étaient empressés de fournir à Jean VI des sauf-conduits en bonne forme. Le duc de Bretagne répondit de sa personne à ces avances. Il amena de plus avec lui son frère, Arthur de Richemont, comte de Montfort et d’Ivry[17]. Le duc Philippe se rendit également à la somptueuse assemblée. Pendant le cours des réunions et des fêtes, qui marquèrent cet élégant congrès, les quatre princes s’unirent entre eux par les nouveaux liens d’une multiple alliance. Les ducs de Bretagne, de Bourgogne ; de Bedford, signèrent ensemble un solennel traité de paix et d’amitié. Le régent anglais prit en mariage’ Anne de Bourgogne ; sœur du duc. Arthur de Bretagne devint l’époux de Marguerite, autre sœur de Philippe le Bon. Cette princesse était veuve de Louis de France, duc de Guyenne et dauphin, frère aîné de Charles VII[18]. Le comte de Foix ne fut point oublié. Par lettres du 6 mars 1423, ratifiées solennellement à Amiens le 18 avril, le gouvernement anglais accepta les conditions exigées par Jean de Grailly, pour prix de sa fidélité au parti des Lancastre. Mais le grand vassal du Midi continuait à jouer double jeu. Dans le même temps, ses ambassadeurs négociaient à Bourges auprès de Charles VII. Le roi, par lettres données en cette ville au mois de mai, accorda premièrement à Mathieu, comté de Comminges, frère de Jean de Foix, des lettres de rémission. Les méfaits abolis par ces lettres n’allaient à rien de moins qu’au degré criminel de lèse-majesté. Le comte y était reconnu coupable pour le passé, mais innocent pour l’avenir, d’avoir battu monnaie, contre la prérogative royale. Cette monnaie, de plus, avait été fabriquée à faux poids et à moindre titre que la monnaie de Charles elle-même. Peu après, sous la même rubrique et la même date, des lettres tout à fait semblables furent concédées au comte de Foix. C’étaient les préliminaires d’une réconciliation ou d’un rapprochement, qui ne tarda pas à s’opérer, comme on le verra bientôt, entre le comte Jean et le roi de France[19]. En dépit de tous ces efforts et de toute sa diplomatie, le gouvernement anglais ne pouvait se guérir de son vice ineffaçable. Il ne pouvait se préserver de l’antipathie naturelle qu’il suscitait autour de lui. A peine le nouveau roi était-il proclamé, que, vers la fin de novembre, une nouvelle trame s’ourdissait, à Paris même, contre les dominateurs étrangers. Des bourgeois de la ville conspirèrent de livrer cette capitale au roi Charles. Le gouvernement anglais découvrit le complot et réussit à l’étouffer par la force. Bon nombre des conjurés furent pris. Parmi eux, se trouvait une femme, que l’on brûla. Plusieurs autres furent décapités. D’autres purent s’enfuir, laissant entre les mains des juges leurs biens confisqués. De ce nombre était Michel de Laillier, l’un des exécuteurs testamentaires de Charles VI, désigné par le conseil de France, pendant l’interrègne[20]. Le gouvernement redoubla de méfiance et de rigueur. Le prévôt de Paris fut changé. Au mois de février sui vaut, tous les habitants de Paris durent prêter serment. c’est à sçavoir (dit le journal), bourgeois, mesnagers, charretiers, bergers, vachers, porchers des abbayes, et les chambrières, et les moines même, d’être bons et loyaux au duc de Bethefort... de lui obéir en tout et partout et de nuire de tout leur pouvoir à Charles, qui se disoit roy de France, et à tous ses alliés ou complices[21]. A Troyes en Champagne, la capitale d’Isabeau, ville du fameux traité, les habitants, comme on l’a vu, étaient individuellement interrogés et soumis à une sorte d’inquisition politique. Pour vivre en paix, il fallait se munir d’un certificat régulier de servilisme. A Reims, Guillaume Prieuse, supérieur des Carmes, se vit dénoncer, comme suspect d’avoir témoigné des sentiments favorables au dauphin. Traduit, malgré l’immunité de sa robe, devant Jean Cauchon, lieutenant du capitaine de Reims, il soutint ses opinions avec fermeté. Jamais roi anglais, dit-il, n’a régné en France, jamais l’Anglais ne régnera[22] ! D’autre part, le conseil de Charles VII s’efforçait de négocier avec le duc de Bourgogne. Au mois de janvier 1423, une entrevue diplomatique eut lieu dans ce dessein à Bourg en Bresse, pays neutre appartenant au duc de Savoie. Cette réunion s’effectua sous les auspices d’Amédée VIII. Le chancelier de France Gouge de Charpaigne y prit part au nom de Charles VII et Nicolas Rolin, comme chancelier de Philippe le Bon. Mais, sous le coup des animosités qui divisaient les deux partis, ces ambassadeurs ne purent s’entendre. L’assemblée se termina sans produire une solution favorable[23]. Vers la fin de juin 1423, Yolande d’Aragon était de retour auprès de Charles VII. La belle et sage reine de Sicile venait d’assurer à son fils, Louis III, la succession de Naples. Elle revint apporter à son autre fils, au nouveau roi de France, le concours indirect, mais toujours si précieux et si éclairé, de son influence et de ses conseils[24]. La mort des deux rois avait à peine suspendu, pendant quelque temps le cours des hostilités. Bientôt elles se rallumèrent avec une nouvelle ardeur. Jacques d’Harcourt, La Hire, Saintrailles, Raoulet et autres capitaines continuaient de tenir la campagne, sous la bannière de Charles VII. Au mois de novembre 1422, Jean de Luxembourg, lieutenant de Philippe le Bon, dirigea une expédition contre Guise en Thiérache. Jacques d’Harcourt se vit contraint d’abandonner aux Anglais Saint-Valery. Mansart d’Esne, capitaine bourguignon, fut pris à Vitry. Rue en Ponthieu se rendit à Jacques d’Harcourt. Jean du Bellay et Ambroise de Loré tentèrent un coup de main malheureux sur Fresnay, dans le Maine ; Guérin de Fontaine vengea cet échec et remporta contre les Anglais un avantage à Neufvy-Lalais, dans la même contrée. Vers la fin de cette année, La Ferté-Milon et Meulan tombèrent au pouvoir des Français[25]. En 1423, le comte de Salisbury, chassé du Vendômois par les troupes françaises et écossaises, fat obligé de se retirer en Normandie[26]. Les soldats de Jacques d’Harcourt s’emparèrent, le 20 mars, de Dommart en Ponthieu et continuèrent leurs courses dans le Vimeu. Les Anglais recouvrèrent Orsay, village situé près de Paris, sur la Seine. Noyelles-en-Mer, à l’embouchure de la Somme, devint également (au mois de mai) leur conquête[27]. Meulan avait été pris au nom du roi Charles, par Jean Malet, sire de Graville en Normandie, et par un capitaine de l’Orléanais, nommé Yvonnet de Garancières. Ce dernier mit dans la place Louis Paviot, son lieutenant et, pour garnison, quelques centaines de gentilshommes. Le duc de Bedford ; accompagné du comte de Salisbury et de forces considérables, vint bientôt mettre le siège devant cette ville fortifiée. C’était la première affaire importante dans laquelle, depuis la mort des deux rois, les nouveaux antagonistes allaient se mesurer. Pendant que Charles VII demeurait à Bourges, sur les. vives instances des assiégés, des forces militaires furent envoyées sous l’autorité de ce prince, pour les secourir[28]. Les comtes d’Aumale et de Bucan, le vicomte de Narbonne et T. Duchatel commandaient cette armée, forte d’environ six mille combattants. Le comte d’Écosse, suivi d’une partie de ces troupes, se dirigea vers le siège, et, parvenu à peu de distance de Meulan, il se disposait à l’investir. Mais la concorde ne se maintint pas entre les capitaines du roi de France. La jalousie de marcher au premier rang, dans cette journée qui allait inaugurer le règne, engendra la dissension. T. Duchatel, au rapport d’un témoin considérable (Cousinot), assuma le principal tort de cette déplorable conduite[29]. Duchatel, l’un des favoris du jeune roi, représentait, dans le conseil, l’homme officiel de la guerre. Il était à la dévotion de Jean Louvet et de l’évêque de Laon (Guillaume de Champeaux). Ces deux ministres, pour lors omnipotents, avaient tout le maniement des finances. Muni de l’argent destiné à la solde des troupes, Tanneguy arriva en forces dans Orléans, où Louis Paviot jouissait d’une renommée populaire. Duchatel en profita pour tirer des habitants une contribution de deux mille livres. Puis il fit marcher en avant les Écossais qui faisaient partie de son commandement, jusqu’à Gallardon, près de Chartres. Quant au chevalier breton, il employa devant Orléans la contribution qu’il avait perçue, à son propre usage et profit, en achat de vaisselle, joyaux et pierreries. Pendant que le comte de Boucan et les autres capitaines attendaient vainement son aide, il ne s’avança pas plus loin que Janville. Puis, sans payer les troupes, il rompit finalement avec ses compagnons d’armes et se retira au château de Sully, résidence de Georges, seigneur de La Trimouille[30]. Louis Paviot, privé de secours et sans munitions, défendit la place avec intrépidité. Il fut tué d’un coup de canon. Mais, après sa mort, les auxiliaires écossais et autres se débandèrent. Plein de courroux contre Duchatel, ils ramenèrent vers la Loire leurs troupes mécontentes et indisciplinées. Celles-ci eurent beaucoup à souffrir, sur la route, des garnisons anglaises, qui exécutèrent contre elles de redoutables sorties. Les défenseurs de Meulan s’indignèrent à leur tour de ce lâche abandon. A la vue des assiégeants, ils renversèrent publiquement, de haut en bas, la bannière du roi Charles, en signe de mépris pour l’autorité de ce prince. Ils arrachèrent de même les croix d’étoffe blanche, cousues sur leurs vêtements, et autres insignes de leur parti. Le premier mars 1423, leurs chefs signèrent une capitulation avec les envoyés du duc de Bedford. Meulan fut, le jour suivant, remis entre les mains des Anglais. La reddition de cette place entraîna celle des forteresses de Marcoussis, Montlhéry et autres lieux fortifiés du voisinage[31]. Le 25 mars 1423, T. Duchatel, de retour à Orléans, donnait quittance au trésorier général d’une nouvelle somme de 11.500 fr. destinée aux dépenses militaires. Le même jour, Charles VII, par acte daté de Bourges, reconnut avoir reçu de Georges, seigneur de la Trimouille, 2.000 écus d’or. Cette somme avait été avancée ou prêtée au roi, par La Trimouille, dit l’acte, pour le paiement de certain nombre de gens d’armes et de trait du pays de Bretagne, que nous envoyons promptement de là à la rivière de Seine. Le 12 janvier précédent, les états, réunis à Bourges, avaient voté en faveur du roi un subside ou taille générale à répartir entre les pays qui reconnaissaient l’autorité de Charles VII. Le prince devait indemniser La Trimouille de son avance : il lui accorda, par ce même mandement, le droit de lever ladite taille pour le compte et au profit de lui La Trimouille, sur les sujets du roi qui habitaient les terres et seigneuries de Georges, situées dans le royaume[32]. Quelques jours plus tard, le 5 avril, Charles VII donna 200 livres à Lubin Raguier, son queux ou gentilhomme de cuisine, en considération de ce que ledit Lubin avoit prêté, par l’ordonnance des chancelier et conseillers du roi à l’évêque de Laon (intendant général des finances), la somme de mille livres, pour remettre à Louis Boyaux chevalier, chambellan tant pour lui que pour certains gens d’armes à Baugency[33]. Ces faits particuliers nous montrent à quels expédients financiers le roi, de plus en plus obéré, avait recours, pour faire face aux dépenses quotidiennes, qu’exigeait une guerre incessante. Nous manquons de notions historiques précises sur l’emploi militaire ou politique qui eut lieu de ces deniers. Mais flous savons que le résultat n’en fut point heureux. Le parti de Charles VII occupait encore, dans la Champagne, de nombreuses forteresses. Ses troupes inquiétaient et harcelaient perpétuellement la province entière. Troyes et Reims, spécialement, étaient continuellement menacées et tenues en échec. Vers le mois de mai, la ville de Pont-sur-Seine, où les troupes de Charles s’étaient établies, fut assiégée, prise, démolie et brûlée par les Anglais. De mai à juin, les villes ou forteresses de Moymet-Vertus, Trainel, Gumery, Soligny, Paroir[34], Saint-Mémin, Origny, Charmont, Aubeterre, Mont-Suzain, Voué, Pouan, situées dans le voisinage et à peu de distance de Troyes, subirent un sort analogue[35]. Parmi les capitaines bourguignons, se trouvait un aventurier nommé le bâtard de la Baume[36]. Ce redouté partisan résidait sur les frontières de l’Auxerrois. Vers le mois de mars 1423, une trêve fut proclamée dans ces parages, d’un commun accord entre Charles VII, le régent Bedford et le duc de Bourgogne. Durant cette trêve, dés capitaines gascons, qui tenaient le parti du roi Charles, se mirent en rapport avec Guillaume de la Baume. Ils le conduisirent à Bourges, l’engageant à quitter la bannière de Bourgogne et à prendre, comme eux, du service auprès du roi de France[37]. Charles VII accueillit favorablement le transfuge. Il lui fit quelques dons, accompagnés de grandes promesses et reçut de lui le serment d’être fidèle à son nouveau maître. Le bâtard de la Baume retourna, secrètement, comme il était venu, à Mailly-le-Châtel, une de ses demeures les plus habituelles. Avant que le bruit de son changement de drapeau se répandît, il se concerta, pour tenter un coup de main sur Cravant[38], avec les capitaines français qui l’avaient engagé à suivre cette ligne de conduite. Le bâtard adjoignit à ses hommes bourguignons, un renfort, plus nombreux, de recrues françaises, que lui fournirent ces capitaines. Du 24 au 30 juin environ, il se présenta devant Cravant comme ami, et se fit ouvrir ainsi, par trahison, les portes de la ville[39]. Une fois maître de la place, il cria : Vive le roi ! ville gagnée ! En même temps, lui et ses compagnons se répandirent dans les rues, pillant les maisons, rançonnant les hommes, violant les femmes et les filles. Tout d’abord, le bâtard avait eu soin d’occuper une tour carrée, qui dominait la place et en formait la citadelle. Une fosse profonde, ou cave fermée par une trappe, faisait partie de la forteresse, que commandait cette tour. Les plus riches ou notables habitants de Cravant, faits prisonniers, furent confinés dans cette prison, ou salle basse. Cependant, parmi les Bourguignons du capitaine Guillaume, trois gentilshommes, attachés, de cœur à leur parti, n’avaient point vu sans colère l’œuvre de perfidie et de mensonge dans laquelle ils avaient été enveloppés. Après s’être concertés secrètement, l’un d’eux sortit de la garnison sans attirer les remarques. Il se rendit en toute hâte à Chastellux chez Claude de Chastellux, seigneur de ce lieu, naguère maréchal de France, et l’un des principaux capitaines de Philippe le Taon. Ce seigneur adopta un plan d’attaque, combiné d’avance par les trois conjurés et rassembla immédiatement des troupes pour le mettre à exécution. Au jour dit, 3 juillet, vers le matin, le sire de Chastellux, suivi de 5 à 600 combattants de bonne étoffe, arrivait à deux lieues de distance et en vue de la grande tour de Cravant. Les deux autres conjurés avaient précisément fait le guet, ou monté la garde, cette nuit même et n’étaient point encore descendus de la plate-forme. Ils échangèrent avec les survenants des signaux convenus. L’un de ces deux écuyers s’appelait Jacques de Catry, dit le Velu, et l’autre, Étienne de Ville : surnommé en guerre Saulve-le-demourant[40]. C’était un samedi. Sauve-le-Demeurant, en descendant de la plate-forme, passa dans la salle du rez-de-chaussée. Là se tenaient au nombre de trois, les hommes d’armes, préposés à la garde habituelle de la tour et des prisonniers. Il leur dit qu’il viendrait, ce jour maigre, dîner avec eux et leur apporterait une tarte, la meilleure que jamais ils mengaissent[41]. A dix heures du matin (heure où l’on dînait alors), il revint portant la tarte et suivi du Velu. Déjà les trois gardes de la tour étaient à table, en compagnie de deux fillettes, leurs amies. Sauve-le-Demeurant, après avoir salué les convives et offert sa tarte, se mit, comme en attendant le Velu, à considérer une hache de bataille, qui se trouvait placée contre un mur, aux pieds des soldats. Il prit en main cette arme, et la manœuvrant avec adresse, il se rapprocha de la table. Y en a-t-il un de vous trois, leur dit-il, qui sache faire les trois coups de la hache ? Les compagnons répondirent au questionneur que, s’il le savait, il le leur montrât. Aussitôt Sauve-le-Demeurant élève la hache de ses deux bras ; puis la brandissant avec force, il l’abaisse violemment sur la tête de son interlocuteur le plus voisin. Du coup, il lui ouvrit le crâne, et la cervelle du malheureux recouvrit ou inonda le pavé de la salle. Retournant ensuite la hache, du côté de la seconde lame, aiguisée en une pointe obtuse, il frappa si rudement le deuxième homme d’armes, qu’il le renversa de sa selle ou escabeau, mort comme le premier. Quant au troisième soldat qui restait, avant que celui-ci eût eu le temps de se mettre en défense, Sauve-le-Demeurant l’atteignit, en troisième lieu, avec le manche de la hache. Frappé à la poitrine, ce soldat tomba en arrière, les pieds levés et ne mourut pas, mais il demeura deux heures sans pouvoir parler. Durant ce temps, le Velu écoutait à la porte. Jugeant que le moment était venu, il monta par l’escalier jusqu’à la plate-forme. Là il déploya une enseigne blanche, et le temps étant très clair, il fit un feu de fumée. A ce signal, le sire de Chastellux, suivi de trois étendards, lança ses cavaliers au galop vers Cravant, à force d’éperons. En redescendant au corps de garde, le Velu retrouva Sauve-le-Demeurant, qui, le visage égratigné, se débattait à grands coups de manche de hache, contre les deux femmes. Le troisième garde était encore comme anéanti de suffocation et de terreur. Reprenant toutefois ses sens et voulant assurer le salut de ses jours, ce dernier indiqua au Velu la trappe qui s’ouvrait, dans le corps de garde même, sous leurs pieds et qui servait de loge aux prisonniers. Dès qu’il put énoncer une parole, il l’invita à délivrer les captifs, qui furent ainsi rendus à la liberté. En ce moment, le bâtard de la Baume accourait suivi de la garnison et d’artillerie. Il commença, sur-le-champ le siège en règle de la tour et de la forteresse. Sauve-le-Demeurant et le Velu, assistés des prisonniers, prirent immédiatement la charge de la défense. Du haut des fenêtres de la tour, ils jetèrent en guise de projectiles, les deux cadavres sur la tête des assiégeants. L’attaque, cependant, devenait de plus en plus inquiétante pour les défenseurs. A l’instant où la lutte devant la tour était le plus animée, Jacques de Catry ou le Velu s’esquiva, suivi de trois des captifs qu’il avait libérés. A l’une des extrémités du fort, un pont-levis donnait sur les champs. Ils abaissèrent le pont et ouvrirent cette porte de derrière. Quelques minutes après, les Bourguignons, ayant à leur tête le sire de Chastellux, affluaient par cette porte et pénétraient dans la place. Bientôt ce renfort imprévu tomba sur les Français, lance baissée, et les mit en déroute. Chastellux et les siens s’emparèrent ainsi de la ville en criant : Notre-Dame ! Bourgogne ![42] Le bâtard de la Baume, se voyant hors d’état de lutter avec avantage, prit le parti de battre en retraite. Ceux qui purent l’accompagner s’enfuirent de toute la vitesse de leurs jambes ou de leurs montures. Guillaume retourna de la sorte à Bourges, où il apprit au roi les événements qui venaient de se passer[43]. Le point de mire principal vers lequel le conseil du roi dirigeait les efforts de la guerre était la Champagne. Au nord de cette province, Prégent de Coëtivy, neveu et lieutenant de T. Duchatel, avait été battu et refoulé jusqu’à Mouson. D’un autre côté, Duchatel lui-même, poursuivi par les comtes de Suffolk et de Salisbury, s’était réfugié en Bourgogne. Guillaume de la Baume proposa au roi d’envoyer de nouvelles troupes pour reprendre Cravant. Il montra cette ville comme une clé qui devait ouvrir au roi le chemin d’Auxerre et la Bourgogne jusqu’à Dijon[44]. Le conseil voulait ménager les états propres de Philippe le Bon. Cependant le connétable d’Écosse, Jean Stuart de Dernley, partit du Berry à la tête d’une expédition. Il se dirigea par Gien-sur-Loire, et, de concert avec Duchatel, il vint assiéger Cravant, vers le 10 juillet. Son armée comptait moins de Français que d’étrangers dans ses rangs. Elle se composait en gros d’Écossais, d’Aragonais, de Lombards, d’Espagnols, et de routiers, c’est-à-dire de bandits, de toute origine. Ces forces avaient pour guide, sous le commandement général de Dernley, le Gascon Amaury de Léverac, militaire peu capable, à qui la politique avait récemment valu le bâton immérité de maréchal de France. Avec lui se trouvaient le sire d’Estissac, le comte Jacqeus de Ventadour, les seigneurs du Bellay, de Fontaine et de Gamaches, accourus tout exprès de leurs cantonnements de l’ouest[45]. Pendant que les assiégés, dépourvus de vivres et de munitions, se défendaient avec vigueur, la duchesse douairière de Bourgogne (en l’absence de son fils, qui habitait la Flandre) convoqua les milices. Elle écrivit en même temps au duc de Bedford, qui lui envoya des troupes. Le 28 juillet, les forces anglo-bourguignonnes se réunirent à Auxerre. Les comtes de Suffolk, de Salisbury, Marshall, les seigneurs de Scales et de Willoughby, étaient les principaux capitaines du pays d’Angleterre. Jean de Toulongeon, dit le Borgne, maréchal de Bourgogne ; les seigneurs de Vergy, de Vienne, de Rochefort, Renier Pot ; les Savoisiens Guigue de Salenove, Amé ou Amédée de Viry, Jean de Digonne, etc., etc., unis aux assiégés (Claude de Chastellux et Guy de Bar), commandaient les troupes placées sous la bannière de Philippe le Bon[46]. Ce même jour, les chefs anglais et bourguignons tinrent conseil en commun dans l’église cathédrale de Saint-Étienne. Ils arrêtèrent un programme d’opérations et un ordre général destiné à maintenir entre tous les alliés l’ensemble, l’union et la discipline. Ces dispositions furent publiées à son de trompe à Auxerre. Le lendemain 29, l’armée anglo-bourguignonne vint se poster sur la rive gauche de l’Yonne, à Vincelles. Le 30, elle marcha vers l’ennemi, qui occupait l’autre rive et qui cernait la ville de Cravant ; cette journée se passa en observation et en escarmouches[47]. Le samedi 31 juillet 1423, eut lieu la bataille de Gravant. Au lever du soleil, les deux armées étaient en présence, uniquement séparées par la rivière d’Yonne. Une partie des troupes à la solde du roi de France tenait le siége de la ville. L’autre, destinée seule à combattre, était formée en trois corps, qui occupaient autant de mamelons, situés entre la ville et l’Yonne. L’armée anglaise bordait la rive opposée. Précédée de ses archers, la chevalerie avait mis pied à terre[48]. Vers midi, les archers commencèrent à passer la rivière, en amont du pont de Cravant, mouillés les uns, jusqu’aux genoux, et les autres, jusqu’à la ceinture. Pendant ce temps un canon, pointé de la rive anglaise, incommodait fort les adversaires de l’autre bord. Ceux qui occupaient le mamelon le plus méridional ; se déterminèrent en conséquence à déloger de cette hauteur, et à descendre dans la plaine. En ce moment, le comte de Willoughby tenta d’enlever le pont et de forcer le passage. Les Écossais repoussèrent le premier choc avec tant de fermeté, qu’ils rejetèrent les assaillants en arrière. Témoins de ce mouvement, les comtes de Suffolk et de Salisbury auguraient alors, pour le parti anglais, la perte de cette journée. Mais Willoughby rallia ses troupes et cette fois emporta le passage. La lutte recommença entre la ville et l’eau, sur la rive droite de l’Yonne. Les assiégés de Cravant, exténués de famine, se ranimèrent à la vue de leurs libérateurs. Ils traversèrent ; en faisant irruption, les lignes dégarnies des assiégeants et vinrent attaquer l’armée du dehors avec une grande énergie morale. Les troupes confiées au connétable des Écossais se virent ainsi prises entre deux atteintes redoutables. Jean Stuart et les siens déployèrent de nouveau leur mâle courage et une fermeté remarquable. Mais le maréchal de Séverac, Robert de Leire ou de Loré, ainsi que d’autres capitaines, donnèrent lâchement le signal de la retraite. Les routiers de toute nation, qu’ils commandaient, s’enfuirent avec eux et, selon l’expression du héraut Berry, laissèrent les vaillants mourir. La victoire et le champ de bataille demeurèrent aux Anglo-Bourguignons[49]. Le maréchal de Chastellux, qui commandait les assiégés, eut le principal honneur de cette journée. Par acte du 16 août 1423, le chapitre de l’église cathédrale d’Auxerre voulut consacrer le souvenir de la part que ce capitaine avait prise à la victoire. En vertu de ce privilège, un service anniversaire était fondé dans l’église de Saint-Étienne. L’aîné de la maison de Chastellux fut reconnu, à perpétuité, chanoine-né de cette cathédrale. Comme tel, il avait le droit d’assister à l’office, portant le surplis canonial par-dessus son vêtement habituel, et tenant au poing un faucon, signe de sa gentilhommerie laïque et militaire[50]. Les historiens originaux des deux partis se taisent ou ne s’accordent pas entre eux sur l’importance numérique des forces engagées, de l’un et de l’autre côté, dans ce conflit. Au milieu de leurs assertions, sur divers points, très contradictoires, il paraît difficile de fixer en termes précis les proportions respectives des deux armées et les pertes qu’elles subirent. Un seul fait résulte avec évidence de témoignages unanimes : c’est que le dommage éprouvé par les vainqueurs fut insignifiant. Quant aux vaincus, tout semble, au contraire, concourir à démontrer que, supérieurs en nombre à leurs adversaires, ils eurent cependant à essuyer de tout point un préjudice extrêmement considérable[51]. William Hamilton, de Hamilton, frère utérin du connétable des Écossais et le fils de ce laird William ; Thomas de Seton, John Pillot, Thomas Stonehampton, un bâtard du roi d’Écosse, périrent sur le champ de bataille. Guérin de Fontaine, Étienne de Chabannes, chevaliers français, y finirent également leurs jours. Le connétable des Écossais, Jean Stuart, commandant en chef de l’expédition, eut un œil crevé, ainsi que le comte de Ventadour. Tous deux tombèrent, comme prisonniers, entre les mains de l’ennemi. Les seigneurs de Joyeuse, de Gamaches et .du Bellay, le fameux Saintrailles et beaucoup d’autres capitaines français, écossais, etc., perdirent aussi la liberté. Le bâtard de la Baume, pris par l’ennemi, fut d’abord compté parmi les morts. Mais il survécut, indubitablement, à cette catastrophe de Cravant, dont il fut en quelque sorte le promoteur. Guillaume servait encore en 1426, dans le parti français[52]. |
[1] Charles VI moribond, et Henri VI, âgé de neuf mois.
[2] Monstrelet, éd. d’Arcq, t. IV, p. 1 :24. P. Cochon, p. 446. Parliament rolls, t. IV, p. 169, 1 75.
[3] D. Plancher, t. IV, p. 62, 63.
[4] Ordonnances, t. XIII, p. 8. Du Tillet, Recueil des traités, p. 217. Religieux, t. VI, p. 488. J. Chartier, t. I, p. 29. Rymer, t. IV, partie IV, p. 80, 81. Parliament, rolls, t. IV, p. 171, 299.
[5] Louis de Luxembourg et Pierre Cauchon.
[6] X. X. 1480, f° 253. Félibien, Preuves, t. II, p. 587, b.
[7] Delpit, Documents anglais, p. 232. Henri IV, père d’Henri V, avait fait tuer Richard II et l’avait supplanté sur le trône.
[8] X. X. 1480, f° 260.
[9] Félibien, Preuves, 558, b. Camusat, Mélanges, f° 157. Monstrelet, p. 123. Il y avait deux rois d’armes nommés Berry : 1° celui-ci, qui fonctionnait auprès de Charles VI, et 2° Gilles le Bouvier, appelé aussi Berry, créé par Charles dauphin, ou Charles VII.
[10] Camusat. Monstrelet. Journal de Paris, p. 660.
[11] Comptes de l’écurie dans Jean Chartier, t. III, p. 310, 311. Ordonnances, t. XIII, p. 156. Raoulet, p. 113. Ursins, Godefroy, Charles VI, p. 398. Cousinot, p. 189. — Charles VII fit célébrer le service funèbre de son père, non pas à Espaly, mais en l’église de Notre-Dame de Mehun-sur-Yèvre. Cette cérémonie eut lieu dans les premiers jours de novembre, ainsi qu’on le voit par le document ci-après. Reçu par Guillaume Charrier (trésorier du roi), la somme de 1.200 livres tournois que le roy, par ses lettres-patentes, données le 6e jour de novembre, avoit ordonné lui entre baillée et délivrée pour tourner et convertir en la despence de bouche des prélats et autres gens d’église, ordonnez par le conseil pour faire l’obsèque du roy Charles derrenier trèspassé, que Dieu absoille ! en l’esglise, de Notre Dame de Mehun-sur-Yèvre. (Compte de l’hôtel du régent, puis roi, du 1er juillet au 30 novembre 1422. Ms. 1399, s. fr., f° 2.) — L’épitaphe de Charles VII dit positivement que ce roi mourut au lieu où il avait pris la couronne, à Mehun-sur-Yèvre (Revue anglo-françoise, t. III, p. 125.)
[12] Monstrelet-d’Arcq, t. IV, p. 132, note 1. Fenin-Dupont, p. 195.
[13] Panthéon, p. 525. Revue des Sociétés savantes, I857, p. 704 et suiv. Le Roux de Lincy, Chants populaires de la France.
[14] Ordonnances, t. XIII, p. 1 à 43, et p. 64 ; t. XV, p. 115, 162, 326 ; t. XVI, p. 35. D. Vaissète, livre XXXIV, chap. XXV, etc.
[15] Ordonnances, t. XIII, p. 8 à 31. Lettres des Rois et Reines, etc., t. II, p. 398.
[16] Ordonnances, t. XIII, p. 22. Fontanieu, Ms. 4805, f° 119. Du Boulai, Hist. universit., Paris, t. V, p. 366 à 373. Du Tillet, Libertés gallicanes, p. 129.
[17] Fontanieu, vol. 113, aux 13 décembre 1422, 12 et 25 février 1423. D. Morice, t. I, p. 490, etc. Monstrelet, p. 147 et s. P. Cochon, p. 445-440. Journal de Paris, p. 661. J. Stevenson, Wars of Henry VI, t. I, p. XXXIV.
[18] Cette dernière union avait déjà été décidée avant la mort des deux rois. Madame de Guyenne fut mariée au comte de Richemont, par contrat du 3 octobre 1423. Les noces eurent lieu, le 10, à Dijon ; et, par acte du lendemain 11, la dauphine douairière Marguerite, comtesse de Richemont, ratifia sa seconde alliance. Anne de Bourgogne épousa Jean, duc de Bedford, à Troyes, le 14 juin 1424. D. Plancher, t. III, Preuves, p. ceexiij ; t. IV, p. 69 ; Preuves, p. xxvij. Gachard, Dijon, p. 32, 56, 57. Rymer, t. IV, partie IV, p. 91. Fenin-Dupont, p. 199 et suiv. G. Gruel, p. 359 et suiv. Godefroy, Charles VI, p. 729. Monstrelet, p. 543, 548. Ms. Brienne, p. 197, f° 293.
[19] Rymer, ibid., p. 88, 89. Stevenson, Wars... or Papers illustrative of... Henry VI, apud Scriptores rerum britannicarum, p. 1 et suiv. Ms. Doat, vol. 214, f° 1 à 10. D. Vaissète, livre XXIV, chap. XXVIII.
[20] Monstrelet-d’Arcq, t, IV, p. 135.
[21] Les uns de bon cœur le firent, les autres de très mauvaise volonté. Journal de Paris, p. 661. Biographie Didot : Morhier.
[22] Dict oultre (Guill. Prieuse) que oncques Anglois ne fut roy de France, ne encores ne seroit jà. Varin, Archives de Reims (législatives, 2e partie, 2e volume, p. 113, 114). — Pierre, Cauchon, dont la main et le nom se montrent ici, était du pays de Reims. Il employa son crédit en faveur de ses parents, jusque-là pauvres et obscurs. Nous trouvons, en 1423, dans un mémorial de la chambre des Comptes, l’admission de ce Jean Cauchon nommé récemment maître sergent des bois des montagnes de Reims et de la forest d’Épernay. (P. P. 115, p. 129.)
[23] D. Plancher, t. IV, p. 65.
[24] Monstrelet, t. IV, p. 144, 156, Bourdiné-Quatrebarbes, t. II, p. 140, 147. K. K. 243, f° 63.
[25] Monstrelet, p. 130 et suiv. S. Remi, p ; 465. Cousinot de Montreuil, p. 212, 213, Jean Chartier, t. I, p. 14, 30, 31. Bourdigné, t. II, p. 152. P. Cochon, p. 447.
[26] W. Pole, comte de Suffolk, est nommé par le régent anglais, gouverneur avec pleins pouvoirs pour le roi à Chartres, pays chartrain, Poissy, Pontoise, etc. (P. P. 118, année 1423.)
[27] Cousinot, chap. CC. Monstrelet, p. 142 et suiv. Wavrin, t. I, p. 215 et suiv. Archives Joursanvault, n° 3388. Journal de Paris, p. 662.
[28] Monstrelet, p. 134. Cousinot, p. 189.
[29] P. Cochon, p. 447. Cousinot, ibid.
[30] Cousinot, p. 190. — Le catalogue Joursanvault désigne en ces termes un document dont la trace est aujourd’hui perdue : Ordonnance de Charles VII, rendue à Bourges le 18 février 1423, par laquelle il engage son grand diamant appelé le miroir, en garantie du paiement de la vaisselle d’or et des joyaux, qu’il achète, pour donner à diverses personnes désignées dans l’ordonnance. Original avec signature. (T. I, p. 130, n° 779.)
[31] Les mêmes. Journal de Paris, p. 661. Monstrelet, p. 142. Ms. Brienne, 197, f° 295.
[32] Preuves de Bretagne, t. II, col. 1124. Archives de Tours : Cabinet historique, 1859, p. 103, ne 5082, 2. Ms. Fontanieu 113, au 25 mars 1423 et passim. Le 30 mars 1423, les Bourguignons entrent dans Marchenoir près Baugency. (Cousinot, p. 198, 411 et suiv.)
[33] Lubin Raguier appartenait à la famille d’Hémon Raguier, trésorier général. Lubin était premier queux du roi en 1441. (Archives de l’hospice de Laon. Cabinet des titres, dossier Raquier.) Sur Louis Boyau, Voy. Bataille de Baugé.
[34] Probablement Paroy près Dammarie (Seine-et-Marne). Les autres localités, sauf Vertus (Marne), appartiennent aux arrondissements de Nogent-sur-Seine et d’Arcis-sur-Aube (Aube).
[35] Fenin-Dupont, p. 198, 199. Archives de Troyes. On lit dans un mémoire ms. de ces archives : Item, les ennemis ont par plusieurs fois publié et fait publier que le daupphin leur maistre venroit assiéger à toute puissance icelle ville et la mectre en tel estat que on diroit : Icyfut Troyes. (Communication de M. Boutiot... Hic Troja fuit ! Cf. sur ce point Revue des Sociétés savantes, 1857, p. 710.) Dans le même temps, La Hire guerroyait à Châlons, à Somme-Vesle. De là, ses éclaireurs opéraient des incursions jusqu’à Reims, annonçant la venue et le sacre du dauphin qui que veuille ; c’est-à-dire envers et contre tous. (Archives municipales de Reims, communication de M. Louis Paris, Article La Hire, biographie Didot.)
[36] Guillaume, bâtard de la Baume, seigneur de la Charme, marié à Gillette de Dortans (veuve de lui en 1430). Il était fils de Guillaume de la Baume, seigneur considérable du pays de Savoie, mort en 1360. (Anselme.)
[37] Chronique de Wavrin, édition de Mlle Dupont, t. I, p. 222 et suiv. D. Plancher, t. IV, Preuves, p. XXV.
[38] Yonne, près d’Auxerre.
[39] Wavrin-Dupont (Société de l’histoire de France), p. 226 et suiv.
[40] Sauve le demeurant ; sauve le reste ! (... Sauve qui peut !...)
[41] Mangeassent.
[42] Wavrin, chapitres 963, 964, 965.
[43] Chronique de Wavrin, 1858, in-8°, chap. DCCCCXLVI.
[44] Ibid. Berry dans Godefroy, Charles VII, p. 363. D. Flancher, t. IV, P. 73. Cousinot de Montreuil, p. 214.
[45] Berry. Fenin, p. 197. S. Remi, p. 617. Wavrin, p. 239. Monstrelet, p. 157.
[46] D. Plancher. Berry. Monstrelet. Wavrin.
[47] Les mêmes. Pour la chronologie, D. Plancher. Labarre, t. II, p. 201, note e.
[48] Cousinot, chap. CCII. Lettre du comte de Suffolk, écrite du champ de bataille ; dans Belleforêt, Annales de France, édition de 1579, in-f°, vol. II, f. 1009.
[49] Berry. Monstrelet. Wavrin. Montreuil. Le Jouvencel, f° xcj.
[50] D. Plancher, t. IV, p. 76. Le chapitre de Saint-Étienne était seigneur de Cravant. Ce collège avait toujours suivi le parti bourguignon. Par lettres données à Troyes en décembre 1419, Charles VI (c’est-à-dire Philippe le Bon) octroya aux chanoines de Saint-Étienne le privilège d’établir, dans leur ville de Cravant, un marché tous les lundis et trois foires annuelles. (J. J. 172, f° 1.)
[51] Les mêmes. J. Chartier, t. I, p. 32 ; t. III (Raoulet), p. 182. Journal de Paris, 662.
[52] Les mêmes. Stuart, History of Stewarts, p. 134 et suiv. Chronique Martinienne, f° 275. Anselme, Hist. généalog., t. III, p. 837.1). Plancher, t. IV, p. 77. Wavrin-Dupont, p. 222.
Avènement d’Henri VI. Détails de chancellerie. — On scella provisoirement sous le sceau du châtelet ou de la prévôté de Paris. (Religieux, VI, 488 ; Jean Chartier, I, 29.) C’était ainsi que les choses se pratiquaient toujours à Paris, en l’absence du grand sceau. Le 12 novembre, on formula dans la chancellerie : Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et d’Angleterre... Donné soubz nostre scel du chastelet. Le nouveau sceau fut prêt et employé pour la première fois le 23 novembre. Il représentait un irai, assis en majesté, tenant deux sceptres et accompagné de deux écussons Celui de droite était aux armes pures de France. L’autre se composait des trois fleurs de lis, écartelées des trois léopards d’Angleterre. Ces mêmes-symboles servirent d’effigie à la nouvelle monnaie. En Angleterre, le sceau d13enri V fut employé dans la chancellerie jusqu’au 20 novembre. Un acte du fer octobre, rendu au nom d’Henri VI, est intitulé Henricus rex, sans autre développement. (Rymer, t. IV, partie IV, p. 80 et 81.) Voy. aussi Parliament rolls, t. IV, p. 171, 299. Jos. Stevenson, Henri VI, t. I, p. xxxij, lxxvij et suiv. Edouard de Barthélemy, Hist. de Châlons-sur-Marne, in-8°, 1854, p. 332 et suiv. — La maison de la reine Marie d’Anjou fut organisée le 17 novembre. (K. K., 56.)