HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME PREMIER

LIVRE II. — DEPUIS LA RETRAITE DU PRINCE CHARLES VERS LA LOIRE (JUIN 1418), JUSQU’À LA MORT DE CHARLES VI (21 OCTOBRE 1422).

CHAPITRE XII. — (Du 31 août au 21 octobre 1422).

 

 

Lorsque Henri V se résigna, pour la seconde fois, à regagner Vincennes, la douloureuse affection dont il souffrait était déjà parvenue à l’état le plus grave d’intensité. Les progrès de la maladie se développèrent avec une rapidité funeste. Vers la fin du mois d’août, elle avait atteint son dernier période[1].

Douze mois ne s’étaient pas encore écoulés, au rapport de Chastelain, depuis que le superstitieux Fleuri V avait fait une singulière rencontre. C’était, à ce qu’il paraît, dans le temps où le roi d’Angleterre retournait vers la capitale, par le Gâtinais, après son expédition de Dreux et de Chartres. Un ermite vint alors le trouver et pénétra jusqu’auprès de sa personne. Il s’appelait Jean de Gand et résidait antérieurement à Saint-Claude en Franche-Comté. L’ermite se disait envoyé de Dieu par le ministère d’un saint homme. Dans l’entretien particulier, qu’if obtint du roi non sans peine, le visiteur inconnu représenta au prince que le ciel ne lui avait pas donné la grandeur, les talents et la puissance, pour combattre un peuple chrétien. Ille dissuada de poursuivre la conquête de la France, œuvre, lui disait-il, injuste et impie. Henri V, embarrassé, balançait entre la crainte et la résistance. Sans répondre catégoriquement, il finit par congédier son mystérieux interlocuteur. L’ermite, près de partir, lui dit que pour n’avoir pas voulu soy retraire de vanité temporelle, avant que l’an passât en son dernier jour, la main de Dieu le toucheroit par courroux. Il ajouta positivement que la mort serait l’expiation imposée au roi par la puissance divine. Ayant dit ces mots, l’ermite quitta le roi d’Angleterre et nul ne sut d’abord où il se retira[2].

Henri de Lancastre, au lieu de déférer à cet avertissement, continua son entreprise de conquête. Cependant le terme du mois d’août approchait la menace de l’ermite recevait de l’événement une confirmation inquiétante et visible. Déjà le roi d’Angleterre avait fait part à plusieurs confidents, de cette communication antérieure. Il prescrivit d’exactes recherches pour retrouver l’anachorète et lui témoigner son regret de l’avoir éconduit. Jean de Gand reparût. Henri V, alors, lui demanda si finalement il pourrait échapper de mort, ou non. — Vous êtes à votre fin, lui répondit le solitaire ; avisez de votre âme. — Or donc, poursuivit le roi, savez-vous s’il pourra plaire à Dieu qu’en mon lieu après moi mon hoir[3], pourra régner en France ! A cette dernière question, le religieux lui certifia que nenny et que jamais n’y auroit règne ne durée. — Et ainsi parla l’ermite à ce roy Henry, puis s’en alla à la conduite de Dieu[4].

Henri se résigna. L’empereur, a dit un de nos poètes,

L’empereur est semblable à l’aigle, sa compagne

A la place du cœur, il n’a qu’un écusson.

Henri V mourut en roi, comme il avait vécu : en roi d’Angleterre. Tandis qu’il gémissait à Vincennes sur son lit de douleur, les deux reines, Isabelle et Catherine, étaient demeurées à Senlis. La tendresse consolante d’une épouse, les soins délicats, les douces attentions féminines firent défaut à ses souffrances et manquèrent au moribond. Voyant sa fin approcher, le roi anglais réunit dans sa chambre Jean duc de Bedford, son frère ; le duc d’Exeter, son oncle ; le comte de Warwick ; Louis Robsaert, chevalier du Hainaut, grand maître des eaux et forêts de Normandie ; Hugues de Launoy, qui représentait le duc de Bourgogne. Un petit nombre d’autres personnages, témoins solennels et familiers intimes, complétaient cette assemblée[5].

A son frère Jean, le prince mourant demanda, en premier lieu, deux choses : l’une, de reconnaître son héritier comme roi ; l’autre, de poursuivre la guerre contre la France. Il prescrivit, sur ce point, au duc, de ne jamais accéder à aucun traité avec le dauphin, sans que la Normandie demeurât, libre d’hommage, ou souverainement, à l’Angleterre. Je souhaite, dit-il, par-dessus tout, que vous mainteniez la bonne intelligence entre vous Jean, et le duc de Bourgogne. Si le duc veut entreprendre le gouvernement de ce royaume, je désire que vous le laissiez faire. Mais s’il décline ce soin, prenez-en la charge vous-même[6].

Henri de Lancastre distribua ensuite les rôles à chacun : Jean duc de Bedford, gouverneur en Normandie ; le duc d’Exeter, en Angleterre, protecteur du royaume, avec le duc de Glocester, pour lieutenant. Exeter devait avoir en outre la surintendance de l’éducation du jeune roi, à qui son père, Henri V, commettait pour gouverneur le comte de Warwick. Lord Fitz-Hugh, grand maître d’hôtel ; et le comte de Hungerford, sénéchal, étaient continués dans les mêmes charges auprès du jeune roi, successeur. L’héritier-régent du trône de France défendait enfin que l’on délivrât de captivité Charles duc d’Orléans, Charles d’Artois, comte d’Eu, le seigneur de Gaucourt[7] et Guichard de Chissay[8], jusqu’à ce que son fils Henri VI eût atteint l’âge de majorité[9].

Après ces instructions, le malade, demeuré seul, manda ses médecins et les requit de lui dire combien de temps il lui restait à vivre. Ceux-ci répondirent d’abord, en courtisans, par des mensonges polis. Henri V, mécontent, leur enjoignit de parler vrai. Les médecins, donc, en ayant délibéré, l’un d’eux se mit à genoux et lui dit : Sire, pensez à votre âme, car il nous semble, si n’est la grâce de Dieu, qu’il est impossible que vous viviez plus de deux heures[10].

Les docteurs s’étant retirés, le confesseur entra, suivi de la chapelle du prince. Henri fit chanter les psaumes de la pénitence, ou office des agonisants. Les chapelains, psalmodiant à voix basse, ou en récitant l’Écriture, arrivèrent au verset 20 du psaume 51 : Fais du bien à Sion et édifie les murs de Jérusalem. Ici, le roi interrompit ses prêtres. Il dit qu’il avait eu l’intention, la France une fois mise en paix, de conquérir Jérusalem et de reconstruire le saint temple. Puis l’office s’acheva.

Le roi d’Angleterre reçut ensuite l’Eucharistie, puis l’extrême-onction. Peu de minutes lui restaient à passer sur cette terre. Parmi les derniers mots qu’il prononça, on entendit ceux-ci : Tu mens, tu mens, ma part est avec Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Il semble, d’après ces paroles, que le prince, dans sa pensée déjà obscure, se débattit contre les menaces de l’ermite. Enfin, tenant dévotement de ses mains le crucifix, il poussa un gémissement. In manus tuas, Domine, répéta le mourant avec un grand cri, ipsum terminum redemisti[11]. Puis, il rendit le souffle et parut s’endormir. Ainsi finit Henri d’Angleterre, le lundi 31 août 1422, entre deux et trois heures du matin. Il était âgé de trente-cinq ans et vingt-six jours.

L’adversaire que la France avait eu en la personne d’Henri V ne fut point un ennemi vulgaire. Anglais, Français, Bourguignons, tous les historiens du temps conviennent à célébrer les talents, les qualités rares dont le ciel l’avait pourvu. Brave et digne, ferme et mesuré, il avait la grandeur d’un monarque et le vaste regard du politique. Il était sobre de bouche, véritable en parole. Sa justice inexorable ne connaissait ni petit, ni grand, ni frère, ni ami. Les moindres infractions à la discipline, commises par les siens, étaient punies avec une rigueur spéciale[12].

Lors de la capitulation de Melun en 1420, un gentilhomme du Midi, nommé Aimeri du Lau, fut désigné à la mort, comme ayant pris part au meurtre de Jean sans Peur. Bertrand de Caumont, chevalier de Guyenne, s’entremit à prix d’argent en faveur de ce condamné. II le fit évader de la ville et le sauva. De Français, Bertrand s’était fait Anglais : il avait donné à son nouveau parti les gages d’un entier dévouement. En vain Philippe le Bon et le duc de Clarence supplièrent-ils le roi d’Angleterre : Henri fit couper la tête à’ Bertrand de Caumont. Au sujet de Clarence lui-même, on se rappelle le propos du roi sur le compte de son propre frère, après la bataille de Baugé[13].

Le peuple de France, affamé de justice et torturé par mille abus, admirait cette implacable sévérité. Henri V apporta dans son administration des vues d’ordre et d’une bienfaisante sagesse, qui manquaient aux gouvernants légitimes. Supérieur à ces derniers sur le champ de bataille, il ne les surpassa pas de moins haut dans le conseil. En Normandie, la seule province qu’il soumit entièrement à son pouvoir, il fit régner une exactitude inconnue par le passé. Henri V extermina, de ce pays les loups ; genre : d’immunité dont l’île d’Angleterre se prévaut encore aujourd’hui. H institua des capitaines spéciaux contre le banditisme, cette lèpre qui dévorait le reste de la France. Henri abolit ou atténua les gabelles, réforma la monnaie et créa la régularité dans les finances. Henri V, enfin, décréta l’uniformité des poids et mesures. Un juge des plus éminents et désintéressé, le pape Pie II, proclame en lui le premier des princes de son siècle[14].

Notre impartialité s’associe aisément à ces éloges. Il en coûte moins de reconnaître un homme plus grand pour triomphateur. Dès le quinzième siècle cependant, un instinct confus disait non seulement aux vaincus, mais aux vainqueurs, que l’empire de ceux-ci ne serait point de longue durée.

Au siège de Melun en 1420, Jean de Villiers, seigneur de l’Ile-Adam, revenait de certaine mission militaire, qu’il avait remplie à Joigny par ordre du roi anglais. Le maréchal était homme de goûts simples, sans recherche aucune dans ses mœurs, ainsi que dans ses habits. Il se présenta devant Henri de Lancastre à Melun, vêtu d’une robe neuve, mais de blanc gris, étoffe commune et peu coûteuse.

Comment, l’Ile-Adam, lui dit en souriant à froid le roi d’Angleterre, est-ce ci la robe de maréchal de France ? Le maréchal, à ce propos, regarda le roi en face et lui dit : Sire, je l’ai fait faire telle pour venir par eau, dans les bateaux, parmi la rivière de Seine. Le roi, changeant alors de ton, reprit : Comment osez-vous regarder un prince au visage, quand vous parlez à lui ?Sire, la coutume des François est telle que si un homme parle à un autre, de quelque état ou autorité qu’il soit, les yeux baissés, on dit que c’est un mauvais homme, puisqu’il n’ose regarder celui à qui il parle au visage. — Ce n’est pas notre guise, dit Henri V pour clore l’entretien.

Quelques mois plus tard, l’Ile-Adam, maréchal de France, était destitué de son office et emprisonné, par ordre du roi d’Angleterre, à la Bastille[15].

D’après les mœurs et le génie de la France, tels que la Providence les avait faits dès cette époque, la queue de renard (c’était la devise que portait le conquérant). ne devait point définitivement prévaloir sur l’élégante et poétique fleur de lis. La justice de la postérité ne s’agenouille pas devant la force et le fait accompli. Ce n’est point tout encore que le talent, le succès, la grandeur, même le génie. Sans la droiture de l’âme, sans une cause juste, il n’y a point de héros pour l’histoire.

La mort d’Henri V fut célée au peuple pendant quinze jours. Sa dépouille mortelle, après ce terme, reçut publiquement les honneurs accoutumés pour les royales funérailles : Les restes du prince furent d’abord placés dans une vaste bassine, remplie d’eau et chauffée à grand feu. Les parties molles se séparèrent ainsi des os. La chair fut inhumée en l’abbaye de Saint-Maur des Fossés, église voisine de Vincennes et lieu de pèlerinage célèbre. On répandit l’eau dans le cimetière. Les ossements du prince, ensevelis avec des aromates, furent mis sur un char richement orné. Le deuil se présenta d’abord en grande pompe à Notre-Dame de Paris. Puis la cérémonie funèbre se répéta, le 15 septembre, à l’abbaye royale de Saint-Denis[16].

Le cortége funèbre, après ces solennités, s’achemina vers la patrie du roi mort. Au-dessus du cercueil, voilé à tous les yeux, se voyait la représentation au vif d’Henri V. Cette image consistait en une figure de cuir bouilli, peinte à la ressemblance du prince. Le front ceint d’une riche couronne d’or, il portait le sceptre de la main droite et de l’autre une pomme d’or. La statue était vêtue des habits royaux, étendue droite et couchée sur son lit de parade, couvert de drap d’or ; le visage tourné vers le ciel. La reine Catherine ne fut que tardivement informée de son veuvage. De ville en ville, elle suivit le corps de son époux, à une demi-lieue de distance. Le 19 septembre 1422, la pompe funéraire entra dans Rouen[17].

Après son court séjour au sein de cette ville anglaise, le convoi mortuaire se rendit à Abbeville. Puis par Hesdin, Boulogne et Montreuil, il se dirigea vers Calais, et y prit la mer. Le 10 novembre 1422, les restes d’Henri V arrivèrent à Londres. Ils furent déposés en l’abbaye de Westminster, où se voit encore sa sépulture[18].

Sarrazin d’Arly dit alors ce mot plaisant, qui nous semble toutefois, par son côté grave, mériter d’être reproduit.

Le sire d’Arly, chevalier, oncle du vidame d’Amiens, était beau-frère de Guy de Nesle, seigneur d’Offémont, l’un des principaux champions de notre cause nationale. Malade de la goutte et âgé de soixante ans, il habitait son château d’Acheu, près de Pas en Artois. Le vieux gentilhomme avait l’esprit gaulois ; et, perclus, il était en quête de nouvelles. Un poursuivant[19], nommé Haurenas, du même âge que son maître, le servait depuis longues années. Comme il revenait au manoir après avoir vu du pays, le chevalier questionna son poursuivant et lui demanda s’il ne savait rien touchant la mort du roi d’Angleterre.

Haurenas répondit qu’il avait vu Henri V (représenté) en habits royaux tout paré, en l’église de Saint-Vulfran d’Abbeville. L’as-tu bien examiné, dit le seigneur ? — Oui, messire. — Eh bien, alors, poursuivit le chevalier picard : Or me dis, par ton serment, s’il n’avoit point ses houseaux chaussés ?Ah ! monseigneur, nenni, dit-il, par ma foi. — Lors lui dit messire Sarrazin : Haurenas, beau ami, jamais ne me crois s’il ne les a laissés en France ![20]

Après l’affaire de Cône, le maréchal de Séverac poursuivit sur le Mâconnais l’attaque résolue en 1421. Le 22 septembre 1422, uni à Bernard d’Armagnac, qui fut depuis comte de la Marche, ainsi que sénéchal de Lyon (Imbert de Groslée, seigneur dauphinois), il s’empara de la7 ville de Tournus[21].

Charles de Valois, régent, sous l’inspiration de son conseil, avait promis au duc de Bretagne de renvoyer ceux de ses officiers ou membres de ce même conseil, qui avaient, en 1420, trempé dans la conspiration des Penthièvre. Mais, cet engagement une fois pris, Jean Louvet, Guillaume d’Avaugour et autres, que concernait cette promesse, ne se mirent aucunement cri devoir de l’accomplir. Bien loin de s’exiler volontairement de la cour, ils s’ancraient chaque jour plus profondément dans les faveurs et dans la familiarité du jeune prince. Le duc, indigné de ce manque de foi, en référa d’abord aux états de Bretagne. Cette assemblée fut d’avis de passer outre ; elle conseilla au duc de sacrifier à l’intérêt général et à la raison d’État son grief particulier, quoique légitime[22].

Mais le duc Jean, irrité de plus en plus, ne céda point longtemps à ce sage conseil. Il accueillit les constantes avances du roi d’Angleterre. Le duc et la duchesse négociaient avec difficulté la délivrance de leur frère Artus de Bretagne, comte de Richemont. Henri V rendit la liberté au prisonnier d’Azincourt, mais à la condition qu’il se rallierait au parti de son libérateur. Richemont, à son tour, devenu le féal d’Henri V, sertit d’intermédiaire, ainsi que le comte de Suffolk, pour rapprocher la Bretagne de l’Angleterre. Le duc Jean finit par s’aboucher personnellement avec le conquérant anglais. Quant au traité d’alliance qui l’unissait au dauphin, il se crut affranchi ; sous ce rapport, d’une fidélité dont le prince français et son conseil ne lui offraient point le modèle[23].

Au moment où Henri V s’alita, mortellement atteint, les ambassadeurs de Jean VI arrivèrent à Paris. Ils étaient munis de pleins pouvoirs pour jurer et sanctionner, au nom de leur duc, le traité de Troyes. Ces conférences, interrompues par la maladie du prince de Lancastre, furent reprises après sa mort, auprès du gouvernement anglo-français[24].

Dans le même temps, le duc de Bretagne forma le complot de livrer la Rochelle aux Anglais[25].

Charles de France, ou son conseil, comptait sur des troupes étrangères pour reconquérir sort royaume. Ce fut là une des vues dominantes de sa politique. Elle prévalut, malheureusement, dans sa conduite, pendant toute la première moitié de sa carrière. La Rochelle lui offrait l’unique port à l’aide duquel le régent pût communiquer à l’extérieur ; notamment, avec ses chers et fidèles alliés, les rois d’Ecosse et de Castille. Enlever la Rochelle au dauphins c’était assiéger ce prince, du sud à l’ouest, par le moyen du blocus maritime. C’était renverser cette colonne fondamentale de sa politique. La Rochelle offrait un asile, avec issue au dehors, où même des mécontents du parti français, trouvaient facilement à se réfugier[26]. La place avait en ce moment, pour gouverneur et capitaine général, Henri de Pluscallec, sujet breton et créancier du régent. Jean VI, après avoir noué des intelligences dans la ville, envoya des troupes pour appuyer le soulèvement projeté[27].

Dans cette grave conjoncture, la présence du dauphin fut jugée un remède nécessaire à la situation. Le 26 septembre 1422, Charles régent quitta Bourges, où il vivait confiné depuis huit mois. Le prince se dirigea par Issoudun, Châteauroux, Busançais, Chauvigny et Poitiers. Après avoir résidé, du 1er au 4 octobre, dans cette ville, il prit, de jour cri jour, son gîte à Couhé, Chefboutonne, Chisé, Surgères et Bourgneuf. Le 10 du même mois, il était à la Rochelle[28].

Le régent trouva, en effet, cette ville très émue et fort agitée. L’un de ses premiers soins fut de réunir les autorités, afin de se procurer des finances. Cette assemblée eut lieu le 11 octobre dans l’hôtel de l’évêque[29], où le dauphin était logé. Pendant le cours de la séance, tout à coup le plancher de la salle s’effondra. La chambre du prince était située au premier étage. Sous le poids du nombreux personnel qui s’y trouvait réuni, la charpente fléchit. Les assistants, subitement précipités, tombèrent pêle-mêle dans une salle basse ou cellier[30].

Pierre de Bourbon, seigneur de Préaux, accompagnait le régent, son cousin. Il périt dans cette catastrophe. Guy de Naillac, gentilhomme considérable de la contrée, subit le même sort, et beaucoup d’autres furent également tués ou blessés. Heureusement, la haute chaire ou grand siège de bois sur lequel était assis le dauphin, se trouvait placée dans une espèce de rainure, ou arcade ceintrée. Cette rainure était pratiquée sur l’épaisseur de l’ancien mur de la ville, qui formait la paroi du bâtiment, à laquelle ce siége était adossé. Par un bonheur providentiel, le jeune prince demeura tout assis en sa chaire. Il glissa de l’étage supérieur à l’autre, sans éprouver de dommage sensible. Le futur roi de France en demeura quitte pour cette forte émotion et de légères égratignures[31].

Au premier fracas de cette chute, une extrême agitation se propagea dans la ville. Tous ceux qui n’estoient en la place, furent près de s’entretuer, cuidans que le dauphin et ceux de sa compagnie fussent morts par trahison et mal-apensement. Cependant les gens du prince le recueillirent immédiatement sain et sauf dans un asile plus sûr. Bientôt il fut complètement remis de cette secousse[32].

Le régent était venu accompagné, notamment, de Guillaume Taveau, échevin de Poitiers, baron de Mortemer et commandant l’une des compagnies franches du Poitou. Les forces du dauphin se concertèrent, à la Rochelle, avec le, ban militaire des hautes et basses marches de Saintonge. Une rencontre eut lieu, près de Montaigu (Vendée), entre les Français et les Bretons. Ces derniers furent vaincus, repoussés et perdirent grand nombre des leurs[33].

Dans le même temps, des mesures prudentes avaient été prises pour mettre la Rochelle en sûreté. Les murs de la ville furent réparés et les fossés élargis. La place reçut des vivres et munitions de guerre. Des correspondances militaires furent établies, pour servir en cas d’attaque, entre la ville et la banlieue. Enfin le corps échevinal et les bourgeois jurèrent fidélité à la cause du dauphin. Les échevins reprochaient aux juges royaux du pays leurs entreprises contre les prérogatives ou libertés communales. Ces réclamations furent accueillies par le gouvernement du dauphin ; qui pacifia ces dissensions intestines. Grâce à ces sages et habiles mesures, la Rochelle ne fut pas seulement mise à l’abri du coup de main qu’avait médité le duc de Bretagne. Cette place importante, la clef des mers pour Charles VII, demeura constamment soumise à son autorité, même pendant les temps les plus désastreux de son règne[34].

Charles régent quitta la Rochelle le 15 octobre 1422. Le 24, il était de retour à son manoir de Mehun-sur-Yèvre, près Bourges. Cette aventure merveilleuse de la Rochelle, arrivée au moment où Charles VII allait inaugurer son règne, impressionna très vivement les esprits. Charles, aussitôt qu’il eut repris possession de sa demeure, fonda dans la Sainte-Chapelle de Bourges une messe spéciale, afin d’en perpétuer le souvenir. Le prince Charles professait une dévotion spéciale pour saint -Michel, archange. Ce fut à la protection de ce saint qu’il attribua la conservation de ses jours. Durant le cours de la même année, Charles VII envoya, au mont Saint-Michel en Normandie certaine pierre qui s’était détachée au-dessus de sa tête lors de l’événement de la Rochelle. Cette pierre était accompagnée d’un buste de cristal, en guise d’ex-voto, qui représentait le roi de France[35].

Le roi Charles VI, depuis longtemps, ne traînait plus qu’un reste de misérable existence. L’air de Senlis et le séjour des cantons environnants semblaient lui être particulièrement salubres ou agréables. Il y passa l’été de 1422. Au mois de juillet, Charles VI data de ce lieu un dernier acte qui sans doute lui fut dicté par les parties intéressées, mais qui contenait bien le reflet de sa bonté naturelle[36]. Henri V étant mort, Charles fut amené, le 19 septembre, à Paris, ainsi que la reine. Déjà, comme on l’a vu, la conservation de sa vie n’inspirait pas moins d’appréhension que celle du roi d’Angleterre. Durant quelques semaines encore, il languit dans son hôtel de Saint-Paul. Vers la fin du mois d’octobre, la fièvre quarte le saisit. Après le quatrième ou cinquième accès, il expira, le 21 de ce mois, vers sept heures du matin, dans sa cinquante-quatrième année[37].

Charles VI, ce roi de France jadis si pompeux, rendit l’âme dans un palais presque désert. Le chancelier de France, le premier chambellan du roi, son confesseur, Fon aumônier ; puis quelques rares subalternes tels furent les seuls témoins de ses derniers moments. On déploya pour ses funérailles la même pompe matérielle que pour Henri d’Angleterre. Mais aucun prince du sana ne parut à ces fastueuses cérémonies. Le 10 novembre suivant, le corps de Charles VI, embaumé, fut d’abord porté à Notre-Dame, puis à Saint-Denis. Immédiatement après le char, dans le trajet de Saint-Paul à la cathédrale, marchait seul, à pied, Jean, duc de Bedford. Venaient ensuite les autorités et une multitude de peuple[38].

Le peuple, dans son ignorante et naturelle affection, fut plus fidèle à ce roi, que les princes. Paris, dès le quatorzième siècle, était déjà ce qu’il a toujours été depuis : une métropole d’opposition et la capitale française de la raillerie. Charles VI traîna, parmi les Parisiens, trente-trois années de démence. Vainement sous leurs yeux, ce monarque devint-le jouet des partis, le butin du vainqueur. Vainement, sous le règne de ce prince et sous son nom, tous les désordres, tous les fléaux, toutes les misères, y compris la honte du joug étranger, vinrent-ils s’appesantir sur la ville et sur le royaume. Jamais le pauvre roi ne rencontra devant ses pas l’ironie ou l’insulte. La plus humiliante et la plus dérisoire des infirmités n’altéra point un seul jour, en sa personne vénérée, le culte de la monarchie.

Le jour de sa mort, on ne vit point, au chevet de l’époux expirant, Isabeau de Bavière, reine de France. Au jour des funérailles, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, était absent. Pas un fils, pas un parent. Mais la multitude des petites gens (que ce roi avait écrasés), inondait la capitale. Et tout le peuple, qui estoit en my les rues et aux fenestres, pleuroit et crioit comme si chacun vît mourir la riens que plus aimât[39].

 

 

 



[1] Cette maladie paraît avoir été une dysenterie, accompagnée, de varices anales dégénérées en fistule.

Sur la Maladie de Henri V. — On appelait mal de saint Antoine, mal de saint Fiacre, les maladies des intestins, les affections hémorroïdales et celles de l’amas. Il était de commune renommée, qu’en 1421, lors du siège de Meaux, Henri V avait laissé piller par ses soldats l’église de Saint-Fiacre, en Brie ; lieu de pèlerinage et patron fort invoqué pour la guérison de ces maladies. (Basin, t. I, p. 41.) D’autres allèguent que ce prince voulait transporter en Angleterre les reliques de ce même patron. (Religieux, t. VI, p. 480.) Henri V aurait été ainsi frappé, comme profanateur, par une vengeance ou punition de saint Fiacre, (Ibid.) Le Journal de Paris rapporte qu’en cette année 1422, la sécheresse de l’été, jointe à une chaleur excessive, détermina une épidémie. Les enfants, ajoute le rédacteur, y succombaient généralement et aussi des hommes adultes : Espécialement des Anglais, et disoit-on que le roy d’Angleterre en eut sa part. (Panthéon, p. 658.) Pie II et plusieurs autres auteurs contemporains représentent Henri V comme atteint de dysenterie. (Commentarii, p. 154.) J. des Ursins ajoute au flux de ventre les hémorroïdes. (p. 394.)

[2] Chastelain, Panthéon, p. 114-5. Ms. La Ravallière, t. LI, p. 79 et suiv. Camusat, Promptuarium antiquitatum Trecensium, Troyes, 1610, f° 325 et suiv.

[3] Héritier, fils.

[4] Chastelain, p. 116.

[5] Monstrelet, éd. d’Arcq, t. IV, p. 109. Journal de Paris, p. 658. Henri V avait fait son testament à Douvres les 9 et 10 mai 1421. Il était alors à la veille de descendre pour la dernière fois en France. Rolls of Parliament, t. IV, p. 299 b.

[6] Monstrelet, p. 110. Elmham, p. 332.

[7] Prisonnier d’Azincourt.

[8] Ou Chisé ? Henri V avait admiré les talents militaires déployés par ce chevalier au siège de Meaux. Il lui offrit en vain de se rallier à sa cause. Ce chevalier (poitevin ?) préféra la captivité.

[9] Elmham. Monstrelet, p. 92, 94, 111.

[10] Monstrelet, p. 111.

[11] Dans tes mains, Seigneur, tu as racheté le terme. (Paroles liturgiques.) Monstrelet. Elmham, p. 334. X. X. 1480, f° 257, v°. Rymer, t. IV, partie IV, p. 80. Tyler, Memoirs on Henri V, t. I, p. xiij.

[12] Chastelain, p, 113. Rarus et discretus in verbe. Walsingham, p. 457.

[13] Monstrelet, t. IV, p. 14.

[14] Rymer, t. IV, partie III, p. 22, 51, 92, 117 et passim. Fontanieu, Ms. 112, au 15 juillet 1422. Lettres des Rois et Reines, t. II, p. 395. Subjectis populis jus incorruptum dixit : plumeos lectos Anglicis interdixit..... Vir certe clarus et inter reges sui temporis facile princeps. (Pii commentarii, p. 154.)

[15] Monstrelet, ibid., p. 9, 36. Chastelain, p. 59, 72. Fenin-Dupont, p. 147, 156, etc.

[16] Chronique de Cagny, chap. LXXVI. Religieux, t. VI, p. 482. J. Chartier, t. I, p. 6. Ursins. Godefroy, p. 395. Journal de Paris, p. 658.

[17] Monstrelet, p. 112. Chastelain, p. 113. S. Remi, p. 464. P. Cochon. p. 445.

[18] Les mêmes. P. Cochon, p. 446. Chronique de Normandie, f° 179, v°. Etc.

[19] Officier d’ordonnance ou héraut.

[20] Crois-moi, Henri V a laissé ses houseaux en France. A ce mot, (ajoute Monstrelet, p. 117), tous ceux qui étaient présents commencèrent à rire et puis parlèrent d’autre matière. Les houseaux ou guêtres d’expédition que portaient les cavaliers, étaient, dans la langue familière le signe ou l’emblème de l’activité. Avoir laissé ses houseaux signifiait avoir fini son rôle.

[21] Archives de Mâcon. Revue des sociétés savantes, 1851, p. 707. Histoire de Châlons-sur-Saône, p. 269. Histoire de Tournus, p. 211. Cf. J. Chartier, t. III, p. 292, note 2.

[22] D. Morice, t. I, p. 487.

[23] D. Morice. Rymer, t. IV partie IV, p. 62, 68. Fontanieu, vol. 112, au 26 juin 1422.

[24] X. X. 1480, f° 255, v°. Félibien, t. II, Preuves, p. 587, a. J. Chartier, t. III, p. 292. Ms. Fontanieu, 112, à la date des 8 et 17 octobre 1422.

[25] Cet important épisode est demeuré comme inaperçu de nos historiens modernes.

[26] Le 15 juin 1421, un affidé anglais d’Henri V lui écrivait de Coutances : I am bred yat Pyket and bis wyf been floghen out of Aungers unto ye Rochell, for feer of ye Dolfyn ; for lie hade send to Aungers for to have arested Pyket. J’apprends que Piquet et sa femme se sont enfuis d’Angers à la Rochelle, par crainte du dauphin ; car ce dernier a envoyé à Angers pour l’arrêter. (Ms. Bréquigny, n° 80, f° 228.) Ce Picquet de la Haye, général des finances, était poursuivi comme ayant été cause d’une défaite navale éprouvée en 1417, auprès d’Harfleur, par la marine de Gènes, au service du dauphin.

[27] Cousinot le chancelier, chap. CXCXV.

[28] Itinéraire. Amos Barbot, Histoire de la Rochelle ; Ms. S. G. fr. 1060, à la date.

[29] Cagny. Cette maison était située à l’angle des rues Chef-de-Ville et du Coq, plus anciennement de la Verdière. (Artère.)

[30] Cousinot, chap. CXCXVI. Gagny, chap. LXXIV. Artère, Histoire de la Rochelle, t. I, p. 269. Raynal, Histoire de Berry, t. III, p. 9, note 2.

[31] Anselme, aux sires de Préaux et de Naillac. Cousinot. Cagny. Arcère. Monstrelet, p. 131, 132, 142.

[32] Cagny. Monstrelet. — Le dauphin, pendant prés de six mois, passa pour mort, même parmi ses partisans. (Monstrelet.)

[33] Massiou, Histoire de Saintonge, t. II, 2e partie, p. 261. Thibaudeau, Histoire de Poitou, in-8°, t. II, p. 4. Cousinot. — Despense extraordinaire faicte en l’hostel de Monseigneur le régent par plusieurs Lombards estant en son service et compagnie, au mois d’octobre en la ville de la Rochelle : 2.560 livres tournois. (Ms. s. fr. 1399, f° 2.)

[34] Massiou. Arcère. Voir plus loin, livre III, chap. VII, les Anglais devant la Rochelle.

[35] Raynal, loc. cit. La pierre et le buste de Charles VII se conservaient encore, au dix-huitième siècle, dans l’église de Saint-Sauveur, au mont Saint-Michel. Dom Huynes, Histoire du Mont Saint-Michel, 1744 ; Ms. S. Germain français, n° 924, 3, p. 94. Le Héricher, Histoire du mont Saint-Michel, Caen, 1848, in-fol. p. 36.

[36] Ordonnance pour les serviteurs et officiers domestiques nobles et non nobles de l’hôtel du roi. (Ms. Fontanieu, 112 à la date.) Godefroy, p.703.

[37] Jean Chartier, t. III, p. 292. Journal de Paris, p. 658. X. X. 1480, f° 259, v°. Chronique de Normandie, f° 179. P. Cochon, p. 446. Camusat, Mélanges, p. 157. Etc. etc. Les témoignages contemporains s’accordent, presque sans exception, pour fixer cette date, de la manière la plus probante, au mercredi, 21 octobre, jour des onze mille Vierges. Cependant, un acte royal et authentique, émané de Charles VII, place officiellement la mort de son père et son avènement à la couronne, au lendemain 22. (Voy. J. Chartier, t. I, p. 3, note 1.) Dans le calendrier du moyen âge, le 21 octobre était compté, (comme aujourd’hui, pour certaines personnes, le vendredi) au nombre des jours périlleux... J’inclinerais à expliquer ainsi cette légère discordance.

[38] Monstrelet, p. 120 et s. Religieux, t. VI, p. 48c. Ursins, p. 395. Journal de Paris, p. 659. Cousinot, p. 187. K. K. 54, n° 22 et 40. Félibien, t. Il. Preuves, p. 588, 6. Mélanges de Camusat. Etc.

[39] La riens : la chose, res. Journal de Paris, p. 659. Charles le Bien-aimé : Fenin-Dupont, p. 191. S. Remi, p. 465. Raoulet, p. 173. On lit dans Sauval (Antiquités de Paris, t. II, p. 458), à la fin du chapitre intitulé Redevances à des gens d’Église : Enfin au prieuré de la Saulsaye près Villejuifve, on doit les sceaux d’or et d’argent cassés, avec leurs chaînes de la chancellerie, après la mort du roi. De plus, on lui doit le linge du corps et des tables du roi et de la reine, aussi bien que les mulets et chevaux de la pompe funèbre. Charles VII (c’est-à-dire Henri VI) lui paya 2.500 fr. pour les chevaux et mulets de l’enterrement de Charles VI. Voy. Ordonnances, t. XV, p. 292. — 1422 novembre 30. Assignation donnée par les dames de la Saulsaye aux officiers de l’écurie du roi et de la garde-robe ; pour qu’ils aient à délivrer auxdites clames les choses qui leur sont dues. (S. 4678, f° 42).