LIVRE II. — DEPUIS LA RETRAITE DU PRINCE CHARLES VERS LA LOIRE (JUIN 1418), JUSQU’À LA MORT DE CHARLES VI (21 OCTOBRE 1422).
Aussitôt que la catastrophe de Montereau fut consommée, les conseillers du dauphin songèrent à prévenir l’opinion publique. Ils promulguèrent, sous le nom du prince, un manifeste portant la rubrique fatale donné à Montereau, le 10 septembre 1419. Cette espèce de plaidoyer après le meurtre, présentait les faits sous l’aspect le plus favorable au parti du régent. Il fut envoyé, le jour même, au parlement de Paris. Le prévôt des marchands de cette capitale, les corps constitués, les bonnes villes du royaume, se virent adresser successivement des documents semblables[1]. Néanmoins, cette protestation n’exerça, généralement, qu’une faible influence sur les esprits. Quant aux partisans du dauphin, peut-être cette apologie contribua-t-elle à calmer le trouble que ce tragique événement ne put manquer de susciter au sein même du parti ? Mais, en ce qui touche les Bourguignons, cette lettre circulaire fut complètement impuissante. Elle ne modéra aucunement la colère que fit éclater parmi eux l’homicide du duc Jean. Dès que le fait accompli parvint à la connaissance des Parisiens, un grand conseil fut tenu au parlement. Indépendamment des magistrats ou conseillers de la couronne, ceux de la ville et les diverses autorités y prirent part, sous la présidence du jeune gouverneur bourguignon, comte de Saint-Paul. Indignation profonde de l’assassinat, redoublement de haine et d’antagonisme contre le Dauphin, sympathie enthousiaste en faveur du Bourguignon ; zèle et dévouement envers le triste gouvernement royal, installé à Troyes : tels furent les sentiments que manifesta cette assemblée avec une force unanime[2]. Le comte de Charolais, fils aîné du duc Jean, succéda sans aucun obstacle à ce dernier. Il prit immédiatement possession de ses États de Flandres, d’Artois, puis de Bourgogne. Philippe le Bon, âgé de 23 ans, n’avait point hérité, de son père, la violence ombrageuse et perfide, qui caractérisait Jean sans Peur. Nature plus souple, plus ouverte et bénigne, il apportait, avec là même morgue, plus de modération et des formes tout autres. Fort adonné, dès lors, au plaisir, comme il le fut pendant sa vie entière, on voyait en lui un jeune prince frivole, inconsidéré. Son pouvoir et les circonstances attachaient, toutefois, à ses actes et à la conduite qu’il allait tenir, une extrême gravité[3]. La reine Isabelle et les conseillers royaux de la cour de Troyes témoignèrent à la duchesse douairière, ainsi qu’au nouveau duc, les plus grands égards. Celui-ci entra, sans délai, en pleine possession des prérogatives de toute sorte, qu’avait obtenues son père et prédécesseur. A la nouvelle du meurtre, les Parisiens reprirent la croix de Saint-André, se vêtirent de deuil et rendirent au feu duc, dans toutes les églises, des honneurs funèbres. Le 13 octobre, un service solennel fut célébré, avec la plus grande pompe, en l’église de Saint-Waast d’Arras[4]. Celui qui profita immédiatement du coup déplorable frappé à Montereau, ce fut le roi d’Angleterre. Lorsqu’il apprit cet attentat, Henri V, à travers une indignation politique et de convenance, laissa paraître toute la joie qu’il en ressentait. Grand dommage, dit-il, est du duc de Bourgogne : il fut bon et féal chevalier et prince d’honneur ; mais par sa mort, à l’aide de Dieu et de saint George, nous sommes au-dessus de notre désir. Ainsi aurons, malgré tous Français, dame Catherine que tant avons désirée[5]. Chez Jean sans Peur, on l’a vu, un reste de légitime orgueil, le dernier scrupule d’une pudeur honorable, séparait le prince français du hardi prétendant. Pour Philippe le Bon, cette barrière s’abaissait pour ainsi dire naturellement. Pour lui, le droit, le devoir de la vengeance, faisait taire aisément le murmure confus du patriotisme. En tournant ses armes contre son pays, le nouveau duc s’enveloppait de piété filiale. Philippe le Bon, Isabelle, la ville de Paris, tout le parti bourguignon, qui jusque-là tenaient encore pied pour repousser l’invasion, se jetèrent comme à l’envi dans les bras de l’envahisseur. Le mois de septembre ne s’était pas écoulé, que les uns et les autres dirigeaient vers Rouen leurs ambassades, pour traiter avec le roi anglais[6]. Un fait notable et qu’on s’explique moins aisément, c’est que les négociations continuèrent entre le dauphin régent et Henri V. Le 14 octobre, un sauf-conduit, au nom du roi d’Angleterre, fut accordé à six conseillers du Dauphin, pour se rendre en Normandie et parlementer avec le conquérant. Henri V, le 26 du même mois, nomma de son côté des commissaires chargés de le représenter. Les instructions de ces ambassadeurs tendaient à traiter de la paix définitive. Subsidiairement, le moyen jugé propre à. atteindre ce but, et le sujet sur lequel devaient porter les conférences, n’était autre que le mariage projeté entré le souverain anglais et Catherine de France, sœur du régent dauphin[7]. De ce côté, les négociations, on le devine sans peine, demeurèrent complètement infructueuses. Elles obtinrent, au contraire, de l’autre part, un plein succès et ne reçurent que trop d’accomplissement. Henri V, sans interrompre le cours de ses conquêtes, prêta l’oreille à ces ouvertures de paix. Une ligne étroite et plus violente que jamais, s’ourdit entre les Bourguignons, contre le Dauphin. Cette coalition impie ne craignit pas d’associer à son œuvre fratricide le conquérant lui-même[8]. Meulant, Poissy, Gisors, Saint-Germain en Laye, tombèrent successivement au pouvoir d’Henri V. Maître des deux Vexins et touchant déjà la capitale, Henri V, après. la prise de Gisors, se rendit, le 15 décembre, à Rouen. Là, il prit ses quartiers d’hiver, en attendant que le cours des négociations diplomatiques apportât, sans coup férir, dans ses mains, le sceptre de la France[9]. Des lettres rendues sous le nom du roi Charles VI, désignèrent son propre fils, le prince Charles, à la haine, au mépris et à la désobéissance de tous les sujets du royaume. La duchesse douairière de Bourgogne envoya vers le pape des ambassadeurs, pour dénoncer le Dauphin, comme meurtrier, du duc Jean, par-devant le souverain tribunal de la catholicité. Un traité de paix fut conclu à Rouen, le 25 décembre 1419, entre Charles VI, Henri V et Philippe le Bon, puis renouvelé dans le mois de janvier suivant. Aux termes de ce contrat, des trêves étaient arrêtées jusqu’à la Pâque ou printemps de l’année suivante. Henri V prenait l’engagement d’épouser Catherine de France, de punir les meurtriers de Jean sans Peur et d’assurer au nouveau duc, Philippe le Bon, vingt mille livres de revenu, sur le royaume, en fonds de terre[10]. Parti de Montereau le 20 septembre, Charles dauphin, par Sens, Courtenay, Château-Renard, Gien, Aubigny, Vierzon, Menetou-sur-Cher, Selles en Berry et Saint-Agnan, se rendit à Loches en Touraine, une de ses résidences favorites. Il y séjourna du 6 au 16 octobre. Durant cet intervalle, selon toute apparence, le prince régent se mit en rapport avec le duc de Bretagne. Il s’efforça de l’engager dans sa querelle et le requit de lui fournir des troupes. Le duc n’osa point en face, repousser ces demandes et promit d’y déférer. Mais bientôt la reine écrivit à son gendre de Bretagne. La cour de Troyes et le duc de Bourgogne exercèrent sur le faible duc un nouvel ascendant. Jean VI, au lieu de tenir, vis-à-vis du gouvernement du Dauphin, les engagements qu’il avait souscrits, fut rempli de crainte. Il conserva, ses troupes et créa immédiatement une garde nombreuse pour la sécurité de sa propre personne[11]. Le prince Charles, revenu le 20 octobre à Mehun-sur-Yèvre, puis à Bourges (le 24), fixa de nouveau sa résidence dans cette ville. Il continua de réunir ses forces militaires, composées dès lors en bonne partie d’Écossais et autres étrangers. Le. 30 octobre, Charles prescrivit aux habitants de Clermont-Ferrand de mettre leur ville en état de défense. Dans le nord de la France, généralement bourguignon, La Hire et Saintrailles soutenaient, avec succès, au nom du Dauphin, une guerre d’embuscades et de partisans. Ils suffisaient du moins à harceler et à inquiéter l’ennemi. Philippe, comte de Vertus, fut créé lieutenant-général du régent, au fait de la guerre, entre les deux rivières de Seine et de Loire. Le Dauphin institua, en divers postes importants, de vaillants et sûrs capitaines : Guillaume de Quitry à Montereau ; à Melun, Barbazan, et le sire de Gamaches, à Compiègne[12]. Cette période fut également marquée par différentes mesures relatives aux finances. Une ordonnance, rendue au château de Loches, le 12 octobre ; affermait, pour un an divers hôtels, ou fabriques de monnaie. Marot de Belons, échevin de Poitiers, se porta soumissionnaire, avec vingt coassociés ou sous-traitants. Le régent leur abandonna le produit des diverses monnaies, ou monnaieries, qui relevaient de son obéissance. Moyennant ce privilège, Marot de Betons s’engageait à verser entre les mains du régent une somme annuelle de deux millions cent soixante mille livres tournois. Cette somme était payable d’avance, mensuellement et dans cinq villes désignées au contrat. Le régent, par un autre édit[13], régla les droits de plait et de muage, qui lui étaient dus, en Dauphiné, à raison des diverses mutations de seigneur, qu’avait récemment subies cette province. Dans le même temps, le conseil du prince s’ouvrit à un nouveau venu, personnage notable. Guillaume de Champeaux, clerc obscur, jusque-là, du Soissonnais, fut élevé, tout d’un coup, le 16 octobre, à l’une des plus hautes positions du royaume. Guillaume devint ainsi évêque-duc de Laon, pair de France. C’était un de ces prélats politiques et courtisans, qui ne mirent jamais les pieds dans leurs diocèses. L’évêque-duc, sous ce titre immérité qui lui valait de riches émoluments, prit dès lors, une grande part à la haute administration financière. Il donna bientôt, dans cette carrière, l’exemple de concussions et d’une rapacité véritablement incroyables[14]. Le 12 novembre, le prince Charles retint de son conseil, c’est-à-dire prit à son service, avec la dénomination de conseiller du roi et du régent, à six cents livres par an de pension, Guillaume Cousinot, chancelier d’Orléans. Cet honnête et intègre magistrat, serviteur dévoué de la cause nationale, est demeuré peu connu dans l’histoire, bien qu’il soit l’auteur d’une chronique estimable. Le choix de ce serviteur éclairé formait comme un heureux contraste avec le choix qui précède[15]. Ainsi grandissait et s’avançait le jeune prince, entre le Mal et le Bien, entouré des inspirations les plus inégales. Au milieu de ces conjonctures difficiles, le conseil du régent résolut de conduire le futur roi dans les provinces méridionales. Depuis saint Louis, qui l’avait annexée à la couronne, cette France du Midi s’était associée à la destinée de la métropole, avec une invariable constance. Véritable martyr de son dévouement, de sa fidélité monarchique, le Languedoc, à dater de sa réunion aux états de la maison de Bourbon, se vit pressuré par une suite d’avides intendants. Peu soucieux des intérêts de ces riches contrées, les lieutenants du roi avaient déployé, généralement, une inhabileté administrative ou politique, égale à leur indifférence et à leur cupidité. L’antique plaie de la féodalité, toujours ouverte dans ce pays, affligeait les populations. Elle menaçait à la fois leur indépendance et l’autorité du souverain. Ces maux, sous le règne de Charles VI, étaient parvenus à une extrême gravité. La querelle des Armagnacs et des Bourguignons, querelle pour ainsi dire étrangère en ces lointaines régions, déchirait le Languedoc. L’anarchie et toutes ses calamités semblaient se réunir et se personnifier, dans le lieutenant général qui gouvernait les populations comprises entre le Rhône et la Garonne. Jean de Grailly, comte de Foix, était alors titulaire de cette grande baronnie. Le Languedoc redoutait le joug de ce haut feudataire. De leur côté, le gouvernement de Charles VI et celui du dauphin l’appréhendaient également. Néanmoins, Henri V et Charles VI ou les anglo-bourguignons, d’une part, et de l’autre, les conseillers du prince Charles, avaient en quelque sorte, supplié à l’envi le comte de Foix d’accepter, en leur nom et sous leurs auspices respectifs, la lieutenance royale : Jean de Grailly réussit à s’imposer de la sorte, grâce au rôle prépondérant que lui assurait, en ces contrées, l’étendue de ses ressources, ainsi que de sa puissance féodale. Le comte de Foix recevait alternativement de Char-les VI, ou d’I3enri V, et du dauphin, leurs lettres de provision royale, et surtout il percevait les deniers royaux. Peu lui importait que les espèces fussent frappées au soleil ou à l’écu. Il ne refusait ni le mouton du dauphin, ni le noble d’Angleterre. Le comte au surplus, convoquait les États, levait la milice, frappait monnaie lui-même, exerçait en un mot, dans le Languedoc, toute l’autorité royale. Mais en somme et jouant à la fois Armagnac et Bourgogne, il ne reconnaissait en Languedoc d’autre roi que lui, comte de Foix, et ne rendait ni raison, ni tribut, à personne[16]. Le 21 décembre 1419, Charles dauphin partit de Bourges, se dirigeant vers le Languedoc[17]. Mais avant de raconter ce voyage et pour ne pas en interrompre ultérieurement le récit, nous insérerons en ce lieu un épisode important et remarquable. L’événement dont nous allons parler s’accomplit, il est vrai, durant l’expédition du prince dans le Midi. Mais il se rattache, par un lien chronologique presque immédiat, à des faits qui ont été précédemment exposés. Une querelle dynastique et déjà ancienne, relative à la possession de la couronne ducale, divisait la maison de Bretagne. Artus II, duc de Bretagne, mourut en 1312. Marié deux fois, ce duc laissa, du premier lit : Jean III, qui lui succéda comme duc de Bretagne, et Guy, comte de Penthièvre. D’un second mariage, naquit Jean IV, dit de Montfort. Jean III contracta successivement trois alliances matrimoniales, mais qui ne lui donnèrent point de lignée. Il voulut régler d’avance sa succession. Le duché de Bretagne, d’après la loi du pays, fut déclaré fief féminin. Jean III maria sa nièce, Jeanne de Penthièvre, fille de Guy, à Charles de Blois ou de Châtillon, dit le Saint. Il fit en outre reconnaître les deux époux comme héritiers du duché de Bretagne. Ce contrat fut consenti par Jean de Montfort lui-même. Après la mort de Jean III, Charles de Blois, conformément à ces stipulations, fut proclamé duc de Bretagne, par arrêt des princes et pairs de . France, en 1341. Mais Jean de Montfort revendiqua le duché, les armes à la main. De là, cette guerre de Blois contre Montfort, ou des deux Jeannes, qui ensanglanta la Bretagne pendant un demi-siècle[18]. Jean de Montfort avait en effet épousé Jeanne de Flandres, l’héroïne d’Hennebon. Les deux maris ayant été faits prisonniers, Jeanne de Penthièvre se mit à la tête des armées et combattit sa rivale. La France, dès le principe, soutint la cause de la maison de Blois. Celle de Montfort s’appuya de l’Angleterre. Charles de Blois succomba en 1364 à la bataille d’Auray. Le traité de Guérande (1365) fut imposé aux parties par la fortune des armes. La maison de Montfort l’emporta. Jean V, vainqueur à Auray, et fils de Jean IV, fut reconnu seul et souverain duc de Bretagne. La maison de Penthièvre se contenta de riches apanages, qui lui furent attribués. Ainsi la branche cadette et masculine triomphait, au préjudice de la branche aînée, mais féminine. Jean de Blois, fils de Charles le Saint, épousa en 1387, Marguerite, fille du célèbre Olivier de Clisson. Jean mourut en 1403, soumis au traité de Guérande. Mais sa veuve Marguerite n’avait jamais consenti à reconnaître ce traité. L’énergique et opiniâtre Bretonne sentait circuler dans ses veines le sang du connétable. Quatre fils naquirent de son union : Olivier, Jean, Charles et Guillaume de Blois ou de Bretagne, appelés aussi les Penthièvres. Olivier, l’aîné, comte de Penthièvre, fut fiancé, dès 1406, à Isabeau de Bourgogne, fille de Jean sans Peur. En 1408, le redoutable duc amenait jusqu’à Paris vingt mille hommes, destinés, disait-on, à replacer Olivier, son beau-fils, sur le trône ducal de Bretagne[19]. L’année suivante, Jean VI de Montfort, duc de Bretagne, fils de Jean V, prenait, dans son duché même, l’initiative des hostilités. Il ravagea les terres des Penthièvres. En même temps, il envoya vers Henri IV, roi d’Angleterre, un de ses chambellans, faire hommage de son comté de Richemont. Pour prix de cette subjection, il obtint du prince de Lancastre un secours militaire. Le duc introduisit ainsi les Anglais en Bretagne. On se rappelle que Jean VI avait épousé Jeanne de France, propre sœur du dauphin. Indignée de ces procédés, la duchesse en fit au duc de vives représentations. Jean VI, à ces paroles, s’oublia, selon Monstrelet, envers la princesse, au point de la battre et de l’injurier. La reine de France prit fait et cause pour sa fille. Le litige fut évoqué par la cour, et le duc de Bretagne dut se rendre à Paris. Cette controverse, déférée à l’arbitrage des princes, disparut sous le poids de difficultés plus gravés encore. Le différend sembla s’assoupir. Mais, dans le cœur de Marguerite et de ses fils, couvait toujours, sous des cendres apparentes, le feu d’une ambition mal étouffée[20]. Déjà en 1418, une certaine mésintelligence s’était glissée entre le duc de Bretagne et le conseil du dauphin. Le refus qu’avait opposé Jean VI à la demande de secours, adressée à ce vassal par le régent, fit éclater le mécontentement. D’après les principes généraux du droit féodal, ce refus entraînait, contre le tenancier, la confiscation du fief et la peine capitale ; peine de la félonie et de lèse-majesté. Mais la force manquait au prince régent, pour servir de sanction à une poursuite légale. Les conseillers du prince y substituèrent un indigne expédient. Olivier de Blois, poussé par sa mère, Marguerite de Clisson, obtint, à ce qu’il parait, un scellé, ou lettres en forme, signées du régent. Dans cet ordre, la maison de Blois était reconnue légitime possesseur de la couronne de Bretagne. Le même acte autorisait Olivier, comte de Penthièvre, à s’emparer de la personne de Jean VI, duc de Bretagne, comme d’un rebelle envers l’état, ennemi du royaume[21]. Quoi qu’il en soit, au mois de février 1420, Olivier de Blois et Charles, son frère, allèrent trouver le duc Jean VI en Bretagne. Les trois princes se réunirent à Nantes. Olivier, dans ce moment, jouissait de toute la confiance de ce duc. Les semblants du plus parfait accord et de la plus complète union régnaient entre les deux parents. L’abandon du duc Jean envers Olivier était sincère et sans borne. Naguère encore, il avait répété devant des conseillers intimes, que si Dieu disposait de lui, c’était à son cousin de Blois qu’il entendait remettre la garde ou régence de son duché, ainsi que de ses enfants[22]. Olivier, de son côté, prodiguait mensongèrement au duc mille démonstrations d’amour et de respect. Tous ces dehors cachaient un piège, tendu au ‘prince par 31arguerite et ses fils. Cette comtesse, dit un ancien chroniqueur breton, conspira de faire venir le duc, soubz couleur de le festoyer, et luy faire un banquet. Car elle estoit garnye de jeunes damoiselles, belles et frisques, et le duc estoit jeune et amoureux et moult-beau prince[23]. Olivier se rendit vers le duc et le pria, de la part de sa mère, qu’il voulsist se transporter à Çhantoceaulx, et que là elle luy donneroit le banquet gracieulx, où il seroit servy par les plus belles damoyselles que l’on sçauroit souhetter et y trouveroit du passe-temps moult plaisant ; — à quoy le duc se condescendit volluntiers[24]. Champtoceaux était une châtellenie des Penthièvres, sise à deux petites journées de Nantes, sur la Loire, près d’Ancenis. Il fallait, pour y arriver, franchir le pont de la Troubarde, qui traversait la Divatte. Le duc, à cheval, se rendit de Nantes vers ce point, suivi de ses gens et accompagné du comte de Penthièvre. Olivier avait eu soin de faire déclouer les planches du pont. Parvenus en cet endroit, le duc et le comte mirent pied à terre. Olivier prétexta le mauvais état de ce pont et en fit un sujet de plaisanterie. L’un et l’autre passèrent à pied sur les planches désassemblées. Aussitôt qu’ils eurent atteint, avec un petit nombre de compagnons, l’autre rive, des gens d’Olivier, toujours raillant, jetèrent dans l’eau les planches du pont. L’escorte du prince se trouvait ainsi interceptée[25]. Ln même temps, la scène changea. Tout à coup, Char-les de Bretagne, frère d’Olivier, sortit d’un bois voisin, avec quarante cavaliers et quelques fantassins. Beau cousin, quelles gens sont-ce-ci ? s’écria le duc surpris et troublé. Ce sont mes gens, répondit le comte. A ces mots, il mit la main sur le duc, en lui déclarant qu’il le faisait prisonnier au nom du dauphin et qu’avant qu’il lui échappât, le duc lui rendrait son héritage, c’est-à-dire la couronne de Bretagne. Richard de Bretagne, jeune frère du duc, qui l’accompagnait, subit le même sort. Quelques serviteurs tentèrent une vaine résistance : on les désarma[26]. Jean VI et son frère furent accablés d’ignominie et de mauvais traitements. Olivier fit remonter le chic à cheval. Le prince fut ensuite lié parla jambe droite, à la bride et à l’étrier, puis il se remit en route. Un fantassin menait au licou la monture du prince. Deux satellites, armés de demi-lances, le tenaient à droite et à gauche, en respect. Il fut ainsi conduit au château de Clisson, puis de là transféré, de prison en prison, dans diverses places appartenant à ses ennemis, tant en Anjou qu’en Poitou et jusqu’au fond de la Saintonge. Jean VI, captif, se montra complètement dépourvu de courage, de noblesse et de dignité. Menacé, traité avec hauteur et dédain par Marguerite, qui le tenait à merci, le duc la supplia qu’à tout prix on épargnât ses jours. Il s’humilia jusqu’à souscrire, sans résistance, aux dernières concessions, répétant qu’il ne lui chailloit de déposition[27], pourvu qu’il fût assuré de la vie. Dès qu’il se vit prisonnier, il se voua, comme on dit, à tous les saints : à Notre-Dame du Bodon, aux Notre-Dame de Vertus, de Grâce, du Mené et de Brelevenez en Bretagne ; à Saint-Sauveur de Redon ; à Saint-Pierre de Vannes ; à Saint-Jean-d’Angely, à Sainte-Catherine de Fierbois-en-Touraine. Sur l’injonction d’un carme, son confesseur, il promit à Notre-Dame des Carmes de Nantes, son pesant d’or, s’il était tiré de captivité. Il s’engagea, dans le même cas, à doter de son pesant d’argent, Saint-Yve-de-Tréguier. Il voua enfin de faire le pèlerinage du Saint Sépulcre de Jérusalem ou de la Terre-Sainte, et d’exempter à l’avenir ses sujets de tout subside[28]. Au fond de cette guerre de Penthièvre et à travers ses longues vicissitudes, une grave question de droit se débattait, c’était celle de l’habileté des femmes au gouvernement. La fortune, on peut le remarquer, tantôt favorisa la branche cadette et tantôt la branche aînée. Mais presque toujours, le beau rôle fut exclusivement du côté des femmes. Jeanne de France, duchesse de Bretagne, 6vait, après Jeanne de Bretagne et Jeanne de Flandre, inscrire, sans déroger, son nom dans la suite de ces annales. Aussitôt que la captivité de son époux lui fut connue, elle prit le gouvernement du duché. Déjà la guerre civile se soulevait de nouveau. Jeanne de France conjura tous les périls et subvint à toutes les difficultés. Aussitôt, elle convoqua les états. Paraissant en personne au sein de l’assemblée, la belle duchesse, avec larmes, présenta aux prélats et barons, ses deux jeunes enfants, héritiers du prince captif. Les Bretons, électrisés par cet appel, vinrent, en foule, se ranger sous sa bannière. Sans perdre un instant, la duchesse avait saisi l’opinion publique de l’éclat de sa cause et de l’éclat de son activité. Elle envoya ambassade sur ambassade à son frère le dauphin ; noua, de toute part et jusqu’en Espagne, des alliances. Elle écrivit au roi d’Angleterre Henri V. Elle lui réclama, en termes touchants et pressants, le frère de Jean VI ; Arthur de Bretagne, comte de Richemont, prisonnier d’Azincourt ; conjurant le roi de le lui prêter au moins momentanément. Ses prières, dirigées avec une adresse féminine et persévérante, finirent par triompher des résistances que lui opposa le conquérant. Ainsi fut rendu à la France, en la personne du futur connétable de Richemont, l’un des hommes qui devaient coopérer le plus puissamment à l’œuvre de l’indépendance nationale. Grâce à l’énergie, grâce à l’habileté de la duchesse, les rôles ne tardèrent pas à s’intervertir. Olivier de Bretagne, assiégé à Guingamp, et Marguerite de Clisson, à Lamballe, furent obligés de capituler. Jean VI recouvra sa liberté le 5 juillet 1420. Les représentations de la duchesse, ses succès, l’indignation publique enfin, contraignirent le gouvernement du régent, de renoncer à ses honteux calculs et de désavouer, au moins extérieurement, cette odieuse expédition[29]. Olivier de Blois, vaincu, souscrivit une formule d’amende honorable. Le 16 février 1421, le parlement de Bretagne, séant à Rennes, rendait contre les Penthièvres, un arrêt solennel, mais qui ne frappa que des contumaces. Olivier de Blois et son frère furent condamnés à mort ; la famille des Penthièvres perdit une grande partie de ses biens et de ses prérogatives[30]. |
[1] K. 60, n° 15 et 15 bis. Gachard, Dijon, p. 32, 49. Félibien, t. III, Preuves, p. 263 a. D. Plancher, t. III, Preuves, p. CCCX. Monstrelet, éd. d’Arcq, t. III, p. 352 et suiv. Besse, p. 3.17 et suiv. D. Vaissète, in-8°, t. VIII, p. 12. Etc., etc.
[2] X. X. 1450, f° 193. Monstrelet, 355. Gachard, 49.
[3] Labarre, t. I, p. 230. Monstrelet, 358 et suiv. Fénin-Dupont, p. 117 et suiv. Chastelain (Panthéon), p. 15 à 24. Journal de Paris (Panthéon), p. 654.
[4] Labarre, p. 231, 297. Monstrelet d’Arcq., t. III, p. 361. Chastelain, p. 27. Religieux, t. VI, p. 376. Ordonnances, t. X, p. 75 ; t. XI, p. 76, 77, etc., etc. Gachard, Dijon, p. 52.
[5] Wavrin de Forestel, t. I, p. 203. Voir une longue paraphrase de ce discours dans les mémoires de Pie II, 1614, in f° p. 153, 154.
[6] Thomas Elmham, Vita Henrici V, éd. Hearne, p. 206, 245. Chastelain, p. 25. Religieux, t. VI, p. 378. Rymer, 1740, t. IV, partie III, p. 133, 135.
[7] Bréquigny, Ms. 80, f° 115 et 118. Lettres des Rois et Reines, etc., t. II, p. 350.
[8] Gachard, Dijon, p. 50, 109, 113. Monstrelet, t. III, p. 360. Abrégé français dans Jean Chartier, t. III, p. 231. Le 2 décembre 1419, Philippe le Bon signait, en sa ville d’Arras, un traité particulier avec le prince anglais. Ms. Brienne, n° 30, f° 133-136. Archives municipales de Troyes. (Communication de l’archiviste, M. Boutiot.)
[9] Meulant, 6 novembre ; Poissy, du 7 au 20. Gisors, du 29 octobre au 15 décembre. Rymer, ibid., p. 137-5. Chronique de Normandie, f° 175, 176. Elmham, p. 233, 236. P. Cochon, p. 438, 439. Chastelain, p. 25.
[10] Ordonnances, t. XII, p. 268, 273, 278. Besse, p. 264, 327, 329, etc. Labarre, t. I, p. 227, 229. Rymer, p. 138, 144. Félibien, t. III, Preuves, p. 264, a. Godefroy, Charles VI, p. 729. Elmham, p. 251. Religieux, t. VI, p. 382 à 388. Lettres des Rois et Reines, t. II, p. 359 à 372. Fénin-Dupont, p. 118. Etc., etc.
[11] Monstrelet, p. 356 et suiv. Cet auteur se trompe en disant que le Dauphin se rencontra personnellement avec le duc de Bretagne en Anjou. Le Dauphin ne s’avança que jusqu’à Loches, sur la route de Bretagne (Itinéraire.) D. Morice, Hist. de Bretagne, t. I, p. 472.
[12] Itinéraire. Monstrelet, p. 356, 357, 360, 366, 381. Ordonnances, t. XI, p. 26. Religieux, p. 376. Archives Joursanvault, la pièce n° 849 (à la bibliothèque du Louvre). 1419 novembre 30, gratification au bâtard de Faurus ; J. Chartier, t. III, p. 249. Fénin-Dupont, p. 121.
[13] Bourges, 23 novembre 1419. Ordonnances, t. XI, p. 23, 28.
[14] Gallia Christiana, t. IX, col. 551. Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1859, p. 57 et suiv. G. de Champeaux fut d’abord maître clerc en la Chambre des comptes, le 15 octobre 1415. (Armorial de la chambre des comptes de Paris, par mademoiselle Denys. 1769, in-4°, t. I, p. liij, lvij.)
[15] Godefroy, Charles VI, p. 796.
[16] Dom Vaissète, Histoire du Languedoc, livre XXXIV, chapitre XXII et passim. Berry-Godefroy, p. 439, etc.
[17] Jean Chartier, t. III, p. 304.
[18] Anselme aux Ducs de Bretagne.
[19] Cagny, chapitre 30.
[20] Monstrelet, t. II, p. 30. Religieux, t. VI, passim.
[21] Cette odieuse affaire des Penthièvres fut menée, selon toute apparence, par Louvet, l’un des conseillers du dauphin. Voy. du Tillet, Recueil des Traités, etc. 1602, in-4°, p. 19. Labarre, Mémoires de Bourgogne, t. I, p. 240. Lobineau, 1107, colonne 955. D. Morice, t. I, p, 487. D. Vaissète, livre XXXIV, chapitre XIII. Baudot de Juilly, Histoire de Charles VII, 1754, t. I, p. 134.
[22] D. Morice, t. I, p. 473 et les Preuves.
[23] Le duc, Jean VI, né en 1389, avait les cheveux blonds et le visage bien fait. Actes de Bretagne, t. II, colonne 1075 et suiv. D. Morice, t. I, p. 476. Voir une effigie de ce prince (très douteuse d’ailleurs) dans Montfaucon, Monuments de la Monarchie française, t. III, planche 3, n° 5.
[24] Les Grandes Annales ou Chronique de Bretagne, par Alain Bouchard, 1541, sans lieu, in-4°, f° 103-4.
[25] Monstrelet, éd. du Panthéon. Liv. Ier, chapitre CCXLVI.
[26] D. Morice, Monstrelet, loc. cit.
[27] Que peu lui importait d’être déposé de son trône ducal.
[28] D. Morice, p. 480 et renvois.
[29] Le 10 septembre 1420, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, faisait le siége de Melun. Jean de Mauléon, écuyer du duc de Bretagne, lui apporta en ce lien la nouvelle de la délivrance de Jean VI par Olivier de Bretagne, comte de Penthièvre, à la persuasion du dauphin, suivant le conseil de Robert le Maçon, son chancelier, et de Jean Louvet, président de Provence. (Labarre, t. I, p. 140).
[30] Sources citées.