HISTOIRE DE CHARLES VII

TOME PREMIER

LIVRE I. — DEPUIS LA NAISSANCE DU PRINCE (21 FÉVRIER 1403), JUSQU’À SA RETRAITE EN BERRY, SIGNATURE DU TRAITÉ DE SAINT-MAUR (16 SEPTEMBRE 1418).

CHAPITRE VI. — (Du 2 novembre 1417 au mois d’avril 1418).

 

 

Le 2 novembre 1417, à midi, Isabeau de Bavière et Jean sans Peur dînaient ensemble, avec leur suite, au couvent de Marmoutiers. Le même jour, la reine et le duc de Bourgogne firent leur entrée dans la ville de Tours, où ils furent admis avec tous les honneurs de l’autorité souveraine. L’un et l’autre quittèrent la ville le surlendemain, après avoir préposé à la garde du château un nouveau capitaine et laissé dans le pays des garnisons bourguignonnes. De là, le duc et la reine se rendirent de compagnie à Vendôme, à Bonneval, puis à Chartres, ou ils arrivèrent le 8. La reine avait à ses côtés un seul chevalier, d’un âge mûr, et vingt dames qui l’accompagnaient, dans quatre chariots ou voitures de suite[1].

Le duc de Bourgogne s’arrêta pendant quinze jours à Chartres, dont il fit son premier poste politique. La reine, dans un manifeste daté de cette ville le 11 novembre, déclara prendre en main le gouvernement, de concert avec son cousin de Bourgogne. Elle invoquait à cette fin la délégation (essentiellement temporaire et périmée), qui lui avait été donnée par le roi, pendant la minorité de ses fils.

Isabelle représentait, au contraire, cette délégation, comme perpétuelle et irrévocable[2].

La Picardie tout entière ne reconnaissait d’autre autorité que celle du duc. Une chambre supérieure fut créée à Amiens, pour recevoir les appels des bailliages de cette province. Le duc y préposa maître Philippe de Morvilliers, l’un de ses conseillers intimes, avec le titre de chancelier. La création de cette cour spéciale avait pour but de soustraire le nord de la France à l’action du parlement, en attendant que ce grand corps de l’État fût lui-même soumis à la puissance du duc de Bourgogne[3].

Les provinces du Midi étaient demeurées jusque-là presque étrangères à la grande lutte des Bourguignons et des Armagnacs. Au sein de ces contrées, étroitement unies, depuis le treizième siècle, à la monarchie, la guerre civile n’avait eu qu’un retentissement indirect et lointain. Au mois de septembre 1417, le duc de Bourgogne commença d’y semer des émissaires, qui fomentaient la révolte en sa faveur. Par lettres données à Chartres le 13 novembre, Isabeau de Bavière sanctionna de telles menées. Ces lettres firent appel aux populations, proclamèrent la cause du Bourguignon comme étant celle de l’autorité royale, destituèrent les fonctionnaires établis et en créèrent de nouveaux, du parti de Jean sans Peur. Vainement le vicomte de Lomagne, (fils du connétable d’Armagnac), capitaine général du Languedoc, voulut-il se mettre à la tête des troupes. L’archevêque de Toulouse et une partie notable de la population se prononcèrent pour le duc de Bourgogne[4].

La reine, par lettres du 30 janvier 1418, nomma trois commissaires généraux, chargés de pleins pouvoirs en Languedoc, Guyenne et Auvergne. Le premier de ces commissaires fut Louis de Chalon, fils aîné du prince et bientôt prince d’Orange. Il avait pour collègues deux autres vassaux ou favoris du duc Jean. Le grand ressort que faisaient jouer ces commissaires, pour soulever les peuples, était infaillible. Armés d’une ordonnance royale ou rendue au nom du roi, ils décrétaient l’abolition immédiate de tous les subsides, autres que ceux du sel[5].

Renaud de Chartres, archevêque de Reims, fut envoyé dans le Midi avec le titre de lieutenant général pour le dauphin. Les efforts de ce magistrat civil ne furent pas plus heureux que ceux du vicomte de Lomagne, chef militaire. Peu de mois s’étaient à peine écoulés, que le Languedoc tout entier, du Rhône à la Garonne, reconnaissait l’autorité de la reine et du duc Jean, sauf quelques petites places dans les sénéchaussées de Toulouse et de Carcassonne[6].

Le vicomte de Lomagne, obligé de quitter les armes, ou du moins le pays d’outre-Loire, vint se rallier auprès du dauphin. La reine, dans ce compte de vengeance avec le Bourguignon, avait sa belle part contre le connétable. Le 19 avril 1418, des délégués choisis par les commissaires généraux partirent de Montpellier. Aux termes des instructions émanées de la reine, ils avaient ordre de se rendre dans les comtés d’Armagnac et de Rodez, appartenant au premier ministre. Ils devaient y abolir les subsides, recevoir au nom de la reine et du due les hommages des vassaux, mettre la main sur les terres du connétable, et, pour ceux qui voudraient résister en faveur de ce dernier, leur faire guerre de feu et de sang[7].

Une fois son prestige doublé par sa jonction avec la reine, le duc de Bourgogne reprit, sans retard, sa tâche, lin instant abandonnée ou interrompue. Le 22 novembre, il quitta Chartres et vint se poster à Montlhéry. De là ; il lança une nouvelle- expédition contre la capitale. Le lendemain, 23, était le jour de Saint-Clément, anniversaire de l’assassinat de Louis, duc d’Orléans. Gérard de Montaigu, frère du surintendant, autre victime de Jean sans Peur, avait été requis par les Armagnacs, de porter l’anathème, comme évêque de Paris, contre le due de Bourgogne, déjà banni par la loi civile. Le prélat, ce jour même, 23 novembre, procédait à la lugubre cérémonie. Après une procession, le due absent fut sermonné par un Jacobin. L’évêque avait ensuite prononcé la sentence d’excommunication, qui entraînait une sorte de mort civile et religieuse contre Jean sans Peur. Le duc, ses adhérents et ses successeurs, jusqu’à la troisième génération, devaient être dégradés de la noblesse, privés de leurs fiefs et de tous honneurs, domaines et privilèges quelconques, pontificaux, royaux ou impériaux[8].

C’était le soir : les cloches de la cathédrale sonnaient le glas de l’excommunié ; les cierges, allumés, s’éteignaient symboliquement, suivant le rit liturgique, pendant que l’évêque proférait la condamnation. En ce moment même, l’alarme et une sourde rumeur naissaient dans Paris. Un curé de Champagne, nommé P. Jeannin, dit Michel, avait ourdi, avec quelques bourgeois, une conspiration bourguignonne. Le duc, averti, s’était avancé, couvertement, jusqu’à Villejuif. Pendant la nuit, ses troupes devaient arriver à Saint-Marcel. La porte Bordelle leur serait livrée à l’aide de fausses clés, fabriquées par les conjurés. Parmi ces derniers, se trouvait un pelletier de la rue Saint-Jacques. Soit faiblesse, ou remords, celui-ci alla trouver le prévôt de Paris, Tanneguy du Châtel, et lui dévoila tout le complot[9].

Le prévôt accorda au dénonciateur non seulement l’impunité qu’il implorait pour prix de sa délation, mais une large récompense. A dix heures du soir, il surprit en effet les affiliés réunis, près la porte indiquée, dans une maison appartenant à un conseiller du parlement. Pendant la nuit, Hector de Saveuse, suivi de six mille Bourguignons, se présenta devant la porte Bordelle. Mais le connétable avait mis la ville en état de défense. Les Bourguignons furent repoussés et leur capitaine reçut un coup de flèche à la tête. Le duc, désappointé, se replia immédiatement sur Montlhéry. Il était de retour à Chartres le 26 novembre[10].

Jean sans Peur se vit ainsi, une fois de plus, écarté forcément de la capitale. L’hiver approchait. Le duc se dirigea vers Troyes, en Champagne. Toujours accompagné de la reine, il s’établit pendant plus de trois mois dans cette ville[11]. Isabelle prit sa résidence au palais des comtes ou Palais-Royal et perçut les deniers publics. L’un de ses premiers soins fut de mander auprès d’elle le duc de Lorraine. Ce prince, allié à la reine, par son épouse Marguerite de Bavière, appartenait à la cause bourguignonne. Isabelle destitua le connétable d’Armagnac et remit l’épée, symbole de cette grande charge militaire, au duc Charles de Lorraine[12].

La reine promulgua, le 6 janvier 1418, un acte qui autorisait le duc de Bourgogne à prendre en main la monnaie du royaume. Le duc recevait ainsi le droit d’émettre de nouvelles espèces, d’en fixer la loi et le poids et d’abaisser au besoin, suivant son gré, l’un et l’autre. Une seconde ordonnance, rendue par la reine le 10 du même mois, augmenta encore cette puissance. Sans donner au duc aucun titre nouveau, ce dernier acte lui conférait, en réalité, le pouvoir royal dans toute son étendue[13].

Jean sans Peur, dès lors, put nommer directement des capitaines, qu’il préposa dans le pays, pour guerroyer contre les Armagnacs. Beaucoup de soins de ce genre, peu féminins d’ailleurs, étaient autant de fatigues, que s’épargnait ainsi la mollesse d’Isabelle.

L’autorité nominale de la reine, avant et après cette substitution, ne laissa pas toutefois d’être empruntée, pour en revêtir les édits importants. Ces actes continuèrent d’être rendus par le duc, au nom de la reine.

Telle fut l’ordonnance du 16 février 1418, qui annulait et abolissait le parlement de Paris, la chambre des comptes et la juridiction du prévôt de cette capitale. Le même édit rétablissait dans la ville de Troyes, ces divers tribunaux, dont le personnel était composé de nouveaux titulaires[14].

Ainsi donc, comme si ce n’était assez de l’invasion étrangère, le schisme monarchique se consommait, à la vue d’Henri V. Déjà le roi anglais, en contemplant un tel spectacle, pouvait se réjouir d’une conquête assurée. De son côté, le comte d’Armagnac soutenait et poursuivait la lutte avec toute l’ardeur des partis politiques une fois enflammés. Aussitôt que l’enlèvement de la reine à Tours fut connu du connétable, une ordonnance royale parut au nom de Charles VI, le 6 novembre 1417. Cet édit proclamait Charles dauphin, lieutenant général du roi dans le royaume. Les mêmes lettres annulaient et abrogeaient expressément toute lieutenance antérieurement accordée soit à la reine, soit à d’autres personnes quelconques. Divers mandements analogues furent successivement adressés aux provinces, pour y frapper de nullité les actes du gouvernement de la reine, alliée au duc de Bourgogne[15].

La reine et le duc, pendant leur premier séjour à Chartres (novembre 1417), dépêchèrent à Dreux Rouland le Breton, roi d’armes d’Artois, chargé de quelque message politique. Ce héraut, arrêté à Dreux, fut envoyé au comte d’Armagnac, qui le retint prisonnier. Vers le même temps, Raymonet de la Guerre reprit sur le duc de Bourgogne la petite place de Méru, prés Poitiers. Lorsque, après son nouvel échec devant Paris, le duc se replia sur Chartres, Bernard d’Armagnac le poursuivit jusqu’à Joigny, à la tête de 1500 lances. Mais les pluies de l’hiver, qui avaient grossi l’Yonne, suffirent pour lui barrer le passage. Le duc accomplit impunément sa retraite jusqu’à Troyes, où il devait hiverner. ‘Bernard était de retour à Paris le 20 décembre, sans avoir tiré plus de fruit de cette campagne[16].

Étampes, Montlhéry, Marcoussis, Chevreuse, furent successivement repris sur le Bourguignon, pendant l’hiver[17].

Toutefois, devant l’audace et les progrès croissants de Jean sans Peur, c’étaient là de faibles avantages. Le connétable tenta une démonstration sur la Picardie. Senlis, le 5 décembre, s’était définitivement rendu au duc de Bourgogne. Par mandement royal, un sursis fut accordé aux villes rebelles, de Noël à l’Épiphanie[18], pour rentrer de bonne volonté sous l’autorité légitime. Au terme même de ce délai, le maréchal de Braquemont partit de Paris, se dirigeant vers Rouen, avec des forces. Les habitants refusèrent de le recevoir, lui fermèrent les portes et se déclarèrent pour le duc de Bourgogne[19]. Le roi, vers cette époque, recouvra quelques lueurs de raison. Il entra dans une de ces périodes, toujours précaires, de convalescence et d’infirmité, qui alternaient avec les crises violentes et aiguës de sa maladie. Le 10 janvier 1448, il put assister à la Saint-Guillaume. C’était une fête universitaire, qui se célébrait, chaque année, au collège royal de Navarre. Dans les conseils, auxquels le roi prit part en personne, le connétable sut raviver et faire vibrer en lui la corde toujours sensible des velléités belliqueuses. Il fut décidé que le roi prendrait le commandement de ses troupes et marcherait sur Senlis[20].

Charles VI fit d’abord une visite pieuse à l’abbaye de Saint-Denis. Le roi avait cette coutume, chaque fois qu’il mettait sa bannière sur les champs. Il commença par accomplir ses dévotions, dans ce monastère royal, en l’honneur des martyrs qu’on y vénérait, comme les patrons spéciaux de la monarchie française. Ce prince y demeura les trois premiers jours de février et célébra la fête de la Purification de la Vierge. De là, on le conduisit au château de Creil. Le roi Charles affectionnait beaucoup ce séjour, dont l’air était regardé comme particulièrement salubre et favorable pour sa santé. Le manoir de Creil, en même temps, se trouvait à proximité du siége qu’il s’agissait d’entreprendre[21].

La présence du roi et de son armée[22], bien loin d’intimider les rebelles, ne servit qu’à allumer immédiatement les hostilités. Les troupes royales s’étant approchées de la ville, la garnison de Senlis fit une sortie et leur tua quelques hommes. Bernard d’Armagnac, assisté de quatre mille combattants, aidé d’artillerie et d’un matériel considérable, fit le siége en règle de Senlis. Les habitants, comme par toute la France, étaient divisés en deux factions. La première, composée des bourgeois paisibles et de ce qui tenait à l’aristocratie, penchait pour la soumission immédiate au roi et pour le comte d’Armagnac. L’autre, formée en grande partie du menu peuple, appuyait chaleureusement la garnison et criait : Vive le duc de Bourgogne, qui a aboli les maltôtes royales et qui a rendu au pays ses antiques libertés[23].

Les assiégés, peu nombreux, avaient à leur tête le bâtard de Thien, chef énergique, nommé récemment capitaine de cette place par le due de Bourgogne. Ils déployèrent la plus brave et la plus vigoureuse résistance. Chaque jour et partout sur la brèche, ils réparaient habilement les dommages de l’artillerie, répondaient à la mine par la contre-mine et pratiquaient même d’audacieuses sorties. Dans les conflits nombreux qui survenaient entre les parties belligérantes, l’irrévérence et l’insulte n’étaient point épargnées, de la part des assiégés, non seulement au connétable et à ses Armagnacs, mais au roi lui-même. Cependant la disproportion des forces de l’attaque finit par serrer étroitement la défense.

Le connétable n’avait cessé d’entretenir des intelligences avec une certaine partie de la population. Le 10 avril, après un siège dispendieux, qui durait depuis environ deux mois, des parlementaires de Senlis demandèrent à traiter. Une capitulation fut arrêtée lé 15. Si dans quatre jours Senlis n’était point secouru, les habitants devaient rendre la place, moyennant une amnistie générale. Ils s’engageaient en outre à faire réparer, à leurs frais, les dommages de la guerre et à payer au roi soixante mille francs d’or, pour les dépenses du siégé. Six otages furent livrés au comte Bernard, comme autant de cautions de ces promesses[24].

Se berçant aussitôt d’une imprudente sécurité, le connétable décampa et replia sur Creil tout son matériel de guerre. Cependant, l’affaire de cette petite place, à l’insu du comte d’Armagnac, excitait toute la préoccupation du parti de Bourgogne. Averti de ce qui se passait par un messager de la ville de Senlis, le comte de Charolais[25] dirigea d’Amiens un corps de secours, qui, au nombre de huit mille hommes de très bonnes troupes, parut, le 18 avril, sous les murs de Senlis[26].

A la vue d’un pareil renfort, les défenseurs de Senlis reprirent immédiatement les hostilités. Sortant de leurs remparts, ils fondirent sur le quartier du connétable, y brûlèrent ses tentes encore dressées, prirent et tuèrent quelques malades, ainsi que dés marchands, demeurés en ce lieu à la suite de l’armée, et rentrèrent dans leurs murs, impunément, chargés de butin.

Le connétable, instruit de ces faits, somma les habitants d’exécuter le traité du 15. Mais ceux-ci répondirent ironiquement que encore n’estoit point heure passée. Le comte d’Armagnac fit alors amener les otages livrés par la ville, et somma de nouveau les habitants de se rendre. Sur le refus persévérant de ces derniers, quatre des six otages furent décapités sous les yeux de leurs compatriotes[27].

Les assiégés répondirent à cet acte barbare en faisant subir le même sort à vingt Armagnacs, qu’ils avaient entre leurs mains[28]. Menacé par ces auxiliaires, le connétable se trouva en présence de Jean de Luxembourg et du sire de Fosseux, capitaine des huit mille Bourguignons, qu’avait envoyés d’Amiens le fils de Jean sans Peur. Ces deux chevaliers, sommés à leur tour de dire qui ils étaient et ce qu’ils voulaient, répondirent par un défi de bataillé adressé au connétable.

Puisque ce n’est pas ici le duc de Bourgogne, ni son fils, repartit le comte avec sa fanfaronnade gasconne, je suis d’avis... de la retraite.

En même temps, il donna l’ordre à un lieutenant de se porter à Creil, auprès du roi et de le faire partir. Lui-même tourna le dos à l’ennemi et ramena ses troupes vers la capitale. Le 24 avril, le connétable et le roi rentrèrent à Paris. Ainsi se termina la campagne de Senlis[29].

Au milieu de ces échecs et de cette décadence, la situation financière constituait un écueil, particulièrement notable, et l’une des difficultés les plus graves qui cernaient .le gouvernement du connétable.

Depuis le commencement du règne de Charles VI, le luxe effréné de la cour avait amené des abus criants dans cette branche de l’administration. Des taxes arbitraires et extraordinaires, frappées sans mesure et qui s’élevaient à des sommes exorbitantes, s’étaient succédé, avec une fréquence inconnue en temps de paix, par le passé. On regardait Louis, duc d’Orléans, lorsqu’il vivait, comme le promoteur de ces exactions. Cette opinion lui avait valu une impopularité, une exécration, tellement prononcée, que le duc de Bourgogne, meurtrier impuni de son parent, lava pour ainsi dire, dans ce sentiment général, le sang fraternel dont il s’était couvert. On a vu que Jean sans Peur avait fait de l’abolition de ces taxes l’un de ses moyens les plus puissants de propagande.

Dans les pays soumis à son autorité, le duc ou la reine subvenaient aux dépenses ordinaires de l’administration, parla voie des recettes ordinaires du domaine royal, c’est-à-dire des bailliages, prévôtés, châtellenies, etc. Restaient les dépenses extraordinaires et notamment celle des troupes bourguignonnes. La guerre, plus que jamais à cette époque, nourrissait la guerre et l’armée vivait sur l’ennemi. Mais un pareil mode entraînait de notables dommages pour les populations amies, souvent confondues avec les premières. Celles qui s’étaient, nouvellement et sympathiquement, ralliées en bloc au libérateur, souffraient avec peine les sinistres et voraces protecteurs, dont se composaient les garnisons bourguignonnes. Ces troupes d’ailleurs, depuis le dernier goujat ou fantassin, jusqu’au chevalier banneret, n’auraient point servi sans la solde. Le duc de Bourgogne avait dû prendre sur ses épargnes et son trésor particulier de quoi faire face à cette dépense considérable. En novembre 1417, au moment où Jean sans Peur allait rejoindre la reine à Tours, la guerre lui avait coûté, en trois mois environ, trois cent mille livres. Il écrivit alors à la duchesse de Bourgogne, lieutenante en l’absence de son mari, dans le duché, afin de lui exposer sa détresse financière. Le duc lui mandait en même temps de lui procurer soixante mille francs, dont il avait besoin pour continuer son expédition.

Le duc ne pouvait songer à créer, dans ses propres domaines, des taxes extraordinaires, ou nouveaux impôts. Il eut recours à l’emprunt. Déjà le trésor ducal était obéré, de semblables obligations. La duchesse, néanmoins, par la voie de ses baillis, demanda aux bonnes villes de son obéissance, un prêt volontaire, avec des conditions stipulées de remboursement. Malgré le crédit que le duc s’était acquis jusque-là par une administration probe et régulière, cette négociation financière s’effectua péniblement. La duchesse ne put réunir ainsi qu’une faible partie de la somme réclamée par le duc, son époux[30].

L’état de guerre, en se perpétuant, augmentait le déficit et rendait plus pressant, pour Jean sans Peur, le besoin de ressources pécuniaires. Vers le commencement d’avril 1418, Philippe de Bourgogne, comte de Charolais, au nom de la reine et de son père Jean sans Peur, assembla les trois états de Picardie, d’Artois et autres lieux, en la ville d’Arras. C’était pendant le siège de Senlis, Le chancelier de Picardie, Philippe de Morvilliers, prit la parole comme organe de l’autorité. Il invita en premier lieu les députés à jurer de servir la reine et le duc. Puis il leur demanda de contribuer tous pour une part de deniers, savoir : les laïques, par un aide volontaire de pécune, et pareillement le clergé au moyen d’un dixième[31].

Dans le même temps, la reine se trouvait à Troyes, en présence de nécessités analogues. La Champagne, pays du domaine, ne jouissait pas des immunités et privilèges parlementaires, prérogative des pays d’États. Isabeau de Bavière, par lettres patentes du 12 avril 1418, prescrivit directement la levée d’un aide de deux mille francs sur la ville de Troyes. Le produit devait servir, d’après le texte de l’édit, à la sûreté de sa personne, qui demeuroit et résidoit audit lieu de Troyes ; pour la garde, tuition et, défense de ce lieu, où elle faisoit tenir plusieurs notables chevaliers et capitaines, accompagnés d’environ cent hommes d’armes. C’était revenir directement aux taxes arbitraires, contre lesquelles s’était soulevée l’insurrection bourguignonne. Les habitants réclamèrent et la’ reine se contenta d’un aide de mille livres, auxquelles on réduisit, d’un commun accord, la somme demandée[32].

Nous venons d’esquisser la situation financière des Bourguignons. Celle des Armagnacs, ou du gouvernement royal, offrait un caractère bien autrement périlleux et déplorable. Les revenus ordinaires et extraordinaires de la monarchie, conservés en principe, lui manquaient à la fois. L’industrie, le commerce, l’agriculture même, s’arrêtaient, à cause de l’état violent de la société, de l’insécurité des routes et des personnes. Plus les ressources publiques diminuaient, plus les exigences du fisc se montraient impitoyables. L’impôt tournait dans ce cercle vicieux et se réduisait progressivement. L’exemple de l’impunité dont jouissaient les pays bourguignons, avait entraîné comme à l’envi, chez les populations du parti opposé, une sorte de défection générale.- Les contribuables les plus dévoués payaient pour les plus tièdes.

Minée par le mécontentement des Cabochiens et des Bourguignons, la capitale frémissait sous le joug. Sa fidélité tenait à un fil. Des prodiges d’activité, de passion, de rigueur, que déployait le parti armagnac, la présence du roi dans ses murs, et le respect, la religion inaltérée de la monarchie, avaient pu seuls contenir jusque-là l’explosion de la révolté. Paris, en 1417, avait acquitté quatre contributions et subvenu seul aux dépenses du royaume.

La disette se joignait à la misère publique et à l’élévation inusitée du prix de toutes les denrées[33].

Les troupes que le comte d’Armagnac avait amenées avec lui, ou qu’il entretenait sous sa bannière, se composaient presque exclusivement d’étrangers. Elles étaient formées principalement de Bretons, de Gascons, de Génois, de Lombards et d’Espagnols. Parmi lés armées de toutes nations qui opprimaient le territoire, ces, soldats armagnacs se distinguaient entre tous par leur grossièreté brutale et leur barbarie. Telle était la garnison de l’élégante capitale. A Saint-Denis, des soldats bretons, chassés de Rouen, étaient venus tenir leurs quartiers sous les murs et dans les bâtiments mêmes de l’abbaye. Ils y vivaient dans le jeu, l’orgie et le pillage. Munis de croix blanches et de croix rouges, ils les portaient alternativement sur leurs habits, afin de se dire au besoin, soit Armagnacs, soit Bourguignons, et de piller continuellement sous l’un et l’autre insigne[34].

A la fin d’avril 1418, les gens de l’hôtel du roi se rendirent an bois de Boulogne, pour y chercher le mai : c’était l’arbre du renouveau que l’on avait coutume de présenter au roi tous les ans au 1er mai. Partis de l’hôtel de Saint-Paul, ils parvinrent jusqu’à la Ville-l’Évêque, sans encombre. Mais arrivés là, ils se virent tout à coup envahis par les gens d’armes armagnacs de Montmartre, qui les accablèrent de coups et les détroussèrent. Des dames de Paris, allant visiter leurs biens de campagne, à une demi-lieue hors des portes, furent violées en plein jour et leur compagnie battue et dévalisée. Enfin des Normands, échappés moyennant rançon aux Anglais, avaient été pris par des Bourguignons. Puis, sous les murs de la capitale, où ils étaient venus chercher un refuge, ils avaient été repris par des Armagnacs. Ces fugitifs affirmaient que plus amoureux leur avoient esté les Anglois que les Bourguignons, et les Bourguignons plus amoureux cent fois que ceux de Paris[35].

On estimait à un million d’écus d’or, la somme nécessaire pour solder l’arriéré des troupes et mettre à flot les dépenses courantes. Le trésor était vide. Charles VI, depuis le commencement de son règne, avait successivement aliéné ou engagé la plupart des bijoux de la couronne. Les églises possédaient des joyaux d’or et d’argent, ornés de pierreries, dont elles avaient été enrichies par la piété des rois de France. Le gouvernement se fit donner, au nom du roi, diverses châsses et reliquaires, provenant les unes de Notre-Dame de Paris et les autres de l’abbaye de Saint-Denis. Ces objets sacrés furent engagés ou fondus pour être convertis en numéraire. Les églises reçurent, comme indemnité, dés délégations assises sui des revenus futurs[36].

En de telles conjonctures, le gouvernement du comte d’Armagnac était livré à une crise tellement grave, que le moindre accident pouvait la rendre fatale.

 

 

 



[1] Monstrelet d’Arcq., t. III, p. 229. Gachard, Archives de Dijon. Itinéraire de Jean sans Peur, p. 237. Berry dans Godefroy, p. 434.

[2] Un nouveau sceau fut immédiatement gravé pour sceller en son nom les actes de l’autorité publique. La reine y était représentée debout entre les armes de France et celles de Bavière. Les actes avaient pour protocole : Ysabel, par la grâce de Dieu, royne de France, ayant, pour l’occupation de monseigneur le roy, le gouvernement et administration de ce royaume, par l’octroi irrévocable à nous sur ce fait par mon dit seigneur et son grand conseil. (Monstrelet, p. 234.)

[3] Ibid.

[4] D. Vaissète, in-f°, t. IV, p. 443 et suiv.

[5] Ms. de l’Institut, n° 340, f° le et suiv. Besse, p. 186, 199,208, 211, 218, etc. Berry dans Godefroy, p. 434. Ordonnances, t. X, p. 429, 431, 449, 450. D. Vaissète, p. 443 et suiv., et 591.

[6] D. Vaissète.

[7] Ibid. Besse, p. 208.

[8] Monstrelet, Gachard, aux lieux cités. Religieux, p. 158.

[9] J. des Ursins, p. 343. Fenin Dupont, p. 84, note 2.

[10] Monstrelet, Gachard, Ursins. Par arrêt du parlement, en date du 26, les conjurés furent condamnés à mort. L’arrêt fut exécuté le 27. (Godefroy, Charles VI, p. 728. Religieux, t. VI, p. 160.)

[11] Du 23 décembre 1417 au 4 avril 1418. (Gachard, p. 238.) Par lettres patentes données le 20 décembre à Auxerre, Jean de Drosay ; premier secrétaire du duc, fut nommé premier secrétaire de la reine, en remplacement de Jean Picard (Labarre, Mémoires de Bourgogne, t. II, p. 114.) Jean de Drosay devint ensuite secrétaire d’État, ou notaire de la chancellerie, sous Henri VI, roi de France et d’Angleterre.

[12] Monstrelet, t. III, p. 240. Isabeau de Bavière, vers ce temps, s’entremit en outre pour marier l’héritière de Lorraine à Louis le Bossu, fils de son frère Louis le Barbu. (Archives royales de Munich. Frankreich, 7e fascicule.)

[13] Collection de Bourgogne, Ms. sup. fr., n° 292, 10, f° 136 à 138.

[14] Archives municipales de Troyes ; communication de l’archiviste M. Boutiot. Ordonnances, t. X, p. 436 et suiv. Le parlement de Troyes, formé de présidents, conseillers et autres officiers, parait avoir été au moins installé sous la présidence d’Eustache de L’Aître, nommé chancelier de France par la reine. Voy. Chronique du Religieux, t. VI, p. 140 ; Chronique de Cousinot, p. 167 ; extraits de la chambre des comptes de Paris, Ms. s. fr., n° 292, 11, p. 790, 801, 804.

[15] Ms. de l’Institut, n° 340, f° 180. Archives de Narbonne, Caisson 1, pièces 104 et 105. Du Tillet, Recueil des rois de France, 1602, in-4°, p. 203, Besse, p. 139 et 147. Ordonnances, t. X, p. 139 et 427. D. Vaissète, t. IV, p. 443.

[16] Labarre, Mémoires de Bourgogne, t. II, p. 150, note b. Monstrelet, t. III, p. 239. Religieux, t. VI, p. 142 et 154. Cousinot, p. 166, 167. Berry, p. 434.

[17] Berry. Cousinot. Religieux, ibid., p. 179, etc.

[18] Du 25 décembre au 6 janvier.

[19] Adhelm Bernier, Monuments inédits de l’histoire de France (ou Chronique de Senlis, par Mallet), 1835, in-8°, p. 11. Cousinot, p. 167. Cheruel, Histoire de Rouen, p. 31. Cochon, p. 432. Religieux, t. VI, p. 148, etc.

[20] Du Boulai, De patronis, etc., 1662, in-8°, p. 96. Religieux, p. 146.

[21] Religieux, p. 184 et suiv. Journal de Paris, Panthéon, p. 626. Notes manuscrites de Jean Leféron, Bibi. imp. Département des imprimés, réserve : L 359, in-f°, p. 26. (Jean Bouchet, Annales d’Aquitaine.)

[22] On lit dans les Mémoires dits de Fénin (éd. Dupont, p. 86), que le connétable avait conduit avec le roi, devant Senlis, son fils le dauphin. Cette assertion du compilateur anonyme ne paraît pas fondée. Le prince, dans tous les cas, ne put s’absenter que peu de temps de la capitale. Du 26 février au 15 mars notamment, sa présence à Paris est constatée d’une manière certaine. Le dauphin, pendant cet intervalle, correspond avec le conseil royal séant à Creil, préside les conseils du parlement et exerce l’autorité royale au siège habituel du gouvernement. (X. X. 1480, f° 119 à 122.)

[23] Vivat dux, dux insignis Burgundiœ vivat, qui annulatis regiis exactionibus, reipublicœ restituit antiquam libertatem ! (Religieux, p. 186. Monstrelet, p. 244.)

[24] Religieux, p. 192-194.

[25] Depuis, Philippe le Bon, fils aîné de Jean sans Peur.

[26] Voyez Ms. s. fr. n° 292, 11, p. 791 (à la date du 19 juin).

[27] Ces quatre malheureuses victimes étaient laïques. Les deux autres otages appartenaient à la juridiction ecclésiastique. Ils furent épargnés.

[28] De ces vingt personnes, seize étaient, à ce qu’il semble, prisonniers de guerre. Deux (bourgeois de Senlis, qui favorisaient le parti du connétable ?) furent pendus, et deux femmes noyées. (Comparez Monstrelet, p. 153 et J. des Ursins dans Godefroy, p. 346.)

[29] Auteurs cités ; à la suite. X. X. 1480, f° 134 v°.

[30] Dom Plancher, Histoire de Bourgogne, t. III, p. 479-480.

[31] Monstrelet, t. III, p. 249 à 251.

[32] Archives municipales de Troyes. Communication de M. Boutiot.

[33] Religieux, t. VI, p. 150. Journal de Paris, Panthéon, p. 626.

[34] Religieux, p. 154, 156.

[35] Journal de Paris, p. 626, 627.

[36] Le 19 janvier 1418, dans une séance du conseil tenue au parlement, Louvet, commissaire des finances, fut mandé devant la cour. Les conseillers lui réclamèrent leurs gages, arriérés depuis plus de trois mois. Louvet promit que dans huit jours un à-compte de trois mille francs serait affecté à ce payement. (X. X. 1480, f° 116. Revue archéologique, 1857, p. 710 et suiv. Religieux, ibid., p. 144 et 226.)