LIVRE I. — DEPUIS LA NAISSANCE DU PRINCE (21 FÉVRIER 1403), JUSQU’À SA RETRAITE EN BERRY, SIGNATURE DU TRAITÉ DE SAINT-MAUR (16 SEPTEMBRE 1418).
Le 29 avril 1417, Louis II, duc d’Anjou et roi de Sicile, mourut en son château d’Angers. Ce prince était âgé seulement de quarante ans et succombait à une pénible maladie[1]. Il avait amassé, dit-on, de grandes richesses. Sa mort prévint heureusement une nouvelle guerre intestine, que le duc de Bourgogne se préparait à diriger contre lui. Louis II avait été jusque-là, pour, son gendre ; le prince Charles, un conseiller politique et un appui. En mourant, il institua sa veuve, Yolande d’Aragon, régente de tous ses États. Louis la fit en même temps administratrice de la personne et des biens de sa jeune famille[2]. Il était écrit dans la destinée de Charles VII, que, depuis son berceau jusqu’à sa tombe, des femmes exerceraient sur toute sa carrière une influence notable. Dans le chapitre qui précède celui-ci, nous avons essayé de peindre Isabeau de Bavière. A côté du jeune prince, la Providence plaça comme un bon génie, Yolande d’Aragon, qui fut, heureusement pour lui, une seconde mère. Yolande ou Violante d’Aragon, comme on la nommait dans sa langue maternelle, avait vu le jour en cette partie de la péninsule espagnole. Elle était née l’an 1380, de Jean Ier, roi d’Aragon, et d’Yolande de Bar, petite-fille du roi de France Jean le Bon. Du sang français coulait ainsi dans ses veines. Yolande ne l’oublia jamais, et, toute sa vie, elle s’inspira, non sans honneur, de cette origine. Sa mère, Yolande de Bar, mariée à un prince peu capable, prit constamment une part importante au gouvernement de ses États. Plus libérales sur ce point que lés nôtres, les mœurs, aussi bien que les lois du moyen âge, n’excluaient point généralement les femmes, de la scène où s’agitent les intérêts publics. C’est ainsi que la future duchesse d’Anjou se trouva de bonne heure initiée au rôle considérable qu’elle devait personnellement remplir. Le 2 décembre 1400, Yolande d’Aragon épousa, dans la ville d’Arles, Louis II, duc d’Anjou, comte de Provence, roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem. La jeune princesse, à son arrivée en France, fut saluée de l’accueil le plus sympathique. Sa beauté[3], ses vingt ans, sa vive intelligence, excitèrent autour d’elle un concert de louanges et d’admiration. De grands soucis attendaient toutefois l’épouse de Louis II. Ce prince, en lui donnant sa main, l’élevait au rang de souveraine. Comte, duc et roi, une triple couronne royale brillait à son front, et la reine Yolande en partageait l’éclat ainsi que les titres pompeux. Mais la royauté de Jérusalem n’était plus (dès lors et depuis longtemps) qu’un vain nom, et jamais Louis ne put s’asseoir tranquillement sur ses trônes de Naples ni de Sicile. Comme duc d’Anjou, comme grand baron de France, sa position au milieu des troubles qui déchiraient le royaume, offrait déjà pour lui, mille dangers. En 1411, pendant qu’il guerroyait au delà des monts pour sa couronne d’Italie, les vassaux de son comté de Provence profitèrent de l’absence du comte pour se révolter contre lui. Yolande d’Aragon, lieutenante-générale, au nom de Louis, accourut d’Angers à Aix, leva le ban, et réprima la sédition. Vers le même temps, le roi d’Aragon vint à mourir. La reine de Sicile dut repasser les Pyrénées pour aller disputer à de redoutables compétiteurs cette succession paternelle. Toujours militante et plus d’une fois éprouvée par l’adversité, Yolande se montra sans cesse à la hauteur de son rang et de la fortune[4]. Avec de nouveaux périls, la mort de son époux, entourée de conjonctures aussi difficiles, lui imposa de nouveaux devoirs. Le 17 mai 1417, le prince Charles, déjà duc de Touraine et dauphin, reçut par lettres royales le duché de Berry, ainsi que le comté de Poitou, pour les tenir, l’un et l’autre, en pairie. Peu de jours après, la reine de Sicile vint à Paris et ramena son beau-fils avec elle dans les contrées de l’Ouest[5]. Des soins nombreux réclamaient, en ces parages, la présence du jeune prince. La guerre des Armagnacs et des Bourguignons désolait le Poitou. Jean II Larchevêque, seigneur de Parthenay, créé sénéchal de Poitou par Jean, duc de Berry, alors possesseur de ce comté, avait d’abord défendu le parti des princes orléanais. Mai-, en 1413, débordé par les progrès de la cause bourguignonne, il déserta le drapeau royal et passa dans le camp de Jean sans Peur. En an ne s’était pas écoulé que les Armagnacs reprenaient, triomphants, possession de l’autorité. Le sénéchal de Poitou perdit son office. Sa seigneurie de Parthenay et d’autres fiefs importants, qu’il tenait au sein de cette province, furent confisqués sur lui et adjugés, par le roi, au comte de Richemont, frère du duc de Bretagne. La guerre civile, alors, se ralluma entre le seigneur de Parthenay, dépossédé, et Arthur de Bretagne, comte de Richemont. Cette guerre mit en feu la province entière[6]. Le dauphin Charles, vers la fin du mois de mai 1417, paraît avoir fait un premier séjour passager à Poitiers. De là, il se rendit en Touraine[7]. Ce prince était le 2 juin à Tours, ville où, déjà, sans doute, l’avait précédé sa mère, la reine Isabelle, exilée. Sigismond, empereur d’Allemagne, avait reçu, en 1416 l’hospitalité de Charles VI à Paris. De là le roi des Romains s’était dirigé vers la cour d’Henri V, en Angleterre. Jean sans Peur eut soin de circonvenir d’agents et d’affidés attachés, à son parti l’hôte du roi de France. Ces influences entourèrent Sigismond pendant le cours de, son voyage de Paris à Calais, puis de la traversée ; puis, durant tout le temps qu’il passa près la cour de ce prince. Armagnac à Paris en 1416, le roi des Romains était devenu anglo-bourguignon lors de son retour an sein de ses États d’Allemagne, en 1417. Le Dauphiné touchait à l’empire, et le roi des Romains revendiquait féodalement sur ces régions de prétendus droits de suzeraineté. Sigismond voulut transporter, de son autorité impériale, le fief du Dauphiné à l’un des frères du roi d’Angleterre. Dans ces circonstances, le dauphin, par lettres patentes datées de Tours le 2 juin 1417, ordonna au gouverneur de mettre le pays en état de défense. Vers le même temps, le maréchal du Dauphiné, Guillaume de Roussillon, seigneur du Bouchage, fut institué capitaine par le dauphin, pour le servir ; avec soixante hommes d’armes, contre les Anglais[8]. De Tours, le prince Charles alla rejoindre sa belle-mère à Angers. Il assista, peu de jours après, à un service religieux qui, par les soins de la reine Yolande, fut célébré avec une grande pompe en l’honneur du feu roi de Sicile[9]. Durant le cours du même mois de juin, les états de Poitou, réunis à Saumur, représentèrent au comte-dauphin les anaux infinis que cette lutte, engagée entre le seigneur de Parthenay et les gens du comte de Richemont, ne cessait de causer pour la province. Le jeune prince fut supplié de porter à cet état de choses un remède prompt et efficace. Le 2 juillet 1417, afin de parvenir à rendre la paix au Poitou, un traité fut signé à Angers entre le duc de Bretagne, au nom de son frère Arthur[10], et le prince Charles. Suivant les termes de ce traité, la châtellenie de Châtelaillon fut cédée au comte breton. Le dauphin conserva pour lui les autres seigneuries de Jean Larchevêque, qui demeurèrent, ainsi que la terre de Parthenay, confisquées au roi de France[11]. Le lendemain, 3 juillet 1417, par contrat passé à Angers, Louis d’Anjou, fils aîné de Louis II et d’Yolande, fut avec le consentement de Charles, dauphin, marié à la princesse Isabelle, fille du duc de Bretagne[12]. Ces divers actes accomplis pendant ce voyage du dauphin Charles sont empreints d’un caractère de sagesse qui décèle à nos yeux la main de la reine Yolande. Dans le même temps, une ordonnance royale, rendue au nom de Charles VI, à Paris, fut inspirée par le connétable d’Armagnac. Cet édit, daté du 14 juin 1417, ordonnait qu’en l’absence du roi, le dauphin Charles, son fils, présiderait le conseil[13]. Pour apprécier toute la portée de cette mesure, il convient de se référer à des circonstances politiques, précédemment exposées. Suivant les desseins du ministre, cet acte, spécialement dirigé contre Isabeau de Bavière, achevait de la détruire et de l’effacer. Ainsi, pour des motifs non explicites, le connétable avait osé attenter à la personne et à liberté de la reine de France. Il l’avait arbitrairement reléguée à l’état de captive. Par la loi de la violence et sans aucune forme régulière, à l’aide de la délation de serviteurs subornés, il s’était emparé de valeurs qui appartenaient en droit à la compagne du trône. Un meurtre inique et odieux, le meurtre de Bosredon, l’un des serviteurs les plus utiles à l’État, avait été le couronnement de l’œuvre, et le prétexte destiné à colorer ces exécutions, d’un semblant de justice. Non content de ces rigueurs, le premier ministre poursuivait la reine, présidente légale du conseil, jusqu’à l’anéantir. Déjà le connétable avait privé publiquement Isabelle, non seulement de la direction, mais. de la société même de ses enfants. L’ordonnance du 14 : juin achevait de susciter contre elle un antagoniste, en la personne de son propre fils, le dauphin. Déshonorée comme femme, outragée comme reine, Isabelle reçut de la sorte, dans son orgueil de mère, une dernière atteinte. Nature inerte et inoffensive jusque-là, Isabelle conçut dès lors un ressentiment amer et jusqu’à un certain point légitime. De tels procédés, employés contre une femme, contre une princesse de son rang, seront jugés pour le moins peu mesurés, et peu habiles. L’hostilité de la reine, au milieu des embarras qui hérissaient la situation, pouvait ajouter à ces difficultés une complication redoutable. Les, événements ne devaient point tarder à le démontrer. Aidé par ces fautes et par ces violences du gouvernement, Jean sans Peur gagnait chaque jour du terrain. Le 24 avril 1417, il adressa un nouveau manifeste aux bonnes villes. Le duc de Bourgogne y prenait texte de la mort, qui avait frappé, coup sur coup, les deux dauphins. Égoïste et sceptique, à la manière des ambitieux, le duc Jean exploitait avec une égale facilité tous les thèmes politiques. Les impôts considérables dont les artisans étaient surchargés, fournissaient à ses amplifications officielles une abondante et fructueuse matière. Despote au sein de ses États, il s’était, en 1408, baigné dans le sang des Liégeois, insurgés pour la défense de leurs libertés séculaires. Eu même temps, le duc de Bourgogne avouait à Paris la doctrine du tyrannicide Jean Petit, ainsi que l’amitié des cabochiens et des bouchers. Jean sans Peur, dans ce dernier manifeste, se proclamait le défenseur du pauvre peuple et le patron des prérogatives communales. Grâce à cette attitude et à ce langage, le duc de Bourgogne s’était acquis, parmi les habitants des villes, un parti nombreux. Les populations, excédées de souffrances, confondaient leur cause avec la cause de son ambition. La Picardie, la Champagne et généralement le nord de la France, se déclaraient, de jour en jour, en sa faveur. Amiens, Montdidier, Troyes, Reims, Châlons, etc., accueillirent ses proclamations avec enthousiasme. L’entrée des Bourguignons au sein de ces villes fut suivie partout de réactions violentes, de destitutions, d’exils et de confiscations sans nombre[14]. Rouen, l’une des capitales de la France, et la tête de l’importante province de Normandie, obéit à cet entraînement. La circulaire du 24 avril n’y fut pas plutôt reçue que les corporations, notamment celle des drapiers, donnèrent le signal de l’insurrection bourguignonne. A la nouvelle de ces désordres, le comte d’Armagnac expédia trois commissaires, armés de pleins pouvoirs et ‘accompagnés de troupes. L’un deux, prince du sang, se nommait Jacques de Bourbon, sire de Préaux. Il était accompagné d’un jeune et vaillant capitaine, Gilbert de la Fayette, qui fut, depuis, maréchal de France, et de Pierre de Mornay, seigneur de Gaules, dit Galuet, maréchal du duc d’Orléans. Cette démonstration de l’autorité supérieure ne fit qu’attiser l’ardeur de la lutte[15]. Pendant la nuit du 23 au 24 juillet, l’émeute populaire éclata dans toute sa violence. Raoul de Gaucourt était bailli de Rouen pour le roi. Vers dix heures, une troupe d’insurgés en armes se présente à la porte de son hôtel, situé, dans la cité, rue Beauvoisine, auprès de l’hôpital de Saint-Ouen. Les assaillants avaient le visage embrunché, c’est-à-dire masqué par la draperie de leur chaperon, rabattue sur les yeux. Ils demandaient à parler au bailli, sous prétexte de lui présenter un malfaiteur nouvellement arrêté. Après avoir essayé de les éconduire, ce magistrat finit par sortir au devant d’eux. Il n’avait pas franchi le seuil de sa porte, à peine vêtu, qu’il tomba sous les coups de trois assassins[16]. Ceux-ci prirent la fuite, abandonnant, au milieu de la rue, le cadavre sanglant. De là, les insurgés se portèrent chez le lieutenant du bailli, nommé Jean Léger, qui fut également assassiné cette même nuit. Le lendemain, plusieurs bourgeois, soupçonnés de vouloir rendre la ville au dauphin, périrent noyés dans la Seine[17]. Le prince Charles résidait encore à Angers, lorsque, vers le 20 juillet, il fut informé de la situation critique où se trouvait la première cité de la Normandie. Le dauphin s’y rendit immédiatement, suivi de troupes. Arrivé à Chartres, il apprit que le duc de Bourgogne venait de remporter un nouvel avantage, en s’emparant du château de Saint-Florentin. Le prince Charles, à cette nouvelle, détacha une partie de ses forces. Il envoya sans retard ce secours à Saint-Florentin (Yonne), sous le commandement de Jean de Torsay ; grand maître des arbalétriers, sénéchal de Poitou, et du sire de Gaules, commissaire de Rouen, qui l’accompagnaient. Suivi du reste de ses forces, Charles continua sa route vers la ville insurgée. Deux parlementaires normands, Pierre Fresnel, évêque de Lisieux, et le sire de Bacqueville, membres, l’un et l’autre, du grand conseil royal, l’avaient précédé. Le dauphin vint coucher, le 22 pu le 23, à Pont-de-l’Arche. De ce point, il envoya de nouveau Louis d’Harcourt, archevêque de Rouen, pour tenter, auprès des révoltés, les voies de la douceur et des négociations. Mais le prélat, parvenu aux portes de la ville, y trouva ses propres chanoines en armes et faisant cause commune avec les insurgés. Il retourna près du prince en lui signifiant l’insuccès de ses efforts. Le dauphin résolut alors d’employer la force des armes[18]. Le château de Rouen, situé hors de la cité, était demeuré au pouvoir des officiers royaux. Après y avoir introduit un renfort, le dauphin déploya le surplus de ses troupes sur la côte de Sainte-Catherine. Ce spectacle, offert à la vue des rebelles, commença de les intimider. Quelques jours se passèrent, au’ bout desquels les bourgeois finirent par capituler[19]. Le jeune prince, ou les conseillers qui le dirigeaient, terminèrent ce conflit, avec une modération digne d’éloges : Les Rouennais se soumirent à d’autorité royale. A cette condition, une amnistie générale fut accordée. La ville conserva ses antiques privilèges. Tels étaient la garde des clés, la possession des chaînes pour tendre les rues, le soin de faire le guet, d’entretenir les fortifications de la cité, en un mot le droit de porter les armes pour leur propre défense et pour la défense du royaume. Ces privilèges furent maintenus habilement au vaincu par le vainqueur, attendu, disent les termes précis de la capitulation, attendu la prochaine venue du roi d’Angleterre[20]. Rouen ouvrit ses portes au dauphin le 29 juillet 1417. Ce prince y nomma pour bailli Guillaume, seigneur de Gamaches en Vexin, et pour capitaine Jacques d’Harcourt, comte d’Aumale[21]. Pendant qu’il apaisait ainsi une menaçante sédition, Charles apprit d’une part que le roi d’Angleterre venait d’opérer sur la côte normande une nouvelle descente, et, d’une autre part, que le duc de Bourgogne marchait sur Paris. Le conseil du prince se réunit pour décider de quel côté le dauphin devait aller de préférence affronter l’ennemi. Vers le 5 août, le prince Charles quitta Rouen et prit le chemin de la capitale[22]. Le 29 juin précédent, Thomas de Lancastre, duc de Clarence, avait quitté les rivages d’Angleterre, cinglant vers la côte normande. Une flottille de canaques, montée par des marins génois, gardait ce dernier littoral. Pour toute défense, ces mercenaires étaient appuyés par sept cents hommes d’armes, embarqués à bord des nefs, sous la conduite du bâtard de Bourbon, Alexandre fils du duc Jean. Cette escadrille, complètement insuffisante, attendait depuis trois mois, à l’ancre, des secours promis par le comte d’Armagnac et qui n’arrivèrent point. Vers le jour ci-dessus indiqué, les Génois se virent attaqués en mer par le frère du roi anglais. Le duc de Clarence commandait une flotte nombreuse et formée de bâtiments à proues disposées pour l’attaque. Il était accompagné de deux mille hommes d’armes et de quinze cents archers d’élite. Les Génois, habiles tireurs, secondés par les chevaliers et écuyers de terre embarqués avec eux, soutinrent d’abord avantageusement cette lutte inégale. Leurs traits et autres projectiles causèrent de notables dommages à l’ennemi. Mais lorsque les partis opposés se réunirent et que l’abordage eut lieu, le nombre l’emporta et la victoire demeura aux Anglais. Une partie, de la flottille française était coulée à fond. Quatre canaques, prises sur les Génois, furent envoyées par les vainqueurs en Angleterre comme trophées. La plupart des chevaliers français durent payer une rançon. Mis hors d’état de tenir dorénavant la campagne, les Génois ramenèrent vers lés ports de la Bretagne les débris de cette funeste expédition[23]. L’embouchure de la Seine, balayée par cette attaque d’avant-garde, s’ouvrait désormais, saris résistance possible, à un débarquement de l’ennemi[24]. Henri V, en e flet, réunit tout ce qui était nécessaire pour une semblable expédition. Le 1er août 1417, les conseillers du dauphin accompagnaient ce prince à Rouen : ils s’attendaient à voir le roi d’Angleterre débarquer dans cette, ville. Ce jour même, Henri V opérait sa descente, sans coup férir, à la Hogue Saint-Waast. Depuis le prince Noir, un souvenir de terreur avait survécu dans l’esprit du menu peuple qui habitait ces côtes maritimes. Quoique la paix eût refleuri depuis ces temps anciens, la tradition confuse s’était ravivée sous l’impression d’alarmes et d’invasions récentes. Pour ces populations, abruties par l’ignorance et la servitude, les Anglais n’étaient point des hommes, mais des bêtes étranges, qui dévoraient le peuple. L’annonce du débarquement des Anglais produisit, sur ces pauvres gens, le même effet, que les signes précurseurs d’une horrible tempête. Tous s’enfuirent devant l’ennemi, tournant le dos à la mer et se réfugiant dans les villes voisines[25]. Du 2 au 9 août, Henri V s’empara de la petite place de Touques. Auvillars et d’autres points se rendirent également. Les envahisseurs purent dés lors parcourir la Seine inférieure et reconnaître un pays presque désarmé. Harfleur était anglais. Pour devenir complètement maître de l’embouchure du fleuve, Henri V prescrivit d’attaquer Honfleur, port considérable, situé à l’opposite, sur la rive gauche de la. Seine. Le gouvernement du comte d’Armagnac avait prévu cette éventualité. Une forte garnison, sous les ordres d’un gentilhomme normand appelé Tétas de Harneville, défendait cette place. Elle résista pendant trois semaines aux sommations, aux promesses et aux assauts des Anglais. Las de cette résistance, Henri V abandonna Honfleur et concentra toutes ses forces sur la ville de Caen. Il était devant ses murs le 18[26]. Caen, seconde capitale de la Normandie, ville riche et florissante, avait pour sa défense une garnison commandée par un gentilhomme du pays. Guillaume de Montenay, capitaine de cette place, comptait parmi les champions de la cause Armagnac et les principaux conseillers du dauphin. Une particularité, qui le concerne, peint d’un trait frappant la situation où se trouvait alors, l’administration générale. Le sire de Montenay devait avoir sous ses ordres quatre cents hommes d’armes[27]. Il touchait la solde de cet effectif, et pourtant, au rapport des chroniqueurs royaux, il n’avait pas en sa compagnie deux cents gentilshommes présents sous les armes[28] ! L’énergie des bourgeois, abandonnés par le gouvernement royal à leurs faibles ressources, vint en aide à la garnison et soutint, pendant seize jours, tout le faix de la résistance. Moins attaché à la défense du sol natal[29] et des intérêts temporels, le clergé demeura comme en dehors de la lutte. Les moines de Saint-Étienne de Caen, tremblant pour leur monastère, allèrent immédiatement se jeter aux genoux d’Henri V. Ils implorèrent en lui le descendant de leur fondateur, Guillaume de Normandie. Leurs prières ne furent point vaines. Moins barbare que les Bourguignons et les Armagnacs, le conquérant anglais se piquait d’un sincère respect envers la religion. Il ne tuait pas pour tuer, ni ne détruisait pour détruire. Quant à la noblesse, principal soutien de la monarchie et des droits de la couronne de France, cette question locale n’était point pour elle, comme pour les bourgeois du pays, une affaire d’honneur suprême, ni de vie ou de mort. Les lois et usages de la guerre avaient pour les gens d’épée, comme on le verra bientôt, des ménagements et des privilèges. Le 4 septembre 1417, la ville, démantelée par des brèches antérieures, fut livrée à un assaut général. Un dernier effort de la défense eut lieu sur la place du Vieux-Marché. Le sang s’écoulait, par ruisseaux, dans les rues environnantes. Là, moururent en hécatombes, des hommes armés, des femmes, des enfants. Henri V intervint au mi-lieu de cette boucherie. Il vit une femme décapitée qui serrait encore sur son sein l’enfant qu’elle allaitait. Le roi fit alors cesser le carnage. Caen ne résistait plus. Il envoya des hérauts de toutes parts, prescrivant d’épargner les femmes, les enfants, les clercs et les églises. Mais la ville fut livrée au pillage[30]. Le lendemain 5 septembre, les échevins gouverneurs et les notables bourgeois furent convoqués, au nom du roi d’Angleterre, dans la maison du Conseil. Henri V les accueillit d’un front irrité et mit à rançon le plus grand nombre. Plusieurs d’entre eux eurent la tête tranchée pour leur résistance opiniâtre. Au début de sa conquête, l’impitoyable vainqueur voulait intimider par des exemples. Ces meurtres eurent ainsi lieu de sang-froid, au lendemain d’une lutte terminée. Henri V tourna ensuite ses armes contre le château. C’est là que s’étaient réfugiés, avec toutes les richesses de Caen et des environs, une partie de la population, des femmes, des vieillards et enfin la garnison royale. Le 8 septembre, Guillaume de Montenay entra en pourparlers avec le roi d’Angleterre. Le 10, deux députés de la garnison partirent pour Paris avec un sauf-conduit d’Henri V. Arrivés devant le connétable, ils lui représentèrent l’extrémité où se trouvait la ville de Caen, et lui demandèrent du secours. Le comte d’Armagnac répondit à Guillaume de Montenay : Nous réservons toutes nos forces pour faire face au duc de Bourgogne ; ne comptez pas sur nous et défendez-vous le mieux possible[31]. Montenay, le 11 septembre, capitula. Suivant un usage reçu, il promit de rendre la place, sous huit jours, s’il n’était secouru dans l’intervalle. Le 19 septembre 1417, Guillaume de Montenay remit au roi d’Angleterre les clés du château de Caen. Henri V établit dès lors sa résidence dans la seconde ville de la Normandie. La garnison et les dames réfugiées en compagnie des nobles, au château, se retirèrent avec les honneurs de la guerre. Les dames purent emporter tous leurs bijoux ; les nobles, leurs armes et jusqu’à deux mille écus d’or par gentilhomme[32]. Le gros des habitants, c’est-à-dire les bourgeois, eurent en général la vie sauve et licence de se retirer, s’ils n’aimaient mieux prêter serment au roi anglais. Mais il ne leur était point permis d’emporter autre chose que les vêtements dont ils étaient couverts. Vingt-cinq mille de ces malheureux émigrèrent. Ils acceptèrent toutes les douleurs et toutes les misères de la proscription, plutôt que de se soumettre au vainqueur. Un quartier de Rennes se peupla de drapiers, ainsi exilés de Caen. D’autres se dispersèrent çà et là, portant avec eux le feu sacré du droit et la haine contre l’oppresseur. Martyrs obscurs, ils furent les premiers apôtres d’un culte presque inconnu qui commençait à souffrir et à grandir : le culte de la patrie[33]. Une fois maître de Caen, Henri V coupait en deux la province, l’isolait de la Bretagne et menaçait Rouen, dont il interceptait, par la Seine, les communications. Bientôt il étendit autour de ce centre le réseau de sa conquête. Villers, Creuilly, Thury, Bayeux, Argentan, Laigle, Alençon, Coutances, Domfront, Carentan, se soumirent successivement à sa domination. Au mois d’octobre 1417, le roi d’Angleterre occupait, sauf quelques points, toute la basse Normandie[34]. Henri V, idole des Anglais, l’un des ornements de leur histoire, avait trente ans. L’étendue de ses vues, la sagacité de son esprit, son coup d’œil et sa capacité militaires, le rendaient supérieur, comme homme, à ses adversaires. L’entreprise qu’il tentait ne devait rien au hasard. Longuement méditée et mûrie, elle avait été préparée avec toutes les ressources du pouvoir uni à l’intelligence. On peut évaluer au nombre de quarante-sept mille hommes les forces vives qui l’accompagnaient. Un matériel immense y était joint. L’artillerie à poudre se combinait, parmi ces ressources, avec les anciennes machines de l’artillerie mécanique[35]. Alors, comme aujourd’hui, l’armée anglaise était formée de deux classes, empruntées, l’une à l’aristocratie du pays, l’autre aux sources infimes de sa population. L’armée inférieure avait été recrutée en diverses régions, spécialement en Irlande. C’étaient des jeunes gens qui allaient un pied couvert, l’autre nu, sans braies ni chausses, vêtus de haillons et de vieilles tentures de lits. Une coiffe de fer, un arc avec sa trousse, un gros couteau pendu au côté, composaient l’armement de ces fantassins déguenillés. Les cavaliers du même ordre montaient, sans selles, de bons petits chevaux de montagnes, harnachés de panneaux ou de loques. Les uns et les autres ne connaissaient guère que l’escarmouche et la maraude. Ces fantassins irlandais volaient avec le butin les petits enfants au berceau pour en tirer la rançon. Ils chargeaient le tout et eux-mêmes sur des vaches qu’ils dérobaient également et qu’ils faisaient courir en guise de montures[36]. L’armée supérieure comptait dans ses rangs les deux frères du roi, ducs de Clarence et de Glocester. Les plus grands noms de l’Angleterre s’y trouvaient. Elle comprenait 24 grands barons, 77 seigneurs bannerets, 16.400 chevaliers et hommes d’armes[37]. L’ensemble avait pour chef, en la personne d’Henri V, le premier capitaine de son époque. L’instinct de l’intérêt, d’autres pourront dire le génie de la conquête, était, au fond, l’unique et véritable mobile, qui détermina cette agression contre la France. A toutes les époques de l’histoire cependant, la pudeur de la Morale a fait rougir la Force et l’a contrainte à se voiler de, quelque prétexte de droit. I3enri V était l’arrière-petit-fils d’Édouard III, roi d’Angleterre. Par Isabelle de France, mère d’Édouard, il descendait de Philippe le Bel. A ce titre, sa race avait toujours revendiqué la couronne de France. La guerre de Cent ans, avec ses vicissitudes diverses, fut un duel destiné à vider ce différend. L’acte suprême de ce drame va se jouer sous les yeux du lecteur, pendant la période qui forme le cadre du présent ouvrage. Tout enfantement est accompagné d’héroïques efforts, de larmes, et des douleurs maternelles. Avant même que d’affronter les épreuves de la vie, l’homme a déjà reçu le baptême du sang et de la souffrance. Ainsi naîtra, sous le fer des Anglais, au milieu des convulsions d’une atroce anarchie, la patrie, la France moderne. |
[1] Une incontinence de la vessie. Religieux, t. VI, p. 77.
[2] Monstrelet, t. III, p. 150. Godefroy, Charles VI, p. 195. K. K. 243, f° 47, v°. Heures du roi René, Ms. 1156 A. Bouche, Histoire de Provence, 1664, in-f°, t. II, p. 439.
[3] On en peut juger aujourd’hui encore, d’après un vitrail du quinzième siècle, qui subsiste à la cathédrale du Mans. La reine de Sicile y est représentée en compagnie de Louis II, son époux. Ce curieux portrait a été reproduit par M. Ferdinand de Lasteyrie, Histoire de la peinture sur verre, 1835 et ann. suiv., in-f°, pl. LII, et dans le Moyen âge et la Renaissance, t. V (Peinture sur verre).
[4] Bouche, Histoire de Provence. Çurita, Annales de Aragon, etc.
[5] Ordonnances, t. X, p. 409. Chalmel, Histoire de Touraine, t. II, p. 174. Chronique de la Pucelle ou Chronique de Cousinot, suivie de la Chronique normande de P. Cochon, etc., 1859, in-16, p. 164.
[6] Bélisaire Ledain, Histoire de Parthenay, p. 204 et suiv., 1858, in-8°.
[7] Chalmel, cité.
[8] Religieux, t. III, p. 34. Monstrelet, t. III, p. 154, note 2. Ordonnances, t. X, p. 414. Catalogue Joursanvault, t. II, p. 223, n° 3,383. Gachard, Archives de Dijon, p. 46. Cf. Chorier, Histoire du Dauphiné, t. II, p. 413.
[9] K. K. 243, f° 48.
[10] Prisonnier en Angleterre depuis la bataille d’Azincourt.
[11] Redet, Catalogue des Chartes de Dom Fontenau, 1839, 80, p. 323. Ledain, Histoire de Parthenay, p. 312.
[12] Dom Morice, Histoire de Bretagne, t. I, p. 463. Actes de Bretagne, t. II, colonne 947.
[13] Ordonnances, t. X, p. 416.
[14] Godefroy, Charles VI, p. 679. Beauvillé, Histoire de Montdidier, t. I, p. 133. Religieux, t. VI, p. 78 et suiv.
[15] Chéruel, Histoire de Rouen au quinzième siècle, 1840, p. 23 et suivantes.
[16] L’un d’eux nommé Guillot Leclerc fut reconnu plus tard et subit la peine capitale à Rouen, le 5 janvier 1424. (P. Cochon, p. 432.)
[17] Chéruel, ibid. P. Cochon, p. 432. Chronique de Coigny, chap. LXIII (Ms. Duchesne, p. 48). Chronique de Normandie, édition gothique, signature Oiij.
[18] Chéruel, loc. cit.
[19] Chronique de Normandie, etc. L’un des principaux griefs allégués par les insurgés pour justifier leur révolte et leur résistance, consistait dans les pilleries et voleries que faisait sur le peuple, un capitaine envoyé dans le pays de Caux et tenant le parti du roi, nommé Jean Raoulet. Sur ce capitaine (normand selon toute apparence), voy. la Chronique de Raoulet dans Jean Chartier, 1859, in-12, t. I et III.
[20] Chéruel, Histoire de Rouen, p. 25 des Pièces justificatives et passim.
[21] Darsy, Gamaches et ses seigneurs, p. 125. X. X. 1480, f° 103 v°.
[22] Berry dans Godefroy, p. 433. Anselme, Histoire généalogique de la maison de France, 1733, t. VIII, p. 472 B. P. Cochon, p 430.
[23] L’un de ces bâtiments génois était nommé la Montagne noire. En cette année le roy fast armée par mer et fist venir le roy grosses caraques de Jannes : Montaigne-neyre et autres caraques qui estoient à lui devant Harfleu... Lesquelles les Anglais guignèrent et desconfirent pour ce que Picquet de la Haye, trésorier-général des finances, n’avait paié les gens d’armes venus dedans lesdites caraques. (Chronique de Raoulet, p. 153.)
[24] Religieux, t. VI, p. 96 et suiv. J. des Ursins dans Godefroy, p. 337.
[25] P. Cochon, p. 430. Religieux, VI, 100. Bazin, I, 27 ; IV, 11.
[26] Religieux, ibid. Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, t. XV, p. 300 et suiv. Walsingham, Historia Angliœ, 1574, in-f°, p. 445. J. Delpit, Collection générale des documents anglais qui se trouvent en Angleterre, Paris, 1847, in-4°, p. 219.
[27] L’Homme d’armes était, à proprement parler, chevalier. Celui-ci ne combattait point seul. II était assisté au moins d’un écuyer et le plus souvent de deux ou trois autres serviteurs militaires.
[28] J. des Ursins, p. 338.
[29] Une bonne partie des biens appartenant aux églises de la Normandie étaient situés sur le territoire anglais. Ces biens, au début de la guerre, avaient été séquestrés par le roi d’Angleterre. Voy. Champollion-Figeac, Lettres des rois et reines dans les Documents inédits, in-4°, t. II, p. 332.
[30] Léon Puiseux, Siège et prise de Caen par les Anglais, 1858, in-8°, p. 54 et passim.
[31] Religieux, t. VI, p. 108.
[32] Delpit, p. 220. Puiseux, p. 86, 87. Rymer (Th.), Fœdera, conventiones, etc., inter reges Angliæ et alios... tractata, 1739 et ann. suiv., in-f°, t. IV, partie III, p. 15.
[33] L. Puiseux, ibid. Robert Blondel, Discours historique, etc., passim.
[34] Chronique de Cagny, chap. LXIV et LXV. J. des Ursins dans Godefroy, p. 338. Cousinot, etc., p. 169, 432. Rymer, t. IV, partie III, p. 15 à 21. Rôles normands : Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, t. XV, p. 263.
[35] Henri V possédait, pour passer les fleuves, un équipage de pont, fort ingénieusement conçu. Cet appareil portatif se composait d’une série de bateaux en cuir imperméable et légers, que soutenaient des châssis de bois, et fixés, par des amarres, aux deux rives du fleuve. Un plancher de bois mobile, jeté sur ce tablier flottant, permettait aux hommes et aux animaux de franchir ce pont de plain-pied. (Puiseux, Siége de Caen, p. 40.)
[36] Monstrelet, éd. Buchon, p. 441. P. Cochon, p. 430. Rançon d’enfants : même volume, p. 474.
[37] Puiseux, Siège, etc., p. 30.