LIVRE I. — DEPUIS LA NAISSANCE DU PRINCE (21 FÉVRIER 1403), JUSQU’À SA RETRAITE EN BERRY, SIGNATURE DU TRAITÉ DE SAINT-MAUR (16 SEPTEMBRE 1418).
Le 21 février 1403[1], Isabeau de Bavière, reine de France, mit au monde un prince, à Paris, en l’hôtel royal de Saint-Paul. C’était le cinquième fils et le onzième des douze enfants que cette princesse donna successivement au roi Charles VI, son époux. Il naquit le jour même où Charles d’Albret prit, des mains du roi, l’épée de connétable[2]. Peu de jours après sa naissance, le jeune prince fut porté au baptême en la paroisse royale de Saint-Paul, où il reçut le nom de Charles. Il eut, selon l’usage du temps, deux parrains : Charles d’Albret, connétable, et un gentilhomme de la cour, chevalier savoisien nommé Charles de Luyrieux. Son unique marraine fut Jeanne de Luxembourg, dame de la reine ; depuis, damoiselle de Luxembourg, comtesse de Ligny et de Saint-Paul. Parmi les œuvres manuscrites d’Eustache des Champs, poète royal en titre d’office, on lit une ballade inédite, composée pour la naissance d’un fils de Charles NI et d’Isabelle, nommé Charles. En voici la première strophe ou couplet. BALLADE. Douce France, pran eu toy
reconfort ; Resveille-toy, soies de joie
plaine ; Car cilz est né qui doit par son
effort Toi restorer. C’est le roy
Charlemayne, Charles a nom, qui de jour en
jour maine Ses osts pour toy. Ton fils doit
recouvrer Ce qu’as perdu, accroistre ton
domaine Et recouvrer la terre d’Oultremer[3]. Le sens de la ballade, entière est assez obscur, comme il arrive d’ordinaire aux horoscopes. Selon toute apparence, cette pièce fut composée, non pas en l’honneur du prince auquel est consacrée la présente histoire, mais de l’un de ses frères aînés, Charles, deuxième fils de ce nom, qui vit le jour en 1392. Celui-ci mourut étique, deux ans avant la naissance de Charles VII. Il démentit ainsi les louanges anticipées que le poète de cour avait, suivant l’usage, chantées devant son berceau. Mais la Providence, qui seule a le secret de l’avenir, ajoute parfois aux prophéties des poètes un sens nouveau. Nul, au moment où naquit le cinquième fils de Charles VI, ne pouvait prévoir que ce dernier rejeton dût monter sur le trône. Charles VII, au grand étonnement de ses contemporains, à, la grande admiration de la postérité, accomplit les principaux points de la prédiction contenue dans la ballade. Charles fut élevé, comme ses frères et sœurs, par les soins et sous les yeux de sa mère Isabeau, qui se séparait peu de sa jeune famille. De septembre à décembre 1403, le prince enfant avait son appartement ou quartier d’habitation en l’hôtel du Petit-Musc ou Pute-y-muce[4]. Placé à peu de distance du palais de Saint-Paul, à l’angle des rues actuelles de Saint-Antoine et du Petit-Musc, cet hôtel, par son nom seul, a laissé dans l’histoire, comme une tracé impure. C’était une maison de plaisance, et à vrai dire, une petite maison, qui servait aux plaisirs peu mesurés de la cour. Charles VI avait fait rebâtir cet hôtel et le prêta au duc d’Orléans, son frère. Celui-ci, en 9389, y dépensait en un jour, comme nous l’apprennent ses comptes, 225 livres, qui équivaudraient, si l’on veut, à neuf mille francs de notre monnaie. Quant aux causes de ces dépenses, elles étaient telles que le duc ne voulait pas qu’elles fussent déclairées ès-dits comptes[5]. Charles respira, dès le berceau, l’atmosphère de cette élégante orgie, où vivaient les princes, ses parents. Le 15 février 1404, par le commandement et ordonnance de la royne, une harpe fut délivrée aux gens de monseigneur de Ponthieu, pour en jouer devant le dit seigneur[6]. Charles, en effet, avait reçu, dès 1404 au plus tard[7], le titre de comte de Ponthieu ; sous lequel nous le désignerons désormais. Le service de sa maison se composait d’un double personnel : les hommes et les femmes. Le service hommes se bornait à un aumônier ou premier chapelain nommé Jean de Mante, assisté de Jean de Montmoret, clerc de chapelle. Le service femmes comprit tout d’abord quatre personnes, savoir : une gouverneresse ou gouvernante, une nourrice et deux femmes de chambre. La gouvernante était Jeanne du Mesnil, damoiselle. L’histoire nous a conservé le nom de la nourrice. Elle s’appelait Jeanne de Chamoisy, également damoiselle[8]. Dès 1405, l’orfèvre de la cour fournit un sceau spécial, duquel on scellait tous les actes qui concernaient la maison du comte de Ponthieu et l’administration de ses biens[9]. En 1411, le prince Charles, âgé d’environ sept ans, dut sortir des mains des femmes pour passer exclusivement dans celles des hommes et commencer son éducation virile. Il eut alors pour gouverneurs trois gentilshommes expérimentés : Hugues de Noyers, Pierre de Beauvau, et Hardouin VIII, seigneur de Maillé ou Mailly en Touraine. On lui donna pour précepteur de belles-lettres un savant et vertueux docteur en théologie. Celui-ci se nommait Gérard Machet, natif de Blois. D’abord professeur ou régent, puis proviseur de Navarre, il devint confesseur du jeune prince. Deux de ces gouverneurs, les seigneurs de Beauvau et de Maillé, étaient vassaux et conseillers intimes de la maison d’Anjou. Ils représentèrent, dès lors, auprès du jeune Charles, cette influence angevine, qui, bientôt, devint tout à fait prépondérante dans ses conseils[10]. Au nombre de ces influences primitives, qui laissent toujours, sur la jeune âme qu’elles modèlent, une empreinte durable, il faut considérer d’abord celle de la reine, Isabeau de Bavière. Mère tendre (quoi qu’on en ait pu dire), à l’égard, surtout, de ses jeunes enfants, la nature ne lui avait aucunement refusé cette vulgaire sensibilité, qui rend toute femme accessible aux affections domestiques et communes. Isabelle, vers 1403, descendait la pente de cette saison rapide, où la beauté, la pompe, l’orgueil, l’opulence lui prodiguaient encore de passagères jouissances ; illusions éphémères qui bordaient et voilaient le chemin de sa vie, en lui faisant cortége. La princesse de Bavière étendit autour d’elle, sur tous les siens, son luxe insouciant et sa prodigalité sensuelle. Les premières leçons qui arrivent à l’âme de l’enfant lui viennent de sa, mère. Toute femme chaste et pure porte en elle cet enseignement, dans ses regards, dans Fa vie, dans son sourire, dans ses maternels baisers ; et la leçon coule, avec le lait de son sein, aux lèvres du nouveau-né. Isabelle n’allaitait point ses enfants. Elle ne transmit pas à son fils des communications morales, qu’elle ignorait. Elle ne soupçonna point d’ailleurs cette lacune. Du reste, l’enfance de Charles, grâce à la sollicitude de sa mère, fut entourée de tous les soins et de tout le luxe matériel qui convenaient au fils d’un roi[11]. Les maîtres et les parents peuvent beaucoup pour former un pupille. Niais il est un autre genre d’ascendant qui contribue plus puissamment encore à l’éducation dés princes c’est la leçon des événements. Pour les princes, en effet, là scène de l’histoire se passe à une proximité immédiate. Pour eux, acteurs et spectateurs dès l’enfance, l’histoire est véritablement la maîtresse de la vie, magistra vitœ, titre que lui décernait un gage[12]. Ce ne sera donc pas perdre de vue notre sujet que de rappeler ici en termes succincts les principaux événements qui s’accomplirent pendant les premières années du jeune prince. Charles VI, roi de France, avait été atteint, en 1392, d’aliénation mentale et de folie furieuse. Les accès de cette affreuse maladie, tout à fait caractérisée dès nette date, se renouvelèrent, depuis lors, de jour en jour, et avec une intensité plus grave, ainsi qu’à des intervalles plus rapprochés. Tête faible dès sa jeunesse, Charles VI n’avait pu communiquer à ses proches, aussi bien qu’à son gouvernement, des traditions salutaires et fortes ni une impulsion durable. Le pouvoir, tombé entre les mains des princes et des favoris, devint bientôt l’anarchie. Tout d’abord, la rivalité se manifesta entre le vieux duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, oncle du roi, et le jeune frère de Charles VI, Louis duc d’Orléans. Philippe mourut en 1404. Mais l’antagonisme renaquit avec une activité nouvelle, entre les deux princes survivants, qui étaient à peu près du même âge : Louis d’Orléans et Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Le 23 novembre 1407, Jean sans Peur, mû par un sentiment d’animosité, politique et d’atroce jalousie, fit assassiner Louis duc d’Orléans, rue Vieille du Temple, à peu de distance de l’hôtel de la reine, ou hôtel Barbette. Une gravité, une importance infinies caractérisent, dans l’histoire du quinzième siècle, ce tragique événement. Le meurtre de Louis fut la cause ou le point de départ auquel se rattachent, comme des effets et des conséquences, la plupart des faits historiques qui se produisirent ultérieurement[13]. Louis d’Orléans laissait après lui une veuve, la duchesse Valentine, et quatre jeunes enfants. Valentine de Milan poursuivit en vain la punition du crime. Elle mourut le 4 décembre 1408, léguant à de faibles héritiers le soin de sa vengeance. Cependant la lutte ne se ralentit point, ni ne s’affaiblit entre les mains de ces jeunes successeurs. Le sang versé avait jeté sur la flamme, comme un excitant et un aliment inextinguible. Toute une ligue de clients, de conseillers et d’alliés du prince assassiné, se réunirent sous la bannière du duc, autour de ses enfants orphelins. La paix de Chartres, signée le 9 mars 1409, dans la cathédrale de cette ville, ne fut qu’un expédient malheureux et une balte au début de la guerre civile. Cette mesure entraîna immédiatement la perte du ministre qui l’avait conçue. Chacun des articles de ce contrat renfermait une promesse de paix, d’oubli, de concorde pour l’avenir. Il était l’œuvre de Jean de Montaigu, premier conseiller de la couronne. A peine ce pacte venait-il d’être juré, que Jean de Montaigu succombait, immolé au ressentiment dé l’implacable. Bourguignon. Jean de Montaigu, principal favori de Charles VI, fut décapité le 17 octobre 1409. Ce nouveau meurtre, presque aussi odieux que celui de Louis duc d’Orléans, attisa la haine qui divisait les partis. La France entière se partagea entre l’un et l’autre camp. Ce ne fut plus la rivalité de deux princes ou de deux maisons : ce fut le schisme politique et la guerre civile. Jean duc de Berry, oncle du roi, Charles, nouveau duc d’Orléans et ses frères, le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, Bernard comte d’Armagnac, dont le nom allait devenir si célèbre, conclurent le traité de Gien 15 avril 1410. C’était un manifeste accompagné d’une levée de boucliers. En dépit de Jean sans Peur, et de ses alarmes, et de son ombrageuse activité, l’effet suivit de près la menace. Paris vit arriver sous ses murs les princes et leurs alliés en armes, portant sur leur poitrine la bande blanche, signe distinctif du parti. Les Armagnacs firent ainsi leur première apparition (10 octobre 1410), et reçurent du peuple de Paris le surnom que leur a conservé l’histoire. Cette démonstration, il est vrai, amena la paix de Bicêtre, arrêtée dès le 2 novembre 1410, entre les belligérants. Mais cette paix elle-même ne fut pas de longue durée. Au printemps de l’année suivante, le parti armagnac rouvre les hostilités par ses incursions en Picardie. Le duc d’Orléans adresse au roi des sommations de justice, accompagnées ainsi de la sanction matérielle des voies de fait. La lutte prit alors un caractère plus grave encore que par le passé. La paix d’Auxerre (26 août 1412) interposa de nouveau une trêve ou armistice momentané. De notables et dramatiques incidents marquèrent l’année 1413. Henri IV, roi d’Angleterre, mourut le 20 mars. Il eut pour successeur le redoutable Henri V. A Paris, la commune populaire éleva sa voix dans le conflit. Caboche et ses bouchers présidèrent à la fameuse sédition ou émeute dite des Chaperons blancs. Pierre des Essarts, prévôt de Paris, créature du Bourguignon, paya de sa tête un retour de fortune, éprouvé par la cause bourguignonne. Le 1er juillet 1413, des Essarts fut décapité au pilori des halles, comme il avait fait décapiter au même lieu, le surintendant Jean de Montaigu. Le 2 août suivant, un nouveau tumulte éclate au sein de la capitale. Cette fois, le mouvement a pour chef et pour guide le jeune dauphin Louis, duc de Guyenne. Âgé de seize ans, ce prince obéissait aux suggestions des courtisans et des courtisanes ; dont l’entourage lui tenait lieu de conseil. Aucune vue élevée, salutaire, ne présidait à cette entreprise. Louis, néanmoins, dominait par son rang, par sa naissance, le duc de Bourgogne et le parti populaire. Les prisonniers faits par les Cabochiens recouvrèrent leur liberté. La grande boucherie de Paris, asile et citadelle politique de la formidable corporation, fut rasée. A la suite de cette réaction ou vicissitude, le pouvoir devint le lot du parti armagnac. Le 29 septembre 1413, eut lieu l’entrée à Paris du comte Bernard. Jean d’Alençon fut nommé gouverneur de Normandie le 30 novembre de la même année. Tels sont, dans l’ordre politique, les principaux faits, qui se succédèrent, durant la courte période qu’embrasse cette rapide esquisse. Ces délinéaments suffisent, toutefois, pour retracer la situation, chaque jour plus difficile et plus périlleuse, au milieu de laquelle grandit le comte de Ponthieu. Le moment est venu où Charles commenta, de paraître lui-même sur la scène politique. Nous devons consacrer désormais à ce récit des développements moins restreints. |
[1] Toutes les dates énoncées dans cet ouvrage le sont d’après le comput moderne et actuellement en usage.
[2] Notes sur l’état civil des enfants de Charles VI et d’Isabeau de Bavière, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, 4e série, t. IV, p. 473 et suiv.
[3] La Terre-Sainte (Ms. 7219, f° 303 v°). Robert Blondel, dans son Discours historique (écrit en 1449), chap. XLVIII, insiste sur cette pensée que la France, champion de la foi chrétienne, a pour mission finale de refouler l’islamisme et d’affranchir les lieux saints de la domination des infidèles ; mais que, pour arriver à l’accomplissement de ce devoir, la première nécessité c’est pour elle d’expulser intégralement les Anglais du territoire français. Voy. Notice sur Robert Blondel, 1850, in.-4°, p. 49.
[4] Direction générale des Archives, comptes royaux : K. K. 43, f° 40 v°. Chronique de Jean Chartier, suivie de divers fragments historiques inédits, Paris, Jannet : Bibliothèque Elzévirienne, 1858, in-16, t. III, p. 257.
[5] Aimé Champollion, Louis et Charles d’Orléans, 1844, in-8°, p. 57.
[6] K. K. 43, f° 88. Chartier, etc., t. III, p. 158.
[7] Ibid.
[8] Elle servit longtemps le jeune prince. En 1423, le roi lui faisait une pension de 25 livres par mois. Ibid, p. 328. Jean de Chamoisy était écuyer de la reine, en 1404. K. K. 40, f° 30, v°.
[9] K. K. Registre 42, 43, 45, 46. Jean Chartier, etc., t. III, p. 256 à 328.
[10] K. K. 18, f° 36. J. Chartier, etc., 1858 in-16, t. III, p. 268. Jean Raoulet, Ibid. p. 143. Biographie Didot, article Machet.
[11] J. Chartier, t. III, p. 252 à 269.
[12] Cicéron.
[13] On trouvera un récit circonstancié de cet événement dans le Magasin de librairie, recueil périodique ; 25 novembre 1859, p. 241 et suiv.