On retrouvera ci-après
quelques fragments, déjà publiés dans mon opuscule intitulé : Agnès Sorel,
étude morale, etc., 1855. J'ai cru pouvoir me permettre cette
reproduction, It cause de l'opportunité nouvelle, et parce que l'édition de
ce premier opuscule est complètement épuisée.
Après
avoir, dans une première partie du présent mémoire, tenté d'aplanir ces
difficultés historiques, un champ plus libre et mieux préparé s'ouvre
désormais à nos investigations. Nous pouvons maintenant nous livrer avec plus
d'avantage à l'étude des faits qui décèlent l'influence exercée par Agnès
Sorel, et à l'appréciation de ce personnage. Agnès
avait donc reçu en naissant, avec le sang des Sorel et des Maignelay, les
traditions d'attachement à la cause de Charles VII, c'est-à-dire à la cause
nationale. Il était alors d'usage parmi la noblesse, que les jeunes filles
ainsi que les jeunes hommes, ayant une fois atteint l'âge de l'adolescence,
quittassent le manoir natal et se rendissent â la cour de quelque suzerain ou
patron plus puissant. Là, sevrées de la tendresse, parfois excessive, des
parents, elles achevaient leur éducation privée sous une tutelle plus ferme,
au service de quelque dame illustre. Elles faisaient en mémo temps
l'apprentissage de la vie publique, à laquelle, aussi bien que les hommes, ou
du moins beaucoup plus que de nos jours, elles étaient également appelées.
Agnès Sorel, au sortir de l'enfance, fut placée sous ces auspices à la cour
d'Isabelle ou Isabeau de Lorraine. Même
parmi les maisons souveraines de la chrétienté, on eût difficilement trouvé
une meilleure et plus brillante école. Isabelle de Lorraine fut au nombre des
princesses les plus distinguées de son siècle. Son père, Charles Ier, se
voyant sans enfant mêle issu de son mariage avec Marguerite de Bavière,
convoqua les États. Il fit déclarer fief féminin son duché de Lorraine et
constitua pour son héritière isabelle, sa fille aînée. La jeune duchesse
présomptive épousa René d'Anjou, duc de Bar, qui réunit ainsi les duchés de
Lorraine et de Bar. Cette
union d'Isabelle et de René, célébrée en 1420, fut l'ouvrage d'Yolande
d'Aragon, et l'une des mesures politiques les plus habiles qu'inspira cette
conseillère, aussi judicieuse qu'expérimentée. Jusque-là le duc de Lorraine,
Charles Ier, prince belliqueux et véhément, avait prêté à la cause anglaise
un appui redoutable pour la France. Ce mariage eut d'abord ce résultat de
détacher le prince lorrain de ce parti et rallia bientôt les nouveaux
feudataires à la cause des Valois. Tout en élargissant la fortune de sa
maison et de ses héritiers directs, la reine de Sicile servait ainsi les plus
précieux intérêts de la monarchie. Charles
Ier mourut en 1431. Isabelle et René montèrent alors sur le trône agrandi de
la Lorraine. L'époux d'Isabelle fut ce bon roi René, dont les Provençaux
surtout ont gardé le souvenir, et qui, dans la mémoire du peuple, dispute à
Stanislas et au Béarnais la palme, par excellence, de monarque paternel et
débonnaire. Peintre, littérateur, guerrier, politique, la nature avait pourvu
René de talents variés, que des panégyristes complaisants ont exaltés outre
mesure. Mais quoi qu'on ait pu dire, il lui manquait ce qui fait l'homme
supérieur : comme artiste, le perfectionnement ou l'invention ; en politique,
la sagacité, le coup d'œil ; et la grandeur d'Une en toute chose, A peine eut-il
ceint sa couronne à doubles fleurons, qu'Antoine de Vaudémont, son cousin,
prit les armes et lui disputa la Lorraine. Le jeune René, en vrai prince
français, avec cette folle intrépidité qui fit les désastres de Poitiers et
d'Azincourt, se précipita sous les coups de son adversaire. Il tomba dans le piège
d'Antoine, aux champs de Bulgnéville, et fut fait prisonnier : Saulvez-moy la vie et à rançon mettez-moy pour une bonne
somme ; ce furent
les paroles qu'il dit, selon la chronique de Lorraine, en remettant à un
écuyer de Brabant son épée ducale. Belle, tendre et enjouée, avec les talents
aimables qu'elle partageait dans la société de René, Isabelle de Lorraine
avait reçu du ciel les nobles dons que ne possédait point son époux. Aussitôt
qu'elle apprit la captivité du jeune duc, de concert avec sa mère, la
duchesse douairière, elle convoqua le conseil de Lorraine. Des messagers se
répandirent de toute part afin de contenir et de rassurer les sujets. L'armée
fut ralliée à Nancy. Pendant ce temps, les deux princesses, ici par
ambassadeurs, là de leur propre personne, multipliaient les négociations avec
ce zèle pressant, chaleureux, entraînant, propre aux sollicitations
féminines. Elles allèrent droit à l'adversaire d'abord ; puis, lui ayant fait
signer une trêve, elles recoururent au duc de Bourgogne, protecteur d'Antoine
; au roi de France, à l'empereur, suzerains, l'un de la maison d'Anjou, et
l'autre du duché de Lorraine. René ne tarda pas d'être rendu à la liberté, du
moins provisoirement et sur parole, et le duché fut maintenu sous son
obéissance. Mais deux ans plus tard, en 1434, le duc fut obligé de rentrer en
captivité. Isabelle, qui venait de perdre sa mère, resta seule à la tête du
gouvernement. Bientôt
elle fut instituée, par lettres-patentes de René, lieutenante générale pour
le roi son époux, en deçà et au-delà des monts. En effet, Jeanne de Duras
venait de mourir, léguant au prisonnier la triple couronne de Naples, Sicile et
Jérusalem. Peu de mois auparavant, le propre frère de René, Louis III, duc
d'Anjou et comte de Provence, était mort en laissant René héritier de ses
États. Mais le château de Dracon détenait le captif dans ses murs, et le
sceptre de Naples était à conquérir. Le premier jour d'octobre 1435, Isabelle
s'embarqua de Marseille pour l'Italie où elle déploya, pendant une absence
prolongée, des talents et des qualités très-remarquables. Tels
furent les leçons, les exemples, au milieu desquels fleurirent les dons
naturels dont la jeune damoiselle était douée. A cette même époque (septembre-octobre
1435), soit que
déjà le roi connût Agnès, soit, ce qui est beaucoup moins croyable, qu'il la
vit pour la première fois, Agnès, après le départ d'Isabelle, résida désormais
à la cour de France. La duchesse de Lorraine, on n'en saurait douter, laissa
ainsi auprès de Charles VII, en la personne d'Agnès, plus qu'une amie
d'enfance et une suivante. C'était un véritable ministre de ses intérêts
qu'elle accréditait à la cour du roi de France. D'une seconde part, le
témoignage explicite de Pie II nous contraint à reconnaître dans la venue, je
dirais presque dans l'avènement d'Agnès, autre chose qu'un incident du pur
domaine de la vie privée. L'introduction d'Agnès à la cour, je le répète, fut
encore l'œuvre d'Yolande d'Aragon. Elle fut la conséquence de cette
révolution de palais qui renversa La Trimouille en 1433 et substitua une
politique nouvelle à celle des favoris. Le
moment est venu d'introduire sur la scène et de peindre en quelques traits le
roi de France Charles VII. Ce
prince naquit en 1403. Sa naissance même fut désastreuse, dans le sens
antique et fatal de cette expression. Charles VI, l'époux d'Isabelle de
Bavière, était insensé. Celle-ci a laissé dans nos annales une mémoire
exécrée. Charles reçut très-certainement avec le lait, au milieu des folles
orgies qui avaient lieu dans les hôtels de Nesle, du Petit-Musc et de
Saint-Paul, une détestable éducation et les plus funestes exemples. L'une des
premières impressions qui vinrent assaillir sa jeune imagination, fut, durant
la nuit du 28 au 29 mai 1418, lorsque le prévôt de Paris Tanneguy ou Tanguy
Duchâtel le saisit, enveloppé tout nu dans le drap de son lit, à l'hôtel de
Saint-Paul ; au bruit du tocsin qui sonnait le massacre des Armagnacs.
Tanneguy l'emporta sur son cheval, dont le pied glissait sur le pavé sanglant
des rues, jusqu'à la Bastille. La monarchie, le royaume étaient en plein
schisme, en pleine terreur. De là il s'enfuit à Melun ; puis à Bourges, puis
au fond du Languedoc. Sa vie depuis ce temps fut comme une fuite perpétuelle.
Une figure populaire assimile le pouvoir suprême à l'astre bienfaisant qui
luit pour tout le monde. Charles VII devançant on cela Louis XIV, avait pour
devise personnelle un soleil. Il vécut néanmoins, de retraite en retraite,
enseveli, comme certains despotes de l'Orient, loin des regards vulgaires et
du grand jour, dans l'ombre d'une vie sensuelle et presque inaccessible. Une
fois, son conseiller, Jean Jouvenel des Ursins, évêque de Beauvais, osa lui
tenir ce véridique langage : Vous voulez
estre muché et caché en chanteaux, méchantes places et manières de petites
chambrettes, sans vous montrer et ouïr les plaintes de votre pauvre peuple (1)[1]. Le 10 septembre 1419, au pont
de Montereau, ses gens assassinèrent, lui présent, son cousin Jean sans Peur,
duc de Bourgogne. H se trouvait un jour en conseil à la Rochelle, tout à
couple plancher du logis s'effondra ; Charles vit périr ainsi sous ses yeux
Jacques de Bourbon, seigneur de Préaux, et d'autres personnes de ses proches.
Lui seul, dit une chronique, demeura tout assis sur sa chaière. C'était en
1422, au moment où il allait inaugurer sa royauté. Ces faits laissèrent dans
l'âme du prince et jusque dans sa personne physique des traces indélébiles. Durant
cette première période de son existence, Charles VII sembla moralement comme
arrêté dans une enfance sans fin, où la pétulance du jeune âge offrait les
symptômes menaçants d'une démence héréditaire. Déjà la vie physique avait
atteint chez lui le développement de l'adulte ; la conscience et le jugement
ne s'élevaient pas pour la régler. En le meurtrissant, les coups répétés do
l'infortune lui arrachaient bien de temps à autre le cri de la douleur ; mais
ils ne lui inspiraient point ces magnanimes élans par lesquels se rachète
lime virile. Yolande d'Aragon, avec sa froide intelligence, souvent désarmée,
veillait sur ce pupille au front ceint d'une couronne. Parfois aussi un autre
et rude tuteur, le connétable Artus de Richemont, dit le Justicier, rompait
le ban où le reléguaient la méfiance et l'ingratitude.11 venait avec son
épée, et réparait les fautes de la veille, en exécutant quelque favori ; puis
il retournait dans son muet exil, Mais Charles dépensait le reste de son activité,
de ses jours, au gré du hasard des dés, de la fatalité, des femmes, des
astrologues, des médecins, des intrigants de cour. En 1426, ses principaux
conseillers étaient le médecin Cadart et le financier Louvet, qui avait donné
l'une de ses filles au roi pour maîtresse. Celle-ci était mariée. Aussi fut renvoyée Jehanne Louvette, femme du
seigneur de Joyeuse, laquelle avoit esté longuement fort en la grâce du roy,
elle estant damoiselle en l'hostel de la reine[2]. Giac vint après ; il dura un
an : Richemont le noya. Au sire de Giac succéda un écuyer d'Auvergne, nommé
Le Camus de Beaulieu. Son règne fut moins long ; au bout de quelques mois,
Artus le fit saisir par cinq ou six de ses gens dans une prairie, et le
tuèrent à coups d'épée. Le roi vit cette scène à une fenêtre du château de
Poitiers qui dominait cette prairie. Mais il
n'en fut autre chose,
comme le dit la chronique royale. Après Le Camus de Beaulieu, parut Georges
de la Trimouille. Jeanne Darc, durant [influence de ce favori, vint aussi,
apportant à Charles VII son secours divin. C'est vainement que la jeune
inspirée fit entendre devant le roi l'annonce prophétique dont le souille
animait ses lèvres. Jeanne fut accueillie avec défiance. C'est en vain que
pour vaincre cette intelligence rebelle ou incrédule aux paroles, la
libératrice y joignit les signes qu'on lui demandait. En vain elle délivra
Orléans, lit sacrer le roi à Reims et le fit marcher sur Paris, en le
conduisant d'une main virile. Devant Paris, Charles se déroba et retourna
s'ensevelir dans les tours de ses châteaux du Cher et de la Loire. Jeanne fut
délaissée. Prise par les Anglais, elle fut brûlée, après un an de délai et de
procédure. Dans cet intervalle, pas un soldat du roi ne tenta sa délivrance à
main armée. Renauld de Chartres, chancelier du roi, archevêque de Reims,
n'essaya pas d'une admonition auprès de Pierre Cauchon, évêque de Beauvais,
son suffragant, directeur de l'œuvre d'iniquité. Charles VII n'écrivit point
une lettre au pape dont il reconnaissait l'obédience, pour déférer au vicaire
de Jésus-Christ l'acte judiciaire qui allait déshonorer le tribunal de
l'Église. L'histoire, aujourd'hui mieux éclairée, sait la part qu'il faut
imputer à La Trimouille et aux autres ministres du roi, dans cette trame, où
tomba la victime, avant que d'être saisie par les mains de l'ennemi.
L'histoire peut dire quelles passions et quels intérêts subalternes
poussèrent en cette circonstance ces ministres à trahir ainsi à la fois,
l'humanité, l'État et la monarchie. Tel était le favori qui fut pris en 1433
au château de Chinon, et qui disparut alors du gouvernement. Tel s'était
montré jusque-là le prince qui portait sur son front la couronne de France.
Nous retrouvons ainsi l'époque et le point, où Agnès Sorel apparaît de son
côté sur la scène. La
suite de cette étude et le développement de l'influence d'Agnès, nous devons
les chercher dans le développement même de la biographie de Charles VII et
dans les actes ultérieurs de son gouvernement ou de sa conduite. Lorsque La
Trimouille fut chassé, la grande faveur fut acquise à la maison d'Anjou.
Marie d'Anjou elle-même, la reine, avait été initiée. Ce fut elle, disent les
chroniqueurs, qui apaisa le roi. Dès lors aussi entrèrent aux affaires ou au
conseil Pierre de Brézé, Coëtivy ; puis les Bureau, les Cousinot, les Jacques
Cœur, les Étienne Chevalier ; aujourd'hui moins célèbres que les La Hire et
les Saintrailles. Ce furent des hommes de grand cœur et de haute intelligence
cependant : utiles et obscurs ministres du patriotisme, du bon sens, et de
l'équité. Un gouvernement stable, prévoyant, habile, prit avec eux la place
de l'intrigue et des parasites. Chaque année désormais se marque par un
glorieux succès ; par une bonne et quelquefois par une grande institution, ou
un acte d'éclatante justice. L'an 1434, Artus de Richemont rentre en grâce
auprès du roi ; l'année suivante, c'est le congrès d'Arras, où l'on vit pour
la première fois intervenir l'intelligence et le droit, après une période
d'hostilités sauvages. La paix d'Arras réconcilia le duc de Bourgogne et le
roi de France. A partir de ce jour, la cause anglaise fut perdue. Douze mois.
en effet, ne s'étaient pas écoulés que Paris, en avril 143G, redevenait
français. Merveille inouïe et qui a frappé d'admiration tous les historiens
attentifs de cette période I A la date même où nous sommes parvenus, d'après
leur unanime témoignage, une métamorphose s'est accomplie peu à peu dans la
personne même de Charles VII. La raison se lève tardive, mûrie, majestueuse,
dans cette âme longtemps troublée. Au mois d'octobre 1437, Charles combattit
en personne à la prise de Montereau. Celui dont un chroniqueur disait, au
commencement de son règne : Il ne s'armoit
mie volontiers et n'avoit point cher la guerre, s'il eust pu s'en passer, descendit dans l'eau des fossés
jusqu'au-dessus de la ceinture. Puis remontant par les échelles un des
premiers, il entra ainsi dans la place, l'arme au poing. La
pragmatique-sanction, cette charte fondamentale du droit ecclésiastique
gallican, est de 1438. Jusqu'alors soldat et brigand étaient à peu près
synonymes : une loi présentée aux États généraux d'Orléans en 1439, par le
roi, et que confirmèrent d'autres ordonnances, régularisa l'entretien des
forces militaires. Il leur donna ce qui anoblit le serviteur armé : un
drapeau, une patrie. L'armée française date de là. Non moins que la folie de
Charles VI, le schisme dynastique, cette plaie des races régnantes, avait
perdu ce malheureux prince et le royaume. Une intrigue analogue s'ourdit en
1440, sous le nom de Praguerie ; les conspirateurs avaient à leur tête le
Dauphin. Lorsque le roi apprit le premier soulèvement, il dînait à Poitiers.
Aussitôt il monte à cheval et ne s'arrête qu'après avoir militairement
étouffé ce naissant incendie. En 1441, il se conduit, au siège de Pontoise,
comme il avait fait à celui de Montereau. La Praguerie, en 1442, se reforme à
Nevers sous une apparence diplomatique. Autre victoire : Charles joue les
conjurés, discute leurs griefs, les désarme avec une magnanimité
bienveillante, et la ligue est dissoute. Sous la date de 1443, un des plus
puissants barons féodaux, le comte d'Armagnac, vassal rebelle et sans foi,
est soumis et châtié par le roi de France. Cette période enfin a pour terme
un événement de la plus haute gravité, la paix que vint implorer l'Angleterre
et qui fut signée à Tours en mai 1444. La
période suivante, qui s'étend de 1444 à 1450, date de la mort d'Agnès,
continue de présenter les mêmes caractères. Une prospérité inouïe, dès que la
paix fut proclamée, sortit pour ainsi dire subitement des entrailles fécondes
de la France, de ce pays si longtemps livré au ravage et à la destruction.
Six ans d'un calme réparateur furent employés par le roi à rétablir le cours
de la justice, l'ordre des finances, la marche de l'administration ; dresser
et aguerrir la nouvelle armée, à encourager les créations maritimes et
commerciales de Jacques Cœur. On a discuté la question de savoir quel fut, à
l'égard de Charles VII, l'auteur de cette métamorphose admirable. Les poètes,
les hommes d'imagination, ceux qui, dans le tableau mouvant du passé, se
passionnent surtout au côté esthétique des choses, ont exclusivement rapporté
à la belle Agnès l'honneur de ce changement. Ils en ont fait un miracle subit
de l'amour. D'autres, au contraire, en raison même de la grandeur et de la
moralité du résultat, se sont refusés à reconnaître en la personne d'Agnès
l'instrument qui aurait été dans cette conjoncture employé par la Providence.
Sans doute, à cette rapidité en quelque sorte théâtrale de la transformation
supposée, on reconnaît l'illusion des poètes et la fable de l'imagination
humaine. Charles VII ne fut point changé à vue par Agnès seule, ni en un
jour. Dans le même temps qu'Agnès, par exemple, Charles vit se dresser à côté
de lui peu à peu, de jour en jour, la dure nécessité, cette autre
conseillère, moins belle, mais éloquente aussi et non moins puissante.
D'autres moyens se mêlèrent aussi à l'œuvre, toujours complexe et multiple en
ses ressorts, de la Providence. Mais comment ne pas reconnaître qu'une part
notable, principale, appartient dans cette œuvre à l'influence d'Agnès ?
Comment repousser cette attribution, lorsque de tels résultats coïncident
avec les termes chronologiques de la présence d'Agnès ? Comment la nier
lorsque les chroniqueurs, avec l'expression les uns de la faveur, les autres
de la haine, s'accordent unanimement sur un point, c'est qu'Agnès exerça sur
Charles VII un ascendant sans réserve et sans borne ? Nous
atteignons ici le point le plus délicat de notre tâche ; il s'agit de
caractériser et d'apprécier, à notre tour, le côté moral de cette influence.
Le respect constant du juste et de l'honnête est la source unique où
l'historien puise la dignité et l'autorité de ses jugements. Une observation
éminemment historique frappe toutefois les esprits. 11 en est de la morale
comme de la religion, dont le dogme immuable a reçu cependant, de siècle en
siècle, une certaine variété d'interprétation, et qui présente dans le culte
des variations plus sensibles encore. Au moyen-âge, parmi les classes les
plus hautes et les plus cultivées de la société, deux principes, deux
doctrines fort distinctes et même très-opposées, se partagent concurremment,
pour régler les relations morales, un empire simultané. L'amour, aux yeux de
l'Eglise, qui, pour elle, s'en interdit, au moins officiellement, les
séductions, l'amour n'est toléré que dans le mystère du mariage, à l'expresse
condition de la constance, et sous le sceau éternel de l'indissolubilité.
L'amour, dans la doctrine du monde, exprimée, chantée, pratiquée par les
esprits éclairés, par tes poètes, par les modèles du goût, de l'honneur, du
savoir-vivre, est une source inépuisable de nobles pensées et de grandes
actions. Bien loin de s'ensevelir dans un seul objet comme dans un tombeau,
il peut successivement, progressivement et même simultanément, animer de sa
flamme des liaisons multipliées. Je ne loue point cette doctrine, je me borne
à l'exposer. Très-distinct du mariage, l'amour, d'après cette théorie, est à
peine compatible avec te mariage, et tous deux sont faits pour traiter de
puissance à puissance. Cette doctrine va jusqu'à mesurer la part de l'un et
de l'autre. Il y a, dit en propres termes un écrivain amoureux du XIIIe
siècle, c'est-à-dire un dialecticien dissertant sur cette matière il y a deux
genres d'amour : l'amour dans le mariage ou amour de dette, et l'amour libre,
qui est l'amour de cœur. Cette théorie, je le répète, avait au moyen-âge son
empire et son application, non-seulement dans les fameuses cours d'amour,
c'est-à -dire dans le domaine du roman, de la littérature, de la fiction,
mais dans les faits et les mœurs, sous la garantie de l'opinion, sous l'égide
ou la sanction de véritables conventions sociales. Aux XIIe et XIIIe siècles,
cette religion française de l'amour touche à son apogée historique. Elle est
en décadence au XIXe siècle et finit par se dissoudre, pour se transformer, parmi
les éléments moraux de la Renaissance ou de la société moderne. Au XVe
siècle, les dogmes corrompus de cette périlleuse doctrine sont encore debout.
Les mœurs du XVe siècle se caractérisent d'abord par une effroyable licence,
fruit d'un bouleversement et comme d'une désorganisation générale. Jean,
comte d'Armagnac, époux légal de sa propre sœur, Gilles de Retz, semblent
reculer les bornes de la perversité humaine. A une grande distance de ces
monstrueuses horreurs, dans le domaine des mœurs proprement dites, une grande
dissolution est visible, en ce qui touche spécialement le lien conjugal. Je
citerai pour exemple l'un des princes les plus puissants et les plus redoutés
de cette époque : Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Veuf de deux compagnes
légitimes et de beaucoup d'autres qui ne l'étaient pas, il épousa en 1429
Isabelle de Portugal. A cette occasion, Philippe adopta publiquement et fit
reproduire sur toutes les surfaces celte devise qui contenait une promesse et
un aveu : altre n'aray, dame Ysabel. Jamais serment ne fut moins
observé. Les historiens de Bourgogne ont enregistré les noms et qualités de
vingt-quatre maîtresses de Philippe le Bon. ll les prit à tout fige de sa
vie, dans tous les rangs de la société, et elles augmentèrent sa lignée de
quinze enfants illégitimes. Le XVe siècle pourrait s'appeler le siècle des Bâtards,
tant ils apparaissent remarquables et nombreux sur la scène de l'histoire.
Quelques restes traditionnels de l'amour chevaleresque atténuaient ou
masquaient cette licence. Les femmes, avec un art ingénieux, même dans
l'immoralité, jetaient sur ces désordres un certain voile de délicatesse. Les
princes.es du plus haut rang et de la meilleure renommée élevaient et
choyaient elles-mêmes les enfants naturels de leurs pères, de leurs frères,
de leurs maris. Elles prodiguaient à ces bienvenus la même tendresse et
presque les mêmes égards qu'à leurs parents ou enfants propres et légitimes.
On sait le mot de la belle Valentine, veuve du duc Louis, en parlant du
Bâtard d'Orléans : il m'a été emblé, disait-elle avec enjouement.
L'italienne vindicative, après avoir oublié les torts de l'époux, pardonnait
généreusement à cet enfant furtif son origine ; elle le préférait même entre
tous parce
qu'il lui semblait le mieux taillé pour venger la mort de son père. Ce bâtard tint parole ; il fit
plus, il vengea, il affranchit notre mère à tous, sa patrie. Le mot de
Valentine se retrouve dans un livre familier d'instruction nommé le Lucidaire et daté du XVe siècle. C'est un
dialogue entre un maître et un disciple. — Le disciple : Nuit-il riens ès
enfans, quant ils sont conceus en adultère, ou autrement qu'en loyal mariage
— Le maistre : Nenny point ; si pour comme au froment qui a esté
emblé. Car qui le sème, il croît comme l'autre[3]. On voit combien cette
condescendance de principes était générale. Au XVe siècle, en un mot, l'amour
de grâce avait encore sa part en regard de l'amour de dette. Une complaisance
très-marquée de l'opinion publique absolvait une facilité de rapports qui
trouverait aujourd'hui moins d'excuse. Cette loi de l'opinion s'étendait aux
deux sexes avec une sorte d'impartialité. Comme une compensation, sans doute,
aux exigences qui sacrifiaient les sympathies dans le mariage, cette loi
autorisait, pour les époux d'un rang élevé, un autre genre de liaisons
purement sympathiques, en dehors et face à face du mariage. L'absolution
était même à peu près sans réserve, lorsque cette affection multiple
respectait, dans ses choix comme dans ses actes, les prescriptions d'une
bienséance extérieure. Charles
VII, durant la faveur d'Agnès, suivit pleinement ce programme. Nul peut-être
de ses contemporains ne mit plus largement à profit les facilités que
procurait cette espèce de comptabilité morale en partie double. Pour la reine
Marie, qu'avaient éprouvée depuis long- temps de pires épreuves, l'avènement
d'Agnès fut certainement le signal d'une situation moins pénible que par le
passé. Le roi, en aucun temps, du reste, ne s'écarta directement des égards,
des témoignages de déférence, ni même de l'intime affection qu'il devait à la
compagne du trône. C'est ce qu'atteste formellement le chroniqueur officiel
du roi, avec une naïve crudité, en nommant et en supputant les preuves.
Enfin, et c'est là le dernier trait sous ce rapport, l'étude minutieuse des
documents impose cette irrésistible conviction, que la reine supporta pour le
moins sa rivale avec la plus calme et la plus sereine résignation, si ce
n'est avec les signes, au moins extérieurs, de l'attachement et d'une
bienveillante condescendance. Plus on
approfondit les documents de cette période, plus on est assuré qu'Agnès,
jusqu'à son dernier jour, tint Charles VII sous le charme d'une sorte de
culte et d'adoration. Son ascendant n'eut pour ainsi dire point de rival,
point de limite ni de réserve : il s'étendit aux plus grandes comme aux plus
petites choses. Néanmoins, on se ferait de cette influence, si je ne me
trompe, une idée fausse, presque de tout point, si, pour s'en rendre compte,
on l'assimilait à plusieurs termes fameux de comparaison, qui abondent
ultérieurement dans l'histoire de la monarchie française. Plus tard, les
favorites des rois de France furent comme un deuxième pouvoir de l'Etat.
Pouvoir occulte, impudent tout ensemble et honteux ; inquiet, agité,
invisible ; double fond de la politique officielle. L'influence des maîtresses
eu titre, avec son cortège obligé de cabales et d'intrigues, formait une
sorte de conspiration étrange et intestine. Au foyer conjugal du monarque,
c'était la lutte de la main gauche contre la main droite. Cet adultère de la
ruelle renaissait dans le conseil politique, où l'époux infidèle devenait le
roi parjure, quo trahissaient à leur tour ses ministres. En 1440, ces
pratiques savantes et cette corruption perfectionnée n'existaient point
encore. Agnès Sorel inspira, mais ne gouverna pas. Agnès prit part à ce
règne, comme eût pu le faire, aux côtés du monarque, un parent, un ami sage,
affectueux, personnellement désintéressé de l'ambition comme de la pratique
politique. Les charmes de son sexe rompirent seuls l'illusion de cette idée
abstraite. Ce furent les manifestations passionnées de l'amant-roi qui
trahirent le mystère ; voile pudique 'dans lequel Agnès réussit à ensevelir et
à sceller, non-seulement pour les contemporains qui l'épiaient, mais pour
l'avide postérité, toute une part de sa vie et les commencements de sa
tendresse. Au lieu d'être enfin une mine toujours menaçante et creusée sous les
pouvoirs publics, cette union suprême de deux affections privées devint
certainement une cause de stabilité dans les affaires et un gage de repos
pour l'Etat. Qu'on ouvre les annales de l'époque, surtout les tomes XIII et
XIV des Ordonnances des rois de France, où se voit le travail
harmonieux d'une activité créatrice : cette période apparaîtra comme l'une
des plus calmes, des plus fécondes et des plus remarquables do la monarchie. On
conserve quelques lettres originales ou autographes de la belle Agnès. C'est
la source d'information la plus directe, la plus profonde, qui puisse nous
instruire sur les points intimes de notre curiosité. Ces lettres révèlent une
belle âme, de l'esprit gaulois, une intelligence alerte, gracieuse, enjouée.
De pauvres gens, habitant la paroisse de la Chesnaye, en Berri, sur l'une des
terres d'Agnès, prévenus d'avoir pris du bois dans la forêt, avaient été
ajournés en justice. Informée du fait et ayant sceu qu'aucuns desdites gens sont
pauvres, misérables personnes et que ilz aient grant misère à gaignier leur
vie et gouvernement d'eulz, leurs femmes et leurs enfants, Agnès prend la plume. Comme
dame et maîtresse du lieu, elle écrit de sa main à son prévôt de justice de
la Chesnaye qu'il ait à arrêter immédiatement les poursuites en mettant
l'affaire à néant[4]. Ces lettres, combinées avec
les autres documents historiques nous montrent, dans le rapprochement do
Charles VII et d'Agnès Sorel, le contraste de deux natures éminemment
diverses, unies par le lien mystérieux de la sympathie. Charles, nullement
chevaleresque, peu susceptible d'éclat, d'entraînement ; couvant sous un
extérieur de cendre le feu d'une âme passionnée : Agnès séduisante et
généreuse ; la grâce et la vie de l'esprit, en mouvement, comme celles du
corps ; régnant et dominant sur cette organisation, si différente de la
sienne, par le charme et la séduction ; retenant cet empire par la douceur,
et le perpétuant par l'intelligence. Agnès, et nous reprenons ici le plus
grave point de vue de ces recherches, projeta sur ce caractère terne tout
l'éclat qu'il était capable de réfléchir. Dans cette âme pleine de lacunes,
souvent sombre, inerte, morose, sujette enfin à de tristes défaillances, elle
sut faire pénétrer quelques rayons d'enthousiasme et de nobles inspirations.
Pour le commun souvenir, ce reflet avantageux d'Agnès est demeuré empreint
sur la figure historique de Charles VII. Cette beauté d'emprunt cependant
n'eut d'autre durée réelle que celle de la cause a laquelle elle était due.
Si je ne craignais d'abuser de l'expression, je dirais que la période
héroïque de Charles Vil coïncide mathématiquement, de 1435 à 1450, avec la
période qu'embrasse l'influence d'Agnès. Il y a sur le règne de Charles Vil
deux grandes taches, qui se voient en dépit de l'éloignement des siècles et
que le souffle éternel du temps no saurait effacer : l'abandon de Jeanne Darc
et celui de Jacques Cœur. Le premier de ces crimes fut commis avant l'arrivée
d'Agnès Sorel ; l'autre le fut après sa mort. J'ajouterai que les premiers
signes de remords, à l'égard de l'héroïne infortunée, furent manifestés par
Charles VII durant la période de l'influence d'Agnès. Quant à Jacques Cœur,
Agnès apprécia et protégea jusqu'à son dernier jour le mérite de l'illustre
argentier ; elle mourut en le nommant, avec le roi lui-même, au nombre des
exécuteurs de son testament. Agnès Sorel porta son ombre comme tout ce qui est grand et en lumière. Les détracteurs, et de mémo aussi les panégyristes ne lui ont point manqué. Entre ces plaidoyers contradictoires, chaque jour qui s'écoule rend plus impartial, plus calme et plus vrai le jugement de la postérité. Parmi les chroniqueurs ses contemporains, et qui parlent d'elle, les uns ont aimé, ont béni la France ; ceux-ci ont aimé Agnès et l'ont bénie. D'autres ont haï Agnès et l'ont maudite : ceux-là ont haï et maudit la France. Tels sont les auteurs bourguignons, échos stipendiés des rancunes de Philippe le Bon, le feudataire rival, et de Louis dauphin, le fils dénaturé, réfugié à Geneppe et à Bruxelles. Lorsque dans leurs chroniques, vous rencontrez les jugements sévères jusqu'à la violence et à l'insulte envers Agnès Sorel, tournez la page : vous verrez l'insulte et la violence prodiguées à Jeanne Darc ; vous trouverez au verso les vœux impies suggérés par les mêmes passions contre la patrie, qui naissait alors et que saluaient déjà, pour employer une expression qui date précisément de ce temps-là, tout ce qu'il- y avait de bons françois en France. La mémoire populaire a fini par absoudre cette femme, à qui, selon le divin précepte, il a dû être beaucoup remis. L'histoire, qui est le verdict écrit et raisonné de l'opinion, imitera cette indulgente justice. A la distance où l'historien doit se placer, les torts de la femme envers la morale individuelle, disparaissent, si je ne me trompe, dans la perspective qui lui appartient pour envisager les faits d'intérêt public. En ce qui touche Agnès Sorel, ces taches, si graves qu'elles puissent être, ne s'effacent-elles pas dans la lumière d'un nom, d'un souvenir à la fois poétique et glorieux ? |
[1]
Ms. St.-G. fr. n° 251, f° 75
[2]
Chronique de Nicole Gilles.
[3]
Le disciple : Ne
résulte-t-il aucun préjudice pour les enfants, lorsque ceux-ci ont été conçus
en adultère, ou autrement qu'en légitime mariage ? — Le maitre : Aucun, pas plus qu'il n'en est
pour le blé dérobé : semez-le, il croîtra comme tout autre. (Ms. 7301, bibliot.
imp., f° 704.)
[4]
Voyez ci-après Pièces
justificatives, la note 1.