L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE XXIV.

 

 

Usage du masque autrefois assez répandu. — Cet usage était fréquemment appliqué aux prisonniers en Italie. — Facilité de l'emploi d'un masque pour Matthioly. — Origine de la légende de l'Homme au masque de fer. — De la transmission du secret de roi à roi. — Louis XV et Louis XVIII. — Pour quel motif les dépêches que nous avons citées sont-elles restées jusqu'à ce jour inédites ? — Du silence de Saint-Simon. — Dujonca. — Objection de Taulès. — Dureté du langage de Louvois. — Âge de Matthioly. — Du nom de Marchialy. — Ordre d'arrestation pour Matthioly. — Arrivée à Paris du duc de Mantoue. — Conclusion.

 

Mais le masque, dira-t-on ? le masque qui est le trait caractéristique, distinctif du prisonnier mystérieux, trait encore plus saisissant que tous les autres, parce que, tandis que ceux-ci sont connus des seules personnes qui lisent, celui-là est rappelé par le nom même du fameux détenu, qu'on ne peut prononcer sans qu'aussitôt on se représente un masque lui cachant le visage ? Dirons-nous que l'usage de porter un masque était autrefois assez répandu parmi les grands ? invoquerons-nous l'exemple de Marie de Médicis, que l'exact Héroard représente[1] allant voir le jeune Louis XIII qui l'embrasse par-dessous le masque ? ou les demoiselles d'honneur de la duchesse de Montpensier, autorisées par elle à se couvrir le visage d'un masque de velours noir[2] ? ou encore la maréchale de Clérambault, que Saint-Simon montre[3] ayant toujours, par les chemins et dans les galeries, un masque de velours noir ? Rappellerons-nous madame de Maintenon se cachant le visage sous un masque[4], lorsque, à sept reprises, elle vint chercher à Versailles les enfants venant de naître de madame de Montespan et de Louis XIV, pour les emmener mystérieusement à Paris dans un fiacre ? ou encore les femmes de certains riches financiers, qui, en 1683, osèrent pénétrer avec un masque jusque dans les églises[5] et provoquèrent une sévère ordonnance du lieutenant de police la Reynie ?

Mais si l'on trouve à cette époque d'assez fréquents exemples du libre usage d'un masque dans le cours ordinaire de la vie, l'on ne constate aucun exemple, absolument aucun, d'un masque imposé à un prisonnier, et cette mesure est tout à fait particulière au fameux détenu. On en a conclu que le prisonnier ainsi exceptionnellement traité devait avoir une exceptionnelle importance et qu'il était d'un intérêt majeur de dissimuler son visage. Mais, en ce cas, pourquoi l'amener à la Bastille, où un moment d'oubli pouvait le faire reconnaître d'un de ses codétenus et presque infailliblement d'un des nombreux officiers de la forteresse ? n'eût-il pas été aussi prudent que facile d'éviter ce danger en le laissant aux îles Sainte-Marguerite ? On a dit, pour expliquer ce transfèrement, que Louis XIV tenait à avoir sous la main et plus près de lui le prisonnier. Il n'en est rien. Nous venons de donner[6] les dépêches qui ont précédé le départ de Saint-Mars pour la Bastille. Contiennent-elles un ordre impérieux, sans réplique, et fondé sur la raison d'État ? Loin de là. Le ministre apprend à Saint-Mars que le gouvernement de la Bastille vient de vaquer, et il lui demande s'il veut l'accepter. Loin de lui parler de son ancien prisonnier dans cette première dépêche[7], il ne l'entretient que de ses affaires particulières et de l'intérêt évident qu'il trouverait à accueillir cette avantageuse proposition ; et, lorsque Saint-Mars s'y détermine, alors, alors seulement, le ministre lui recommande d'emmener avec lui son ancien prisonnier. Si cet ancien prisonnier avait eu dans ses traits une ressemblance révélatrice de son origine, on ne l'aurait pas conduit à Paris, ou tout au moins on se serait préoccupé de lui dès la première dépêche où l'on propose à Saint-Mars ces fonctions nouvelles.

Avec l'Italien Matthioly, au contraire, l'emploi d'un masque a son explication toute naturelle. Ce n'est qu'en Italie, en effet, que nous trouvons cet usage de couvrir d'un masque le visage des prisonniers. Les personnes arrêtées à Venise par ordre des inquisiteurs d'État étaient conduites masquées dans leurs cachots. Bien plus, nous avons vu Matthioly[8] se cacher sous un masque dans ses entretiens secrets avec l'abbé d'Estrades, ambassadeur de Louis XIV. Ce masque, le ministre du duc de Mantoue, le compagnon de ses plaisirs, le portait toujours avec lui. Il aura certainement fait partie de ses hardes et de ses effets, saisis en 1678 près de Turin, et d'une valeur assez grande pour que Louvois eût à autoriser Saint-Mars à les emporter avec lui[9]. Matthioly se trouvait en 1608, comme au moment de son arrestation, toujours sous le coup de cet ordre de secret absolu renfermé dans la dépêche que nous donnerons tout à l'heure, et Saint-Mars, nous le savons, était aussi exact, aussi scrupuleux dans l'accomplissement de ses instructions, qu'elles eussent vingt ans de date ou qu'elles fussent toutes récentes. En outre, Matthioly était venu à Paris en 1678, chargé d'une mission officielle. Il y avait demeuré un mois. En supposant, ce qui est probable, qu'il ne courût plus le risque d'être reconnu, après une si longue absence, par les Français qu'il y avait visités, il pouvait l'être par le résident du duc de Mantoue et des autres princes italiens. Enfin une lettre inédite de Saint-Mars[10] et plusieurs dépêches du ministre des relations extérieures prouvent qu'il y avait alors à la Bastille un Italien, le comte Boselli, à la détention duquel le maréchal de Tallard parait avoir été intéressé, et que diverses missions avaient fait voyager dans toute l'Italie et mis en rapport avec bien des familles illustres du Mantouan et du Bolonais. Sans doute il avait connu celle de Matthioly, et peut-être Matthioly lui-même. Pour tous ces motifs, il fallait donc maintenir le secret absolu auquel celui-ci était condamné. Saint-Mars en avait à sa disposition le moyen, moyen exceptionnel et extraordinaire pour tous, mais très-familier à Matthioly. On lui couvrit donc le visage d'un masque, et si cette singulière particularité a frappé à un si haut degré les esprits à la Bastille, cela a tenu surtout à ce que le prisonnier y a pénétré avec le nouveau gouverneur ; que déjà l'attention était excitée par l'arrivée prochaine de Saint-Mars, probablement précédé d'une réputation de sévérité rigoureuse et, dans tous les cas, attendu avec cette impatience qu'ont tous les subordonnés de connaître un chef nouveau. Voilà ce qui a contribué à rendre si vive chez Dujonca l'impression de surprise que nous retrouvons dans son naïf journal. Cette impression ainsi reçue, Dujonca l'a communiquée à d'autres officiers de la Bastille. Le souvenir mystérieux s'est d'abord perpétué entre les murailles de la redoutable forteresse. On s'en entretenait encore lorsque, dans la première moitié du dix-huitième siècle, de nombreux gens de lettres y ont été enfermés. Ceux-ci y ont certainement entendu raconter ce qui, ayant passé par plusieurs bouches, était encore un peu de l'histoire et déjà beaucoup de la légende. Ils ont conservé, profondément gravé dans leur esprit, ce récit d'autant plus saisissant qu'il leur avait été fait sur le théâtre même de l'événement, et, une fois libres, ils l'ont ensuite répandu dans le public et bientôt dans le monde entier. L'imagination, vivement excitée, s'est donné carrière. Diverses explications ont été proposées, soutenues, contestées. De grands écrivains se sont mêlés à cette controverse et lui ont prêté l'éclat de leur talent. Afin d'alimenter la curiosité publique, on s'est complut dans l'extraordinaire et le merveilleux, et c'est ainsi que peu à peu la question de l'Homme au masque de fer est entièrement sortie du grave domaine de l'histoire, pour entrer tout à fait dans les séduisantes régions de la légende.

Alors ont été imaginés divers épisodes successivement ajoutés comme autant d'ornements à la vie du romanesque prisonnier : la visite de Louvois aux îles Sainte-Marguerite, le plat d'argent jeté par la fenêtre et recueilli par un pêcheur heureusement illettré, et surtout la transmission du ténébreux secret ayant lieu de roi à roi et non à nul autre[11]. Louvois, nous l'avons dit[12], n'est jamais allé aux îles Sainte-Marguerite, et c'est un ministre protestant qui a jeté par la fenêtre un plat d'étain couvert de quelques lignes d'écriture. Quant à la transmission du secret, devenant ainsi en quelque sorte un attribut de la royauté, rien ne prouve qu'elle ait eu lieu lorsqu'elle a été possible, et il est indubitable qu'elle ne l'a pas toujours été. Sans doute Louis XIV, à son lit de mort, a eu une conversation particulière avec le duc d'Orléans[13]. Qu'après l'avoir entretenu des grandes affaires de l'État, il lui ait parlé des deux seuls enlèvements d'étrangers commis pendant son règne, celui d'Avedick et celui de Matthioly ; qu'à cette heure suprême ce roi, qui n'avait aucun regret des persécutions infligées à ses sujets, parce que, jusqu'à son dernier moment, on a eu l'art de les lui faire considérer comme nécessaires à la religion ; que ce roi, dis-je, ait alors compris qu'enlever un patriarche arménien, faire disparaître un ministre étranger étaient deux actes exorbitants, violation manifeste du droit des gens, et que sous cette impression il les ait racontés à son neveu, on peut l'admettre. Plus tard, la question de l'Homme au masque de fer ayant été soulevée tout à coup, il est vraisemblable que le duc d'Orléans ou le cardinal Fleury en auront donné le mot à Louis XV. Toutes les réponses de celui-ci, lorsqu'il a été interrogé, tendent à confirmer l'opinion que nous venons d'établir par l'examen des dépêches et se rapportent exactement à Matthioly[14]. Que Louis XV ait transmis le secret à son petit-fils, c'est encore possible, bien que rien ne l'établisse. Mais comment Louis XVIII, que l'on a dit l'avoir connu, aurait-il pu l'apprendre ? Lorsque le comte de Provence a quitté Paris, Louis XVI ne prévoyait pas une catastrophe si prochaine. Dira-t-on que, du fond de sa prison, le malheureux roi ait songé à la transmission obligée et se soit alors préoccupé d'instruire son frère ? Mais, dans tous les cas, Louis XVII vivait encore. Si donc Louis XVIII a, par des réponses habilement obscures, donné à entendre que lui aussi était informé, c'est uniquement pour ne pas paraître dépouillé d'un privilège que quelques-uns considéraient encore comme une prérogative de la couronne.

Tels sont les ornements dont le temps a embelli le prisonnier masqué, et qui, en le transfigurant, l'ont rendu méconnaissable. Mais, nous a-t-on dit bien souvent, pourquoi, même réduit à ses proportions réelles, n'a-t-il pas été jusqu'ici reconnu d'une manière définitive ? pourquoi, puisqu'il a été déjà l'objet de si longues recherches, a-t-on laissé jusqu'à ce jour sans les lire tant de dépêches le concernant ? A cela nous nous contenterons de répondre que ces dépêches existent, sont incontestables, et que chacun peut en prendre connaissance dans les archives soit du ministère de la guerre, soit de celui des affaires étrangères. Si jusqu'ici elles n'ont pas été publiées, c'est sans doute parce que ne renfermant que des indices et aucune preuve révélant directement l'identité de l'Homme au masque de fer, elles ont échappé à l'attention. C'est de leur rapprochement, de leur comparaison que la lumière jaillit. Isolées, elles restent obscures ; n'ayant aucune clarté propre, elles n'ont pas attiré les regards et sont demeurées enfouies dans les monceaux de documents au milieu desquels elles se trouvent.

Pour combattre le résultat de cette minutieuse enquête, complètement poursuivie à travers d'innombrables matériaux, que reste-t-il que l'on puisse encore objecter ? Le silence gardé par Saint-Simon[15] sur cette affaire ? Mais ce silence tend lui-même à prouver que le prisonnier masqué a été la victime d'une intrigue ourdie à l'étranger. L'immortel écrivain, en effet, a porté la lumière dans les recoins les plus retirés et les plus sombres de la cour de Louis XIV. Rien de ses misères cachées, rien de ses plus secrètes intrigues, rien de ce qui concernait l'intérieur du royaume n'a échappé à cet observateur de génie. Mais des affaires extérieures il a. seulement connu celles de la fin du règne, lorsque son ami, le marquis de Torcy, en a pris la direction. Sur toutes les autres il a été aussi complètement ignorant qu'il s'est montré fort instruit des choses du dedans. Son silence donc, qui serait très-étrange si le Masque de fer avait appartenu à une famille française, s'explique naturellement, ce prisonnier ayant été enlevé hors de France et dès 1678.

Invoquera-t-on encore comme étant inconciliable avec le peu d'importance d'un ministre du duc de Mantoue le soin qu'eut Dujonca[16] de préparer à la Bastille la chambre du Masque de fer, lorsque, dans les curieuses notes manuscrites trouvées par nous dans les archives de l'Arsenal, Dujonca raconte lui-même[17] qu'à larivée d'un prisonnier, il faut prendre le soin de li faire doner et aporter tout ce qu'il liest nesesaire pour la garniture de sa chambre en peient bien chèrement au tapissier du gouverneur, ou bien à la mestresse d'autel ?

L'objection tirée du silence gardé sur Matthioly dans les dépêches adressées par le ministre à Saint-Mars de 1680 à 1698[18] est-elle encore possible, maintenant que nous savons que Matthioly, contrairement à l'opinion jusqu'ici admise, est resté à Pignerol et n'a été rendu à Saint-Mars que peu d'années avant le départ pour la Bastille ?

On a souvent parlé du rigoureux traitement infligé à Matthioly et des dures expressions employées à son égard par le ministre. Mais s'il y a eu en effet, pendant longtemps, une certaine dureté dans le langage de Louvois, les dépêches de l'abbé d'Estrades l'expliquent. Cette dureté a eu pour cause le cruel désappointement éprouvé par le ministre quand, malgré les promesses de Matthioly, on n'a pas trouvé dans ses papiers l'original de la ratification du traité de Casal. Auparavant Catinat écrivait à Louvois : Monsieur de Saint-Mars traite fort honnêtement le s. de Lestang[19] pour ce qui regarde la propreté et la nourriture, mais bien soigneusement pour tout ce qui peut lui oster tout commerce[20]. Plus tard, surtout après l'exécution du traité, les griefs anciens ont disparu, et, si l'on a maintenu une surveillance incessante, on s'est départi des rigueurs inutiles. Au surplus, ces expressions dures, grossières, pénibles, n'étaient que trop familières à Louvois, el, dans quelques-unes de ses dépêches, il ne s'est guère montré plus doux à l'égard de Fouquet et de Lauzun.

Enfin Voltaire dit tenir du sieur Marsolan, gendre de l'apothicaire de la Bastille, que celui-ci, peu de temps avant la mort du détenu masqué, apprit de lui qu'il croyait avoir environ soixante ans. Or Matthioly, né en 1640, avait en réalité soixante-trois ans au moment de sa mort.

Il meurt, et les registres de l'église Saint-Paul portent le nom de Marchialy. Sur ce nom, les dissertations ont été aussi nombreuses que pleines d'ingéniosité. Les uns, tels que le P. Griffet[21], y ont trouvé les lettres composant les mots hic amiral — Vermandois et Beaufort étaient amiraux de France —, comme si, en une circonstance pareille, l'emploi d'une anagramme serait vraisemblable ! D'autres[22] y ont vu le mot mar qui, dans la langue arménienne, aurait la signification de saint et serait, dans le Levant, affecté aux patriarches, et le mot Kialy, diminutif arménien de Michel, qui aurait été le prénom d'Avedick. N'est-il pas plus simple et plus naturel de trouver en ce mot le nom même de Matthioly que, dans plusieurs dépêches, Louvois nomme Marthioly[23] ? Qui ne sait avec quelle négligence on écrivait alors les noms propres[24] ? Ici il n'y a qu'une lettre de changée. Combien ne trouvons-nous pas d'exemples de modifications bien plus importantes ? Personne ne pouvait soupçonner l'époque de la mort du comte Matthioly. Tout indice aurait manqué h celui qui aurait tenté des recherches. On ignorait que Dujonca tint son journal, et, plus tard seulement, ce n'est que guidé par sa lecture qu'on a songé à rechercher, dans les registres de l'église Saint-Paul, la date du 20 novembre 1703 assignée par lui à l'enterrement du détenu masqué. Mais, à ce moment, nous ne saurions trop insister sur ce point, rien ne pouvait servir, on devait du moins le croire, à attirer l'attention sur l'enregistrement du 20 novembre. Au surplus, tout danger d'une confidence, toute crainte de voir révéler une odieuse violation du droit des gens avaient disparu avec le possesseur du secret de Louis XIV, avec la victime de cette violation. Inscrire son nom sur un obscur registre d'église, où personne n'avait les moyens de l'y chercher, était donc naturel et n'offrait aucun péril. Ce qui était essentiel, indispensable, on l'avait fait. L'enlèvement accompli dans le plus grand mystère ; la présence de Matthioly à Pignerol, puis aux îles, connue seulement de son gardien ; son nom uniquement prononcé dans des dépêches qu'on devait supposer pour toujours à l'abri des investigations, puis ce nom disparaissant à son tour et toute trace du prisonnier ainsi effacée, on le croyait du moins ; ses changements de prison opérés avec des précautions extrêmes, tout cela aurait suffi pour rendre inefficaces toutes les recherches et empêcher d'établir jusqu'à la fin l'identité de Matthioly, si les archives étaient restées impénétrables à Versailles. L'ordre de Louis XIV avait été scrupuleusement exécuté, car il est temps de donner la dépêche[25] par laquelle le roi de France a fait accorder à l'abbé d'Estrades l'autorisation qu'il sollicitait :

Versailles, ce 28 avril 1619.

Le roi a veu dans vostre lettre la confidence que madame la duchesse de Savoye vous avait faicte de la perfidie du comte Matthioly. Il est assez esrange que, se sentant coupable à ce point envers S. M., il ose se confier entre vos mains. Aussi le roy croit-il qu'il est bon qu'il ne le fasse pas impunément. Puisque vous croyez le pouvoir faire enlever sans que la chose fasse aucun esclat, S. M. désire que vous exécutiez la pensée que vous avez eue et que vous le fassiez conduire en secret à Pignerol. L'on y envoie ordre pour l'y recevoir et pour l'y faire garder sans que personne en ait cognaissance. Il sera de vostre adresse de lui donner rendez-vous pour lui parler en un lieu détourné, et, s'il se peut, à la campagne. Mais, sur toutes choses, s'il est vray qu'il ait eu la ratification du duc de Mantoue et qu'il en fût chargé, il serait bon de le prendre et de s'en assurer. Il n'est point nécessaire que vous informiez mad. la duchesse de Savoye de cet ordre que Sa Maj. vous donne, et IL FAUDRA QUE PERSONNE NE SÇACHE CE QUE CET HOMME SERA DEVENU.

 

Notre tâche est terminée. Si nos recherches ont eu pour première et nécessaire conséquence d'anéantir un personnage de fantaisie au visage particulièrement beau, à la naissance très-haute, à la destinée touchante, faut-il le regretter ? Le charme de la vérité n'est-il pas souverain et supérieur à tous les autres, et, s'il nous a été donné de l'introduire dans ces pages, si, dans une question où, nous l'avons vu, tout était encore incertitude, nous sommes parvenu à jeter quelque clarté nouvelle, pourquoi redouterions-nous d'avoir achevé de dissiper cette création de l'imagination populaire, cet être incertain et romanesque qui, ce nous semble, ne saurait exciter autant d'intérêt que celui qui a vraiment vécu et qu'on peut suivre pas à pas dans son existence ? Tandis, en effet, qu'à l'attrait exercé par le premier devait toujours se mêler un doute inévitable, tandis que la pitié, l'émotion ressenties devaient être sans cesse, contenues par l'impossibilité de prouver même sa naissance, il s'agit maintenant d'une infortune aussi grande et celle fois réelle, d'un personnage bien moins éminent, mais qui a vraiment existé, et qui, frappé, comme le premier, d'une condamnation injuste, a vécu, a souffert, a été persécuté réellement. Pourquoi d'ailleurs mesurerait-on sa pitié à l'importance de ceux qui la méritent ? Toutes les victimes de l'arbitraire ne sont-elles pas également dignes d'intérêt, et la persistance du malheur n'élève-t-elle pas le persécuté à la hauteur des plus grands par la naissance et par l'éclat de la situation ? Fouquet au fond de sa prison, séparé de tous ceux qu'il aime, mais trouvant dans ses sentiments de chrétien assez de force pour dompter sa douleur, nous semble bien plus touchant par sa résignation qu'intéressant par le souvenir du rôle éclatant rempli à la cour de Louis XIV. Matthioly, lui aussi, a été arraché à sa famille, et d'une situation aussi élevée, mais dans une cour bien moins importante, il a été jeté dans l'isolement de la captivité, et, pour lui, cet isolement a été définitif. Sa femme, réfugiée dans un couvent, s'est retirée volontairement du monde, d'où Louis XIV avait par la violence enlevé son mari. Sa famille s'est dispersée, impuissante et silencieuse, se sentant comme menacée par le coup qui avait frappé son chef. Il a traîné son existence de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite, de ces îles à la Bastille, tantôt résigné, tantôt égaré par la douleur, et, dans ses accès de folie, se disant proche parent de Louis XIV, et pour ce motif réclamant la liberté. Le 19 novembre 1705, ses malheurs se sont terminés avec sa vie.

Par une coïncidence étrange, au moment même de cette mort arrivait à Paris le maître de Matthioly, Charles IV, duc de Mantoue. Mais lui, qui s'était livré de plus en plus à Louis XIV, auquel il avait vendu une des clefs de l'Italie, récemment remis Mantoue elle-même, et plusieurs fois permis de traverser ses États pour envahir la péninsule, fut fêté comme il méritait de l'être et accueilli en vrai Français. Il descendit au palais du Luxembourg, magnifiquement orné pour lui avec les meubles de la couronne. Sept tables y furent constamment servies aux frais du roi pour le duc et sa nombreuse suite, et on lui donna de brillantes fêtes à Meudon et à Versailles, où il reçut de Louis XIV une splendide épée couverte de diamants[26]. On a dit[27] que l'imprudence eût été grande d'inscrire sur les registres de Saint-Paul le nom réel de Matthioly, à l'époque où le duc, arrivant à Paris, pouvait ainsi apprendre sa mort. Nous savons ce qu'il faut penser de l'intérêt que portait Charles IV à son ancien confident, et nous avons vu qu'il s'en est préoccupé uniquement pour s'assurer de sa disparition définitive. Loin donc de la lui cacher, il est possible qu'on l'ait instruit de cette mort, afin de dissiper tout à fait ses craintes. Quoi qu'il en soit, l'histoire offre de singuliers rapprochements, et la réalité l'emporte souvent en intérêt sur les fantaisies les plus romanesques de l'imagination. Des deux personnages qui avaient joué le principal rôle dans la cession de Casal à Louis XIV, le prince qui y avait consenti, contrairement à ses devoirs, pour posséder quelque argent et satisfaire à ses prodigalités, était le héros de fêtes magnifiques. Au même moment, dans la même ville, tout à côté, l'autre, son ancien ministre, fait par lui comte et sénateur, allié aux plus illustres familles de son pays, autrefois lui aussi magnifiquement reçu à Versailles par Louis XIV, mais qui ensuite avait un instant arrêté son ambition envahissante et retardé la servitude du Mantouan, se mourait loin des siens, dans une petite chambre de la Bastille, après une captivité de vingt-quatre années, et, le lendemain, à la nuit tombante, était obscurément emporté à l'église voisine, seulement suivi par deux employés subalternes de la forteresse.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Journal d'Héroard, t. I, p. 153.

[2] Mémoires de mademoiselle de Montpensier, t. III, p. 225.

[3] Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, p. 16.

[4] Souvenirs de madame de Caylus.

[5] Correspondance administrative sous Louis XIV, t. II, p. 571. — Voyez aussi M. P. Clément, la Police sous Louis XIV, p. 89.

[6] Chapitre XXIII.

[7] Elle se trouve tout entière dans une des dernières notes du chapitre qui précède.

[8] Chapitre XIX.

[9] Dépêche de Louvois à Saint-Mars, du 9 juin 1681.

[10] Archives du ministère des affaires étrangères, Mantoue, 27, 28, 29.

[11] M. Michelet.

[12] Chapitre V de cette étude.

[13] Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, p. 66.

[14] Dutens, dans sa Correspondance interceptée, raconte que Louis XV dit un jour au duc de Choiseul qu'il était instruit de l'histoire du prisonnier au masque. Le duc pria le roi de lui découvrir qui il était. Mais il ne put en obtenir d'autre réponse, sinon que toutes les conjectures qu'on avait faites jusqu'alors sur ce prisonnier étaient fausses. Il est à remarquer que madame Dubarry fit disgracier Choiseul en 1770. C'est donc avant cette époque que la question et la réponse ont été faites. Or, ce n'est que le 28 juin 1770 que le baron de Heiss, dans une lettre adressée aux auteurs du Journal encyclopédique, a, ainsi que nous l'avons exposé dans le chapitre xxi, émis, le premier en France, le système qui fait de Matthioly l'Homme au masque de fer, et cette lettre a été insérée dans le cahier du 15 août 1770. L'enlèvement de Matthioly avait été raconté dès 1687 à Leyde, mais ce n'est qu'en août 1770 que ce système a commencé à être connu, puis débattu. La réponse de Louis XV au duc de Choiseul est donc fort conciliable avec ce système.

Dutens ajoute que, quelque temps après, madame de Pompadour pressa le roi de s'expliquer à ce sujet, et que Louis XV lui dit qu'il croyait que c'était un ministre d'un prince italien.

M. Giraud (de l'Institut) a souvent entendu raconter par madame de Boigne et nous a autorisé à reproduire l'anecdote suivante. On sait que madame de Baigne était la fille du marquis d'Osmond, qui avait une grande situation à la cour de Louis XVI. Dans une de ses conversations avec le marquis d'Osmond, madame Adélaïde raconta l'échec reçu par sa curiosité au sujet du Masque de fer. Elle avait engagé son frère, Mie dauphin, à interroger le roi sur ce qui concernait le fameux prisonnier, afin d'être instruite elle-même ensuite. Mais, au premier mot du dauphin, alors tout jeune : Qui vous a chargé de m'adresser cette question ? dit Louis XV en souriant. Le dauphin avoua que c'était sa sœur. Le roi se refusa à une réponse complète, mais il fit observer que ce secret n'avait jamais été d'une grande importance et n'avait plus alors aucun intérêt.

Cette anecdote nous a été racontée à peu près dans les mêmes ternies par M. Guillaume Guizot, qui la tient aussi de madame de Boigne.

Dans les Souvenirs du baron de Gleichen, récemment publiés chez Techener par M. Grimblot, on lit (p. 47) que le duc de Choiseul avait fait dans les archives du ministère des affaires étrangères de vaines recherches pour découvrir le secret du Masque de fer. Il n'y a là rien de bien étonnant. Ces archives renferment Mules les pièces que nous venons de reproduire ou de relater, et qui ont trait à l'enlèvement de Matthioly. Elles renferment aussi, disséminées dans une foule de séries et de volumes, les dépêches qui prouvent l'intérêt qu'avait le duc de Mantoue à la disparition définitive de son ancien confident. Mais si ces pièces, pour la plupart jusqu'à ce jour inédites, m'ont fourni des arguments à l'appui du système de Matthioly, ce n'est pas dans ces archives, mais bien dans celles du ministère de la guerre, que j'ai trouvé les dépêches qui permettent d'établir la concordance complète entre le personnage enlevé le 2 mai 1679 et le prisonnier qui est entré avec Saint-Mars à la Bastille le 18 septembre 1698, et qui y est mort le 19 novembre 1703. Des recherches opérées uniquement dans le ministère des affaires étrangères ne pouvaient pas aboutir. Il fallait les faire dans tous les dépôts et rapprocher ensuite les divers résultats, dont la réunion seule permet d'obtenir une solution.

[15] On nous a fait souvent cette objection.

[16] C'est un des points sur lesquels le P. Griffet insiste le plus pour prouver l'importance excessive de ce prisonnier. La citation que nous faisons, tirée des notes de Dujonca, établit que cette obligation lui était imposée pour tous les prisonniers. Mais, outre ces notes jusqu'ici inédites, le Journal de Dujonca fournit plusieurs preuves de ce que nous avançons.

[17] Nous avons donné ces notes dans le chapitre XIII, de cette étude.

[18] C'est Taulès qui, le premier, a présenté cette objection.

[19] On sait que tel a été d'abord le nom supposé de Matthioly.

[20] Dépêche de Catinat à Louvois, du 6 mai 1679. Donnée par Delort, p. 214.

[21] Dissertation sur l'Homme au masque de fer, dans son Traité des différentes sortes de preuves.

[22] Mémoires de Mallet du Pan.

[23] Son nom est écrit de plusieurs manières. J'ai choisi l'orthographe la plus généralement adoptée dans les dépêches. On y trouve Matioli, Matheoli, Marthioly, etc., etc.

[24] M. P. Clément cite un curieux exemple de cette négligence dans sa Police sous Louis XIV, p. 102, note 1. Le nom véritable de l'Italien complice de Sainte-Croix dans l'affaire des poisons était Egidio, et on le nomme dans les documents Exili.

[25] Dépêche inédite. (Archives des affaires étrangères. Savoie, 68.)

[26] Mémoires de Saint-Simon, t. III, p. 70, 108 et 109.

[27] M. Jules Loiseleur, Revue contemporaine, p. 236.