L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE XXI.

 

 

Époque à laquelle remonte le système qui fait de Matthioly l'Homme au masque de fer. — Nombreux écrivains qui se sont occupés de l'enlèvement de ce personnage. — Arguments de Reth, de Roux-Fazillac et de Delort. — M. Jules Loiseleur. — Ses travaux. — De la supposition qu'un espion obscur a été arrêté en 1681 par Catinat. — On ne saurait l'admettre. — Raisons pour lesquelles M. Loiseleur repousse le système qui fait de Matthioly l'Homme au masque de fer. — Solidité de son argumentation et justesse de ses conclusions.

 

Les prisonniers n'ont pas d'histoire : leur existence monotone et uniforme ne saurait être racontée ; leurs plaintes restent sans écho ; leurs souffrances n'ont d'autres témoins que leurs gardiens ; leurs confidences ne sont recueillies par personne. Seuls, les poêles devinent et chantent les douleurs amères de la captivité.

L'histoire de la détention de Matthioly emprunte tout son intérêt à la supposition qu'il a pu être l'Homme au masque de fer. De la vie du captif dans sa prison, rien, ou presque rien. Louis XIV a réussi à entourer d'incertitude et de mystère la punition de l'audacieux qui l'avait trompé. Une seule tentative, sinon pour corrompre, du moins pour intéresser à son sort un de ses gardiens, le sieur de Blainvilliers[1] ; tour à tour le calme du prisonnier résigné à la perte définitive de sa liberté, ou l'égarement momentané du malheureux séparé à jamais de tout ce qui lui est cher ; quelques efforts, renouvelés à de longs intervalles, pour écrire et faire connaître son nom en dehors des murailles entre lesquelles il est enfermé, voilà tout ce qu'on sait, tout ce que l'on saura de la captivité de Matthioly. Mais quelles prisons a-t-il successivement habitées ? où s'est écoulée, et surtout où s'est terminée son existence ? Faut-il voir en lui l'Homme au masque de fer ?

Roux-Fazillac et Delort sont généralement considérés comme ayant les premiers révélé, l'un en 1800, l'autre en 1825, mais d'une manière plus complète, l'existence et l'enlèvement du comte Matthioly. C'est une erreur profonde, et il faut remonter bien avant ces deux écrivains pour trouver les premières traces, les premières révélations de l'intrigue diplomatique relative, à Casal. En 1682 parut à Cologne un pamphlet politique[2] dans lequel était exposée toute la négociation, et où figuraient déjà l'abbé d'Estrades et Matthioly, Giuliani et Pinchesne, d'Asfeld, Catinat et le duc de Mantoue. En août 1687, un recueil publié à Leyde avec le titre d'Histoire abrégée de l'Europe[3], donnait, sous la rubrique de Mantoue, la traduction française d'une lettre italienne qui dénonçait l'enlèvement de Matthioly. En 1749, le fameux Muratori racontait, dans ses Annali d'Italia[4], l'histoire de la négociation de Casal, et l'enlèvement du principal agent de cette intrigue. Le cahier du 15 août 1770 du Journal encyclopédique[5] insérait une lettre du baron d'Heiss, ancien capitaine au régiment d'Alsace, dans laquelle était exposée toute cette affaire, et nous retrouvons une copie de cette lettre dans le numéro du Journal de Paris du 22 décembre 1779[6]. En 1786, et dans ses Notizie degli scrittori bolognesi[7], l'Italien Fantuzzi a résumé les récits déjà publiés sur ce sujet. La même opinion, à savoir que Matthioly est l'Homme au masque de fer, était en 1789 soutenue par le chevalier de B. dans un ouvrage ayant pour titre : Londres. — Correspondance interceptée[8]. Le 26 novembre 1795, M. de Chambrier, ancien ministre de Prusse près la cour de Turin, lisait à la classe des belles-lettres de l'Académie de Berlin[9] un mémoire dans lequel, par la seule tradition, il essayait d'établir que le Masque de fer et Ercole Matthioly n'ont été qu'une seule et même personne. Enfin, le 9 pluviôse an XI, le citoyen Belli, commissaire chargé d'organiser la loterie nationale dans la vingt-septième division militaire, adressait au Journal de Paris[10] un long mémoire pendant aux mêmes conclusions. On voit que ni Roux-Fazillac, ni Delort, ni moins encore aucun écrivain de nos jours, ne peuvent revendiquer la priorité du système qui fait de Matthioly l'Homme au masque de fer.

Toutefois, Delort avait sur ses nombreux devanciers l'avantage incontestable de fournir une partie[11] des dépêches officielles de la négociation et de celles qui ont été échangées, après l'incarcération de Matthioly, entre Saint-Mars et les ministres. Depuis lors, et de nos jours, M. Camille Rousset, dans son Histoire de Louvois, a exposé à son tour l'intrigue nouée entre d'Estrades, le duc de Mantoue et Matthioly ; et, se contentant, dans une courte note[12], d'exposer son opinion sur le problème du Masque de fer, il a dit qu'il voyait en lui le ministre infidèle qui mit trompé Louis XIV. Depping, dans sa Correspondance administrative sous Louis XIV, a partagé cette opinion. Mais ils n'ont nullement essayé — et ils n'avaient point à le faire, ce n'était pas dans leur sujet — d'établir ce que j'appellerai la concordance parfaite, l'adaptation exacte entre le personnage enlevé près de Pignerol, le 2 mai 1679, et le prisonnier qui a été enterré à l'église Saint-Paul, le 20 novembre 1703.

Là est le nœud de la question. Que Matthioly ait été enlevé en 1679 par un ambassadeur français et emmené violemment à Pignerol, nous venons de voir qu'on le savait déjà il y a bien longtemps. Mais il ne s'agit plus uniquement de cette intrigue, simple préliminaire de la question qui nous occupe. Il est essentiel de suivre le ministre du duc de Mantoue de prison en prison et de voir non-seulement s'il peut être, mais s'il ne peut pas ne pas être ce prisonnier mystérieux conduit par Saint-Mars, en 1698, des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, où. il est mort en 1703. Delort a cru l'avoir prouvé. Sa conviction était profonde, et sa démonstration semblait à plusieurs irréfutable. Sur quelles bases reposait-elle, et comment un judicieux écrivain les a-t-il de nos jours entièrement renversées ?

Lorsque, les 2 et 5 mai 1679, Matthioly et son valet ont été incarcérés à Pignerol, cette prison d'État renfermait, outre Fouquet et Lauzun, quatre prisonniers incontestablement obscurs et de très-minime importance. L'un, Eustache d'Auger, amené le 20 août 1669, avait pendant quelque temps servi de valet à Fouquet[13]. Un autre, arrivé à Pignerol le 7 avril 1674, était un moine jacobin, fripon achevé, écrit Louvois, et qui ne sçaurait être assez malmené ny souffrir la peine qu'il a méritée. Le ministre recommandait de ne point luy donner de feu dans sa chambre, à moins que le grand froid ou qu'unie maladie n'y obligeai, et de ne luy fournir d'autre nourriture que du pain, du vin et de l'eau[14]. Louvois adressait ensuite à Saint-Mars l'injonction de ne le laisser voir par personne, ny donner de ses nouvelles à qui que ce fût. Mais cet ordre était en quelque sorte de pure forme, car une prescription semblable avait été faite à Saint-Mars le 19 juillet 1669, au moment de l'envoi d'Eustache d'Auger[15]. Celui-ci, aussi bien que le moine jacobin, que Caluzio, amené en septembre 1673[16], que Dubreuil, emprisonné en juin 1676, étaient traités d'une manière identique, et sans aucune espèce d'égards. Leur dépense à chacun d'eux ne pouvait pas excéder vingt sous par jour[17], et ils étaient tellement. insignifiants, que lorsque Saint-Mars fut appelé du commandement du donjon de Pignerol au gouvernement d'Exiles, Louvois lui demanda un mémoire des personnes dont il était chargé, en le priant d'indiquer, à côté de chaque nom, ce qu'il savait des raisons pour lesquelles ils avaient été arrêtés[18]. Il est certain, et cela n'a fait doute pour aucun de ceux qui se sont occupés de ce problème, qu'on ne saurait rechercher l'Homme au masque de fer parmi ces malheureux ignorés, de la détention desquels le ministre lui-même avait oublié la cause. Nous avons vu que Fouquet mourut certainement à Pignerol dans le mois de mars 1680. Quant à Lauzun, il est non moins incontestable qu'il a quitté cette Citadelle, le 22 avril 1681.

Matthioly reçut, dès le moment de son arrestation, le nom supposé de Lestang, ainsi qu'en fait foi une dépêche de Catinat[19]. On le désigna tantôt sous son vrai nom, tantôt par ce nom supposé. Une lettre de Louvois, du 16 août 1680, autorise Saint-Mars à mettre le sieur de Lestang avec le jacobin, afin d'éviter l'entre-lien de deux aumôniers, et la réponse de Saint-Mars, en date du 7 septembre 1680, montre que c'est dans la tour dite d'en bas que Matthioly a été enfermé avec le moine jacobin. Dans cette lettre, Saint-Mars raconte au ministre que Matthioly crut d'abord avoir été placé auprès d'un espion chargé de le surveiller et de rendre compte de sa conduite. Mais le moine, captif depuis plusieurs années, était devenu fou, ce dont se convainquit bientôt Matthioly, en le voyant un jour descendre tout nu de sort lit et prêcher, tant qu'il pouvait, des choses sans rime et sans raison. La même lettre nous représente Saint-Mars tel que nous l'avons toujours connu, et observant lui-même, par un trou qui est au-dessus de la porte, ce que font les deux prisonniers[20].

Le 12 mai 1681, Louvois en annonçant à Saint-Mars sa nomination au gouvernement d'Exiles, devenu vacant par la mort du duc de Lesdiguières, lui prescrit d'y transporter avec lui les deux prisonniers de la tour d'en bas. Pour Roux-Fazillac, pour Delort, pour tous ceux enfin qui se sont occupés de cette question, ces deux prisonniers sont incontestablement Matthioly et le moine jacobin. Le 20 janvier 1687, Saint-Mars, dont la santé a été altérée par le climat rigoureux d'Exiles, est appelé au gouvernement des îles Saint-Honorat et Sainte-Marguerite dans la mer de Provence. Il y conduit un seul prisonnier. Reth et Delort n'hésitent pas à admettre que celui des deux prisonniers, qui, le 30 avril 1687, a été amené par Saint-Mars aux îles Sainte-Marguerite, est Matthioly. Sans pouvoir en fournir une preuve certaine, ils n'en doutent pas. Roux-Fazillac, plus circonspect et moins affirmatif, se contente de faire remarquer que, du jacobin ou de Matthioly, l'un est l'Homme au masque de fer, et c'est au moyen de considérations générales, de preuves tirées du mystère avec lequel l'enlèvement avait été accompli, de l'intérêt évident de Louis XIV à dissimuler une telle violation du droit international, que Roux-Fazillac essaye de prouver l'identité de Matthioly et du Masque de fer.

Ainsi, des très-nombreux écrivains qui ont émis cette opinion, les uns, tels que le baron d'Heiss, M. de Chambrier, Depping et M. Camille Roussel l'ont fait en tenant seulement compte des circonstances qui ont accompagné l'enlèvement, en invoquant des probabilités, en manifestant une préférence. Les autres, tels que Roux-Fazillac, Reth et Delort, se sont efforcés d'étayer leur démonstration de preuves plus précises, moins générales, de ne point s'occuper seulement de l'arrestation de ce personnage, mais de l'existence et des changements de prison du captif. Ils ont, en un mot, tenté de le suivre sans le perdre un instant de vue, depuis le moment de son incarcération jusqu'à celui de sa mort. A quoi sont-ils parvenus ?

Un écrivain très-sagace, M. Jules Loiseleur, a, depuis quelques années, appliqué les procédés d'une critique historique rigoureuse et les qualités d'un esprit pénétrant à quelques-unes de ces questions secondaires que souvent néglige ou évite l'historien, soit parce qu'elles retarderaient la rapidité de sa marche, soit parce que leur solution exacte serait peut-être contraire au système général d'après lequel a été conçu l'ensemble de son œuvre. Ces espèces d'enquêtes minutieuses, poursuivies selon le mode judiciaire, concentrent l'attention sur certains points quelles isolent, ce qui offre, avec quelques inconvénients, de précieux avantages. Car si, par un tel procédé, on cesse de tenir compte de la nécessaire influence des faits généraux, si le merveilleux enchaînement des causes et des effets est un peu négligé, en revanche cette méthode assure à celui qui l'emploie une entière liberté pour étudier la question sous toutes ses faces, et surtout l'affranchit de toute idée préconçue, de l'obligation de sacrifier à un système, ou d'obéir trop servilement aux conditions de l'art, aux règles souveraines de la proportion. C'est ainsi que M. Loiseleur a étudié[21], en introduisant dans le débat des pièces nouvelles, la question du prétendu empoisonnement de Gabrielle d'Estrées, et celle du mariage supposé d'Anne d'Autriche et de Mazarin.

Le problème de l'Homme au masque de fer s'est ensuite imposé à l'attention scrupuleuse et aux méditations de cet esprit exercé. Pour cette question M. Loiseleur n'a pas apporté de documents nouveaux. C'est d'après toutes les pièces, jusqu'ici publiées, qu'il a dirigé son examen, et sur le système qui fait de Matthioly l'Homme au masque de fer, qu'il l'a principalement porté[22]. Voici le premier résultat de ses observations.

Au moment où Saint-Mars, en août 1681, va partir de Pignerol pour Exiles, dont il vient d'être nominé gouverneur, il reçoit de Louvois l'ordre de différer son départ. L'affaire de Casal, abandonnée, nous l'avons vu, après l'arrestation de Matthioly, avait été reprise deux ans après. L'abbé Morel, s'adressant directement au duc de Mantoue près duquel il était accrédité, avait obtenu son agrément, et le traité de cession, cette fois confié à des mains sûres, allait recevoir son exécution définitive. Comme précédemment, Boufflers occupe la frontière avec ses troupes. Comme précédemment, Catinat va pénétrer à Pignerol, pour se rendre ensuite à Casal et prendre possession de cette place. Voici la lettre par laquelle Louvois annonce à Saint-Mars la prochaine arrivée de Catinat :

Fontainebleau, le 13 août 1681.

Le roy ayant ordonné à M. de Catinat de se rendre au premier jour à Pignerol, pour la même affaire qui l'y avait mené au commencement de l'année 1679, je vous fais ces lignes par ordre de Sa Majesté, pour vous en donner advis afin que vous lui prépariez un logement dans lequel il puisse demeurer caché pendant trois semaines ou un mois ; et aussy pour vous dire que lorsqu'il vous envoyera advertir qu'il sera arrivé au lieu vous l'allasses trouver en la dite année 1679, l'intention de Sa Majesté est que vous l'y alliez prendre, et le conduisiez dans le donjon de la citadelle du dit Pignerol, avec toutes les précautions nécessaires pour que personne ne sache qu'il soit avec vous. Je ne vous recommande point de l'ayder de vos gens, de vos chevaux et des voitures dont il pourra avoir besoin, ne doutant pas que vous ne fassiez avec plaisir sur cela, ce qu'il vous demandera.

 

Selon M. Loiseleur, ces mots : la mesme affaire qui l'y avait mené au commencement de l'année 1679 signifient, pour Saint-Mars, l'arrestation d'un condamné politique. Car, dit M. Loiseleur, de toutes les péripéties des négociations entreprises en 1679, c'était là le seul point dont Saint-Mars eût été officiellement informé[23]. Cette interprétation est très-importante, parce que M. Loiseleur semble en conclure qu'en 1681, comme en 1679, Catinat a été envoyé à Pignerol pour arrêter un nouveau personnage et le confier à la garde de Saint-Mars. Nous ne pouvons partager cette opinion. Ces mots : la même affaire qui avait mené Catinat à Pignerol au commencement de l'année 1679, n'ont évidemment qu'un sens, à savoir la prise de possession de Casal. Catinat n'avait pas été envoyé à Pignerol pour arrêter Matthioly, puisque la lettre de Louvois, annonçant à Saint-Mars la première arrivée de cet officier, est du 29 décembre 1678, c'est-à-dire d'une époque à laquelle non-seulement on n'avait pas l'intention d'enlever le ministre mantouan, mais on continuait à employer ses bons offices, sans soupçonner une trahison qui, d'ailleurs, n'existait pas encore. Bien plus, si Catinat demeure trois mois à Pignerol, en janvier, en février, en mars 1679, c'est parce que l'on ne cesse pas d'espérer l'exécution du projet de Casal, c'est parce que des efforts multipliés et divers sont tentés afin d'obtenir de Matthioly l'échange des ratifications. Il y avait le plus grand intérêt, dit M. Loiseleur, à entourer la mission de Catinat et son séjour à Pignerol du plus profond mystère : on devait en effet tromper la vigilance de la cour de Turin, très-voisine du théâtre des événements qui se préparaient, et celle, non moins inquiète, des Allemands, des Espagnols, des Vénitiens et des Gênois. Sans nul cloute, et c'est là un des motifs pour lesquels Catinat prit un nom supposé. Comment, ajoute cet écrivain, expliquer dès lors que Louvois ait confié le but de cette mission à un agent aussi subalterne que l'était le capitaine Saint-Mars ?

La conclusion n'est ni rigoureuse ni exacte. Non-seulement en effet Saint-Mars était dans le secret de la mission politique confiée à Catinat en 1679, mais encore, nous l'avons vu, il l'aida à la remplir, en l'accompagnant à Incréa, au rendez-vous donné par Matthioly pour y échanger les ratifications, en le suivant à Casal et en partageant ses dangers. Saint-Mars d'ailleurs, loin d'être un agent subalterne, était investi, et à juste titre, de toute la confiance de Louis XIV et de Louvois. lies dépêches qui seront ultérieurement citées le montrent dans les relations les plus amicales avec d'Estrades comme avec Catinat[24]. Les précautions prises pour dissimuler le séjour de celui-ci à Pignerol étaient destinées à laisser dans l'ignorance les officiers de la citadelle, les notables de la cité, le marquis d'Herleville lui-même, gouverneur, tout le. monde enfin, sauf Saint-Mars dont la présence devenait aussi indispensable, et qui pour ce seul motif, ne se rendit pas de suite à Exiles. Dans une dépêche adressée à Louvois, le 15 avril 1679, Catinat se plaint en effet de ce que le marquis d'Herleville soupçonne sa présence dans le donjon, et en même temps il se félicite des bons soins dont l'entoure Saint-Mars[25]. Nous ne saurions trop le répéter du reste, l'affaire qui a amené Catinat à Pignerol en 1679 a été la prise de possession de Casal. Voilà quel fut, et durant plus de trois mois, le but assigné à ses efforts. L'enlèvement de Matthioly n'a été qu'une seconde mission beaucoup moins honorable, beaucoup moins digne de Catinat que la première. On la lui a confiée parce qu'il était sur le théâtre des événements, parce qu'on avait besoin, pour l'accomplir, d'un homme d'action résolu et sûr. Mais ce ne fut là qu'un rôle imprévu, accessoire, un incident, un triste incident dans son voyage, et qui ne saurait en rien en modifier la cause primitive, essentielle, incontestable, à savoir : la prise de possession de Casal.

M. Loiseleur insiste d'autant plus sur cette interprétation non fondée, qu'elle est à peu près le seul prétexte[26], je ne dirai pas du système — il est trop circonspect pour affirmer — mais de la supposition qu'un espion obscur et ignoré aurait été arrêté par Catinat en 1681, et confié, comme Matthioly, à la garde de Saint-Mars. Rien en effet — et M. Loiseleur ne le conteste pas — rien absolument dans l'histoire de la reprise des négociations relatives à Casal ne permet d'admettre cette hypothèse. Autant en 1679 il y avait eu de l'incertitude, des hésitations, des embarras produits par la conduite équivoque de Matthioly, autant tout est simple, net, définitif en 1681. Sans doute les préparatifs sont encore dissimulés ; mais quelle rapidité dans l'exécution, et, comme Louis XIV prend une revanche éclatante ! Le 8 juillet 1681, le traité de cession est signé à Mantoue par le duc lui-même et par l'ambassadeur du roi de France. Le 2 août, Catinat est mandé de Flandre. Le 15, Louvois annonce à Saint-Mars l'arrivée à Pignerol de cet officier. Du 1er au 22 septembre, les troupes françaises se réunissent à Briançon. Le 27, elles arrivent à Pignerol. Le 50, elles pénètrent à Casal avec le marquis de Boufflers comme commandant, et Catinat comme gouverneur de cette possession nouvelle[27]. Cette fois, point d'intermédiaire entre les négociateurs, point d'obstacle au projet de Louis XIV, nul emploi d'espion embarrassant ou perfide. Rien de suspect, rien d'obscur dans les nombreuses dépêches relatives à cette entreprise. Entre elles nulle lacune, nulle suppression. Et pourtant on ne saurait trop insister sur ce point — le roi, les ministres, les ambassadeurs qui les écrivaient, ne pouvaient prévoir qu'un jour elles ne seraient plus enfouies dans les archives impénétrables de Versailles, et qu'on les livrerait aux investigations et aux commentaires.

En tout cela, où est cet espion obscur qu'aurait, en 1681, arrêté Catinat ? M. Loiseleur a plutôt voulu ouvrir un champ nouveau aux conjectures qu'il n'a émis une opinion certaine. Il a si bien compris la fragilité de son argumentation, qu'il n'hésite pas à s'exprimer ainsi sur le compte de ce prétendu prisonnier de 1681 : Son nom véritable, sa qualité, son crime, nous n'avons point à nous en expliquer. Les deux systèmes qui seuls avaient cours encore aujourd'hui sur le Masque de fer sont également erronés : c'est là tout ce que nous avons entendu établir[28].

Hâtons-nous de dire qu'il y a pleinement réussi. Nous n'avons pas à revenir sur celui de ces deux systèmes qui fait de l'Homme au masque de fer un frère de Louis XIV[29]. Mais quant à l'autre, quant au système qui présente Matthioly comme étant le prisonnier masqué, la réfutation de M. Loiseleur est des plus remarquables, et les recherches auxquelles nous nous sommes livré, les pièces nouvelles que nous avons trouvées, confirment ce que sa sagacité clairvoyante lui avait fait découvrir. Le 25 décembre 1685, dit M. Loiseleur, Saint-Mars mande d'Exiles à Louvois : Mes prisonniers sont toujours malades et dans les remèdes. Du reste, ils sont dans une grande quiétude. On ne possède aucun document officiel relatif à ce qui se passa à Exiles dans l'année 1686 ; mais c'est dans cette année, comme nous allons l'établir, que se place la mort de Matthioly. Ln 20 janvier 1687, Saint-Mars apprend que le roi vient de lui conférer le gouvernement des îles Honorat et Sainte-Marguerite. Il se hâte d'en remercier Louvois, et il ajoute : Je donnerai si bien mes ordres pour la garde de mon prisonnier, etc., etc.

M. Loiseleur en conclut que, soit en 1686, soit en janvier 1687, un des deux prisonniers est mort[30]. Il invoque encore le témoignage du P. Papon, de l'Oratoire, qui, visitant en 1778 les îles Sainte-Marguerite ; y interrogea un officier nominé Claude Souchon, alors figé de soixante-dix-neuf ans, et dont le père avait fait partie de la compagnie franche des îles du temps de Saint-Mars. Or, soit dans un mémoire rédigé à la demande du marquis de Castellane, gouverneur des îles, soit dans ses réponses au P. Papon, le sieur Souchon a dit avoir appris de son père que l'envoyé de l'Empire — le duc de Mantoue était prince de l'Empire, — enlevé par ordre de Louis XIV, mourut neuf ans après son arrestation, c'est-à-dire en 1688[31], Muratori rapporte cette tradition, et elle est encore confirmée par ce fait que le nom de Matthioly disparaît entièrement de la correspondance de Saint-Mars avant le départ d'Exiles.

Or voici des dépêches, jusqu'ici inédites, qui justifient les suppositions de M. Loiseleur :

Fontainebleau, le 9 octobre 1686. — Louvois à Saint-Mars.

J'ay receu la lettre que vous m'avez escrite le 26 du mois passé, qui ne desire de response que pour vous dire que vous auriez deu me nommer quel est celuy de vos prisonniers qui est devenu hydropique.

 

Louvois à Saint-Mars. — Fontainebleau, le 3 novembre 1686.

J'ay receu vostre lettre du 4 du mois passé. Il est juste de faire confesser celui de vos deux prisonniers qui devient hydropique, lorsque vous verrez apparence d'une prochaine mort. Jusques là, il ne faut point que luy ny son camarade ayent aucune communication.

 

Louvois à Saint-Mars. — Versailles, le 13 janvier 1687.

J'ay receu vostre lettre du 5 de ce mois, par laquelle j'apprends la mort d'un de vos prisonniers. Je ne vous réponds rien sur le désir que vous avez de changer de gouvernement, parce que vous avez appris depuis que le roy vous en a accordé un plus considérable[32] que le vostre, avec bon air, dont je me suis réjoui et je me réjouis encore avec vous, pour la part que je prends à ce qui vous touche[33].

 

Ainsi donc, la mort d'un des deux prisonniers amenés par Saint-Mars de Pignerol à Exiles est maintenant incontestable. En supposant qu'on repousse le témoignage du sieur Souchon — et cependant, pour n'avoir pas le caractère de document officiel, il n'en mérite pas moins la plus sérieuse attention — en supposant qu'on ne soit pas absolument convaincu que le prisonnier mort hydropique soit Matthioly, il faut pourtant reconnaître que ce fait plonge dans la plus grande incertitude, et détruit presque entièrement la valeur du système émis par le baron d'Heiss comme par de Chambrier, par Reth, Fazillac, Delort, Depping et M. Roussel. Comment en effet soutenir désormais que Matthioly a été l'Homme au masque de fer, et que c'est lui qui, le 18 septembre 1698, a pénétré mystérieusement à la Bastille, lorsqu'on le voit confié à la garde de Saint-Mars avec un autre prisonnier ; que, de ces deux détenus, l'un meurt dès 1687, et qu'à partir de ce jour, le nom du ministre mantouan disparaît tout à fait de la correspondance de Louvois et de celle de Saint-Mars ? Pour moi, après la lecture attentive du travail de M. Loiseleur, et surtout après avoir trouvé les dépêches qui en confirment la partie essentielle, je n'ai nullement été persuadé que Catinat ait enlevé en 1681 un espion dont rien ne permet d'établir ni l'arrestation, ni même l'existence ; mais j'ai acquis cette conviction, que jamais ce problème ne recevrait sa solution définitive, et qu'il était impossible de dissiper l'ombre mystérieuse dont est enveloppé l'Homme au masque de fer.

Telle était ma conviction profonde, lorsque, en étudiant plus attentivement une des dépêches que j'avais compulsées, cet examen a imprimé à mes recherches une direction nouvelle et m'a conduit à un résultat qui va être exposé.

 

 

 



[1] Monsieur, lui dit-il, voilà une bague dont je vous fais présent et que je vous prie d'accepter. C'était sans doute le diamant donné à Matthioly par Louis XIV.

[2] La Prudenza triomfante di Casale con l'arni sole de trattati e negotiati di politici della N. Chr., petit in-12 de 58 pages.

[3] Ce recueil s'imprimait à Leyde, chez Claude Jordan.

[4] Annali d'Italia, édition de Milan, t. XI, p. 352-354.

[5] Tome VI, Ire partie, p. 182. — Lettre du baron d'Heiss du 28 juin 1770.

[6] Journal de Paris, p. 1470.

[7] Tome V, p. 369. — Je ne comprends pas dans cette nomenclature Georges Agar Ellis, dont le travail anglais a été traduit en français et publié chez Barbeza (Paris, 1830), parce que l'ouvrage d'Ellis n'est lui-même que la reproduction à peu près littérale de celui de Delort.

[8] C'est une suite de lettres échangées entre le marquis de L. et le chevalier de B., dans lesquelles celui-ci rend compte de ses voyages en France, en Italie, en Allemagne et en Angleterre, depuis le 5 septembre 1782 jusqu'an 29 janvier 1788. Matthioly y est confondu avec un autre agent nommé Girolamo Magni.

[9] Mémoires de l'Académie de Berlin pour les années 1791 et 1795, classe des belles-lettres, p. 157-165.

[10] P. 814-816.

[11] Nous avons déjà vu que Delort n'a eu communication aux archives du ministère des affaires étrangères que d'une partie des dépêches de la série Venise et de la série Mantoue, et nullement de la série Savoie. Quant aux dépêches échangées entre le ministre de la guerre et Saint-Mars, il n'a eu que les expéditions assez nombreuses qui se trouvent aux archives de l'Empire, mais non les minutes qui sont au ministère de la guerre.

[12] Nous partageons l'opinion de ceux qui croient que l'Homme au masque de fer n'est pas autre que Matthioly. (Histoire de Louvois, t. III, p, 111, note.)

[13] Dépêche de Louvois à Saint-Mars, du 30 janvier 1675.

[14] Dépêche inédite de Louvois à Saint-Mars, du 18 avril 1674. (Archives du ministère de la guerre.)

[15] Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 19 juillet 1669. Nous avons déjà dit que des précautions semblables étaient prises, même pour les ministres protestants qui furent enfermés plus tard aux îles Sainte-Marguerite. (Voyez Depping, Correspondance administrative sous Louis XIV.)

[16] Buticary fut mis en liberté sur la demande de Saint-Mars. L'extrait de dépêche suivant prouve qu'il ne saurait être confondu avec Caluzio, comme l'a fait M. Loiseleur. Dans la correspondance de Saint-Mars, dit-il (Revue contemporaine du 31 juillet 1867, p. 202, note), Caluzio est appelé parfois Buticary. L'un des deux noms est un surnom. Or, le 14 septembre 1675, Louvois écrit à Saint-Mars : Vous avez bien fait de donner un sergent et deux soldats pour aller prendre à Lyon le sieur Caluzio, et pour ce qui est du s. Buticary, lorsque le roy sera à Saint-Germain, je luy parleray volontiers en sa faveur et je tacheray d'obtenir sa liberté.

[17] Delort, Histoire de la détention des philosophes, t. I, et Roux-Fazillac.

[18] Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 12 mai 1680.

[19] Lettre de Catinat à Louvois, du 5 mai 1679.

[20] Lettre de Louvois, du 16 août 1680, et de Saint-Mars, du 7 septembre de la même année.

[21] Problèmes historiques. Paris, Hachette.

[22] Revue contemporaine, 21 juillet 1867, p. 191-239.

[23] Revue contemporaine, p. 206.

[24] M. Loiseleur invoque ensuite deux arguments aussi peu concluants que ceux qui viennent d'être discutés. On tenait si bien, dit-il, à laisser Saint-Mars dans l'ignorance, qu'après avoir confié à son lieutenant le soin de recouvrer les pièces importantes cachées à Padoue, Catinat s'était ravisé et avait chargé de cette mission un affidé de l'abbé d'Estrades... Dans la lettre on Louvois lui demandait, avec la liste des prisonniers gardés à Pignerol, les raisons pour lesquelles ils étaient détenus, il ajoutait : A l'égard des deux de la tour d'en bas, vous n'avez qu'à les marquer de ce nom, sans y mettre autre chose. — Si Giuliany fut chargé, ainsi que nous l'axons dit dans le chapitre précédent, d'aller chercher à Padoue les papiers qui étaient en la possession du père de Matthioly, c'est parce que cet ami supposé de Matthioly ne pouvait inspirer aucun soupçon, ce qui dit été bien différent si l'on avait donné cette mission à un lieutenant de Saint-Mars. — Quant à la lettre dans laquelle Louvois demande à Saint-Mars le nom de ses prisonniers, la dispense de renseignements pour les prisonniers de la tour d'en bas s'explique d'une manière fort naturelle, par ce fait que Louvois les connaissait, puisque, peu de temps auparavant, il avait été question d'eux dans sa correspondance.

[25] Lettre du 15 avril 1679. — Delort, p. 206.

[26] Dans une dépêche du 20 septembre 1681, Louvois écrit à Saint-Mars : Le roy ne trouvera point mauvais que vous alliez voir de temps eu temps le dernier prisonnier que vous avez entre les mains, lorsqu'il sera establi dans sa nouvelle prison, etc. M. Loiseleur en conclut qu'à celte époque il n'y a plus qu'un prisonnier, et comme ensuite on recommence à parler de deux, il tire de ce fait cette conséquence qu'un prisonnier nouveau a été confié à la garde de Saint-Mars. Nous nous occuperons ultérieurement de cette dépêche dont nous indiquerons la signification.

[27] Archives du ministère de la guerre. — Mémoire de Chamlay sur les évènements de 1678 à 1688. — Archives du ministère des affaires étrangères, Mantoue et Savoie.

[28] Revue contemporaine, p. 258.

[29] Voyez les ch. I à V de cette étude.

[30] Revue contemporaine, p. 209 et suivantes.

[31] C'est à un an près la date que constate M. Loiseleur et dont nous allons confirmer l'exactitude. M. Loiseleur fait observer avec raison qu'une erreur d'une année dans les souvenirs anciens du vieillard est très-vraisemblable.

[32] Le gouvernement des îles Sainte-Marguerite-Saint-Honorat.

[33] Dépêches inédites de Louvois à Saint-Mars. (Archives du ministère de la guerre.)