L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE XVIII.

 

 

Système qui fait de Fouquet l'Homme au masque de fer. — Arguments invoqués par M. Lacroix. — Lesquels doivent être absolument rejetés et lesquels discutés. — Fouquet ne possédait point un dangereux secret d'État. — Madame de Maintenon. — Son caractère. — Sa jeunesse. — Ses relations avec monsieur et madame Fouquet. — Son honorable réserve. — Affaire des poisons. — Comment le nom de Fouquet y a-t-il été mêlé ? — Vraisemblance de sa mort produite par une attaque d'apoplexie. — Faiblesse des autres arguments invoqués par M. Lacroix. — Oubli dans lequel était tombé le surintendant. — Deux arrestations mystérieuses.

 

Un écrivain de beaucoup de savoir et de beaucoup d'imagination, M. Paul Lacroix, a réuni, dans un ouvrage fort ingénieux et très-habilement composé[1], tous les arguments que l'on peut invoquer en faveur du système qui fait de Fouquet l'Homme au masque de fer. Il commence par rappeler la découverte, annoncée le 15 août 1789[2], d'une carte trouvée parmi les papiers de la Bastille portant ces mots : Fouquet, arrivant des îles Sainte-Marguerite avec un masque de fer, et signée de trois X et du nom de Kersadion. Néanmoins M. Lacroix s'abstient avec raison de compter au nombre de ses preuves un document dont aucun pièce officielle ne constate l'existence, et que sa contexture, la manière étrange dont il aurait été trouvé et l'invraisemblance d'une mention de cette nature doivent également faire rejeter. Voici les bases bien plus solides de l'argumentation de M. Lacroix :

Les précautions apportées dans la garde de Fouquet à Pignerol ressemblent en tout point, dit-il[3], à celles que l'on déploya plus tard pour l'Homme au masque, à la Bastille comme aux îles Sainte-Marguerite.

La plupart des traditions relatives au prisonnier masqué paraissent devoir se rattacher à Fouquet.

L'apparition du Masque de fer a suivi presque immédiatement la prétendue mort de Fouquet en 1680.

Cette mort de Fouquet en 1680 est loin d'être certaine.

Enfin, des raisons politiques et particulières ont pu déterminer Louis XIV à le faire passer pour mort, plutôt que de s'en défaire par un empoisonnement ou d'une autre façon.

 

Ces deux derniers arguments sont les seuls, ce me semble, qui doivent être discutés ; car les soins minutieux, la vigilance excessive, les précautions incessantes dont Fouquet a été, l'objet à Pignerol ne sont pas particulières à ce détenu. Lauzun a été absolument traité de la même manière. Les recommandations faites à Saint-Mars chaque fois que l'on confiait à sa garde un nouveau prisonnier, même le plus obscur, étaient identiques. Lorsque, le 19 juillet 1669, on lui annonça la prochaine arrivée de cet Eustache d'Auger, dont on fera un valet de Fouquet, Louvois écrivait à Saint-Mars comme si le sort de l'État était intéressé à la captivité de cet homme[4]. Quand plus tard on lui enverra, aux îles Sainte-Marguerite, des ministres protestants aussi inconnus que peu dangereux, ce seront toujours les mêmes précautions détaillées, complètes, longuement exposées et également chères au ministre minutieux[5] qui les donnait et au scrupuleux geôlier chargé de leur exécution.

Quant aux traditions relatives au prisonnier masqué, et qui paraissent à M. Lacroix devoir se rattacher à Fouquet, nous avons vu[6] que la plupart sont légendaires, et que les autres, telles que l'épisode du plat d'argent jeté par une fenêtre, concernent plusieurs ministres protestants, détenus aux îles Sainte-Marguerite presque à la même époque que l'Homme au masque de fer.

Enfin, et nous l'établirons plus tard, rien ne prouve que l'apparition du Masque de fer remonte à l'année 1680.

Mais si Fouquet n'était pas mort en mars 1680, si surtout Louis XIV avait eu des motifs politiques et particuliers de faire disparaître le surintendant en supposant sa mort, il est incontestable que le système de M. Lacroix aurait beaucoup de chances d'être accepté, puisqu'il montrerait ce que serait devenu ce personnage en même temps qu'il expliquerait d'une manière très-vraisemblable le mystère, exagéré par la légende, mais réel néanmoins, dont a été entouré le fameux prisonnier masqué. C'est ce qu'a parfaitement compris M. Lacroix ; aussi s'est-il appliqué d'abord à contester, ce qui était indispensable, la mort de Fouquet en 1680, puis à rechercher les diverses causes qui ont pu déterminer Louis XIV à séparer tout à coup le surintendant du reste du monde, et à faire de la prolongation de sa vie un mystère impénétrable pour tous, sauf pour Saint-Mars.

De ces causes, celles qui remontent au delà de 1680 doivent être absolument rejetées. Elles n'ont pu, en effet, exercer aucune influence sur le sort de Fouquet, puisque nous venons de voir ce prisonnier passer peu à peu d'une réclusion fort étroite et assez dure à une captivité très-adoucie par des faveurs sans cesse multipliées. De 1665 à 1672, on lui interdit toute communication, même avec ses parents. Mais dès 1672 on autorise d'abord quelques rares lettres, ensuite une correspondance plus régulière, des rapports journaliers avec les autres détenus, et enfin la visite et le séjour prolongé de quelques membres de sa famille à Pignerol. Cette progression, lente mais continue, existe incontestablement dans la période qui s'étend de 1672 à 1680. C'est donc seulement dans cette dernière année qu'il faut rechercher l'origine du terrible mécontentement royal, et de l'affreuse aggravation de peine frappant tout à coup Fouquet. M. Lacroix a négligé cette distinction essentielle, et il a réuni tous les griefs, réels ou prétendus, de Louis XIV, sans tenir compte de leur ancienneté et des preuves évidentes d'indulgent oubli successivement données au coupable. Il était donc superflu de rappeler[7] les négociations secrètes du surintendant avec l'Angleterre, ses projets pour se rendre indépendant et se retirer, en cas de disgrâce, dans sa principauté de Belle-Isle, qu'il faisait fortifier ; son empressement à gagner des créatures qu'il achetait à tout prix en mettant des charges importantes sous leur nom et en leur donnant des pensions secrètes ; son amour prétendu pour madame de la Vallière. Pour toutes ces fautes, le ressentiment royal était apaisé, et l'on ne saurait admettre que leur souvenir ait soudainement irrité Louis XIV lorsque, durant huit années, il venait d'user à l'égard du prisonnier d'une clémence de plus en plus sensible et efficace.

Fouquet, détenu à Pignerol, dit M. Lacroix[8], inspirait encore de la haine à Colbert et des appréhensions continuelles à Louis XIV : on eût dit qu'il possédait quelque grand secret dont la divulgation pouvait être funeste à l'État, ou du moins blesser mortellement l'orgueil du roi. Mais, dans cette hypothèse, comment Louis XIV aurait-il autorisé les fréquentes relations de Fouquet avec Lauzun d’abord, puis avec les divers membres de sa famille ? comment ne.pas craindre que ceux-ci ne devinssent les confidents, et plus tard les propagateurs de ce secret d'État ? M. Lacroix énumère toutes les précautions prises par Saint-Mars dans la première période de la détention de Fouquet, afin d'empêcher qu'il pût donner et recevoir des nouvelles. Mais trois dépêches significatives montrent jusqu'à l'évidence que ces précautions, fort minutieuses en effet, étaient uniquement inspirées par l'appréhension d'une fuite, et nullement par la crainte de voir s'étendre la connaissance d'un secret d'État. Trois fois, et pour diverses causes, les valets de Fouquet sont congédiés. On les renvoie l'un en 1665, l'autre à la fin de l'année suivante, et le troisième en 1669, c'est-à-dire à l'époque où la réclusion du surintendant est fort étroite. Que fait-on de ces trois personnes, qui ont longtemps vécu avec le prisonnier et ont pu recevoir ses confidences ? les prive-t-on à jamais de leur liberté, afin d'ensevelir avec elles ce secret que peut-être elles ont eu le malheur d'apprendre ?

Je vous écris cette lettre, mande Louis XIV à Saint-Mars[9], pour vous dire que je trouve bon que vous donniez un autre valet au sieur Fouquet, et qu'après que celui qui est malade sera guery, vous ayez à le laisser aller où bon lui semblera, et la présente n'estant pas pour autre fin, je prie Dieu qu'il vous ayt en sa sainte garde.

Vostre lettre du 28 du mois passé, écrit Louvois à Saint-Mars[10], m'a esté rendue et m'a appris que le valet de monsieur Fouquet est incommodé d'une fort dangereuse maladie. Il est bon de continuer à le faire soigner et si, après sa guérison, il ne veut plus continuer ses services au prisonnier, la prudence veut que vous le reteniez dans le donjon trois ou quatre mois, afin que, s'il avait agy contre son devoir, le temps fasse rompre les mesures qu'il aurait prises avec monsieur Fouquet.

Sa Majesté se remet à vous, écrit-il à Saint-Mars en 1669[11], d'en user comme vous le voudrez à l'égard de La Rivière, c'est-à-dire de le laisser auprès de monsieur Fouquet ou de l'en oster, Sa Majesté se promettant qu'en cas que vous le luy ostiez, vous ne le laissiez sortir qu'après une prison de sept à huit mois, afin que, s'il avait pris des mesures pour porter des nouvelles de son maître, elles soient si vieilles en ce temps-là qu'elles ne puissent en rien préjudicier.

On voit par ces dépêches que si Fouquet a été, pendant les seize années passées à Pignerol, l'objet de traitements fort divers, jamais il ne lui a été impossible de rendre d'autres personnes dépositaires de ses secrets, et par elles, de les faire parvenir à ses amis, à ses parents, aux souverains étrangers, aussi bien qu'aux grands seigneurs de la cour. Il l'aurait pu en 1665, en 1666, en 1669, au moyen de ses domestiques retenus quelques mois seulement prisonniers et renvoyés ensuite sans condition. Il l'aurait pu bien davantage encore plus tard par l'intermédiaire soit de Lauzun, soit de tous ceux qui sont venus le visiter. II faut donc rejeter cette pensée que Fouquet était possesseur d'un dangereux secret d'État, et, en outre, nécessairement conclure dé la conduite beaucoup plus humaine de Louis XIV envers le surintendant, que les anciens ressentiments du roi avaient disparu, et qu'en 1680, il ne voyait plus dans le prisonnier qu'un vieillard fort intéressant par ses malheurs et par sa résignation.

Mais M. Lacroix n'invoque point seulement la raison d'État. Selon lui, la dernière, la plus puissante favorite de Louis XIV a été intéressée à la disparition du surintendant. Autrefois sa maîtresse, alors qu'elle était la femme de Scarron, elle aurait exigé du roi, au moment de l'épouser, un redoublement de rigueur pour cet inopportun survivant, pour ce témoin incommode de ses anciennes faiblesses.

Ce que madame de Sévigné appelle le premier tome de la vie de madame de Maintenon[12] restera-t-il toujours un mystère, et pourra-t-on jamais exactement connaître les commencements de cette illustre parvenue qui a désiré[13] être une énigme pour la postérité ? Comme tous ceux qui ont eu l'honneur de rencontrer des détracteurs acharnés, elle a trouvé des défenseurs excessifs aussi sans doute, mais qui, avec raison, ont montré l'injustice[14] des passions soulevées contre l'ancienne huguenote devenue catholique, et plus tard femme de Louis XIV au moment de la révocation de l'édit de Nantes et de la persécution des jansénistes. C'est l'exagération dans l'attaque, c'est la violence de Saint-Simon, de la princesse Palatine et de la Fare, bien plus qu'un attrait soudain, qui ont produit ce revirement dans l'opinion publique, ce courant général aujourd'hui et très-favorable à madame de Maintenon. Sa réhabilitation était si nécessaire que chacun y a adhéré, mais seulement par équité. En apprenant à la mieux connaître, on a cessé de la mépriser, sans l'aimer davantage, et l'on a conçu beaucoup plus d'estime pour son esprit que de goût pour sa personne. Jamais, en effet, même à travers les siècles, on n'éprouve des sentiments bien vifs pour ceux qui en ont été dépourvus, et la vertu sèche, froide, sans la passion qui l'anime, sans la lutte qui la vivifie, manquera toujours d'admirateurs. Madame de Maintenon n'apparaît pas seulement austère et rigide : tout est chez elle convenance et calcul. Sa piété n'est pas ardente dans ses élans, comme chez la Vallière, mais contenue, réfléchie, et ses scrupules tournent toujours à l'avantage de sa fortune. Point fausse, mais d'une prudence consommée ; non perfide, mais toujours prête sinon à sacrifier, du moins à abandonner ses amis ; aimant l'apparence du bien autant que le bien lui-même ; sans imagination, partant sans illusions, cette femme, supérieure par le sens bien plus que par le cœur, était armée contre toutes les séductions, et la crainte de compromettre sa renommée la mettait à l'abri de tous les périls. Il n'y arien de plus habile qu'une conduite irréprochable, a-t-elle dit. Ce mot la peint tout entière et fait pénétrer jusqu'au fond de son âme. Il explique et éclaire toute cette existence, et l'on comprend que cette femme ait vécu sans y succomber au milieu des dangers d'une société légère et frivole, ait traversé la jeunesse sans en éprouver les tentations, subi la pauvreté avec honneur, se soit maintenue à la cour, constamment maîtresse d'elle-même, et ait fini par prendre irrévocablement dans le cœur du roi une place que n'avaient su conserver ni la Vallière, malgré son dévouement désintéressé, ni la séduisante Fontanges, ni Montespan, malgré ses enfants légitimés. A un jugement droit, à une dignité imposante et sans morgue, à cet art merveilleux d'être la reine sans paraître y prétendre et de recevoir les hommages de la cour avec une humilité toute chrétienne, à toutes ces qualités par lesquelles, épouse de Louis XIV, elle s'est montrée digne de sa destinée, madame de Maintenon a joint dès sa plus tendre enfance un orgueilleux désir de belle réputation qui a fait sa force. C'était là ma folie, disait-elle plus tard[15]. Je ne me souciais pas de richesses j'étais élevée de cent piques au-dessus de l'intérêt. Mais je voulais de l'honneur. Je ne cherchais pas d'être aimée en particulier de qui que ce fût. Je voulais l'être de tout le monde.

Ce fier engagement pris de bonne heure avec sang-froid et résolution, rien n'indique que sa volonté opiniâtre et ferme y ait jamais manqué. Pour un Saint-Simon, pour une Ninon de Lenclos qui incriminent sa conduite, bien des témoignages moins suspects s'élèvent en sa faveur. Nous étions tous surpris, dit l'intendant Basville, qu'on pût allier tant de vertus, de pauvreté et de charmes. M. Lacroix[16] invoque ce billet transcrit par Conrart et que l'on a prétendu avoir été trouvé dans la cassette de Fouquet, et écrit à ce personnage par madame de Maintenon : Je ne vous connais point assez pour vous aimer, et quand je vous connaîtrais, peut-être vous aimerais-je moins. J'ai toujours fui le vice et naturellement je hais le péché. Mais je vous avoue que je hais encore davantage la pauvreté. J'ai reçu vos dix mille escus. Si vous voulez m'en apporter encore dix mille clans deux jours, je verrai ce que j'aurai à faire. Mais, outre que Conrart attribue à madame de la Baulme cette lettre dont les termes d'ailleurs contrastent singulièrement avec le style de madame de Maintenon[17], on sait, par des preuves certaines, quelles ont été les relations soit de Scarron, Soit de sa femme avec la famille de Fouquet. Si quelques doutes peuvent subsister à l'égard de Villarceaux, dont Saint-Simon -et Ninon de Lenclos font l'amant de madame de Maintenon, on ne saurait méconnaître la parfaite convenance et la dignité qu'elle a montrées en acceptant les bienfaits du surintendant. C'est toujours à madame Fouquet qu'elle s'adresse, et lorsque celle-ci, charmée de tant d'esprit, veut l'appeler auprès d'elle, la femme de Scarron rejette avec un tact merveilleux une proposition pleine de périls et pour sa vertu, et surtout pour sa renommée[18]. Un jour pourtant elle fut obligée, à cause des infirmités de Scarron, d'aller elle-même solliciter Fouquet. Mais, nous dit madame de Caylus — et mademoiselle d'Aumale confirme l'exactitude de ce récit —, elle affecta d'y aller dans une si grande négligence, que ses amis étaient honteux de l'y mener. Tout le monde sait ce qu'était alors M. Fouquet, et son faible pour les femmes, et combien les plus huppées cherchaient à lui plaire. Cette conduite, et la juste admiration qu'elle causa, parvinrent jusqu'à la reine[19].

Une extrême réserve envers le surintendant et une affectueuse reconnaissance pour madame Fouquet, tels ont été, on le voit, les sentiments de la femme de Scarron, et loin d'avoir à faire oublier une faiblesse, madame de Maintenon dut au contraire se souvenir des bienfaits de cette famille, et contribuer, pour sa part, à l'adoucissement du sort du prisonnier.

Fort vaguement ensuite, et sans en fournir des preuves certaines, M. Lacroix rappelle que Fouquet a été enveloppé dans ces fameux procès des poisons où furent révélés tant de monstrueux scandales et impliqués quelques grands personnages de la cour, où l'on vit l'audace des crimes encore accrue par le cynisme révoltant des aveux, et qui produisirent une commotion profonde dans toute la France et jusqu'à l'étranger.

Que le nom de Fouquet ait été prononcé dans les débats, on ne saurait le contester, ni en être surpris. Colbert, son ennemi, étant une des victimes désignées, et contre laquelle semblait formé un projet d'empoisonnement, il est tout naturel que les accusés aient invoqué le souvenir du surintendant. Mais combien d'autres noms, tels que ceux de la Fontaine et de Racine, furent indiqués au lieutenant de police, sans que leur réputation en ait été ternie ! M. Lacroix regrette avec raison que la plupart des papiers relatifs à cette ténébreuse affaire n'aient pas été publiés. Ils vont l'être, et aucune des innombrables pièces de ces divers procès n'autorise à accuser le surintendant[20]. Parmi celles qui ont été déjà publiées, et qui renferment quelques déclarations concernant Fouquet, l'examen attentif de l'époque à laquelle elles ont été faites prouve qu'elles n'ont pu exercer aucune influence sur le sort du prisonnier de Pignerol. La femme Filastre a dit, à la torture, avoir écrit un pacte par lequel la duchesse de Vivonne demandait le rétablissement de M. Fouquet et à se défaire de M. Colbert. Mais cette déclaration est postérieure de quelques mois à la mort du surintendant[21]. On a une lettre de Louvois au lieutenant de police la Reynie, dans laquelle celui-ci est remercié d'avoir appris au roi ce que le nommé Debray a dit de la sollicitation qui lui a été faite par une homme de la dépendance de Fouquet[22]. Mais cette lettre est du 17 juin 1681, c'est-à-dire postérieure de quinze mois à la mort, ou, si l'on préfère, à l'époque où Louis XIV se serait déterminé à faire disparaître le surintendant. Serait-ce, de préférence, sur les révélations de la marquise de Brinvilliers que l'on se fonderait ? Mais son procès date de 1676, et, si Fouquet avait 'été alors sérieusement compromis, pourquoi, durant quatre années, ces allégements successifs de sa peine ?

Dans tous les cas, si l'on admet, sur des dépositions aussi intéressées et aussi incertaines, que les amis de Fouquet ont été les conseillers et les complices d'un projet criminel[23], je comprends que, frappé de la coïncidence — non entièrement exacte, nous venons de le voir — de ces accusations et de la mort du surintendant, on puisse soupçonner qu'elle n'ait pas été naturelle. C'est ce qu'a fait avec une circonspection extrême, et en se contentant d'émettre un doute, M. Pierre Clément dans son livre : la Police, sous Louis XIV. Il n'accuse personne. Il se garde bien d'affirmer. Mais il fait observer que la mort de Fouquet fut un événement rendu fâcheux par l'époque où il se produisit[24]. Il succomba à une attaque d'apoplexie. La nature de ce mal pourrait contribuer encore à accréditer l'opinion d'un empoisonnement. Mais là doivent s'arrêter les conjectures. Que l'on hésite à croire qu'il ait été réellement frappé d'une attaque, je le conçois, bien que des raisons nombreuses aillent nous déterminer à l'admettre. Mais tout s'oppose formellement à l'hypothèse d'une simulation de mort[25] ordonnée par Louis XIV, et, soit que la mort de Fouquet ait été naturelle, soit qu'on l'ait hâtée par un crime, il est incontestable qu'elle a réellement eu lieu dans le mois de mars de l'année 1680.

Est-ce en effet un homme dans un état normal de santé, qui tout à coup succombe ? C'est un vieillard depuis seize ans malade, que l'abondance du sang fatigue[26], que le défaut de tout exercice a alourdi, et qui, d'une vie agitée et longtemps adonnée aux plaisirs, a soudainement passé aux privations et à l'inaction de la captivité.

Est-ce un prisonnier haineux et aux ressentiments profonds que l'on soupçonne d'avoir poussé ses amis à empoisonner Colbert ? Non encore. C'est le plus patient, le plus résigné des détenus, qui a expié ses fautes par la plus admirable conduite et a pardonné à ses ennemis, dont l'esprit, détaché des biens de la terre, s'est élevé à la contemplation des choses divines, et qui, offrant sa vie en exemple, a consacré ses longs loisirs à édifier un monument de sa piété pour l'instruction de ses semblables.

Est-il mort mystérieusement, sans témoins, et seulement sous les yeux d'un geôlier capable d'un crime ? C'est en présence du comte de Vaux, son fils, et de sa fille[27], c'est dans leurs bras qu'il succombe. Saint-Mars, que tous ses contemporains nous présentent comme un parfait honnête homme, est le seul intermédiaire entre le roi et ses prisonniers. Enfin, dès que la fatale nouvelle parvient à la cour, Louis XIV fait transmettre aussitôt à son représentant à Pignerol l'ordre de remettre le corps de Fouquet à sa famille pour qu'elle le fasse transporter où bon luy semblera[28].

Voilà les considérations décisives, essentielles, et dont la valeur ne peut être détruite par cette foule d'arguments secondaires réunis en faisceau par M. Lacroix et exposés avec une habileté fort grande. Ceux-ci même d'ailleurs résistent-ils à un examen un peu approfondi ? Faut-il s'étonner que les détails, fournis sur sa mort par les amis de Fouquet, depuis si longtemps séparés de lui[29], offrent quelques dissemblances ? Est-il surprenant que les uns attribuent sa fin à des suffocations, et les autres à une attaque, quand l'apoplexie pulmonaire est toujours accompagnée de suffocations ? Faut-il considérer comme significative l'inutilité des recherches faites à Pignerol par un savant piémontais[30], lorsqu'il l'explique lui-même par la suppression du couvent de Sainte-Claire où a été déposé momentanément le corps de Fouquet, par les changements survenus dans l'église[31] et la dispersion des papiers[32] ayant appartenu à ce monastère ? Enfin, y a-t-il lieu de trouver étranges le silence de la Fontaine, le laconisme avec lequel la Gazette et le Mercure annoncent la mort de Fouquet, et l'absence d'une inscription fastueuse dans la chapelle du couvent des Filles de la Visitation où son corps fut transporté ? Vingt années s'étaient écoulées depuis la chute du surintendant. Combien, et en un temps moindre encore, sortent de la mémoire de ceux qu'ils ont obligés ! De 1660 à 1680, dans cette période féconde entre toutes, d'autres noms, et de bien plus illustres, avaient rempli la scène du monde et occupé la renommée. Dans cette cour, qu'il avait éblouie de son éclat, Fouquet était depuis longtemps oublié, et seuls quelques rares amis compatissaient à ses infortunes. Si celui qui e prêté un si touchant langage aux nymphes de Vaux s'est tu ; si la mort de son bienfaiteur ne lui a inspiré aucun chant, ce n'est pas qu'il se soit refusé à y croire. Mais plutôt que de supposer qu'il y a été insensible, ne vaut-il pas mieux expliquer son silence par sa paresseuse nature, et rejeter bien loin cette pensée que la mort. de Fouquet a laissé la Fontaine indifférent ?

Si les vrais sentiments éprouvés en cette circonstance par le fabuliste nous sont inconnus, si la fin de celui qui avait longtemps tenu à ses pieds une partie de la cour a passé presque inaperçue, il eut du moins l'honneur d'être pleuré de madame de Sévigné toujours fidèle[33], et la consolation d'être entouré des siens à son lit de mort. Saint-Mars lui-même dut regretter ce prisonnier inoffensif et résigné. Peu de temps après, Lauzun était rendu à la liberté.

Mais une année auparavant, quelques dragons, dirigés par un officier mystérieusement envoyé à Pignerol, étaient pendant la nuit sortis de cette citadelle et avaient pris la route de Turin. S'arrêtant dans une hôtellerie isolée, éloignée de toute autre habitation et située à peu de distance de la petite rivière de la Chisola, ils avaient pénétré dans l'intérieur de la maison, et s'y étaient cachés avec assez de soin pour que rien ne révélât leur présence. Le lendemain et de très-bonne heure, un carrosse, renfermant trois personnes, parmi lesquelles deux prêtres, s'éloignait précipitamment de Turin. Parvenus aux bords de la rivière, grossie par les pluies, les voyageurs avaient été contraints de mettre pied à terre, et, sur quelques planches réunies à la hâte, de traverser le torrent. Puis ils étaient entrés dans une salle de l'hôtellerie. Presque aussitôt, les dragons armés avaient envahi cette salle, et s'étaient emparés d'un des voyageurs. Une heure après, une voiture, entourée d'une escorte de cavalerie, sortait de l'auberge et emmenait le prisonnier à Pignerol. Trois jours plus tard, un autre étranger arrivait à son tour dans cette maison fatale. Aussitôt, entouré et terrassé par les mêmes dragons apostés au même lieu, il était lui aussi jeté dans une voiture et rapidement conduit à Pignerol.

 

 

 



[1] Histoire de l'Homme au masque de fer, par M. Paul Lacroix (Bibliophile Jacob). Paris, 1840.

[2] Loisirs d'un patriote français, numéro du 13 août 1789. Cette carte, trouvée parmi les papiers de la Bastille et que le journaliste attestait avoir vue, portait aussi le n° 64389000.

[3] Histoire de l'Homme au masque de fer, p. 175.

[4] Le roy m'ayant commandé de faire conduire à Pignerol le nommé Eustache d'Auger, il est de la dernière importance, a son arrivée, qu'il soit gardé avec une grande seureté et qu'il ne puisse donner de ses nouvelles en nulle manière, ni.par lettres â qui que ce soit. Je vous en donne advis par advance afin que vous puissiez faire accomoder un cachot où vous le mettrez seurement, observant de faire en sorte que les jours qu'aura le lieu où il sera ne donnent point sur des lieux qui puissent estre abordez de personne, et qu'il y ayt assez de portes fermées, les unes sur les autres, pour que nos sentinelles ne puissent rien entendre. (Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 19 juillet 1669.) — Ces précautions infinies étaient du reste une forme de style. On les retrouve dans les ordres donnés au maréchal d'Estrades, comme dans ceux qui sont contenus dans les Registres du secrétariat de la maison du roy et dans ceux que l'on trouve dans la Correspondance administrative sous Louis XIV. — Voyez cette correspondance publiée par Depping dans la collection des Documents inédits pour l'histoire de France. Voyez aussi, Bibliothèque impériale, manuscrits, Papiers d'Estrades, vol. XII, et Registres du secrétariat, 6653.

[5] M. Camille Rousset donne une foule de preuves du plaisir extrême que trouvait Louvois dans la combinaison, dans le luxe des précautions. (Voyez notamment le t. III, p. 38 et suivantes de son Histoire de Louvois.)

[6] Chap. V de cette étude.

[7] Histoire de l'Homme au masque de fer, p. 233.

[8] Histoire de l'Homme au masque de fer, p. 229.

[9] Ordre de Louis XIV, du 11 octobre 1665.

[10] Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 23 septembre 1666.

[11] Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 17 septembre 1669.

[12] Lettre de madame de madame de Sévigné, du 7 juillet 1680.

[13] Correspondance générale, édition Lavallée, t. I, p. 1.

[14] Citons, entre autres, la belle Histoire de madame de Maintenon, de M. le duc de Noailles, malheureusement encore inachevée ; les travaux de M. Théophile Lavallée, et le chapitre I, époque III du curieux volume de M. Chéruel, Saint-Simon considéré comme historien, qui est le complément nécessaire de son édition des Mémoires.

[15] Lettres historiques et édifiantes de madame de Maintenon, t. II, p. 215.

[16] Histoire de l'Homme au masque de fer, p. 244.

[17] Conrart, Manuscrits, t. XI, p. 151, archives de l'Arsenal. Les mêmes observations s'appliquent à cet autre billet également attribué par M. Lacroix à madame de Maintenon, et avec aussi peu de fondement. Jusqu'ici j'étais si bien persuadée de mes forces que j'aurais défié toute la terre. Mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai eue avec vous m'a charmée. J'ai trouvé dans votre entretien mille douceurs, à quoi je ne m'étais pas attendue ; enfin, si je vous vois seul jamais, je ne sçais ce qui arrivera.

[18] Mémoires sur Nicolas Fouquet, t. I, p. 418-449.

[19] Souvenirs de madame de Caylus, p. 10 et 11. — M. Feuillet de Couches, Causeries d'un curieux, t. II, p. 515. — M. Chéruel, Saint-Simon considéré comme historien, p. 501 et suivantes.

[20] C'est ce que m'a assuré à plusieurs reprises M. Ravaisson qui, dans la publication des documents relatifs à la Bastille, est parvenu à l'affaire des poisons.

[21] M. Pierre Clément, la Police sous Louis XIV, p. 221.

[22] M. Pierre Clément, la Police sous Louis XIV, p. 222.

[23] C'est un conseiller au parlement nommé Pinon-Dumartray, parent de Fouquet, qui lut soupçonné d'avoir eu des relations avec le sieur Lamy, accusé de complot contre la vie de Colbert.

[24] M. Pierre Clément, la Police sous Louis XIV, p. 221.

[25] A l'appui de cette opinion, M. Lacroix (ouvrage déjà cité, p. 251-252) parle d'une lettre qu'aurait écrite Louis XIV au pape Clément X et dans laquelle il lui aurait demandé de lui accorder une dispense secrète pour se défaire, sans autre forme de procès, d'un homme dangereux et nuisible à son gouvernement. M. Lacroix ajoute que Clément X s'opposa vraisemblablement à la mort du prisonnier de Pignerol. Mais cette lettre fort étrange de Louis XIV, et que M. Lacroix nomme avec raison la clef de voûte de son système sur l'Homme au masque de fer, il ne la donne pas, et il se contente de dire : Cette lettre, si étrange qu'on voudrait s'inscrire en faux contre son existence, cette lettre est parmi les manuscrits, à la Bibliothèque du roi. M. Champollion-Figeac, qui l'avait découverte il y a trois ans dans les papiers de Bouillaud, m'en communiqua de vive voix la teneur à cette époque, au moment même où je partais pour un long voyage. Mais malheureusement il oublia de prendre note du volume contenant cette pièce singulière, et depuis mon retour il a cherché inutilement à la retrouver. Le savant M. Libri se souvient aussi d'avoir vu ce document précieux.

Voici la vérité sur cette lettre et l'origine des propos de MM. Champollion-Figeac et Libri. C'est au recueil Bouillaud, manuscrits de la Bibliothèque impériale S F 997, vol. XXXIII, catalogue, que ce collectionneur du dix-septième siècle parle d'une lettre dans laquelle le cardinal de Richelieu priait le roi de demander au pape un bref par lequel il lui fût permis de faire mourir, sans autre forme de justice, ceux qu'il croirait dignes de mort, ce que le pape Urbain VIII refusa. M. P. Clément a déjà cité cet extrait dans la note 2, p. 222 de sa Police sous Louis XIV.

M. Lacroix voit, par cet extrait, qu'il ne s'agit point de Louis XIV, de Clément X et de Fouquet, mais bien de Louis XIII, d'Urbain VIII et de victimes inconnues.

[26] La plupart des maux que Fouquet énumère dans ses lettres ont pour origine une trop grande abondance de sang.

[27] Lettres de Louvois à Saint-Mars, des 3 avril et 4 mai 1680.

[28] Lettres de Louvois à Saint-Mars, du 9 avril 1680.

[29] M. Chéruel, qui conclut à la mort de Fouquet en mars 1680, fait observer avec raison que seul un passage des Mémoires de Gourville est en contradiction avec les autres témoignages contemporains, mais que la contradiction n'est qu'apparente. Selon Bussy-Rabutin, Fouquet fut autorisé en 1680 à se rendre aux eaux de Bourbon. Nous n'avons pas parlé de cette autorisation, parce qu'aucune pièce n'en fait mention. Mais ce bruit se répandit à Paris, et il n'y a rien de surprenant à ce que Gourville, écrivant ses souvenirs bien longtemps après les événements, ait confondu l'autorisation avec la réalisation de ce voyage et ait dit : M. Fouquet ayant été mis en liberté... C'est pourtant à l'occasion de ce passage que Voltaire a écrit dans son Siècle de Louis XIV : Ainsi, on ne sait pas où est mort cet infortuné, dont les moindres actions avaient de l'éclat quand il était puissant. Voltaire a sacrifié l'exactitude à un effet de style. Madame de Sévigné le savait —le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée ; je n'ai jamais vu perdre tant d'amis —. Bussy le savait — Vous savez, je crois, la mort d'apoplexie de M. Fouquet, dans le temps qu'on lui avait permis d'aller aux eaux de Bourbon —. La famille le savait, puisque plusieurs de ses membres se trouvaient à Pignerol en mars 1680. Seul, Gourville était inexactement informé ; mais nous venons de voir en quoi et comment il diffère des autres contemporains.

[30] Paroletti, sur la Mort du surintendant Fouquet. — Notes recueillies à Pignerol, in-4 de 24 pages. Turin, 1812.

[31] Paroletti, sur la Mort du surintendant Fouquet, p. 20. Paroletti conclut aussi à la mort de Fouquet en mars 1680. Enfin, ce seront également les conclusions d'un travail que prépare M. Gaultier de Claubry sur cette question spéciale, et qui fera partie des belles publications historiques que nous devons, depuis quelques années, à la ville de Paris.

[32] L'ancien couvent de Sainte-Claire est aujourd'hui un dépôt de mendicité. M. Jacopo Bernardi, grand vicaire honoraire de l'évêque de Pignerol, m'écrit que, dans le pays, la mort de Fouquet en 1680 est une tradition constante. Je saisis cette occasion pour remercier mon obligeant et savant correspondant de tous les renseignements qu'il a bien voulu me fournir sur Pignerol.

[33] Voyez notamment Lettres de madame de Sévigné des 3 et 5 avril 1680.