L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE XV.

 

 

Description de Pignerol. — Son passé, sa situation. — Portrait de Saint-Mars. — Ses scrupules et son honnêteté. — Arrivée de Fouquet à Pignerol. — Rapide examen de la carrière du surintendant. — Son erreur au sujet de Louis XIV. — Il le trahit. — Causes de la chute de Fouquet. — Son arrestation. — Son procès. — Sa condamnation. Il n'y a rien d'obscur dans celte affaire.

 

Des principaux personnages, en qui l'on a vu l'Homme au masque de fer, nous avons écarté d'abord ces êtres imaginaires, ces prétendus frères de Louis XIV qu'il faut reléguer dans le domaine de la fiction. Entrant ensuite dans celui de la réalité, nous avons étudié la vie de quelques princes que l'on al aussi recouverts du masque mystérieux[1], mais que nous avons montrés mourant, non pas à la Bastille, mais Vermandois devant Coudray, Monmouth sur l'échafaud et Beaufort au siège de Candie. A ces récits a succédé l'histoire d'un grand prisonnier d'État sous Louis XIV en faveur duquel s'élevaient de plus fortes présomptions, mais qui n'a été emprisonné ni à Pignerol, ni aux îles Sainte-Marguerite, et qui a fini ses jours en liberté. Pénétrons maintenant avec Saint-Mars à Pignerol, et, parmi les personnages confiés à sa garde, recherchons lequel d'entre eux, longtemps enfermé dans cette forteresse, puis aux îles Sainte-Marguerite, et enfin conduit à la Bastille, où il est mort le 19 novembre 1703, est véritablement l'Homme au masque de fer.

A l'entrée des vallées du Chisone et de la Lemina[2], sur le versant d'une de ces collines par lesquelles, en s'abaissant insensiblement, se termine du côté du Piémont la grande chaîne des Alpes, se dressait en amphithéâtre un petit bourg que, dès le douzième siècle, les princes de Savoie firent fortifier pour la sûreté de leurs États, dont il défendait l'accès[3]. Au sommet de la colline, autrefois couverte d'une forêt de pins d'où la ville reçut son nom[4], fut construite une citadelle que l'on entoura de fortifications et que seule dominait au nord la montagne de Sainte-Brigitte, bientôt hérissée elle-même de redoutes et de retranchements. Devenue ainsi une position militaire de la plus grande importance et comme la clef de l'Italie, pouvant tour à tour arrêter ou favoriser les invasions étrangères, la place de Pignerol, convoitée par les rois de France et si précieuse aux ducs du Piémont, fut longtemps disputée par les armes ou revendiquée par la diplomatie. Enlevée en 1532 par François Ier au trop faible duc Charles III, restituée par Henri III en 1574 à Philibert-Emmanuel[5], attaquée sans succès en 1595 par le duc de Lesdiguières, elle finit, en 1650, par tomber au pouvoir du cardinal de Richelieu, qui s'en empara à la tête de quarante mille hommes et la plaça sous la domination du roi de France, auquel elle devait appartenir jusqu'aux désastres des dernières années de Louis XIV. Richelieu, Mazarin et Louvois contribuèrent à rendre formidables ses fortifications. Il n'en reste aujourd'hui que quelques ruines, près desquelles se trouve la cathédrale de Saint-Maurice, d'où la vue embrasse le plus riant horizon[6]. Mais tout autre était l'aspect de Pignerol en 1664, époque à laquelle Saint-Mars s'y transporta pour prendre possession du donjon de la citadelle, devenue une prison d'État[7]. Sur le flanc du coteau, les maisons du bourg avec leurs toits de tuiles rouges, leurs légers campaniles et leurs cheminées en tourelles ; çà et là, sur certaines maisons, des créneaux, quelques meurtrières, souvenir d'ancienne défense, ou utile précaution contre une attaque future ; à mesure que le regard s'élève, le mouvement et la vie disparaissant peu à peu et remplacés par la morne régularité du service d'une place forte ; sur le point culminant, de larges fossés isolant du bourg la citadelle, et au delà une double ligne d'épaisses murailles formant un vaste parallélogramme et s'appuyant sur quatre hautes tours ; le long des parapets, près des ponts-levis et sur les bastions, quelques soldats qui veillent, ou, dans les cours, d'autres qui se promènent ; enfin, au milieu de cet ensemble de retranchements, un gros donjon carré restant silencieux et paraissant inhabité, aux fenêtres bardées de fer, à l'extérieur sombre et sinistre, et élevant jusqu'au ciel sa masse noirâtre : telle il faut se représenter, en reculant de deux siècles, la demeure des prisonniers, les uns célèbres comme Fouquet, les autres mystérieux comme le Masque de fer, qui ont rendu le nom de Pignerol à jamais fameux et dans l'histoire et dans la légende.

Entre l'aspect sévère de ce donjon et le caractère de son nouveau commandant il y avait comme une convenance parfaite, et nul plus que Saint-Mars ne réunissait les qualités nécessaires pour remplir les fonctions qui lui furent confiées. Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars, était un petit gentilhomme champenois des environs de Montfort- l'Amaury[8], quand il entra dans la première compagnie des mousquetaires du roi. A l'âge de trente-quatre ans, il venait de parvenir au grade de maréchal des logis[9], lorsqu'en 1661 Fouquet fut arrêté à Nantes. Il partagea dans cette circonstance avec son lieutenant d'Artagnan la confiance royale, et, tandis que celui-ci était chargé de l'arrestation du surintendant, Saint-Mars recevait la mission d'arrêter Pellisson et de le conduire à Angers[10]. Désigné, en 1664, au choix de Louis XIV, comme étant capable de garder sûrement Fouquet à Pignerol, il fut nommé commandant du donjon de cette place et capitaine d'une compagnie franche[11]. Il se rendit aussitôt à Pignerol et se consacra dès lors à ces lourdes fonctions de gardien, qu'il devait jusqu'à sa mort occuper dans diverses prisons, et en dernier lieu à la Bastille, mais avec les mêmes assujettissantes obligations qui font vraiment de Saint-Mars le premier prisonnier d'État sous Louis XIV, Il avait du geôlier les deux principaux mérites : une discrétion à toute épreuve et une méfiance telle, que le méfiant Louvois lui-même eut parfois à la contenir et rarement à le tenir en éveil. Ce n'était pas, comme d'Artagnan, un exécuteur des volontés royales, intelligent, généreux, ouvert. D'un esprit un peu étroit et très-timoré, taciturne, inquiet , une seule préoccupation l'avait envahi et le dominait : l'accomplissement servile des ordres du roi. Les discuter lui eût semblé un crime. Chercher à les interpréter lui paraissait superflu. Il répondait des prisonniers confiés à sa garde. La hauteur des murailles, la profondeur et la largeur des fossés, la vigilance des sentinelles, l'exactitude des guetteurs, la solidité des grilles ne suffisaient pas pour calmer les inquiétudes de cet esprit soupçonneux. Afin d'essayer de les dissiper, il ne se contentait point d'exposer à Louvois les détails les plus minutieux, les circonstances les plus puériles. Ses scrupules et ses alarmes renaissaient sans cesse. Tout était à ses yeux matière à soupçons, et son imagination troublée ne cessait d'entrevoir de prétendus projets de fuite. Un étranger, visitant Pignerol et considérant avec un peu d'attention la citadelle, lui devenait aussitôt suspect et était arrêté, longuement interrogé et longtemps détenu[12]. Il faisait dresser chaque mois la liste des voyageurs arrivés dans la ville, afin de remarquer les noms qui s'y trouveraient trop fréquemment[13]. Le linge de ses prisonniers, avant de sortir du donjon, était soigneusement plongé dans un baquet d'eau, puis séché a u feu en présence d'officiers chargés à tour de rôle de s'assurer de l'absence de toute écriture[14]. Le moindre changement observé dans les habitudes des détenus était pour Saint-Mars une source de pénibles préoccupations. Tout lui semblait un signal mystérieux destiné à hâter une tentative criminelle, et, un jour, après sa visite habituelle et ses longues perquisitions dans les chambres de Fouquet et de Lauzun, n'ayant pu découvrir aucun indice et rien d'anormal[15], il en fut d'abord surpris, puis très-alarmé. Cette absence de prétendus signaux lui paraissait sans doute un signal.

Du reste, honnête homme[16], âpre au gain[17], mais ne le recherchant que par des voies régulières, insensible aux reproches de ses prisonniers, trouvant dans le sentiment du devoir accompli assez de force pour dédaigner leurs injures, humain dans les très-rares occasions où leur sûreté né lui semblait pas compromise. Après avoir lu sa correspondance sincère, naïve et où on le voit tout entier, on est tenté de le prendre en pitié presque à l'égal de ses détenus, parce que, aussi peu libre qu'eux, il s'était en outre rendu en quelque sorte leur victime, sourdement minée par la crainte incessante et douloureuse de leur évasion. Les continuelles inquiétudes qui l'agitaient le vieillirent prématurément, et les contemporains le représentent la taille voûtée, de très-maigre apparence, branlant de la tête, des mains, de tout le corps[18], accablé enfin par le lourd fardeau de la responsabilité qui pesait sur lui.

C'est sous la garde de cet homme que Fouquet devait passer les seize dernières années de sa vie. C'est avec lui que va en réalité commencer la détention du surintendant. Depuis le jour de son arrestation, en effet, jusqu'à son arrivée à Pignerol, mille intrigues ourdies autour de lui, les menaces de ses ennemis, les démarches pressantes de ses amis, tour à tour le danger d'une peine capitale et l'espérance d'être sauvé, d'assez fréquents changements de prison[19], les préoccupations du procès, avaient rempli son existence et abrégé la longueur des quatre années écoulées. Mais dès qu'il se trouva à Pignerol dans une chambre où la lumière ne pénétrait qu'à travers des claies d'osier appuyées sur d'énormes barres de fer, servi par des inconnus qu'on éloignait de lui sitôt qu'il essayait de les intéresser à ses malheurs, et qu'on laissait à son service s'ils consentaient à être ses espions, lorsqu'il reçut pour seules visites celles de son gardien venant chaque jour examiner avec soin ses meubles, fouiller ses effets, interroger son visage, surprendre ses pensées, quand toute correspondance lui fut interdite et qu'il put se croire séparé à jamais de ceux qui lui étaient le plus chers, alors, alors seulement lui apparut dans toute sa réalité l'horreur de son sort, rendu d'autant plus amer par le souvenir des splendeurs passées. Que de fois il dut évoquer dans son isolement l'éblouissant tableau de sa fortune inouïe ! que de fois il dut se retracer le grand rôle joué par lui durant la Fronde, la légitime influence acquise sur Anne d'Autriche et sur Mazarin dont il avait été l'auxiliaire dévoué, tant et de si hautes fonctions réunies sur la même tête, une grande partie de la cour à ses pieds, des amis tels que Corneille et Molière, madame de Sévigné, Pellisson et la Fontaine, des demeures bien autrement splendides que celles du roi[20], une formidable place forte pour refuge[21], une île en Amérique pour asile[22], le droit de souveraineté sur bien des villes[23] s'ajoutant à d'immenses richesses, les plus fougueuses passions rassasiées et l'ambition la plus effrénée satisfaite, puis un coup de foudre renversant en un instant cet amas de grandeurs et précipitant le téméraire dans l'abîme ! Il n'y a pas de douleur plus grande que de se souvenir du temps heureux, lorsqu'on est dans le malheur, a dit Dante[24]. Mais combien plus encore quand les yeux, s'ouvrant enfin à la lumière, peuvent apercevoir les imprudences et les fautes commises ! Rendu plus clairvoyant par l'adversité, Fouquet dut se rappeler avec amertume la conduite si généreuse à son égard de Louis XIV prenant possession du pouvoir après la mort de Mazarin. Je savais, dit le roi dans ses Mémoires[25], qu'il avait de l'esprit et une grande connaissance du dedans de l'État, ce qui me faisait imaginer que, pourvu qu'il avouât ses fautes passées et promît de se corriger, il pourrait me rendre de bons services. Louis XIV désirait sincèrement continuer à employer Fouquet. Il conféra longtemps avec lui, le supplia de l'instruire exactement de toutes choses et de ne lui rien celer désormais du véritable état des finances. A ces conditions, il consentait à oublier le passé et à ne plus considérer que les services rendus par le surintendant entrant dans une voie légale, régulière et renonçant aux dilapidations[26].

Mais, comme tant d'autres d'ailleurs à la cour, Fouquet s'était mépris sur le caractère du jeune roi. Celui-ci avait annoncé la résolution de gouverner par lui-même, de présider en personne son conseil, de tout signer après avoir tout vu et de s'éclairer peu à peu sur l'administration de son royaume, afin de pouvoir toujours la diriger sûrement[27]. Cette résolution d'un roi de vingt-deux ans, à laquelle il fut fidèle jusqu'à sa mort, bien peu avaient cru à sa durée, et Anne d'Autriche elle-même s'en était moquée[28]. Se supposant maître de l'esprit du roi par ceux qui l'entouraient, et s'imaginant, grâce à de nombreux espions, connaître chacun de ses projets, convaincu du reste que son maître, préoccupé de ses plaisirs, serait promptement rebuté par un travail fastidieux, Fouquet avait persisté dans sa criminelle conduite et était resté sourd aux avertissements de ses amis[29]. Mais tandis qu'il présentait chaque jour à Louis XIV des étals falsifiés dans lesquels les dépenses étaient accrues et les recettes diminuées, Colbert, à qui ils étaient remis chaque soir, les examinait avec soin, indiquait les détournements et éclairait le roi sur l'audace persévérante de son ministre. En même temps Fouquet continuait à fortifier ses places, à étendre son influence, à supposer des prêts au roi, à prendre pour lui-même sous d'autres noms la ferme de plusieurs impôts, et à faire nommer ses créatures aux plus importantes charges qu'il leur achetait secrètement dans l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre souverain de l'État[30]. Ce ne fut pas tout. Ce personnage, qui aspirait à remplacer Mazarin, auquel il était si inférieur, parce qu'il ne s'inspirait pas comme lui des véritables intérêts nationaux, n'avait d'ailleurs de l'ambitieux que les hautes visées, mais point le tact ni la clairvoyance. D'un esprit vif, d'une intelligence prompte, il voyait très-rapidement la surface des choses, mais il manquait de la pénétrante sagacité, de la profondeur de vues du cardinal, et tandis que celui-ci, d'une ambition moins vulgaire, se préoccupait beaucoup plus de la réalité que de l'apparence du pouvoir, Fouquet, vain et frivole, ne pouvait résister à la puérile satisfaction de faire parade de son autorité et de ses richesses. On sait les magnificences scandaleuses de la fête donnée dans le château de Vaux, ce Versailles anticipé[31], aux galeries fastueuses, aux jardins éblouissants, au luxe effronté. On connaît cet exemple, le plus frappant peut-être qu'offre l'histoire, d'un homme saisi de ce vertige qui précède les grandes chutes et hâtant par son insolence une catastrophe déjà rendue tout à fait inévitable par tant d'autres fautes.

Dans les causes de cette catastrophe, rien d'obscur, en effet, quoi qu'on en ait dit. Ce qui l'a préparée, les circonstances qui l'ont accompagnée, chacun des incidents d'un procès prolongé pendant trois années, les griefs de l'accusation comme les arguments de la défense, tout a été mis en lumière[32], et il est impossible de ne pas être convaincu que ce premier prisonnier de Saint-Mars a été justement puni pour des fautes avérées, indiscutables, et non pour la possession d'un secret d'État[33], pour je ne sais quel crime mystérieux qu'il aurait mystérieusement expié en portant jusqu'à sa mort un masque de velours. On a prétendu, saris en fournir une preuve authentique[34], que Louis XIV ne vit pas seulement en lui un rival de puissance et de richesse, et que l'arrestation du surintendant fut avant tout une vengeance du royal amant de la Vallière. En outre, à la constance d'amitié de la Fontaine et de madame de Sévigné, à la persistance de leurs illusions et à la sincérité éloquente de leurs plaintes, Fouquet devra toujours bien des partisans. Parmi les contemporains eux-mêmes, le dévouement touchant de ses amis, l'acharnement .passionné de quelques-uns de ses adversaires et la longueur de son procès contribuèrent à opérer une réaction, et tandis que d'abord le peuple indigné s'était déchaîné contre lui en imprécations et en menaces[35], peu à peu, et comme il arrive souvent, l'opinion publique avait fini par s'apitoyer en faveur de la victime[36], et par voir en ses juges des persécuteurs. Enfin cette mystérieuse légende de l'Homme au masque de fer, dont quelques-uns veulent faire le dénouement de la vie de Fouquet, commence, selon eux, dès son arrestation, et les précautions minutieuses prises alors par le roi annoncent déjà et expliquent toutes celles dont le fameux prisonnier masqué sera plus tard l'objet.

Louis XIV avait un penchant naturel pour la dissimulation. Mazarin non-seulement lui donna l'exemple de cette laide et nécessaire vertu[37], mais encore lui en conseilla l'usage[38], et jamais, il faut le reconnaître, ce conseil ne fut plus suivi que pendant les quelques mois qui précédèrent la chute de Fouquet. Dès qu'elle fut résolue, Louis XIV, aidé de Colbert et de le Tellier, prépara longuement et en secret tout ce qui devait assurer la ponctuelle exécution de ses ordres et prévenir les moindres obstacles. Qu'il ait endormi le surintendant et l'ait bercé d'espérances trompeuses, qu'avec un art infini il ne l'ait jamais plus caressé qu'après avoir décidé sa perte, on ne saurait le nier. Fouquet, procureur général près du parlement, ne pouvait être jugé que par ce corps. Son acquittement aurait donc été presque certain, puisqu'il y avait un très-grand nombre de partisans. Dès lors il est essentiel qu'il se défasse de cette charge[39], afin qu'on puisse le faire comparaître devant une chambre de justice. C'est Colbert, son plus ardent ennemi, qui ose lui donner ce conseil pernicieux, et qui, avec une habileté inspirée par la haine, détermine le surintendant sans exciter sa défiance. Louis XIV facilite la tâche de Colbert en faisant entrevoir au vaniteux Fouquet le collier de l'ordre et la dignité de premier ministre inconciliables avec la charge de procureur général[40]. En même temps il lui témoigne une confiance inaccoutumée, l'appelle souvent auprès de lui, suit ses avis et comble de faveurs l'évêque d'Agde, son frère. Le grand coup de l'arrestation doit être frappé au milieu de la Bretagne, afin que la présence du roi y rende plus difficile la résistance des places fortes qui sont au pouvoir du surintendant, et c'est à lui-même que l'on inspire la pensée de conseiller ce voyage. Les précautions minutieuses prises au moment de l'arrestation[41] ; ces mousquetaires réunis sous le prétexte d'une chasse royale et placés à la disposition de d'Artagnan ; des troupes occupant les routes et ne devant livrer passage qu'aux courriers royaux ; ces longs tête-à-tête entre Louis XIV et le Tellier d'abord, puis d'Artagnan[42] ; les obstacles les moins probables prévus et le soin de ne rien abandonner au hasard, tout cela offre, il est vrai, le spectacle singulier d'un roi absolu qui conspire la chute d'un de ses sujets. Mais comment s'en étonner, quand ce sujet est Fouquet, disposant seul d'immenses richesses au milieu de la détresse générale et comptant des pensionnaires dévoués jusque parmi les officiers de l'entourage du roi ? comment s'en étonner, quand Louis XIV ne pouvait même plus avoir confiance en son capitaine des gardes[43], quand on sait que Fouquet disposait des flottes de la Méditerranée par le marquis de Créqui, général des galères[44], et de celles de l'Océan, par l'amiral de Neuchèse[45], lorsque la Bretagne était devenue en quelque sorte son royaume[46] et que la plupart de places du Nord avaient pour commandants ses créatures ? comment s'en étonner surtout, après avoir lu le fameux projet de résistance trouvé dans ses papiers de Saint-Mandé[47], véritable plan de guerre civile longuement médité, écrit tout entier de la main de Fouquet, et dans lequel il brave et défie l'autorité de son roi ? Les rôles de la révolte y sont distribués entre chacun de ses amis ; les chefs désignés ; les lieux d'asile indiqués. Fouquet y fait connaître quelles armes on emploiera, de quels otages il faudra s'emparer. Tous les moyens d'agitation sont conseillés. Par ses deux frères, le coadjuteur de Narbonne et l'évêque d'Agde, on soulèvera le clergé. Par quelques membres du parlement, des mouvements seront excités à Paris, et la guerre des pamphlets rallumée. Par les gouverneurs, les deniers publics seront saisis, et les garnisons lancées sur les routes. Enfin, trahison suprême, on ne négligera pas les secours étrangers, et le Lorrain, ainsi que l'Espagnol, pourront être appelés en France[48].

Tant d'audace et une telle exaltation d'orgueil expliquent suffisamment la dissimulation et la sollicitude minutieuse de Louis XIV, sans qu'on puisse en rechercher ailleurs la cause. Mais, s'il mûrit en secret et accomplit ce coup d'État avec une prudence, sans laquelle il aurait certainement échoué, rien ne fut caché aux contemporains des crimes qui l'avaient rendu nécessaire. Seuls les préparatifs de l'arrestation furent mystérieux. Durant les trois années suivantes, chacune des pièces du procès fut présentée aux juges, communiquée à Fouquet[49], et l'objet de longs débats. Il en ressortit la preuve de son habileté dans la discussion, mais nullement de son innocence. Selon les lois et les mœurs du temps, il avait mérité la mort par ses concussions et son projet de révolte. La majorité de ses juges le condamna au bannissement, peine estimée avec raison trop douce par Louis XIV, qui la changea en une détention perpétuelle. Mais, longtemps avant sa condamnation, lés nombreux mémoires, que l'accusé composa pour se défendre, imprimés secrètement par ses amis[50], avaient été répandus parmi le peuple. Rien donc n'a été ignoré et laissé dans l'ombre. Rien ne saurait être livré à l'imagination et aux hypothèses, dans les faits qui ont précédé et amené la détention de Fouquet. Voilà ce qu'il était essentiel d'établir tout d'abord. Voyons maintenant si, durant son séjour à Pignerol, il est survenu un événement qui ait pu, seize années après sa condamnation, déterminer tout à coup Louis XIV à supposer la mort de Fouquet, et à faire d'un détenu depuis longtemps inoffensif et oublié, ce prisonnier mystérieux et sans nom, qui, des îles Sainte-Marguerite, viendra mourir obscurément à la Bastille.

 

 

 



[1] Il va sans dire que j'ai laissé de côté les nombreuses opinions qui ne sont point dignes d'être discutées, parce qu'elles ne reposent même pas sur un prétexte. Il a été une époque (celle des débats publics entre Fréron, Saint-Foix, Lagrange-Chancel, le P. Griffet et Voltaire) où imaginer une solution de ce problème en vogue était à la mode, et l'on désignait un nom sans se préoccuper des preuves ou tout au moins des motifs qui pouvaient rendre ce nom vraisemblable. C'est ainsi que vingt-deux prétendues solutions ont été énoncées. J'ai discuté celles qui concernent les frères de Louis XIV (fils de Buckingham et d'Anne d'Autriche, fils d'Anne d'Autriche et d'un inconnu, fils d'Anne d'Autriche et de Louis XIII, né quelques heures après Louis XIV). J'ai ensuite réfuté la solution Vermandois, celles de Monmouth, de Beaufort et d'Avedick. Je me contenterai d'indiquer les opinions qui font de l'Homme au masque de fer un fils naturel et adultérin de Marie-Louise d'Orléans, femme de Charles II, roi d'Espagne ; un fils naturel et adultérin de Marie-Anne de Neubourg, seconde femme de Charles II, roi d'Espagne, lesquels auraient été supprimés par Louis XIV ; un fils naturel de la duchesse Henriette d'Orléans et de Louis XIV ; un fils naturel de la même princesse avec le comte de Guiche ; un fils naturel de Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, et de ce serviteur nègre qu'elle avait amené d'Espagne avec elle ; un fils de Christine de Suède et de son grand écuyer Monaldeschi ; un fils de Cromwell ; un amant de Louise d'Orléans, emprisonné quand elle devint reine d'Espagne ; une femme ; un élève des jésuites incarcéré pour un distique injurieux et envoyé aux iles Sainte-Marguerite. Toutes ces dernières opinions sont, on le voit, bien peu sérieuses.

Enfin il convient de nommer le chevalier Louis de Rohan, grand veneur de France, condamné à mort en 1674 comme conspirateur et à qui l'on aurait fait grâce de la vie. M. Pierre Clément, dans l'étude qu'il a consacrée à ce personnage (Enguerrand de Marigny, Beaune de Semblançay, le chevalier de Rohan, épisodes de l'histoire de France) et dans le chapitre VI de son curieux volume la Police sous Louis XIV, a parfaitement établi que le chevalier de Rohan a été décapité. Il fut exécuté avec ses complices devant la Bastille, le 27 novembre 1674. Voyez, outre les deux volumes déjà cités : Archives impériales, Registres manuscrits du secrétariat de la maison du roi, année 1674, p. 153, 165, 184 ; — Archives du ministère de la guerre, Lettre de Louvois au roi, du 6 octobre 1674 ; — Mémoires militaires de Louis XIV, t. III, p. 522 ; — Basnage, ch. CIV, p. 549 ; — La Hode, l. XXXV, p. 514 ; Limiers, l. VI, p. 274 ; — Lafare, ch. VII, p. 211 ; — Sismondi, Histoire des Français, t. XXV, p. 280 et 282 ; — M. Camille Rousset, Histoire de Louvois, t. II, p.120.

[2] Carta corografica della provincia di Pinorolo data alla luce e corretta dell' architetto Amedeo de Grossi, nell' 1800. (Archives de l'Empire.)

[3] Dictionnaire de Bruzen de la Martinière. Paris, 1768, t. IV, p. 975.

[4] Forêt de pins, pinerolum. D'autres disent pinetum olim. Dans les armoiries de la ville se trouve un pin entrelacé d'un ruban sur lequel sont écrits ces mots : Dulcis erat Domino, durissimus hosti. (Corografia fisica dell' Italia di Atilio Zuccagni-Orlandini, vol. IV, p. 725, Firenze, 1837.)

[5] Cessione di Pinerolo, fatta da Enrico III ad Emanuele Filiberto il Grande, duca di Savoia, Pinerolo, 1858.

[6] Pinerolo antico e moderno e suoi dintorni, del canonico C. Croset-Monchet. — Veduta di S. Maurizio, dell'abate Car. Jacopo Bernardi, Pinerolo, 1858.

[7] Corografia fisica dell' Italia, di Attilio Zuccagni-Orlandini.

[8] Mémoires de d'Artagnan, par Sandraz de Courtilz. Cologne, 1704, t. III, p. 222 et 385. — Annales de la cour et de Paris pour les années 1697 et 1698, t. II, p. 580.

[9] Ordre de le Tellier à d'Artagnan, du 5 décembre 1661. (Archives du ministère de la guerre.)

[10] Ordre de le Tellier à d'Artagnan, du 5 décembre 1661. (Archives du ministère de la guerre.)

[11] Dépêches de Louvois à Saint-Mars, des 17, 25 et 29 janvier 1665. Il épousa la sœur de la maîtresse de Louvois, qu'il connut, non point dans un de ses voyages à Paris (ils furent on ne peut plus rares), mais à Pignerol même : Le sieur Damorezan (et non de Morésant, comme l'ont écrit MM. Paul Lacroix et Jules Loiseleur), commissaire des guerres à Pignerol, avait deux sœurs dont l'une, madame Dufresnoy, devint maîtresse de Louvois et, par son crédit, dame du lit de la reine, et dont l'autre épousa Saint-Mars. — celui-ci avait 6.000 livres d'appointements, plus des gratifications souvent considérables. Il commandait seul dans le donjon, et son autorité était indépendante de celle du marquis d'Herleville, gouverneur de la ville de Pignerol, et de M. Lamothe de Rissan, lieutenant du roi dans la citadelle : Toutefois, il y eut entre ce dernier et Saint-Mars quelques froissements d'amour-propre que Louvois essayait de faire disparaître, mais sans y réussir toujours.

[12] Lettre inédite de Saint-Mars à Louvois, du 6 mai 1673. (Archives du ministère de la guerre, vol. CCCLIV, f. 214.)

[13] Lettre inédite de Saint-Mars à Louvois, du 17 mai 1673. (Archives de la guerre, vol. CCCLIV, f. 230.)

[14] Lettre inédite de Saint-Mars à Louvois, du 20 février 1672. (Archives de la guerre, vol. CCXCIX, f. 67.)

[15] Lettre inédite de Saint-Mars à Louvois, du 22 avril 1673. (Archives de la guerre, vol. CCCLIV, f. 193.)

[16] C'est le témoignage que lui rend madame de Sévigné, lettre du 25 janvier 1615 : C'était un homme sage et très-exact dans le service, disent les Mémoires de d'Artagnan.

[17] Une lettre inédite, écrite par Seignelay à Saint-Mars, le 4 juin 1689 (ce dernier était alors aux îles Sainte-Marguerite), fournit la preuve de cette âpreté au gain. (Archives du ministère de la marine, Lettres des secrétaires d'État, année 1689.) — Saint-Mars, comme d'ailleurs tous les gouverneurs de la Bastille, laissa une grande fortune. Les bénéfices obtenus dans ces fonctions n'étaient d'ailleurs en rien préjudiciables à la nourriture des prisonniers, les frais étant payés sur un pied très-élevé, ainsi que l'a parfaitement établi M. Ravaisson dans sa savante introduction aux Archives de la Bastille, p. XXVIII et suivantes. Il recevait de Louis XIV des gratifications dont l'une s'éleva un jour au chiffre de 10.000 écus. (Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 11 janvier 1677.)

[18] Histoire de la Bastille, de Constantin de Benneville, t. I, p. 32.

[19] Nantes, Angers, Amboise, Vincennes, Moret, Fontainebleau, la Bastille.

[20] Versailles n'était pas encore construit.

[21] Belle-Isle.

[22] L'île de Sainte-Lucie, que l'on appelait alors Sainte-Alouzie.

[23] Par lui ou ses parents, Fouquet disposait du Havre, de Calais, d'Amiens, du Hesdin, de Concarneau, Guingamp, Guérande, du mont Saint-Michel et du Croisic.

[24] Inferno, canto V, t. 41.

... Nessun maggior dolore

Che ricordarsi del tempo felice,

Nella miseria...

[25] Mémoires de Louis XIV, édit. Dreyss, t. II, p. 388.

[26] Mémoires de Choisy (édition Michaud et Poujoulat), p. 581.

[27] Mémoires de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, t. II, p. 155, 157. — Mémoires de Choisy, p. 582.

[28] Mémoires de Louis XIV, t. 1, p. 57. — Mémoires de Choisy, p. 582.

[29] Mémoires de Choisy, p. 581.

[30] Mémoires de Louis XIV, t. II, p. 525.

[31] M. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. V.

[32] Voyez Histoire de Colbert, de M. Pierre Clément, t. I. — Mémoires sur Nicolas Fouquet, 2 volumes de M. Chéruel. — La Police sous Louis XIV, de M. P. Clément, p. 1 à 61, et les appendices dont M. Chéruel a fait suivre les tomes VIII et IX de son édition des Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, p. 447, et t. IX, p. 414.

[33] Nous le prouverons dans la suite de cette étude.

[34] Ainsi que le fait remarquer M. Chéruel (Mémoires sur Nicolas Fouquet, t. II, p. 173, note 3), la lettre sur laquelle on se fonde pour soutenir cette allégation est loin d'être authentique. Elle a été transcrite dans les manuscrits Conrart (vol. XI, in-folio, p. 152) avec beaucoup d'autres lettres que l'on disait avoir été trouvées dans la cassette de Fouquet. Mais on sait ce qui s'est passé pour cette fameuse cassette. Avides de scandales et n'en trouvant pas assez dans les lettres réelles qui furent alors publiées, les courtisans en inventèrent un très-grand nombre en les attribuant à des femmes de la cour dont on citait les noms. Elles furent recueillies avec soin, transcrites dans les papiers de Conrart et de Voltant, et sont ainsi parvenues jusqu'à nous. (Manuscrits de l'Arsenal pour les papiers de Conrart, et de la Bibliothèque impériale pour ceux de Vallant,) La publicité donnée à ces lettres avait été telle, qu'au commencement du procès le chancelier Séguier crut devoir déclarer à la chambre de justice qu'elles étaient fausses. (Voyez M. Chéruel, ouvrage déjà cité, t. II, p 289 et suivantes, et M. Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux, t. II, p. 518 et suivantes.)

[35] Ne craignez pas qu'il s'échappe, disait-on à Angers à d'Artagnan, nous l'étranglerions plutôt de nos mains. (Journal d'Olivier d'Ormesson, publié par M. Chéruel dans la Collection des documents inédits sur l'histoire de France, t. II, p. 99.) La même haine parut à Tours, d'où l'on fut obligé d'emmener Fouquet dès trois heures du matin pour éviter les injures du peuple, ainsi qu'à Saint-Mandé et à Vincennes. (Récit officiel de l'arrestation de Fouquet, par le greffier Joseph Foucault. — Bibliothèque impériale, Manuscrits, n. 235-245 des 500 de Colbert.)

[36] Mémoires sur Nicolas Fouquet, t. II, p. 586.

[37] Ainsi que l'appelle madame de Motteville dans ses Mémoires.

[38] Mémoires de Choisy, p. 189.

[39] La charge fut vendue en 1661 à M. de Harlay. (Voyez au sujet des bruits de vente, Lettres de Guy Patin, des 12 et 15 juillet 1661.)

[40] Mémoires de Brienne, t. II, p. 178.

[41] Ordre d'arrestation donné à d'Artagnan, avec mémoire publié par Ravaisson dans ses Archives de la Bastille, t. I, p. 347-351. — Lettres du marquis de Coislin au chancelier Séguier, du 5 septembre 1661, ibid., p. 351-355.

[42] Procès-verbal déjà cité du greffier Foucault. — Mémoires de Brienne. — Mémoires de l'abbé de Choisy.

[43] Le marquis de Gesvres, auquel Louis XIV n'osa pas donner la mission d'arrêter Fouquet.

[44] Défenses de Fouquet, t. III, p. 357, édition de 1665.

[45] Mémoires sur Nicolas Fouquet, t. I, p. 598.

[46] C'est le nom que donnaient à cette province les amis de Fouquet.

[47] Manuscrits de la Bibliothèque impériale (500 de Colbert, n° 235, f. 86 et suivantes). Ce projet a été publié par M. P. Clément presque intégralement dans le t. I, p. 41 et suivantes, de son Histoire de Colbert, et en entier par lui dans l'introduction du t. II des Lettres de Colbert et dans sa Police sous Louis XIV, p. 55 et suivantes. M. Chéruel l'a également reproduit tout entier dans l'appendice n° VI du t. I de ses Mémoires sur Nicolas Fouquet, p. 488-501. Ce projet est incontestablement authentique, et Fouquet n'a jamais nié l'avoir écrit.

[48] Tous ces faits sont prouvés par le projet, en grande partie, et par les autres papiers trouvés à Saint-Mandé et qui sont à la Bibliothèque impériale.

[49] Mémoires sur Nicolas Fouquet, p. 367-386.

[50] Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres, par Delort, t. I, p. 21.