L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE XI.

 

 

Considérations générales sur l'enlèvement du patriarche arménien Avedick. — Envoi du marquis de Ferriol à Constantinople, en qualité d'ambassadeur. — Difficultés particulières à ce poste. — Conduite inconsidérée de quelques-uns des prédécesseurs de Ferriol. — Les aventures de Quiclet. — Portrait de Ferriol. — Ses prétentions à Constantinople. — Excentricité de ses manières. — Sa conduite dans les affaires religieuses. — Église arménienne. — Rapide examen de son histoire. — Prosélytisme ardent des missionnaires catholiques. — Leur imprudence. — Ferriol tente d'abord de la réparer. — Résistance opiniâtre du P. Braconnier, jésuite. — Empiétements et exigences des jésuites.

 

Nous voici parvenu à l'histoire de la plus audacieuse violation du droit des gens, imaginée par le fanatisme d'un ambassadeur, osée, chez une nation alliée, avec une hardiesse et une énergie singulières, accomplie par la ruse et par l'imposture et soustraite ainsi à la connaissance de tout un peuple. Le rang éminent de la victime, le choix des moyens mis en œuvre, l'ardeur des passions alors excitées donnent une importance capitale à cet acte de violence qu'a couronné un dénouement aussi piquant qu'il a été jusqu'ici peu connu. On sait qu'un patriarche arménien, joignant à son pouvoir civil une immense autorité religieuse, a été enlevé de Constantinople à la fin du règne de Louis XIV. Mais qu'est-il devenu ensuite, et par quelles aventures s'est terminée l'existence de ce personnage brusquement arraché de son pays et précipité du faîte des honneurs et de la plus haute dignité ? Faut-il voir en lui le mystérieux prisonnier des îles Sainte-Marguerite, comme l'ont affirmé[1] Taules et le grave historien allemand Hammer ? Ou bien, ainsi que d'autres le croient, a-t-il fini ses jours dans les bagnes de Marseille ou au fond d'une prison de Messine, ou bien encore en Espagne dans un des cachots de l'inquisition[2] ? Quelles ont été les causes réelles de cet attentat extraordinaire qui a failli unir le sultan aux nombreux ennemis de Louis XIV, et comment le monarque, vaincu et accablé par une coalition déjà formidable, est-il parvenu à apaiser les ressentiments de la Porte ottomane ? Tels sont les points que des documents, absolument inédits, et d'une authenticité irréfragable, vont nous permettre de mettre en lumière. Nous le ferons avec la seule passion de la vérité, et sans chercher à exagérer ni à amoindrir la responsabilité de chacun des auteurs de ce crime. Plus profond a été le mystère dont on l'a entouré, plus il est nécessaire de le pénétrer entièrement, et, après tant d'actes qui ont justement valu à Louis XIV l'admiration et la reconnaissance, de ne point laisser dans l'obscurité le seul peut-être où il ait usé de la pire des violences, de celle qui s'aide du mensonge et de l'hypocrisie.

En 1699, Louis XIV nominait le marquis de Ferriol, son ambassadeur à Constantinople. Ce poste était hérissé de difficultés. Représenter chez les musulmans une nation très-catholique, et, dans un pays partagé entre plusieurs Églises dissidentes, être le soutien naturel et désigné d'une très-petite minorité latine aspirant sans cesse à croître en nombre, et encouragée au prosélytisme par des missionnaires ardents et actifs ; modérer le zèle parfois inconsidéré de ces missionnaires, et pourtant empêcher cette minorité latine de céder aux offres de l'empire allemand et de se placer sous son protectorat[3] ; défendre les intérêts de commerçants de plus en plus exigeants dans leurs demandes, souvent injustes dans leurs plaintes[4], et dont les prétentions envahissantes rencontraient des obstacles non-seulement chez les Turcs, mais surtout chez les Anglais, les Génois et les Vénitiens ; agir au nom d'un monarque très-fier, auprès d'un gouvernement fort chatouilleux, et encore trop isolé et trop éloigné des grandes affaires européennes pour tenir compte à Louis XIV du succès jusque-là soutenu de ses armes et de l'éclat de son règne ; maintenir la division entre les Allemands et les Turcs, en déterminant ceux-ci à envoyer des secours aux rebelles Hongrois, et entretenir les ressentiments de la Porte contre les Vénitiens, mais toutefois sans aller jusqu'à les faire éclater en une guerre ; enfin vivre au milieu de mœurs toutes particulières et à certains égards toujours barbares, imiter le luxe asiatique et subir des usages parfois très-onéreux[5], assister à des révolutions de palais fréquentes, inattendues, et qui, en un jour, bouleversaient la politique du Divan et déconcertaient toute tactique, telle était alors la tâche délicate des ambassadeurs de France à Constantinople.

La constante assistance que Louis XIV avait jusque-là prêtée aux ennemis des Turcs rendait plus difficile encore le rôle de ses représentants. Un jour que l'un d'eux rappelait au grand-vizir, Kiuproli-Ogli, l'antique alliance de la France et de la Turquie, et évoquait les souvenirs du temps de François Ier, je ne sçais pas, répondit Kiuproli, si les Français sont nos alliés. Mais il est certain qu'ils se trouvent partout au milieu de nos ennemis. Ils étaient six mille au passage du Raab. Votre amiral Beaufort a attaqué Gigéri et a fait une cruelle guerre aux Maures placés sous notre protection, et vous êtes venus secourir les Vénitiens à Candie. Loin d'avoir apaisé ces ressentiments très-légitimes, les prédécesseurs de Ferriol les avaient excités encore par des actes fort imprudents. Parfois même, ils avaient employé, la violence pour dénouer une situation embarrassante et eu recours à ces coups d'autorité, dont le sultan leur donnait, il est vrai, souvent l'exemple dans son sérail, mais qu'auraient dû s'interdire des représentants d'une nation civilisée.

C'est ainsi que La Haye, ambassadeur à Constantinople en 1659, n'avait pas craint de s'affranchir par un crime d'un péril extrême où l'avait jeté une conduite fort équivoque[6]. La France secourait Candie assiégée par les Turcs. C'était une assistance toute naturelle et assurément très-louable. Mais, et c'était moins honorable, l'ambassadeur français entretenait avec les Vénitiens un commerce continu et secret, et, dans une correspondance chiffrée, il les tenait au courant de tous les desseins des Turcs. Un jour, celui qu'il avait chargé de porter aux Vénitiens ses avis mystérieux, le trahit et, séduit par l'appât d'une récompense, il se présente au caïmacan[7] de Constantinople, lui annonce qu'il veut embrasser le mahométisme, et remettre au grand vizir lui-même un paquet de lettres d'une grande importance. Le ministre ottoman, qui soupçonnait déjà ce commerce, reçoit avec empressement les preuves qu'on lui en apporte, mais il s'efforce en vain de les déchiffrer, et ni les interprètes, ni les renégats qui abondent à la cour du sultan, ne parviennent à pénétrer le secret des lettres interceptées. Sur ces entrefaites arrive à Constantinople un Français, nommé Quiclet, aventurier sans ressources, et qui se vantait d'avoir acquis, par une longue habitude, la science de déchiffrer les lettres sans en avoir la clef. Mal reçu par La Haye auquel il est venu demander un secours d'argent, il a l'impudeur de le faire menacer de sa vengeance, et sa femme va dire aux gens de l'ambassade : Son Excellence refuse de l'argent à mon mari ; mais nous savons bien le moyen d'en avoir du grand vizir. Informé de ce discours, La Haye s'effraye. Il craint que ce misérable intrigant ne soit en effet capable de déchiffrer les dépêches, ou tout au moins n'y supplée d'imagination et ne les rende encore plus compromettantes. Il se trouble. Il voit sa vie en danger, son caractère d'ambassadeur de Louis XIV atteint. Il mande Quiclet à l'ambassade en lui faisant espérer de le secourir. Celui-ci, aussi imprudent dans sa confiance qu'il a été inconsidéré dans ses menaces, accourt au palais. La Haye le conduit, en causant, sur une terrasse qui domine le jardin de l'ambassade. Des domestiques l'y précipitent, et d'autres, apostés à l'endroit où il tombe, le tuent et l'y enterrent[8].

Cette aventure caractéristique peut servir de prologue au récit du non moins révoltant abus de la force qui a marqué l'ambassade de Ferriol, aussi peu scrupuleux que La Haye sur le choix des moyens, et dont l'inimitié implacable savait atteindre les personnages les plus éminents comme les intrigants de bas étage. Tout expédient, en effet, lui semblait devoir être adopté, pourvu qu'il fût de nature à l'aider dans l'accomplissement de ses desseins, et son passé aventureux et agité annonçait déjà la direction que le nouvel ambassadeur allait imprimer à sa conduite.

C'est par l'intrigue, plus encore que par ses talents, que l'obscur gentilhomme du Dauphiné s'était peu à peu élevé, et de simple mousquetaire du roi était devenu son ambassadeur à Constantinople. Contraint de sortir de France pour une aventure amoureuse, et de la Pologne, où il s'était réfugié ensuite, pour une violente dispute dans une partie de jeu[9], compromettant les amis qui lui donnaient l'hospitalité, mais réussissant néanmoins à les conserver comme actifs artisans de sa fortune, Ferriol était allé combattre d'abord à Candie contre les Turcs, puis avec eux en Hongrie contre les Impériaux[10]. Au lieu de se renfermer dans son rôle militaire, il s'immisçait dans les affaires de diplomatie, en rendait compte à Louis X1V, se ménageait des appuis dans le camp des Turcs, et faisait ressortir ses services auprès du marquis de Torcy par madame de Ferriol, sa belle-sœur[11], qui avait un grand crédit sur le ministre. Ce ne fut pas tout. Ne se contentant pas de multiplier ses défenseurs, il se fit l'adversaire injuste, passionné, tenace de l'abbé de Châteauneuf, ambassadeur à Constantinople. Aussi empressé à lui nuire qu'il était industrieux à se donner de l'importance, il calomnia celui dont il convoitait le poste, et sut, ce qui paraît difficile, intéresser la piété de Louis XIV au rappel d'un ambassadeur qui était prêtre, et que son ennemi accusa d'inclination pour la religion turque[12]. Parvenir à ses fins au moyen d'une imputation si invraisemblable et si étrange était une preuve d'extrême habileté, et c'est sans doute ce que récompensa Louis XIV en l'envoyant remplacer l'abbé de Châteauneuf à Constantinople.

Mais Ferriol montra moins de souplesse dans l'accomplissement de ses fonctions qu'il n'en avait déployé pour les obtenir. Alors que la plus prudente modération était indispensable, il donna, dès son arrivée, les marques d'une véhémence ardente qui était déjà en lui un principe de maladie, et qui, de plus en plus exubérante et excessive, devait dégénérer dix ans plus tard en une espèce de démence. Dans tous les pays, il est certaines distinctions que les princes royaux se réservent, et que pour ce motif, et par la plus simple convenance les ambassadeurs ont soin de s'interdire. En Espagne, le souverain seul pouvait autrefois parcourir Madrid dans un carrosse à six mules. A Constantinople, le sultan et le grand vizir jouissaient exclusivement ; du privilège de se promener sur les eaux du Bosphore dans un yacht recouvert du parasol doublé de pourpre[13]. Ni le muphti, ni les autres grands de la Porte, ni aucun représentant étranger n'auraient osé s'attribuer ce qui était considéré en Turquie comme tin honneur réservé. Ferriol refuse de se soumettre à cet usage jusque-là respecté de tous. Mais, dés sa première sortie dans un yacht semblable à celui du Grand Seigneur, le Bostanji-Bachi[14] fait donner cent coups de bâton aux caïkchis qui ont conduit le yacht du vaniteux ambassadeur, et le fait prévenir qu'à la seconde infraction, il brisera sa barque à coups de canon. Quoique sachant que les ambassadeurs doivent se présenter sans arme devant le sultan, et que, par tolérance, on a admis parfois une épée de cour[15], Vernal achève d'indisposer les Turcs en venant à l'audience impériale, armé d'une longue épée de bretteur. Il n'a pas seulement des démêlés avec les officiers du divan, mais avec les autres ambassadeurs. Quelques Français, déserteurs des troupes allemandes, avaient aggravé leur faute en allant braver jusque dans son palais le comte d'Ortinghem, représentant de l'Empire. Celui-ci les fait arrêter, moins pour leur désertion qu'afin de punir leur arrogance. Ferriol ordonne aussitôt d'enlever de force deux officiers de l'ambassade allemande. Justement irrité, d'Ortinghem les réclame. On s'arme des deux côtés. On appelle les nationaux de chaque pays. Un combat va ensanglanter les rues de Constantinople, et seule l'intervention énergique du représentant de la Hollande empêche l'effusion du sang[16].

Une telle roideur de caractère, tant de hauteur dans les procédés et l'excentricité de ses manières, n'étaient pas suffisamment compensées chez Ferriol par le faste et l'éclat de ses réceptions et par une connaissance profonde du pays dans lequel il se trouvait. Très-instruit de toutes les affaires du Levant, mais irréfléchi, il compromettait une précieuse expérience par son impétuosité dans la décision, par un manque absolu de convenance et de mesure. La hardiesse de certains moyens le séduisait plus que leur illégalité ne le retenait. Ignorant entièrement l'art d'aplanir peu à peu une difficulté, et, en se servant du temps comme auxiliaire, de ménager les obstacles, il s'y précipitait étourdiment et croyait pouvoir les franchir par la voie prompte, mais hasardée, de la violence. Il était beaucoup resté en lui de l'aventureux volontaire de Candie.

Toutefois, dans les affaires religieuses, Ferriol ne se montra pas d'abord aussi audacieusement arbitraire qu'il devait l'être dans la suite. Cet homme, qui se laissera bientôt entraîner par les missionnaires aux résolutions les plus tyranniques et les plus violentes, essaya, au début de son ambassade, de tempérer leur zèle imprudent et immodéré. Tout d'ailleurs l'y engageait. Tout aurait dû le déterminer à persévérer dans cette politique de ménagement dont les instructions reçues de Louis XIV, le caractère des Arméniens schismatiques et les excès condamnables des jésuites lui faisaient également un devoir. Sa Majesté vous ordonne, avait-il été mandé à Ferriol, d'accorder aux Pères jésuites une protection conforme au zèle qu'ils font paraître pour la religion, à leur désintéressement et à la régularité de leurs mœurs... Néanmoins vous devez prendre garde au zèle inconsidéré que quelques missionnaires font quelquefois aller trop loin, et souvent la religion souffre plus de préjudices par des entreprises imprudentes ou par des demandes faites à contre-temps qu'elle ne retirerait de véritables avantages du succès[17]. Sages paroles, trop tôt méconnues et par celui auquel elles étaient adressées, et par le prince au nom duquel elles avaient été écrites, et qui, singulièrement prophétiques, annonçaient sept années à l'avance les malheurs que devait attirer aux catholiques l'oubli de cet avertissement judicieux.

Nulle Église plus que celle des Arméniens schismatiques ne méritait l'emploi de cette modération, de cette prudence si opportunément recommandées par Louis XIV à son ambassadeur. Naturellement bons et paisibles et d'une humeur sociable et douce, les Arméniens se liaient aisément avec les étrangers, et n'avaient avec eux d'autres querelles que celles où leur propre intérêt était lésé[18]. Depuis longtemps chassés de leur antique royaume par la conquête, ou s'en étant volontairement éloignés pour les nécessités de leur commerce, ils s'étaient dispersés sur un territoire fort étendu, et on les rencontrait en grand nombre non-seulement dans l'empire turc et en Perse, mais aussi en Tartarie et jusqu'en Pologne. Partout ils avaient la réputation d'être appliqués au travail et infatigables. Très-âpres au gain, ils excellaient dans le commerce. Bien que perdant de plus en plus le souvenir de leur ancienne patrie, ils conservaient avec soin l'unité de leur Église et demeuraient inébranlablement attachés à leur foi. Ils avaient adopté la langue des Turcs, leur costume, leurs habitudes[19], tout, sauf ce qui concernait la religion arménienne, à laquelle ils se montraient scrupuleusement fidèles, et qu'ils respectaient dans chacune de ses pratiques comme dans ses doctrines et dans son esprit. Les rigueurs qu'elle leur imposait ne les rebutaient pas, et ils ne se croyaient point dispensés, même par de pénibles voyages, de jeûnes longs et austères. Leurs temples étaient les mieux ornés et les plus fréquentés de tout l'Orient[20]. Leurs traditions leur semblaient d'autant plus respectables qu'elles étaient plus anciennes. Ayant conservé leur nationalité par leur religion, tenaces, pleins de ressources, ils intéressaient par leurs malheurs, par leur fermeté à les subir et par leur activité industrieuse.

Depuis un siècle, des orages avaient de loin en loin troublé leur état, ordinairement paisible. Ces troubles, venus du dehors, n'avaient pas eu pour cause, comme on pourrait le croire, les vexations du vainqueur. Les Turcs, très-tolérants par nature autant que par obéissance à leur loi religieuse, confondaient d'ailleurs dans un mépris égal toutes les Églises chrétiennes. S'ils s'immisçaient dans les divisions intestines de ces Églises, c'est qu'ils y étaient engagés par les plaintes ou qu'ils se laissaient gagner par les dons volontaires d'un des partis en lutte. Le payement exact du tribut légal suffisait pour assurer aux peuples conquis non-seulement le libre exercice de leur culte, mais aussi un appui matériel et efficace pour leurs patriarches et leurs évêques[21]. Loin d'essayer de convertir au mahométisme ses sujets chrétiens, le divan accueillait avec une extrême réserve et souvent décourageait ceux que l'appât d'une récompense excitait à abandonner la religion du Christ[22]. D'une exigence parfois rigoureuse pour le maintien de leurs droits politiques, les mahométans étaient d'une indifférence dédaigneuse et absolue à l'égard de la religion des chrétiens[23]. Bien que persuadé de l'excellence de l'islamisme, le musulman est tout à fait dépourvu de l'esprit de propagande. A ses yeux, les infidèles ne sont pas nécessairement réprouvés ; car, selon le Coran, celui qui a dit : Il n'y a qu'un seul Dieu, celui-là entrera dans le paradis. En outre, le nombre des élus est fixé de toute éternité, et essayer d'en accroître le nombre est inutile autant que contraire aux prescriptions du livre sacré. Aussi ignorait-il et ne pouvait-il comprendre cette charité admirable dans son principe, bien que parfois exercée jusqu'à l'abus, qui anime le missionnaire catholique, lui inspire une abnégation sublime, et le détermine à quitter son pays, à traverser les déserts, à souffrir, à mourir pour sauver une seule âme et la faire participer aux consolations et aux espérances de sa foi.

Cette ardeur de propagande, si éminemment profitable à l'humanité, quand elle sert à répandre la belle morale de l'Évangile chez les nations où elle n'a pas encore pénétré, le Saint-Siège l'appliqua de bonne heure à soumettre à son autorité spirituelle non pas seulement les idolâtres, mais les chrétiens que de très-légères divergences dans le dogme séparaient de la communion romaine. Dès 1587, Sixte-Quint, désireux de faire disparaitre ces divergences, avait envoyé près de toutes les Églises arméniennes l'évêque de Sidon, qui échoua dans sa tentative[24]. En 1622, fut fondée à Rome par Grégoire XV la congrégation pour la propagation de la foi, à laquelle Urbain VIII, son successeur, ajouta le Collège de la propagande, où s'instruisaient et se préparaient à leurs missions des jeunes gens venus du monde entier. Ils eurent d'abord la sagesse de suivre en Orient les voies de la douceur et de la persuasion, et ils réussirent ainsi à ramener un assez grand nombre de dissidents. Mais le succès enhardit bientôt les missionnaires, qui, trop convaincus de l'excellence exclusive de leurs doctrines, firent succéder aux ménagements habiles, à l'influence lente, mais certaine, d'une onction persuasive, un prosélytisme ardent, passionné, et trop prompt à arriver à ses fins. Au lieu d'aider les dissidents à franchir la courte distance qui les séparait de l'Église romaine, en leur montrant combien peu ils en étaient éloignés[25], au lieu de rendre saillants tous les points qui les rapprochaient, ils vinrent se heurter avec une intempestive insistance contre les questions de liturgie par lesquelles surtout se distinguait l'Église arménienne. Ils interdirent aux catholiques, sous les peines les plus sévères, l'entrée des autres temples, et quand il aurait fallu, avec une indulgence habile, voir dans la majorité des Arméniens, des frères séparés par leurs pratiques, mais fort peu par leurs dogmes, ils les traitèrent en ennemis et en barbares. Justement irrités par des procédés violents, se voyant voués au mépris et menacés dans leurs traditions les plus chères et les plus respectées, les schismatiques se plaignirent au divan, et présentèrent à leur tour les jésuites non comme des envoyés de paix, mais comme des fauteurs de discordes et des conspirateurs d'autant plus dangereux qu'ils étaient soudoyés par des cours étrangères[26].

Ferriol comprit l'imprudence commise par les jésuites et tenta de la réparer. Il provoqua en 1701 un rapprochement entre les principaux dissidents et les chefs des catholiques, et il réussit à restreindre les demandes de ceux-ci et à apaiser les légitimes ressentiments des premiers. On rédigea une espèce de traité d'union qui, approuvé par le grand patriarche d'Arménie et par l'archevêque catholique, devait être soumis ensuite à la ratification de la cour de Rome et régler désormais les rapports des deux Églises. Mais les heureux effets qu'aurait eus cette transaction furent perdus par la résistance invincible que lui opposa le P. Braconnier, supérieur de la mission des jésuites dans le Levant[27]. Vainement Ferriol lui fit-il observer qu'une persécution contre les catholiques menaçait d'être générale dans tout l'empire turc ; que le sultan pouvait rendre des ordres sévères, ce qui porterait un coup mortel à la religion par le peu de fermeté des catholiques, et qu'il était permis d'éviter une persécution quand on le pouvait sans intéresser la religion et sans l'offenser. A ces pressantes raisons, inspirées par l'humanité et la prévoyance, le P. Braconnier répondit que l'Église avait subi autrefois des persécutions bien plus cruelles ; que les Arméniens devaient savoir souffrir ; qu'il ne pouvait admettre que les catholiques eussent la moindre communication avec leurs frères schismatiques, et qu'ils devaient plutôt s'exposer aux traitements les plus durs[28].

Malheureusement Ferriol n'eut ni assez de fermeté pour faire prévaloir son opinion, ni assez de persévérance pour s'y maintenir. Abandonnant tout à coup sa tentative de conciliation, il se jette éperdument dans le parti de la violence, beaucoup plus conforme à son caractère véhément, à son vif penchant pour la lutte, et aussi, il faut le dire, à la situation délicate où le plaçaient les empiétements de Rome et les exigences des jésuites. L'ambassadeur du roi de France à Constantinople était alors en effet le représentant du Saint-Siège au moins autant que celui de la cour de Versailles, et il s'était soumis à l'usage de correspondre régulièrement soit avec le pape, soit avec les principaux cardinaux. Tandis qu'il rendait compte à Louis XIV des affaires du commerce et de la situation politique, les grands intérêts religieux faisaient l'objet de dépêches périodiques directement adressées à Rome. Très-jaloux de son autorité, Louis XIV avait signalé les inconvénients de cette correspondance[29] ; puis il l'avait tolérée, et, ainsi qu'il arrive souvent, l'usage était devenu une obligation. D'un autre côté, les jésuites avaient accru de plus en plus l'importance de leur rôle, et à l'influence directe que la cour de Rome exerçait sur l'ambassadeur français par ses dépêches pressantes[30], ils ajoutaient les effets de leurs récriminations continuelles, de leur fiévreuse et turbulente activité, de leurs envahissements audacieux. Instruisant à leur guise le Saint-Siège et inspirant ses ordres ; dominant Ferriol par Versailles autant que par Rome ; prêts à le calomnier s'il cessait d'être leur instrument, et assez forts pour le renverser ; partout présents et influents, ils étaient en réalité maîtres absolus de la situation, et leur responsabilité devant l'histoire est aussi incontestable que leur puissance.

En subissant leur joug, Ferriol ne pouvait parfois s'empêcher de se plaindre. Ils veulent tous ici passer pour des ministres, écrivait-il à Torcy. Ils se croient plus éclairés que les ambassadeurs, et l'ordre de chaque état est renversé. Ces bons Pères, qui ne devraient aller qu'au bagne et chez les chrétiens établis dans le pays, ne laissent pas de voir les puissances et d'imposer à tout le monde en matière de politique. Lorsqu'un ambassadeur veut les réduire dans les bornes qui semblent leur être prescrites, ils le traitent d'homme sans religion qui sacrifie tout à son ambition[31]. Assurément c'est là le langage de la vérité, tout le prouve. Mais si fondées que fussent ces plaintes, si réelle que fût alors la domination des jésuites, on ne saurait s'intéresser beaucoup à cette victime volontaire de leurs empiétements. Non-seulement, en effet, Ferriol n'essaie pas de secouer leur lourde tutelle, bien que parfois elle pèse à son amour-propre ; mais encore, oubliant le caractère dont il est revêtu, et passant d'une courte et honorable indépendance à un dévouement servile, il se fait l'exécuteur des vengeances de quelques missionnaires avec un acharnement tel, qu'en combattant leurs adversaires il semble combattre ses propres ennemis. Sa haine, ravivée et habilement entretenue par de funestes excitations, va docilement suivre la direction qu'on lui indiquera et frapper impitoyablement, poursuivre sans relâche, faire disparaître et accabler, longtemps même après sa chute, un grand personnage arménien qu'il est temps d'introduire à son tour dans ce récit et de faire connaître à nos lecteurs.

 

 

 



[1] L'Homme au masque de Fer, mémoire historique, par le chevalier de Taulès, ancien consul général en Syrie, Paris, 1825. — Hammer, Histoire de l'empire ottoman depuis son origine jusqu'à nos jours, t. XIII, p. 187. — M. Ubicini, Lettres sur la Turquie, Paris, Dumaine, 1851, IIe partie, p. 256.

[2] Aubry de la Motraye, Voyage en Europe, Asie et Afrique, La Haye, 1727, 2 vol. in-folio, t. I, p. 371. — Biographie universelle de Didot, article Avedick.

[3] Instruction donnée à M. de Ferriol à son départ pour Constantinople. Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, 33.

[4] Et souvent abusant de l'ignorance des Turcs. Il est bien fâcheux, écrit Louis XIV à Ferriol, le 15 février 1707, que les Français se décrient par leurs banqueroutes et que les Turcs leur donnent l'exemple de la bonne foy qu'ils devraient observer dans leur commerce. Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, 41. — Il n'y a pas de gens au monde plus aisés à tromper et qui aient été plus trompés que les Turcs. Ils sont naturellement assez simples et assez épais, gens à qui on en fait aisément accroire. Aussi les chrétiens leur font sans cesse une infinité de friponneries et de méchants tours, dit Chardin dans son Voyage en Perse et autres lieux de l'Orient, t. I, p. 17, édition Langlès.

[5] On peut citer, parmi ces usages, l'obligation imposée aux ambassadeurs de faire un superbe cadeau au grand-vizir, non-seulement au moment où les ambassadeurs arrivaient à Constantinople, mais à chaque changement de grand-vizir, et ils étaient fréquents. Certains de ces cadeaux s'élevaient au prix de neuf mille livres, somme assez considérable pour l'époque. Ils consistaient surtout en pendules, montres et glaces. (Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, Mémoires des dépenses.) — Voilà,  écrit Ferriol, quatre présents que j'ai faits dans un an à quatre premiers vizirs, Daltaban, Ramy, Achmet et Assat-Pacha, et à toute leur maison. Il m'en coûte plus de 20.000 livres. Dépêche de Ferriol au comte de Pontchartrain, du 4 décembre 1703. (Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie.)

[6] Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, I. Mémoires et documents.

[7] Le caïmacan est un lieutenant du grand vizir qui demeure à Constantinople et l'y remplace lorsque celui-ci suit le sultan à Andrinople.

[8] Mémoires et documents ; Turquie, I. Archives du ministère des affaires étrangères.

[9] Avec un riche Polonais, nommé Krazcinski. (Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie. Supplément, I.)

[10] Correspondance de Ferriol. Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, Supplément, I.

[11] L'ambassadeur n'a jamais été marié. Cette madame de Ferriol, femme du frère de l'ambassadeur, vivait dans la meilleure société de Paris et jouissait d'une influence considérable sur de hauts personnages de l'État. C'était la sœur du fameux abbé de Tencin, cardinal, ministre d'État et archevêque de Lyon, et de la célèbre religieuse connue par ses désordres, maîtresse de Dubois, mère de d'Alembert, qu'elle eut du chevalier Destouches. Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 182, édition Chéruel. — Voyez aussi Vézelay, étude historique de M. Aimé Chérest, vice-président de la Société des sciences historiques et naturelles de l'Yonne, t. III, p. 83.

[12] Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie. Mémoires et documents, I.

[13] Archives du ministère des affaires étrangères. Correspondance de Turquie, I.

[14] Chef des bostanji, gardes du sultan.

[15] C'est du moins ce que l'on avait fait pour de Castagnères, abbé de Châteauneuf, qui manda en effet à Louis XIV qu'on l'avait admis au sérail avec son épée. Mais elle était fort courte et n'attirait pas l'attention.

[16] Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie. Mémoires et documents, I.

[17] Instructions données à M. de Ferriol, ambassadeur. (Archives des affaires étrangères, Turquie, 35.)

[18] C'est le témoignage que leur ont rendu les jésuites eux-mêmes dans plusieurs relations. Le P. Monnier, Mémoires des missionnaires de la Compagnie de Jésus, t. III, p. 46-52. — Le P. Fleuriau, État présent de l'Arménie. Paris, 1694, in-12.

[19] Lettres sur la Turquie, de M. A. Ubicini, IIe partie, p. 252, Paris, Dumaine.

[20] Le P. Monnier, ouvrage déjà cité.

[21] Hammer, Histoire de l'empire ottoman. — Ubicini, Lettres sur la Turquie. — Archives du ministère des affaires étrangères. Mémoires et documents, Turquie, 37.

[22] Voici une dépêche de Ferriol lui-même, qui est significative : Un de mes valets de chambre, nommé Hubert, des environs de Rouen, qui avait été huit ans à mon service, et le plus assidu à l'église et à ma chambre, s'est fait Turc sans avoir reçu le moindre chagrin de ma part ny de celle de mes cinq domestiques. Il passa à Constantinople le jour du petit baïran et fut au séraï. Le Grand Seigneur le renvoya sans le voir au grand vizir qui ordonna au chiaoux-bachi de le mettre dans une chambre à part et d'examiner s'il n'était point fol ou yvre. Hubert persista dans sa résolution, et demanda le jour suivant à parler au vizir. Matit été admis en sa présence, le vizir l'interrogea sur les talents qu'il avait. Il repondit qu'il ne s'agissait pas de cela et qu'il voulait changer de religion. Le vizir l'aurait chassé dans un autre temps. Il se contenta de lui dire : Fort bien. Hubert demanda à l'entretenir en particulier, disant qu'il avait beaucoup de choses à lui raporter de moy, qui le regardaient. Le vizir, tout meschant qu'il estait, détesta sa perfidie et lui rendit ses mêmes paroles, disant qu'il ne s'agissait pas de cela, et qu'on le mena à la circoncision, ce qui fut exécuté, et il le donna au chaoux Emini, comme il aurait fait un esclave. Dépêche inédite de Ferriol à Torcy, du 12 mars 1709. (Archives des affaires étrangères, Turquie, 48.)

[23] Un jour un étranger se présente à l'audience du grand vizir Râghib-Pacha, lui dit que Mahomet lui est apparu pour l'inviter à se faire musulman, et qu'il vient de Dantzick tout exprès afin de se convertir. Voilà un étrange coquin, dit le vizir. Mahomet aurait apparu à un infidèle, tandis que depuis plus de soixante-dix ans que je suis exact aux cinq prières, il ne m'a jamais fait pareil honneur ! Et l'étranger ne se fit pas musulman. — J'ai entendu dire plusieurs fois à des docteurs de la loi mahométane que, selon leur religion, il ne leur était pas permis de protéger un parti contre l'autre dans les disputes qui arrivaient entre les catholiques et les hérétiques, parce que, disaient-ils, ils sont tous les deux également mauvais. Mémoire manuscrit de 1711 sur les affaires de religion. (Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, 37.)

[24] Relazione di quanto ha trattato il vescovo di Sidonia nella sua missione in Oriente, data alla santità di N. S. Sisto V, alli 19 aprile 1587.

[25] Voyez l'excellent ouvrage de M. Dulaurier, Histoire, dogmes, traditions et liturgie de l'Église arménienne orientale, Paris, Durand, libraire, 1859. Ce livre combat l'opinion généralement admise que les Arméniens ont embrassé le monophysisme, tel que l'ont enseigné Eutychès et ses adhérents, qui ne reconnaissaient en Jésus-Christ que la nature divine. Non-seulement, en effet, les Arméniens ont toujours condamné Eutychès, que leur Église excommunie, mais encore ils professent, comme les Églises grecque et latine, le dogme des deux natures, des deux volontés, des deux opérations en Jésus-Christ.

[26] Borée, l'Arménie, p. 54. — Serpos, Compendio storico sulla nazione armena, p. 204, Venise, 1780. — M. Ubicini, Lettres sur la Turquie, IIe partie, p. 254.

[27] Lettre inédite de Ferriol au P. Fleuriau, du 4 novembre 1701. (Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, 37.)

[28] Lettre de Ferriol au P. Fleuriau, déjà relatée, dans laquelle les propres paroles du P. Braconnier sont citées.

[29] Archives du ministère des affaires étrangères. Correspondance de Ferriol et de Louis XIV, Turquie.

[30] Mais seulement par ses dépêches. La cour de Rome était très-avare de secours d'argent. Je prie Votre Majesté de me faire acquitter ce mémoire, écrit Ferriol au roi, le 17 octobre 1705, car je ne reçois de la cour de Rome que des brefs et des indulgences.

[31] Lettre inédite de Ferriol au marquis de Torcy, ministre des relations extérieures, du 5 avril 1704. (Archives du ministère des affaires étrangères, Turquie, 40.) — On lit dans une autre dépêche de Ferriol au cardinal de la Trémoille, ambassadeur de Louis XIV à Rome : La plupart des missionnaires se plaignent sitôt qu'ils trouvent le moindre obstacle à leurs désirs. La patience est une grande vertu qu'ils pratiquent peu, quoique très-nécessaire pour bien cultiver la vigne du Seigneur. Lettre inédite de Ferriol, du 5 mars 1709. (Archives des affaires étrangères, Turquie, 40.)