L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE X.

 

 

Causes de l'expédition de Candie. — Intrigue de cour. — Turenne et le duc d'Albret. — Préparatifs de l'expédition. — Beaufort la commande. — Départ de la flotte. — Son arrivée devant Candie. — État de cette île. — Description de la place assiégée. — Dernier conseil de guerre. — Plan d'attaque. — Lute est fixée au milieu de la nuit du 24 au 25 juin 1669. — Les premiers mouvements réussissent. — Terrible explosion d'un magasin de batterie. — Panique effroyable. — Déroute des Français. — Réembarquement des troupes. — Certitude de la mort de Beaufort.

 

Les causes de l'expédition de Candie n'ont pas été toutes indiquées. On a dit[1] que, l'opinion publique en France ayant mal accueilli la paix d'Aix-la-Chapelle et l'armée surtout se plaignant, Louis XIV et Louvois saisirent avec empressement l'occasion de détourner ce zèle inquiet, d'évaporer cette flamme, et qu'ils se laissèrent volontiers persuader par le nonce et l'ambassadeur de Venise d'envoyer un secours à Candie menacé par les Turcs. A cette considération, qui certainement a été d'un grand poids, il convient d'ajouter l'influence d'une intrigue de cour et de faire connaître les motifs tout particuliers qu'avait Louis XIV de plaire an pape.

Louvois ayant réussi à faire appeler son frère, l'abbé Tellier, à la coadjutorerie de Reims, de préférence au duc d'Albret, neveu de Turenne, et l'illustre maréchal n'étant pas davantage parvenu à faire nommer ce parent coadjuteur de l'archevêque de Paris, Louis XIV, pour apaiser le ressentiment de Turenne, promit au jeune abbé le chapeau de cardinal. Madame de Montespan, alliée aux d'Albret, et déjà toute-puissante, s'efforçait, de tout son crédit, de hâter l'exécution de cette promesse. D'un autre côté, pour prix de son empressement à servir auprès de l'Empereur les intérêts du roi dans la grande affaire du traité de partage de la monarchie espagnole, secrètement signé en 1668, le prince d'Awersberg, un des principaux ministres de Léopold, avait reçu de l'ambassadeur français, Grémonville, l'assurance de l'appui de Louis XIV pour obtenir de Clément IX le chapeau de cardinal. Le pape sut tourner à son profit cette double demande[2]. Il s'étendit longuement sur son extrême désir de satisfaire le roi très-chrétien, mais aussi sur ses craintes d'irriter les autres nations catholiques par une préférence qui leur serait injurieuse. Il objecta le besoin qu'il avait alois de ne mécontenter aucune puissance et de les voir toutes unies pour l'aider à repousser l'ennemi commun de la chrétienté. Ainsi, monseigneur, écrivait à de Lionne notre envoyé à Rome, Votre Excellence s'apercevra bien facilement que si j'avais quelque chose de positif à dire de ci ; que Sa Majesté a résolu de faire la campagne prochaine sur les affaires de Candie, je trouverais ici plus de facilité pour l'avancement de la promotion[3]. Que la piété, que les sentiments religieux de Louis XIV soient entrés pour quelque chose dans sa résolution d'envoyer à Candie des troupes contre les Turcs, on peut le croire. Qu'il y ait été déterminé par la nécessité d'offrir un glorieux dédommagement à l'armée, mécontente de la paix d'Aix-la-Chapelle, on ne peut le nier. Mais on ne saurait non plus méconnaître l'influence qu'a dei exercer sur la décision de Louis XIV la certitude, en satisfaisant le pape en un point si sensible, de pouvoir à la fois tenir ses engagements envers le ministre de l'Empire, contenter Turenne et plaire à madame de Montespan. Dans tous les cas, il est impossible de placer parmi ces causes multiples un prétendu désir de se défaire de Beaufort, et l'on n'est pas autorisé à invoquer un motif aussi invraisemblable, lorsque tant de considérations décisives concourent à expliquer cette expédition.

Le duc de Beaufort fut naturellement choisi pour la commander[4]. Tout l'y appelait, malgré la violence de son caractère : sa naissance, son rang de grand amiral, le commandement déjà exercé par lui dans plusieurs expéditions navales, et une certaine aptitude pour le rude et périlleux métier de marin. Sous ses ordres, Rochechouart, comte de Vivonne, avait la direction des galères, et le duc de Navrantes était le chef des troupes de débarquement. Ces troupes atteignaient le nombre de sept mille hommes[5] et avaient pour officiers l'élite de la noblesse[6], qui se faisait comme un devoir de chevalerie de servir contre l'infidèle. C'était en quelque sorte une nouvelle croisade, el, si elle excita moins d'enthousiasme que lorsqu'on entreprenait de délivrer le tombeau du Christ, si le levier puissant d'une foi robuste, qui avait jadis soulevé des nations entières, s'était depuis longtemps affaibli, du moins l'audace et la vaillance françaises trouvèrent-elles un certain attrait romanesque dans une expédition lointaine, dirigée contre un pays et un adversaire également inconnus. En peu de jours, des quêtes organisées clans tout le royaume eurent fait face aux dépenses de l'armement, et, le 5 juin 1669, la flotte sortit de Toulon par un temps des plus beaux qui se prolongea pendant toute la traversée et la rendit extraordinairement rapide. Composée de vingt-deux vaisseaux de ligne et de trois galiotes[7], elle rencontra, le 17, près le cap Sapience, à la pointe de la Morée, et elle s'adjoignit quatorze bâtiments vénitiens chargés de chevaux. Le 19, à cinq heures du matin, fut aperçue la pointe occidentale de file de Candie. A la tète de l'escadre marchait le vaisseau amiral le Monarque, à la poupe couverte des sculptures de Puget, aux dorures étincelantes, et sur lequel flottait le pavillon papal, richement brodé des armes du Saint-Siège. A la vue de la terre qui est au pouvoir des Turcs, des pavois de mille couleurs sont hissés sur le Monarque. Aussitôt chaque vaisseau donne à son tour ce fier salut. Le canon français se l'ait entendre, les batteries turques lui répondent du port de la Canée, et, au bruit de cette salve inoffensive, aux lueurs resplendissantes du soleil levant, la flotte passe majestueusement devant l'ennemi, et, tournant la pointe de l'île, se dirige vers sa capitale qu'elle vient défendre.

A mesure qu'elle en approche, le ravissant spectacle qu'offraient naguère de fertiles prairies, bornées au loin par des collines boisées et verdoyantes, se change en un tableau de désolation et de deuil. En plusieurs années, les Turcs, commandés par le grand-vizir Méhémet-Kioprili, s'étaient peu à peu emparés de file entière, à l'exception de sa ville principale, que les Vénitiens conservaient au prix d'efforts désespérés contre un adversaire qui réparait sans cesse ses perles et s'avançait lentement, mais avec une infatigable ténacité. La flotte française, en continuant sa marche, voit devant elle une campagne qui porte les marques de longues et cruelles dévastations. Les montagnes, déboisées pour les nécessités de la guerre, montrent leurs flancs nus et ravagés. Le sol est inculte et aride. De larges carrières sont ouvertes, et près d'elles s'élèvent de hautes machines destinées à lancer des pierres sur les assiégés. Au silence majestueux et tranquille succède alors le sourd retentissement de l'artillerie dont les détonations, d'abord confuses, deviennent bientôt tout à fait distinctes. Parfois une gerbe de flamme rougeâtre s'élève tout à coup c'est un fourneau qui fait sauter un ouvrage avancé ; ou bien une bombe est aperçue traversant l'air rapidement et allant peut-être effondrer un édifice de la ville. Enfin, au moment où nos soldats, pressés sur les ponts, atteignent le terme de leur voyage, apparaissent à leurs regards attentifs le camp des Turcs surmonté de bannières flottantes, les parapets qui le protègent, des espaces sablonneux où s'exercent les cavaliers, de vastes dépôts d'armes, des machines qu'on ébranle, des blessés que l'on transporte, une armée formidable qui s'agite, l'animation, le mouvement et la vie, et au fond, se détachant à l'horizon, les remparts de Candie que dépassent ses clochers silencieux, ses tours presque désertes, et de loin en loin quelques dômes étincelant an soleil.

Dans la soirée qui suivit leur arrivée, Beaufort, Navailles et les officiers généraux sortirent avec précaution de la rade où l'escadre avait jeté l'ancre, et, dans une petite barque aux l'ailles soigneusement enveloppées, ils réussirent à tromper la vigilance des Turcs et à pénétrer dans le port de la place assiégée[8]. Leur désappointement y fut extraie, et, après avoir, dans la journée, été témoins de l'énergie et de la vigueur déployées par les assiégeants, ils se convainquirent le soir de l'abattement et de l'impuissance des défenseurs de Candie. Tandis que l'ambassadeur de la république vénitienne avait affirmé à Versailles que leur nombre était encore de quatorze mille, il se réduisait en réalité à six mille combattants[9], découragés, malades, considérant comme inévitable la perte de la ville, et continuant à lutter par devoir, mais sans espérance. Les canonniers ont presque tous péri dans les galeries souterraines, où les Turcs les ont poursuivis avec l'acharnement du fanatisme. Des deux principaux bastions de la place, l'un, le bastion Saint-André, est déjà au pouvoir de l'ennemi, et les Vénitiens sont trop affaiblis pour conserver longtemps l'autre, celui de la Sablonnière. Les rues, encombrées de débris, livrent difficilement passage aux troupes. Çà et là des ruines fumantes, au milieu d'un espace vide, attestent un récent incendie. De loin en loin des maisons, casematées dans leurs étages supérieurs, s'élèvent comme des citadelles isolées où se réfugient et se pressent les malheureux habitants. Sur les places, quelques soldats se promenant en silence, ou bien des blessés que l'on emporte de la tranchée et qu'accompagne un prêtre. Partout les signes certains d'un complet découragement et d'une délaite prochaine.

Le sentiment universel est que l'on ne peut secourir la ville que par une affaire générale, écrivit en France l'intendant Delacroix[10]. Il exprimait l'opinion du conseil qui se réunit dès le 20 à Candie. Les avis furent unanimes, et Saint-André-Montbrun[11], comme Beaufort, le capitaine général des Vénitiens, Morosini, aussi bien que Navailles, ne virent quelques chances de succès que dans une sortie vigoureuse, dirigée du côté de la Sablonnière. Là, en effet, une partie des Turcs se trouvait séparée de leur armée principale, et exposée aux feux croisés de la place et de la flotte ; elle courait, en outre le danger d'are précipitée dans la mer qui était proche.

Le plan définitif de l'attaque fut arrêté dans un dernier conseil de guerre, tenu le 24, à sept heures du soir, et son exécution fixée au milieu de la nuit suivante. Beaufort réunit à son bord tous les capitaines de l'armée, et le débarquement des troupes, commencé à neuf heures du soir dans de fortes et solides chaloupes, fut sans encombre terminé à minuit[12]. A mesure que chaque compagnie débarquait, elle se rendait à l'esplanade située à côté du bastion de la Sablonnière. La surprise étant la principale condition du succès, les officiers donnaient leurs ordres à voix basse et les soldats s'avançaient avec des précautions infinies. Les troupes de Candie, qui n'étaient pas de service dans les bastions, ne furent averties du projet d'attaque qu'à une heure du matin, par leurs chefs qui vinrent les arracher au sommeil et les conduire à leur poste. Au moment où la tour de l'église Saint-Marc sonnait deux heures, les fantassins étaient tous réunis sur l'esplanade[13]. Malgré leur grand nombre, rien, sauf le pâle reflet de leurs mousquets, ne trahissait leur présence. Immobiles, silencieux, ils attendaient le signal du départ, et dans cette nuit paisible et calme qui allait être marquée par une lutte sanglante, l'on n'entendait que la marche régulière et monotone des sentinelles sur les remparts. Bientôt s'y mêla le sourd piétinement des chevaux s'avançant sur le sable. Deux cents mousquetaires du roi et cinq compagnies de cavalerie vinrent se joindre aux fantassins et furent suivis de Beaufort, de Navailles et d'un état-major nombreux. Après avoir donné le mot de ralliement[14] et confié son jeune neveu, le chevalier de Vendôme, à la sollicitude vigilante du marquis de Schomberg et du baron de Saint-Mark, chargés de le suivre partout dans la mêlée[15], Beaufort adresse à ceux qui l'entourent quelques braves et énergiques paroles[16], et le commandement est donné de se mettre silencieusement en marche. Les soldats placés sous les ordres de Navailles se dirigent vers la droite. Beaufort doit occuper la gauche avec une grande partie des troupes (le marine, et ses gardes commandés par Colbert de Maulevrier, frère du ministre. Il est convenu que les deux corps d'année se rejoindront au signal donné par celui de Navailles[17].

Parvenues à un point très-rapproché des Turcs, les troupes de Beaufort, pour attendre que la nuit soit moins obscure et laisser à Navailles, qui a un plus long trajet à parcourir, le temps d'atteindre le lien désigné, se couchent à plat ventre, amiral, soldais et officiers, ceux-ci ne s'appliquant qu'à faire cacher les mèches et à recommander à voix basse les plus minutieuses précautions. Trois quarts d'heure avant le jour, les tambours des Turcs se font entendre. Quelques marins, sur l'ordre de Beaufort, se rapprochent, en rampant, du camp des Turcs, et, revenant de la même manière, apprennent que seule la diane habituelle vient d'être battue et que les adversaires sont dans une complète ignorance du danger qui les menace[18]. Les troupes demeurent étendues sur le sol, silencieuses, sans mouvement, et Beaufort prête attentivement l'oreille pour surprendre le signal indignant qu'un des corps de Navailles a commencé l'attaque.

Celui-ci était parvenu avec le même bonheur à l'extrême droite. Après y avoir été rejoint par sa réserve et sou arrière-garde, il envoie la première, commandée par le comte de Choiseul, un peu à l'ouest de Candie, afin d'empêcher toute communication entre les deux camps des Turcs, et il conserve son arrière-garde pour pouvoir la diriger vers les points les plus menacés. Puis il porte en avant le corps de Dampierre, chargé d'ouvrir le feu, et, se glissant vers une petite élévation qui lui permet d'étendre au loin ses regards, il attend.

Cependant Beaufort, quoique certain de la quiétude cl de l'inaction des Turcs, domine difficilement sa bouillante impatience, quand, une demi-heure avant l'aube, il entend à l'extrême droite une bruyante décharge de mousqueterie. Aussitôt il se redresse, toutes les troupes avec lui, fait battre aux champs, sonner la charge, et, bondissant à la tête du premier bataillon, il franchit le retranchement qui protège le camp des Turcs. Colbert, suivi de la compagnie des gardes, court vers la gauche, afin d'entourer ses adversaires. Tous, et avec une impétuosité égale, ils traversent une ravine qu'ils rencontrent derrière le retranchement, et, sans être arrêtés, dans leur élan, par un terrain rocailleux, ils enlèvent au premier choc la tranchée des ennemis qui l'abandonnent, après avoir déchargé leurs armes. La surprise et l'effroi des Turcs sont extrêmes. Ils fuient sans ordre, pêle-mêle, et plusieurs de cent qui échappent aux coups de Beaufort, poursuivis par les troupes de Dampierre, se jettent à la mer. Tout à coup, vers la droite, une immense gerbe de feu s'élève, et une effroyable explosion ébranle le sol. Les soldats et les marins qui entourent Beaufort s'arrêtent subitement. Mais lui, sans paraître troublé par ce fracas dont il ignore la cause, Courage, enfants ! s'écrie-t-il, courage ! Puisqu'ils font jouer un fourneau devant nous, c'est une marque qu'ils s'enfuient. Il réussit un instant à dompter la terreur de ses troupes et parvient à les faire avancer de quelques pas[19]. Mais, sur le détachement commandé par Dampierre, tout différents sont les effets de la terrible catastrophe. Produite par l'explosion d'un magasin de batterie, renfermant vingt-cinq milliers de poudre qu'a enflammés l'imprudence d'un mousquetaire, elle a englouti un bataillon de gardes françaises et jeté partout une indicible épouvante. Les troupes se persuadent que l'ennemi a miné tous ses ouvrages, et que la terre qu'ils foulent va s'ouvrir sous leurs pieds. De proche en proche, cette croyance se répand, le soldat terrifié jette ses armes et s'enfuit avec précipitation. C'est en vain que Navailles, Dampierre et les autres officiers généraux essayent de les arrêter. La panique est universelle, et le cri honteux et effrayant de : Sauve qui peut ! retentit de toutes parts. Cette déroute s'aggrave encore d'une confusion que suffit à peine à expliquer la demi-obscurité de la nuit. Les fuyards, rencontrant les marins de Beaufort, se jettent sur eux en ennemis. Les longs vêtements de sept ou huit Arméniens, qui se trouvent à leur tête, contribuent à confirmer une fatale erreur[20]. Dans cette horrible mêlée, nul ne parvient à se reconnaître, et des compatriotes s'entre-tuent croyant frapper un infidèle. Beaufort abandonné[21] tente de dissiper cette méprise désastreuse. Sur son cheval blessé, couvert lui-même de sang, et les vêtements déchirés, il s'élance au milieu des groupes : A moi, mes enfants, s'écrie-t-il, je suis votre amiral ! Balliez-vous près de moi ![22] Héroïques, mais inutiles efforts ! Appel suprême d'une voix jusque-là si chère, maintenant nié connue, et qui vient de prononcer ses dernières paroles ! Les troupes éperdues restent insensibles à ces supplications généreuses, et c'est seulement lorsque la lumière du jour commence à éclairer ce champ de carnage, que la confusion cesse avec la cause qui l'avait produite. Mais alors les Turcs, qui ont eu le temps de reprendre courage et qui sont aussi prompts à se rallier qu'à se mettre en fuite, se précipitent en hurlant le nom du Prophète, et, avec une impétuosité irrésistible, ils deviennent à leur tour assaillants et poursuivent les Français jusqu'aux portes de Candie[23].

Lorsque, à l'abri des remparts on se rendit compte de l'étendue des pertes, et qu'on eut examiné les blessés qui avaient pu rentrer dans la ville, on s'aperçut de l'absence de Beaufort. Ceux qui expliquent cette absence par un enlèvement qu'aurait ordonné Colbert, son ennemi, ne manquent pas de signaler la présence de son frère Colbert de Maulevrier aux côtés de Beaufort, durant la bataille, et ils voient dans le commandant des gardes l'exécuteur des vengeances du ministre. Mais comment cette singulière croyance subsisterait-elle, quand une lettre de Maulevrier à son frère, la première qu'il lui ait écrite après le combat, loin de raconter au ministre, l'enlèvement de Beaufort, renferme ces mots[24] : La malheureuse destinée de M. l'admiral est la chose du monde la plus déplorable. Comme je fus obligé, d'aller et de venir pendant tout le temps que dura l'attaque, pour rassembler ce que je pourrais de ses troupes, il n'y eut personne à qui je ne demanday de ses nouvelles[25] ; et jamais qui que ce soit ne m'en peut rien dire. Il est vrai que ces paroles, si elles détruisent la supposition d'un enlèvement ordonné par Colbert, peuvent laisser croire que Beaufort a été prisonnier des Turcs. Mais comment s'étonner de ce laconisme, quand le reste de cette lettre montre celui qui l'a écrite, malade de ses blessures, épuisé de fatigue et uniquement préoccupé de son rétablissement ? Il est vrai encore que Navailles, dans sa dépêche, emploie le mot perle[26] également applicable à la mort de l'amiral et à l'hypothèse qui en ferait un prisonnier des Turcs. Mais comment conserver un seul doute, quand la relation adressée au ministre chargé du département de la marine porte que le chevalier de Flacourt, ayant été envoyé au camp des Turcs avec nu pavillon blanc, afin de s'enquérir de l'amiral, apprit qu'il ne se trouvait point parmi les prisonniers[27] ? lorsqu'un rapport transmis à Colbert, le 27[28], non plus par un malade privé de nouvelles, mais par un témoin en situation de tout savoir, conclut à la mort de l'amiral ? Comment douter surtout quand les circonstances qui viennent d'aire exposées et le courage déployé par ce téméraire aventurier rendent cette fin si vraisemblable ? Que de Beaufort, né en 1616, et qui ferait du mystérieux enseveli de 1703 un nonagénaire, suffise presque pour renverser le système de Lagrange-Chancel et de Lenglet-Dufresnoy, c'est ce qu'on ne saurait contester. Mais cette preuve n'ayant pas paru assez décisive à ces deux écrivains, et quelques doutes ayant subsisté, il était essentiel de rechercher tous les témoignages, autant qu'équitable de restituer à ce petit-fils d'Henri IV la gloire d'être mort les armes à la main sur le champ de bataille, et d'avoir ainsi couronné une vie d'aventures par une fin digne de sa bravoure, de sa race et de son pays.

 

 

 



[1] M. Camille Rousset, Histoire de Louvois, déjà citée, t. I, p. 257.

[2] Archives du ministère des affaires étrangères, Rome, 1669. Lettre de l'abbé Bigorre à de Lionne, du 28 décembre 1668.

[3] Lettre de l'abbé Bigorre à de Lionne, du 28 décembre 1668. Après l'expédition de Candie, seul, M. d'Albret eut le chapeau. Voyez dépêches de l'abbé Bigorre à de Lionne, du 9 juillet 1669 ; et de l'abbé de Bourlemont à de Lionne, du 9 août 1669, Archives des affaires étrangères, Rome, 1669.

[4] Instruction que le roi a résolu être envoyée à M. le duc de Beaufort, pair, grand maitre, et surintendant général de la navigation et commerce du royaume, par l'emploi de l'armée navale que S. M. met en mer sous son commandement pendant la présente campagne. Bibliothèque impériale, manuscrits. Papiers de Colbert.

[5] Lettres de Lionne au cardinal Rospigliosi sur les troupes promises par Louis XIV, des 11 janvier et 26 lévrier 1669. Archives des affaires étrangères, Rome. — État des armées de mer et de terre envoyées par le roi très-chrétien en Candie, en la présente année 1669. Archives de la marine — Lettre de Louvois aux gouverneurs, du 26 février 1669. Archives du ministère de la guerre.

[6] Parmi eux se trouvaient le comte de Choiseul, MM. de Castellan et de Dampierre, le marquis de Saint-Vallier, le duc de Château-Thierry, les marquis d'O, d'Huxelles et de Sévigné, etc., etc. Lettre de madame de Sévigné à Bussy-Rabutin, du 18 août 1669. — Dès la fin de 1668, le comte de Saint-Paul et le comte de la Feuillade étaient allés secourir Candie, à la tète de trois cents volontaires. Mais ils en étaient revenus après une sortie fort meurtrière et ayant prêté aux Vénitiens une assistance plus brillante que vraiment efficace.

[7] Les galères, au nombre de treize, commandées par Vivonne, s'arrêtèrent pendant quelques jours sur les côtes d'Italie et n'arrivèrent à Candie qu'une semaine après Beaufort. Archives du ministère de la marine.

[8] Lettres de Saint-André-Montbrun. Manuscrits du la Bibliothèque impériale. — Lettres de Navailles au roi. Archives du ministère de la guerre.

[9] Lettre de Navailles au roi, du 5 juillet 1669.

[10] Lettre de Delacroix à Louvois, du 22 juin 1669. Archives du ministère de la guerre.

[11] Le marquis de Saint-André-Montbrun, gentilhomme français, se trouvait depuis plusieurs années à Candie, et, par son courage et ses talents, était parvenu à être le premier général des Vénitiens, sous les ordres de Morosini.

[12] Relation de ce qui s'est passe dans la sortie qui s'est faite en Candie par toutes les troupes du roi, tant de terre que de mer, pour l'attaque du camp de la Sablonnière, le 25 du mois de juin 1669. Archives du ministère de la marine, Campagne, 5. Je me suis principalement servi pour mon récit de ce manuscrit inédit et qui a tous les caractères d'authenticité.

[13] Rapport adresse par le sieur Brodart à Colbert, à la radde de Candie, à bord de la Princesse, le 27 juin 1669. Manuscrits de la Bibliothèque impériale, papiers Colbert, 155 bis. Pièce inédite.

[14] Le mot de ralliement était : Louis et en avant.

[15] Relation de ce qui s'est passé dans la sortie, etc., déjà citée. Ce fut ce neveu qui devint le fameux Vendôme. Il montra, le 25 juin 1669, un très-grand courage et fut assez grièvement blessé.

[16] Le Siège de Candie, manuscrit de Philibert de Jarry. Bibliothèque impériale.

[17] Lettre de Colbert de Maulevrier à Colbert, son frère. — A Candie, ce dimanche, dernier jour de juin, à cinq heures du soir. Manuscrits, Bibliothèque impériale ; papiers Colbert, 155 bis.

[18] Relation déjà citée. Archives du ministère de la marine.

[19] Archives du ministère de la marine, Relation déjà citée.

[20] Mémoires de Saint-André-Montbrun, p. 362 et 363.

[21] Monsieur l'admiral demeura abandonné de toutes ces troupes de marine et n'ayant pas un seul de ses gardes avec luy. Archives du ministre de la guerre, 238. Relation de ce qui s'est passé en la sortie faite sur le camp des Turcs du côté de la Sablonnière, la nuict du 24e au 25e juin 1669 en Candie.

[22] Archives de ministère de la marine. Relation déjà citée.

[23] On sait que Navailles, désespéré de nie pouvoir sauver Candie, fit réembarquer les troupes à la fin d'août et mit à la voile le 31. Ne nous occupant ici que de Beaufort, nous n'avons pas à raconter la fin d'une expédition que fit échouer le désastre du 25 juin.

[24] Manuscrits de la Bibliothèque impériale, papiers Colbert, 155 bis.

[25] Il bien entendu que c'est pendant la bataille.

[26] Archives de la guerre, 238.

[27] Archives de la marine. Relation déjà citée et inédite.

[28] Manuscrits de la Bibliothèque impériale, papiers Colbert. Rapport adressé par le sieur Brodart. De la radde de Candie, à bord de la Princesse, ce 27 juin 1669. Rapport inédit.