L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

CHAPITRE IV.

 

 

Troisième hypothèse. — Réconciliation entre Louis XIII et Anne d'Autriche. — Quatrième grossesse de la reine. — Soupçons dont on a parfois accueilli les naissances royales. — Excellentes précautions prises en France afin d'éviter ces soupçons. — Récit de la naissance de Louis XIV. — Impossibilité d'admettre la naissance d'un frère jumeau. — Absence de Richelieu. — Inutilité de l'enlèvement et de la suppression de ce prétendu frère jumeau.

 

Sept années devaient s'écouler avant que fussent réalisés les vœux de la nation, qui souhaitait ardemment un dauphin et qu'effrayait la perspective de voir monter sur le trône de France le frère peu aimé de Louis XIII. Anne d'Autriche fut de nouveau enceinte en janvier 1638, non pas, comme l'a dit Voltaire et comme on l'a si fréquemment répété après lui, à la suite d'un rapprochement amené par le hasard entre les deux époux séparés depuis longtemps[1]. Il n'était plus besoin ni d'un orage surprenant Louis XIII prêt à partir pour la chasse, ni des instances pressantes de mademoiselle de la Fayette, ni des supplications de son capitaine des gardes pour déterminer le roi à se rendre chez la reine. Des pièces incontestables[2] montrent que, bien avant le mois de décembre 1637, Louis XIII savait concilier ses devoirs d'époux avec sa passion de plus en plus ardente pour la chasse, et que, lorsqu'elle le retenait trop longtemps loin du Louvre, il mandait la reine auprès de lui. Le 5 septembre 1638, celle-ci mit au monde un prince qui sera Louis XIV.C'est en ce jour qu'ont imaginé de placer la naissance de l'Homme au masque de fer ceux[3] qui veulent bien ne pas voir dans ce personnage un fils adultérin d'Anne d'Autriche, mais un frère jumeau et légitime de Louis XIV, né quelques heures après lui, et condamné, pour sa venue tardive, à une détention perpétuelle.

Il est peu de naissances royales qui n'aient été l'objet d'insinuations malveillantes, et souvent d'accusations fort nettes de criminelle supercherie. Presque toujours, cet événement anéantit les droits d'un héritier collatéral qui peut-être a longtemps convoité la couronne. Quelquefois même il ruine les projets de tout un parti, et tandis qu'il consolide la situation des uns, il renverse soudainement tout un échafaudage d'ambitions et expose ceux qui sont déçus dans leur attente à la tentation de nier ce qui détruit leurs espérances. Quand, le 21 juin 1688, Marie d'Este, seconde femme de Jacques II, le rendit père d'un fils, Guillaume d'Orange, depuis longtemps époux de la princesse Marie, fille aînée du roi d'Angleterre, voyant les droits de sa femme annihilés par cette naissance inattendue, refusa d'admettre pour vrai un événement qui lui était si funeste. Il fit répandre dans toute la Hollande, et jusqu'en Angleterre, des libelles accusateurs où l'on présentait la grossesse de la reine comme simulée, l'accouchement et ses douleurs comme imaginaires, et un enfant inconnu, recueilli au hasard, introduit furtivement[4] dans le lit de sa prétendue mère. Plusieurs écrivains anglais, et, à leur tête, l'ardent Burnet, accueillirent cette opinion, et le scandale qu'ils produisirent contribua pour sa part, quelques mois après, à faire réussir la tentative audacieuse de Guillaume d'Orange, s'emparant d'un trône au moment même où il semblait en avoir été exclu pour toujours.

En France, des doutes de cette nature étant rendus encore plus faciles par l'esprit sceptique et frondeur de la nation, on a eu de tout temps le soin d'en éviter jusqu'au prétexte par des précautions infinies et des usages excellents. Non-seulement la naissance d'un prince royal avait pour témoins obligés[5] les plus grands personnages de l'État, mais encore le peuple lui-même était convié à y assister et à voir naître celui qu'une tradition fort ancienne nomme excellemment l'Enfant de France. On ouvrait les portes devant le peuple, qui pénétrait librement dans la demeure royale en ce moment solennel où se perpétuait la famille de ses mitres. Il y entrait aussi dans certaines occasions où le roi se laissait voir à table par ses sujets[6], et de ces deux privilèges, les seuls à peu près qui leur fussent alors accordés et dont avec raison il ne devait pas se contenter toujours, le premier offrait au moins l'avantage de lui faire oublier un instant qu'il n'était rien, et de l'associer en quelque sorte au plus grand événement de la famille royale. Lorsque Marie-Antoinette eut son premier enfant[7], l'affluence était telle dans sa chambre que Louis XVI brisa une fenêtre pour donner plus rapidement de l'air à la reine, qui allait perdre connaissance. Depuis ce jour[8], on cessa d'admettre le peuple à la naissance des enfants du roi. Mais, longtemps avant que Louis XIV vînt au monde, rien n'était négligé de ce qui pouvait donner la plus grande authenticité à cet événement, et l'exact Héroard nous montre[9] la chambre de Marie de Médicis remplie d'assistants au moment où allait naître Louis XIII.

Il en a été de même pour la naissance de Louis XIV. Les premiers signes d'un accouchement prochain se manifestèrent le 4 septembre 1638, à onze heures du soir[10]. Le lendemain, à cinq heures du matin, Louis XIII, apprenant que les douleurs augmentent, se rend chez la reine, qu'il ne devait plus quitter jusqu'à sa délivrance[11]. A six heures, arrivent successivement à Saint Germain, Gaston d'Orléans, si intéressé à surveiller l'issue d'un événement qui va peut-être l'écarter pour toujours du trône ; la princesse de Condé, madame de Vendôme, le chancelier, madame de Lansac, future gouvernante de l'enfant royal, mesdames de Sennecey et de la Flotte, dames d'honneur. Derrière le pavillon occupé par la reine est dressé un autel où tour à tour les évêques de Lisieux, de Meaux et de Beauvais disent la messe. Près de l'autel, et jusque dans la pièce voisine, se pressent les dames de la Ville-aux-Clercs, de Liancourt et de Mortemart, la princesse de Guéméné, les, duchesses de la Trémouille et de Bouillon, les ducs de Vendôme, de Chevreuse et de Montbazon, les sieurs de Souvré, de Liancourt, de Mortemart, de la Ville-aux-Clercs, de Brion et de Chavigny, l'archevêque de Bourges, les évêques de Metz, de Châlons, de Dardanie et du Mans, enfin une foule énorme qui envahit de bonne heure et remplit bientôt tout le palais[12]. A onze heures précises du matin, Anne d'Autriche met au monde un enfant dont la sage-femme fait aussitôt constater le sexe par les princes de la famille royale, et en particulier par Gaston d'Orléans. Celui-ci demeure tout étourdi à cette vue et ne peut dissimuler son dépit[13] ; mais les signes très-visibles de son mécontentement sont à peu près inaperçus dans l'allégresse générale et au milieu des bruyantes acclamations qui s'élèvent de toutes parts. La joie de Louis XIII est aussi vive que le lui permet sa nature mélancolique et rêveuse. Il admire et fait admirer autour de lui la conformation de son fils, qui dès sa naissance, et comme son père l'avait montré en un pareil moment, donne des preuves de l'extraordinaire appétit[14] qui caractérise sa race. Peu de temps après, dans la chambre même de la reine, et devant la même assistance, le nouveau-né est ondoyé par l'évêque de Meaux, premier aumônier. Louis XIII envoie ensuite à Paris le sieur Duperré-Bailleul, chargé d'annoncer solennellement au corps de ville l'heureuse nouvelle[15]. Mais, portée par le cri joyeux des populations, elle a déjà franchi, avec une rapidité surprenante, la distance qui sépare Saint-Germain de Paris, où elle est connue dès midi. Elle y excite un enthousiasme vraiment sincère, et les églises, depuis quelques mois remplies par tous ceux qui demandent au ciel la naissance d'un Dauphin[16], retentissent aussitôt de chants d'actions de grâces.

Selon le roman de Soulavie, un second fils serait venu au monde à huit heures du soir, neuf heures après le premier, et, conformément au conseil de Richelieu, aurait été dissimulé, élevé mystérieusement, puis enfermé. Remarquons d'abord que le cardinal de Richelieu, auquel on fait jouer un rôle si important à Saint-Germain, le 5 septembre 1638, en était, absent depuis la fin de juillet, et se trouvait alors à Saint-Quentin, d'où il ne reviendra à Paris que le 2 octobre[17]. Mais ne nous arrêtons pas à cette première erreur. Dans le cas de la naissance de deux jumeaux, le plus ordinairement le travail, une fois commencé pour l'un, se continue sans interruption pour l'autre, et la sortie du second enfant suit en général de très-près celle du premier. Tout au moins, s'il y a dans les douleurs une suspension causée par l'inertie momentanée de l'organe soulagé d'une partie de son fardeau, on peut affirmer que, dès la première expulsion, plusieurs indices, tel que le volume encore considérable du ventre et les mouvements très-sensibles du second fœtus, décèlent d'une manière certaine l'existence et la venue prochaine d'un deuxième enfant. La naissance de ce prétendu frère jumeau a donc ou suivi immédiatement celle de Louis XIV, et elle a eu alors pour témoins tous les personnages que nous venons de nommer, ou bien, dans le cas, si rare d'ailleurs, d'un long temps d'arrêt entre les deux expulsions, elle a été certainement prévue dès la première, et cette nouvelle extraordinaire n'a pu être cachée à la foule qui encombrait la chambre même de l'accouchée.

Or, comment admettre qu'un fait d'une telle importance ait été connu de tant de personnes, sans qu'aucune d'elles n'ait trahi le secret dans une conversation avidement recueillie par un écrivain contemporain, ou dans un de ces Mémoires que beaucoup de grands personnages se complaisaient alors à laisser après eux ? Et pourtant, tous gardent à ce sujet le silence le plus complet. Les contemporains ont tout dit des actions véritables comme des actes imaginaires d'Anne d'Autriche. Ils ont fait pénétrer jusqu'au fond.de sa vie intime, et rien, dans leurs écrits, pas même l'allusion la plus indirecte, ne permet de soupçonner un événement aussi capital.

Mais en supposant que, par extraordinaire et contrairement à ce que l'observation constate chaque jour, ce second accouchement ait eu lieu neuf heures après le premier, et, sans avoir été annoncé par un indice révélateur, en admettant que, par impossible, les témoins en aient été peu nombreux et tous fort discrets, dans quel intérêt Louis XIII aurait-il dissimulé cette naissance ? Des présomptions très-hasardées ont pu autre fois faire croire à quelques naturalistes que, de deux jumeaux, celui qui naît le dernier est le premier conçu[18]. Depuis lors, la science a reconnu le danger, l'incertitude de cette doctrine. Mais, énoncée timidement en médecine, et presque aussitôt énergiquement repoussée, elle n'a jamais été admise dans le droit. Chez les Romains, en France pendant le moyen âgé, comme dans les temps modernes, pour la transmission des fiefs comme pour celle de tous les biens, dans le passé le plus reculé non moins qu'aujourd'hui, le premier enfant jumeau sorti du sein de la mère a toujours été l'aîné[19]. En aucun cas, le moindre doute ne s'est élevé à cet égard, et quelles qu'aient été les suppositions de quelques rares naturalistes, jamais elles n'ont pénétré dans le domaine certain du droit et n'ont ébranlé des convictions fondées sur des textes indiscutables. Loin donc d'être consterné, comme le dit Soulavie[20], de cette seconde naissance, Louis XIII aurait eu lieu de s'en réjouir, puisqu'elle aurait consolidé l'hérédité directe dans sa famille, pour le cas assez probable où la grossesse inespérée d'Anne d'Autriche ne se serait plus renouvelée.

Que des pâtres aient annoncé une double naissance, rien ne l'infirme. L'imagination populaire, vivement excitée par le désir universel de la venue d'un dauphin et par l'annonce inattendue de l'état de la reine, accueillit avec complaisance mille prédictions superstitieuses qui, pendant quelques mois, vinrent alimenter les entretiens et tromper les longueurs de l'attente. Mais c'est la seule chose qui ne soit pas évidemment fausse dans le récit de Soulavie que détruisent, pour tout le reste, l'impossibilité de cacher un second accouchement aux innombrables témoins du premier, le silence absolu des contemporains autant que l'inutilité incontestable de l'enlèvement et de la suppression de ce frère cadet de Louis XIV.

 

 

 



[1] Voltaire, Dictionnaire philosophique, t. I, p. 375.

[2] Archives du ministère des affaires étrangères, France, 5. Il existe entre autres une lettre du 10 janvier 1657, dans laquelle Louis XIII écrit à Richelieu qu'il fera venir la reine à Saint-Germain, les soirées y étant bien longues sans compagnie.

[3] Dulaure, Histoire de Paris. — Simonde Sismondi, Histoire des Français. — Dufey de l'Yonne, Histoire de la Bastille. — Le chevalier de Cubières, Voyage à la Bastille.

[4] L'enfant aurait été introduit, enfermé dans une bassinoire.

[5] Archives du ministère des affaires étrangères, Manuscrits du sieur Saintot, maitre de cérémonie et introducteur des ambassadeurs.

[6] Surtout dans les repas offerts au roi par sa bonne ville de Paris. Le peuple circulait librement autour de la table royale. Au surplus Louis XIV accepta très-rarement ce genre de fêtes, et, principalement dans les trente dernières années de son règne, évita de venir à Paris.

[7] Marie-Thérèse-Charlotte de France, née le 19 décembre 1778.

[8] On sait quelles précautions furent prises à la naissance du duc de Bordeaux. Du procès-verbal dressé le 29 septembre 1820, à trois heures et demie du matin, par le chancelier de France, président de la Chambre des pairs, il résulte que dix-sept témoins, dont deux pairs de France, trois négociants, un employé, un garde du corps, un capitaine de la garde, deux lemmes de chambre, trois dames d'honneur, trois médecins et le premier écuyer de la duchesse de Berry ont été mandés avant que l'entant n'ait été détaché de sa mère. Monsieur le maréchal, dit-elle à Suchet, duc d'Albufera, vous voyez que l'enfant me tient encore ; je n'ai pas voulu que l'on coupât le cordon avant votre arrivée. La section du cordon ombilical n'eut lieu que quelques minutes après l'arrivée du dernier des témoins. (Archives de la Chambre des pairs. Moniteur du 30 septembre 1820.)

[9] Journal d'Héroard, journées des 26 et 27 septembre 1601.

[10] Corps universel diplomatique du droit des gens, de Dumont. Supplément, t. IV, p. 176. — Lettre de Chavigny au cardinal de Richelieu, du 8 septembre 1638. — Dépêche de Louis XIII à M. de Bellièvre, son ambassadeur en Angleterre, du 5 septembre 1658. — Manuscrits de la Bibliothèque impériale. Fonds Saint-Germain, Harlay, 36427, fol. 170.

[11] Le roy a toujours esté présent, et ses deux accès de fièvre ne lui ont en rien diminué ses forces, écrit Chavigny dans la lettre où il raconte à Richelieu, alors absent de la cour, la naissance du dauphin. Cette affirmation si précise détruit celle de M. Michelet qui, d'après une. Vie anonyme de madame de Hautefort, dit que Louis XIII se fût consolé sans peine de voir crever son Espagnole, et que, pendant les douleurs, il se faisait lire dans l'histoire pour trouver un exemple d'un roi de France ayant épousé sa sujette. (M. Michelet, Histoire de France, t. XII, p. 211.)

[12] Dumont, Corps diplomatique du droit des gens, t. IV, p. 176.

[13] Lettre de Chavigny au cardinal de Richelieu du 4 septembre 1658. Louis XIII accorda à son frère une gratification de six mille écus qui le consola un peu, dit Chavigny.

[14] Archives du ministère des affaires étrangères. Lettres de Louis XIII, France, 5. — Journal d'Héroard. — Lettres missives d'Henri IV, t. V, p. 507.

[15] On croit généralement que c'est à cause de la grossesse d'Anne d'Autriche qu'a été fait le fameux vœu de Louis XIII, plaçant son royaume sous la protection de la Vierge. Il den est rien. La grossesse de la reine s'est en effet manifestée en janvier 1656, et la déclaration pour la protection de la Vierge est de décembre 1638. Elle est faite pour reconnaissance pour tant de grâces évidentes acordées au roi. (Lettres et papiers de Richelieu, t. V, p. 908.)

[16] Dumont, Corps diplomatique, t. IV, p. 177.

[17] Richelieu quitta Ruel à la fin de juillet et se rendit successivement à Abbeville, à Amiens, à Ham et à Saint-Quentin. C'est dans cette dernière ville qu'il apprit l'heureux événement, et il se rendit aussitôt à l'église en grand cortège. Il y entendit une messe chantée par son aumônier, puis le Te Deum et le Domine salvum. Il écrivit ensuite au roi et à la reine pour les féliciter. (Gazette de France, p. 535. — Lettres et papiers de Richelieu, t. VI, p. 75 et suivantes.) Le 2 octobre, Richelieu quitta l'armée pour revenir à Saint-Germain. Le roi arriva le mercredi à Saint-Germain, où le cardinal-duc se rendit aussi de nos armées le même jour et quasi à la mesme heure que Sa Majesté, laquelle il trouva dans la chambre de Mgr le dauphin, où la reyne estait aussi. Il serait malaisé d'exprimer de quels transports de joie Son Éminence fut touchée voyant entre le père et la mère cet admirable enfant, l'objet de ses souhaits et le dernier terme de son contentement. (Gazette de France, p. 580.)

[18] Denizart, Aînesse, § 58.

[19] Droit romain, Digeste, liv. I, tit. V. De statu hominum. — Loi 15 Arescusa. —Triphoninno et loi 16 idem erit Ulpien. — Pothier, Successions, ch. II, sect. I, art. 2, § 1. — Lebrun, des Successions, liv. II, ch. II, sect. I, n° 9. — Chabot, rapporteur de la loi sur les successions au tribunat, Commentaire sur la loi des successions, vol. I, p. 32, art. 722, n° 4. — Boiteux, Commentaire sur le Code civil, vol. II, p. 11, art. 722. — Duranton, Commentaire de droit français, vol. VI, p. 66, n° 52.

[20] Dans le récit que nous avons reproduit plus haut, ch. I.