LOUIS XIII ET RICHELIEU

DEUXIÈME PARTIE

 

LETTRES INÉDITES DE LOUIS XIII À RICHELIEU (1622-1642)

 

 

1631. — La chambre de l'Arsenal. — Troubles de Provence. — Le duc de Guise s'expatrie. — Le maréchal de Vitry, gouverneur de Provence. — Châteauneuf. — Sa condamnation.

 

A mon cousin le cardinal de Richelieu[1],

Mon cousin, j'ay pensé cette nuict à mes affaires, je désire tandis que vous estes à Paris que vous fades ouïr en bonne forme la dame Le Bœuf, Senelle et Duval. Cela me touche de telle sorte que j'ay occasion d'y bien penser, vous tenant plus à moy que à vous mesme. Je m asseure que vous n'y manquerés pas et que vous me rapporterés ce que je désire ; je finiroy celle-cy en vous asseurant de mon amitié qui sera toujours telle que vous la pouvés désirer. — LOUIS. A Saint-Germain-en-Laye, 18 juin 1631. — (Ibid., fol. 11.) — (Orig.)

 

La maladie qui avait atteint Louis XIII à Lyon, en 1630, avait fait concevoir de grandes espérances aux ennemis de Richelieu. A cette époque, l'astrologie judiciaire était en grand honneur, et, comme l'on avait prédit que le roi devait mourir avant la fin de l'année, personne ne doutait que cette maladie serait le prélude de sa mort. Aussi les intrigues ne s'arrêtèrent pas, chacun se poussant, se bousculant pour arriver premier et prendre part à la curée qui se préparait. La guérison du roi ne détruisit aucune des croyances qui s'étaient répandues dans la nation, et elle ne parut à beaucoup de gens qu'un ajournement très-court de l'accomplissement des prédictions ; les astrologues continuèrent à exploiter la crédulité publique.

Cependant Louis XIII et son ministre s'émurent de cette situation. Une chambre extraordinaire avait été formée à l'Arsenal, en dehors du parlement, pour connaître des crimes d'État ; on lui confia aussi les affaires de fausse monnaie et de magie, et Richelieu fit bientôt de cette chambre un épouvantail contre les intrigants qui complotaient sa perte en persistant à prédire la mort prochaine du roi. Un médecin du roi, Duval, avait été arrêté pour avoir fait, dit Richelieu[2], des jugements, pronostics et nativités sur la vie du roi. On affecta de joindre sa cause à celle de Senelle, autre médecin du roi, arrêté en rapportant de Lorraine des lettres de madame du Fargis, dame d'atours d'Anne d'Autriche, et que l'on avait exilée à cause de ses intrigues. Ces lettres, adressées à la reine et à diverses personnes de la cour, contenaient des injures contre Richelieu et s'occupaient de l'éventualité de la mort du roi. Senelle fut livré à la chambre de l'Arsenal pour être jugé, conjointement avec Duval, sur l'accusation du crime de lèse-majesté. Ils furent condamnés, le 17 octobre suivant, aux galères à perpétuité, et leurs biens furent confisqués, pour avoir fait, dit la Gazette de France[3], des jugements téméraires et sinistres de la santé du roi, démentis par le succès, qui a fait voir que la vie du monarque était trop chère au ciel pour la soumettre au caprice des hommes. La dame Le Bœuf devait être impliquée dans la même affaire ; mais nous n'avons aucun renseignement qui puisse nous indiquer qui elle était, et dans quelle mesure elle était compromise. La dame du Fargis, quoique absente, fut condamnée à être décapitée, et elle fut exécutée en effigie. Nous ne savons ce que devint Duval ; mais Senelle dut vivre assez longtemps pour profiter de l'amnistie conditionnelle qui fut accordée en 1640. Sa peine dut être transformée en celle de l'exil, et ce doit être lui dont le Poussin annonce la mort dans sa lettre du 5 octobre 1643 à M. de Chanteloup, secrétaire de des Noyers : Le pauvre M. Snelles, dit-il, croyant s'en retourner jouir de la douceur de sa patrie — car il n'en avait qu'une seule douceur dont il avait été longtemps privé —, n'a pas eu le bonheur de la toucher de ses piés, et, l'ayant seulement veue, a rendu l'esprit et perdu la vie à Nice, en Provence, n'ayant été malade que trois jours[4].

 

A mon cousin le cardinal de Richelieu.

Mon cousin, je commenceroy par vous asseurer que je me porte très bien. J'ay ris deux cerfs aujourd'huy. Je vous envoie le mareschal de Vitry auquel j'ay dict que vous luy feriez sçavoir mes intentions sur un emploie que je luy voulois doner ; son volage sera très utile en Provence ; comme vous me l'avés proposé j'accorde à Monségneur ce qu'il me demande ; asseurés vous que je vous tiendray ce que je vous ay promis, jusqu'au dernier soupir de ma vie[5]. — LOUIS. A Monceaux, 26 juillet 1831. — (Ibid., fol. 12.) — (Orig.)

 

En 1630, on avait essayé de transformer la Provence en pays d'élection ; mais le parlement d'Aix, qui tenait à ses privilèges, tenta de résister, et fomenta la sédition dans la province. Le prince de Condé fut envoyé sur les lieux avec cinq mille hommes et soixante chevaux. Il entra à Aix le 20 mai 1631. Il y convoqua les états de Provence, pour obtenir leur concours dans la question des élus ; mais son projet n'eut aucun succès. Après la clôture des états, il partit, laissant le marquis de Saint-Chamond en qualité do lieutenant général. Le duc de Guise, gouverneur do la province, ne s'était pas opposé à la résistance, et soutenait même secrètement les révoltés en haine de Richelieu, dont il était devenu l'ennemi depuis que la charge de grand maître de la navigation, donnée au cardinal, avait rendu illusoire son propre titre d'amiral du Levant. Il sentit fort bien les périls que lui faisait courir sa conduite, aussi demanda-t-il au roi la permission (qu'il obtint) d'aller voyager en Italie. Devant la situation que sa complicité avait laissé empirer, on jugea nécessaire d'envoyer un homme énergique occuper le gouvernement de Provence. Le roi songea au maréchal de Vitry, et son voyage fut résolu[6]. Pourtant son départ fut retardé assez longtemps, puisqu'il était encore à Paris le 5 septembre, et qu'il assistait ce jour-là à la réception de Richelieu comme duc et pair. Il dut partir quelques jours après. Sa mission eut un complet et rapide succès. Toute la Provence a obéi, dit la Gazette du 18 novembre : partie des séditieux avant quitté le royaume, et les autres crié merci au roi. Le maréchal s'est fait reconnaître à Aix, et est retourné à Marseille avec les sieurs de la Poterie et d'Aubray, maîtres des requêtes.

 

Au Roy[7].

(Château-Thierry, premiers jours de décembre 1631[8].)

Pour tesmoigner à Vostre Majesté le desplaisir que monsieur le garde des sceaux a de l'ombrage que Vostre Majesté lui a tesmoigné avoir, et comme il désire vous complaire en toutes choses, ainsi que seront toujours vos créatures, il vouloit envoier l'homme que vous sçavez à, Paris pour 15 jours ou 3 sesmaines, afin qu'en revenant il prist une nouvelle conduite vers les 2 personnes que sçayt Vostre Majesté. Je l'en ay empesché, luy disant qu'il me sembloit que c'estoit assez que, dès ceste heure, il prist une bonne conduitte.

Vostre Majesté peult s'asseurer que ses serviteurs la contenteront en toutes choses.

 (De la main du roi.) Il eust mieux valu laisser faire le volage à Paris, puis on verra s'il se corrigera. — (Ibid., fol. 15.) — (Orig.)

 

La note précédente pourrait être placée à une époque quelconque de la vie de Richelieu, si deux faits significatifs qu'elle contient, et qui tout d'abord peuvent passer inaperçus, n'indiquaient d'une façon certaine l'époque spéciale à laquelle elle peut être rapportée incontestablement. Nous voulons parler du mécontentement qu'elle montre comme étant ressenti par le roi à l'égard du garde des sceaux, et de l'affectation que Richelieu met à défendre celui-ci. Cette situation ne se trouve réalisée pendant le cours du ministère du cardinal que deux fois, et toujours le garde des sceaux mis en cause se trouve être Châteauneuf. Le premier mécontentement du roi à son égard se remarque à la date de 1631, à propos des indiscrétions commises au sujet du siège de Moyenvic ; le second doit être placé à la fin de 1632, et fut causé par l'abandon dans lequel Châteauneuf laissa Richelieu à Bordeaux, pendant la maladie qui faillit l'emporter vers ce temps. Nous avons étudié avec soin cette dernière époque, et nous croyons pouvoir affirmer que la lettre qui nous occupe ne s'y rapporte pas. Il n'en est pas de même de la première époque. Dans un mémoire adressé au roi par le cardinal en février 1633, après l'arrestation de Châteauneuf, nous trouvons ces premières phrases indicatrices : Estant à Chasteau-Thierry, le roy fisc le dessein de surprendre Moyenvic, sur un advis qui ne fut cognu qu'au roy, au cardinal, au garde des sceaux, au mareschal de Schomberg et au sieur Bouthillier. Ce dessein ne fust pas plus tost fait, que ledict garde des sceaux ne le mandast à 9[9], personne intéressée en ceste affaire ; et, en effet, ce dessein se faillit, celuy qui estoit dans ceste place en aiant eu assez de vent pour s'y fortifier de gens, ce qui fast qu'on trouva toute aultre garde au pont qu'il n'y avoit six mois auparavant[10]. C'est à cause de cette indiscrétion de Châteauneuf que Louis XIII lui gardait rancune ; mais nous n'aurions osé rapporter à cette époque la note qui nous occupe, si un autre document important ne nous avait convaincu qu'elle appartenait bien à la fin de 1631. Nous voulons parler du mémoire sur la manière d'interroger Châteauneuf, adressé par Richelieu, en avril 1633, au sieur Lamon, chargé de cet interrogatoire. D'après ce document, que sa longueur nous empêche de reproduire, et que l'on trouvera dans le recueil de M. Avenel[11], l'homme dont parle Richelieu dans notre note inédite serait le chevalier de Jars, ami et confident du garde des sceaux, et les deux personnes inconnues envers lesquelles il doit changer de conduite seraient la reine et madame de Chevreuse, qui auraient reçu de lui la confidence de l'entreprise sur Moyenvic avant qu'elle ne fût commencée. Le roy, dit Richelieu dans le mémoire que nous venons de citer, eust un extrême mécontentement dudict Châteauneuf, qui, à la vérité, avoit fait une grande faulte de communiquer une telle affaire à un tel homme. Le roy, dès lors, eust de grands dégousts de Châteauneuf, sur quoy le cardinal conseilla à Châteauneuf d'envoïer le chevalier de Jars à Paris, comme il fit, pour l'osier de devant los yeux du roy, et luy donner lieu d'oublier ceste affaire. On remarquera la contradiction qui existe entre les deux documents. Tandis que, dans sa lettre à Louis XIII, Richelieu présente le garde des sceaux comme lui ayant exprimé l'intention d'envoyer le chevalier de Jars à Paris pour apaiser la colère du roi par cet acte de soumission, il déclare dans son mémoire à Lamon, écrit un an et demi après, avoir conseillé lui-même ce voyage. Le cardinal, en cette occasion, joua un double jeu dont nous allons donner l'explication.

Dès que Châteauneuf eut reçu les sceaux, Richelieu s'aperçut qu'il avait en lui un ennemi qui luttait sourdement contre son autorité, et cherchait par tous les moyens à le supplanter ; aussi résolut-il de s'en débarrasser aussitôt qu'il aurait réuni assez de preuves de son infidélité. Mais il avait affaire à un homme très-fin, qui savait agir sans se compromettre ouvertement. Cependant, par des rapports secrets auxquels il paraissait étranger, le cardinal réussit à aigrir le roi contre le garde des sceaux, qu'il continua pourtant à défendre ostensiblement. Dans le même temps où il accumulait les accusations qui devaient lui servir à perdre son ennemi, il feignait auprès de Louis XIII d'avoir une confiance entière dans la fidélité de Châteauneuf. Aussi, après l'arrestation de celui-ci, arrestation qu'il avait amenée par ses intrigues, mais dont Louis eut seul l'initiative, put-il écrire, sans paraître mentir, dans un rapport au roi, cette phrase, que l'on ne sait comment qualifier, quand on sait quelles étaient ses pensées réelles : Le cardinal avoue que la prévoiance et deffiance du roy étoient avec raison préférables à la simplicité dudict cardinal[12]. Du reste, quelle qu'ait été sa duplicité, il ne réussit pas à faire condamner le garde des sceaux. Celui-ci, très-prudent, et connaissant trop bien Richelieu pour se compromettre réellement, avait réussi à intriguer sans fournir au cardinal aucune arme contre lui. Son acte d'accusation, qui fut dressé par Richelieu lui-même, n'est, en effet, qu'une accumulation d'appréciations sur sa conduite politique, et ne contient aucune affirmation absolue. C'était donc, comme nous venons de le montrer, pour exciter contre son ennemi la colère du roi, que le cardinal, dans la note que nous publions, essayait de défendre et d'excuser Châteauneuf. Il savait fort bien qu'en paraissant s'attendrir sur le sort d'un homme que Louis XIII croyait coupable, il excitait au plus haut point la haine que faisait naître en lui tout ce qui avait l'apparence d'une désobéissance ou d'une atteinte à son autorité royale. Il n'y avait pas à craindre d'ailleurs que le roi découvrît sa fraude. Châteauneuf, qui reconnaissait trop tard qu'il s'était compromis en divulguant à son ami un secret que Louis XIII voulait laisser ignorer à tout le monde, souhaitait que le silence se fit sur cette affaire, et n'était sans doute pas tenté d'agir lui-même auprès du roi pour obtenir son pardon. Dans toute cette affaire, Richelieu montra une dissimulation très-grande.

 

 

 



[1] Cette lettre a déjà été citée par M. Avenel, t. VII, p. 667.

[2] Mémoires de Richelieu, liv. XXII, t. II, p. 334, col. 2.

[3] Gazette de France, du 24 octobre 1631.

[4] Correspondance de Poussin, publiée par M. Quatremère de Quincy.

[5] Cette dernière phrase est significative, écrite quelques jours après la fuite de Marie de Médicis, en Flandre.

[6] Le maréchal de Vitry va en Provence, dit la Gazette de France du 7 août 1631.

[7] Quoique cette note soit de la main de Richelieu et adressée au roi, nous la donnons parce qu'elle est complètement inédite et qu'elle est accompagnée d'une annotation, très-significative, de la main de Louis XIII.

[8] Cette note ne porte aucune date ; celui qui a classé les feuilles manuscrites du volume dans lequel nous l'avons trouvée a écrit, en haut de celle-ci, la date de 1632 ; nous croyons que c'est là une erreur, et nous allons donner les raisons qui nous ont porte à dater ce document des premiers jours de décembre 1631.

[9] Ce chiffre indique madame de Chevreuse.

[10] Papiers de Richelieu, t. IV, p. 431.

[11] Papiers de Richelieu, t. IV, p. 456.

[12] Papiers de Richelieu, t. IV, p. 444, rapport du 6 mars 1633.