LOUIS XIII ET RICHELIEU

DEUXIÈME PARTIE

 

LETTRES INÉDITES DE LOUIS XIII À RICHELIEU (1622-1642)

 

 

1630. — Les négociations et la guerre continuent en Italie. — Invasion du Mantouan par les Espagnols et les Impériaux. — Richelieu principal ministre. — Il part pour l'Italie. — Nouvelles négociations. — Prise de Pignerol par les Français. — Richelieu envahit la Savoie. — Louis XIII à l'armée d'Italie. — Louis XIII et Mazarin. — Nouvelles intrigues de cour. — Le roi malade à Lyon. — Richelieu quitte la Savoie pour rejoindre le roi. — Louis XIII presse son arrivée.

 

Le roi au cardinal de Richelieu, après la prise de Pignerol[1].

Mon cousin, la première que vous aurez de moi est que je me plains de vous, de ce que vous vous excusez de me donner conseil par vos lettres. Cependant, pour respondre à tous les articles de vos dépesches, je vous diroy que j'ay veu et examiné avec mon conseil tous les pointa des propositions qu'on vous a foictes sur le subject de la paix.

Sa Sainteté ne doibt poinct faire de difficulté, à mon advis, de s'obliger à estre contre ceux qui manqueront à un traicté, puisque c'est une action de Père commun et que tous les princes contre qui elle peult être en ce cas l'en prient. Cependant, si elle en faict et que les princes d'Italie entrent pour caution, on s'en peult contenter.

Quant au poinct de la garnison de Cazal, vous sçavez bien que mon intention n'est poinct d'y tenir longtemps des François, hors un cas de nécessité. Si monsieur de Mantoue en a besoin, mon dessein est bien de l'en secourir ; mais de promettre par un traicté qu'il n'y en doive poinct avoir, cela ne se peult en façon du monde.

Quant à l'article du traicté de Monçon[2], la foy qu'on doibt avoir au marquis Spinola fait que je me contenteroy qu'on mette dans le traicté général que les contraventions audict traicté seront touttes réparées, et que les Grisons demeureront dans tous leurs États et sur tous leurs subjects comme ils étoient auparavant l'année 1617, sans que les Valtelins puissent prétendre aultre exception de leur juridiction, que celle de la justice civile et criminelle accordée par le traicté, moyennant vingt-cinq mille écus tous les ans ; ce qu'ils doibvent pater,. pourveu que le marquis Spinola promète particulièrement faire réparer de bonne foi les contraventions qu'on désire.

Pour ce qui est du déboisement des passages, il n'y peult y avoir de dificulté de la part des Impériaux, estant novateurs comme ils sont, puisque pour moi je n en fais aucune d'exécuter le traicté de S'use. Il fault faire entrer les Suisses en union avec les Grisons pour leur conservation. Le sieur Bouthillier vous escrira plus au long me contentant de vous mander mon intention sur les points où il y a contestation. Cependant, je prie Dieu, mon cousin qu'il vous ayt en sa saincte garde.

Escript à Paris le (10e) jour de (mars) 1630,

Imprimé. — (Recueil d'Aubéry, t. II, p. 848.)

 

La paix, après le traité de Suse, n'avait été réellement qu'une suspension d'armes. Les Espagnols et les impériaux n'avaient fait taire leurs prétentions que parce que leurs armées d'Italie n'étaient pas alors en mesure de soutenir la campagne. Les négociations pour une paix définitive avec eux continuèrent. Pendant ce temps, ils levaient des troupes, les organisaient, poussaient le duc de Savoie à violer le traité que les succès si rapides des Français lui avaient imposé, et s'apprêtaient à reprendre l'offensive. Mais Richelieu aussi continuait à se préparer à une nouvelle campagne, car il savait, dit-il, que les Espagnols ne faisaient rien que par la force, et que leurs négociations étaient frauduleuses[3].

Au mois d'octobre 4629, Colalte, général de l'empereur, envahit le Mantouan avec 30.000 hommes, tandis que le marquis Spinola en faisait autant avec 15.000 Espagnols. Richelieu, dès lors, se résolut à reprendre les hostilités. Louis XIII voulut encore aller commander son armée en personne ; mais le cardinal lui représenta que, la peste sévissant dans les contrées qu'il fallait traverser pour aller en Italie, on ne pouvait lui conseiller de quitter Paris, et que d'ailleurs les intrigues de Monsieur et de ses partisans devaient l'engager à rester près de sa capitale pour les surveiller et déjouer leurs projets. Louis se rendit à ces avis, et le 24 décembre il nomma son ministre lieutenant général représentant la personne du roi, ayant le droit de recevoir et d'écouter les ambassadeurs et les députés des villes, et de traiter avec eux comme si le roi eût été présent. Il avait de plus sous ses ordres les maréchaux Schomberg, la Force et Créqui. Ce fut à cette occasion que, pour indiquer l'autorité qu'il avait sur eux, il prit le titre de généralissime.

Parti de Paris le 29 décembre, le cardinal arriva à Grenoble le 1er février. Voyant la lutte imminente, le pape, qui désirait la paix, s'entremit alors pour l'obtenir. Il envoya le cardinal Barberini dans le Piémont en qualité de légat pour entamer les négociations. Celui-ci dépêcha le nonce Pensirole à Embrun, où à ce moment se trouvait Richelieu. L'entrevue eut lieu le 19 février, et, les propositions du nonce étant inacceptables, le cardinal lui donna le texte des conditions auxquelles il consentait à traiter. Ce document commence ainsi : Sa Sainteté, comme père commun des chrétiens, ayant fait des instances très-pressantes, tant à l'empereur qu'aux deux couronnes, de terminer à l'amiable les différends mus et arrivés en Italie pour raison de la succession des duchés de Mantoue et Montferrat, Sa Majesté Impériale et lesdites deux couronnes, pour témoigner le respect qu'elles doivent à Sa Sainteté, et le désir qu'elles ont du repos de l'Italie, ont convenu et arrêté entre elles ce qui s'ensuit. Suivent divers articles concernant les prétentions du roi d'Espagne, de l'empereur, des ducs de Savoie et de Guastalla. Richelieu proposait de faire cesser avec des subventions les réclamations des deux derniers ; puis il ajoutait que le traité de Monçon serait actuellement exécuté, et que, bien que, par icelui, la disposition des passages, l'imposition des daces et gabelles, l'institution des lois et statuts, les traités de paix, d'alliance et de guerre, le droit de battre monnaie, et généralement tous autres droits de souveraineté en la Valteline, comté de Bormio et de Chiavennes appartinssent aux Grisons et non aux habitants desdits lieux les présents articles en serviraient toutefois de déclaration plus expresse, pour obliger plus étroitement les partis à l'exécution du traité ; que l'empereur et les deux rois promettaient de bonne foi d'empêcher qu'à l'avenir les Grisons soient troublés en la jouissance desdits droits, et de faire que les Valtelins payent annuellement les 25.000 écus de cens auxdits Grisons, au lieu de l'utilité publique et particulière de la justice et magistrature desdits Valtelins et comtes de Bormio et Chiavennes, etc.[4] Le nonce emporta ce projet de traité et le rapporta, le 2 mars, avec les annotations jugées nécessaires par les alliés. C'est alors que Richelieu, ne voulant rien conclure sans l'assentiment du roi, quoique celui-ci lui en eût donné le pouvoir, lui envoya ce travail pour avoir son avis sur les nouvelles concessions demandées par les négociateurs. En comparant la réponse de Louis XIII au projet de traité rédigé par Richelieu et annoté par les généraux ennemis, on se convaincra que le roi indiquait dans cette réponse sa propre pensée au sujet des prétentions nouvelles élevées par les belligérants. Mais on ne put s'arranger ; ni Colalte, ni le marquis Spinola, ni les princes italiens, ne voulurent céder sur aucun point. Quelques jours après, la prise de Pignerol changeant complètement la face des affaires, on continua les hostilités avec moins d'espérances que jamais d'arriver à conclure une paix durable.

 

À mon cousin le cardinal de Richelieu.

(3 juillet 1630)[5].

Mon cousin, sitôt que j'ay veu la lettre que vous avez escripte à M. Bouthillier[6], je me suis résolu d'aler demain loger à la Chambre[7] et après demain à Saint-Jean, si je n'ay de vos nouvelles qui me facent changer de dessein. Je me portois bien ce matin, mais cest après dîner, sur les deux heures, mon mal de tête m'a repris ; tout ne m'empêchera pas mon dessein, je ne manqueroy de faire suivre la personne que vous me mandés[8]. Asseurez vous de mon affection qui sera toujours telle que vous la pouvez désirer. — Louis. Juillet, 1630. — (Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol 7.)(Original.)

 

Après la prise de Pignerol, Richelieu espérait que ce succès en imposerait à l'Espagne et à l'empereur, et qu'ils accepteraient plus facilement les conditions de paix qu'il proposait. I1 n'en fut rien. Tous deux devinrent plus exigeants encore, et le duc de Savoie, avec lequel le cardinal venait de rompre en lui enlevant Pignerol, se rejeta définitivement dans l'alliance espagnole et autrichienne, et refusa de laisser traverser ses États par l'armée française. Richelieu se résolut à envahir la Savoie, et comme ses premiers succès lui en faisaient espérer d'autres, et qu'il ne redoutait plus d'aventurer le prestige royal dans une défaite, il pressa le roi de venir lui-même à la tête de l'armée. Louis XIII était alors à Troyes, où il recevait la soumission de son frère Gaston, à qui il donna, en signe de pardon, le commandement de l'armée de Champagne et le gouvernement de Paris. Il partit pour Lyon, où il arriva le 2 mai. Richelieu, qui craignait toujours que les intrigues de ses ennemis ne lui enlevassent la faveur du roi, vint au-devant de lui pour combattre les objections que ses adversaires faisaient à ses projets. Il eut facilement raison d'intrigues auxquelles il accordait autant d'importance que leurs auteurs eux-mêmes, mais auxquelles Louis XIII était peu disposé à céder. On entra dans la Savoie, qui fut rapidement conquise. Les Espagnols et le duc de Savoie, effrayés de nouveau, entamèrent de nouvelles négociations. Mazarin vint, en leur nom, trouver Louis XIII à Annecy, d'où il repartit le 28 mai, après avoir obtenu l'offre de la restitution de Pignerol. En partant, il promit de revenir le 15 juin, mais les nouvelles exigences des Espagnols et des impériaux reculèrent son retour. Il ne revint au camp français que le 3 juillet, pour déclarer qu'il ne rapportait aucune réponse. Richelieu espérait mieux, mais il dut se contenter d'une relation que lui laissa Mazarin de ce qui s'était passé entre lui, le comte de Colalte, le marquis Spinola et le duc de Savoie depuis sa première entrevue avec le roi à Annecy[9]. Louis XIII, parti d'Argentine le jour même où il écrivait la lettre que nous donnons plus haut, revit le négociateur italien le 4 juillet, à Saint-Jean-de-Maurienne, et lui déclara qu'il désirait toujours la paix, et qu'il était prêt à l'accepter quand elle lui semblerait raisonnable et sûre. Mazarin partit le 6 juillet sans rien conclure, et les hostilités continuèrent.

 

A mon cousin le cardinal de Richelieu.

Le 1er août 1630.

Mon cousin, j'ay receu hier vostre lettre par ce porteur à 8 heures du soir. Dès aussitôt je donnoy ordre à ce que vous me mandés. Sérigny part aujourd'huy, Crouzil demain et Bligny aussy. A mesure que les aultres arriveront je les enverroy. Asseurez-vous toujours de mon amitié et que je prieroy le bon Dieu de tout mon cœur qu'il vous tienne en sa saincte garde. — LOUIS. A Baraut[10], ce 1er août 1630. — Idem, fol. 9. (Orig.)

 

Les intrigues de la reine-mère et de ses partisans semblaient être encouragées par les succès des armées françaises en Italie. Tous cherchaient à faire revenir le roi en France et à le porter à terminer la guerre à quelque prix que ce fût. La haine de Marie de Médicis pour le duc de Mantoue faisait grandir rapidement celle qu'elle commençait à ressentir contre Richelieu. Celui-ci résista quelque temps ; mais la peste ayant fait de grands progrès dans la Savoie, et la santé de Louis XIII s'affaiblissant chaque jour, le Cardinal n'osa plus s'opposer aux désirs de la reine-mère, et fut obligé de céder à ses instances. Le roi lui-même commençait d'ailleurs à s'effrayer sérieusement des dangers que lui faisait courir la contagion. Il partit de Saint-Jean-de-Maurienne le 25 juillet, pour aller à Lyon ; il arriva à Barrault le 27 au soir. Nous n'avons pas trouvé et M. Avenel n'a pas publié la lettre à laquelle le roi répond. On voit qu'il s'agissait d'un nouvel envoi de soldats en Italie. Ces troupes étaient destinées à secourir Casal, qui était assiégée à cette époque et serrée de très-près. Parlant, le 4 août, dans une nouvelle lettre au roi, de cet envoi de soldats, Richelieu dit que cette affaire est de telle importance, que si, aux dépens de sa vie, il pouvait avancer le passage des troupes, il ne l'épargnerait pas[11].

 

A mon cousin le cardinal de Richelieu.

Lyon, le 19 août 1630[12],

Mon cousin, vous ayant mandé par ma dernière 3 que vous partissiez le plus tost que vous pourries pour me venir trouver, ne pouvant souffrir que vous fussies plus longtemps dans le danger de la peste, je vous adjouteroy ce mot pour vous dire que vous ne vous arrestiez en aucun lieu aiant grande impatiance de vous voir près de moi, ce quattendant, je prieroy le bon Dieu qu'il vous tienne en sa saincte garde4. — LOUIS. A Lion, ce 19 août 1630. — (Ibid., fol. 40.) — (Orig.)

 

 

 



[1] Cette indication, que nous trouvons en tète de la lettre dans le Recueil d'Aubéry, nous semble une erreur ; les conditions de la paix changèrent empiétement après la prise de la citadelle de Pignerol, qui eut lieu le 29 mars 1630, et les propositions au sujet desquelles le roi écrit au cardinal furent faites seulement, comme on va le voir, vers le milieu de février. Les négociations entamées à ce propos prirent/In dans les premiers jours de mars, époque à laquelle Richelieu informa Louis XIII de toute cette affaire, et lui demanda son avis. A ce moment, le roi était à Paris, et le cardinal se trouvait sur la frontière d'Italie ; aussi nous pensons pouvoir placer la réponse de Louis à la date du 10 mars 1630.

[2] Le traité de Monçon avait été conclu avec les Espagnols, le 5 mars 1626, pour mettre fin aux troubles de la. Valteline. Ce traité conservait aux Valtelins le droit d'élire leurs magistrats sous la condition expresse de payer aux Grisons une redevance annuelle de 25.000 écus ; les forteresses de cette contrée devaient être démolies, et de plus on s'était engagé à n'y tolérer que l'exercice de la religion catholique.

[3] Mémoires de Richelieu, liv. XXI, t. VIII, p. 140, col. 1.

[4] Mémoires de Richelieu, liv. XXI, t. VIII, p. 155 et suivantes. — Papiers de Richelieu, t. IV, p. 553.

[5] Nous donnons à cette lettre la date du 3 juillet, parce qu'elle accuse réception d'une autre lettre à Bouthillier, du même jour, et que, d'ailleurs, le roi n'eût pas écrit à Richelieu le 2 juillet, puisque ce jour-là ils étaient ensemble à Aiguebelle, et que, le 4, ils étaient, de nouveau, réunis à Saint-Jean-de-Maurienne.

[6] Claude Bouthillier, ancien conseiller au Parlement, alors conseiller d'État, fut nommé surintendant des finances avec Claude Bullion, en 1632. Louis XIII le nomma, dans son testament, conseiller de la Régente, mais Anne d'Autriche repoussa ses services, et il fut obligé de se retirer de la Cour.

[7] La Chambre est une petite ville de Savoie, située entre Aiguebelle-sous-Charbonnière et Saint-Jean-de-Maurienne. Le roi et le cardinal, arrivés tous deux le 1er juillet à Aiguebelle, en étaient partis le lendemain, Richelieu pour pousser jusqu'à la Chambre, et de là jusqu'à Saint-Jean-de-Maurienne, Louis XIII pour s arrêter à Argentine, entre Aiguebelle et la Chambre. C'est d'Argentine qu'il écrivit la lettre que nous donnons.

[8] C'est de Mazarin que Louis XIII parle ici. Dans la lettre de Richelieu à Bouthillier, dont il est question plus haut, le cardinal dit entre autres choses : Il sera bon, tandis que Mazarin sera près du roi, de lui donner sans faire semblant de rien quelque personne affidée qui empesche que quelque malin ne lui parle à l'oreille... Papiers de Richelieu, t. III, p. 726.

[9] Archives des affaires étrangères. — Turin, t. XII, fol. 390.

[10] Barrault, village du Dauphiné, à 8 lieues au nord-est de Grenoble.

[11] Papiers de Richelieu, t. III, p. 826.

[12] Le roi était arrivé à Lyon le 7 août.