LOUIS XIII ET RICHELIEU

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE SIXIÈME

 

 

Persistance de l'affection de Louis XIII pour Richelieu. — Cinq-Mars placé par celui-ci auprès du roi. — Vanité et frivolité du nouveau favori. — Ses prétentions ridicules. — Ses visées ambitieuses le perdent dans l'esprit du roi. — Cinq-Mars traite avec l'Espagne. — Découverte du traité. — Arrestation du favori. — Inflexibilité de Louis XIII. — Quel a été le secret de Richelieu pour obtenir et conserver toujours l'amitié de son maitre. — Participation de Louis XIII à tous les grands actes de son règne. — Causes de la popularité plus grande de Louis XIV. — Œuvre politique accomplie sous Louis XIII. — Portrait de Richelieu. — Richelieu et Mazarin. — Fondement certain de l'affection de Louis XIII pour son ministre. — Causes de l'injustice de la postérité à l'égard de Louis XIII. — Nécessité de réfuter une erreur universellement répandue.

 

En défendant Richelieu contre ceux qui voulaient le renverser, Louis XIII protégeait l'œuvre qu'ils avaient entreprise en commun. Vers la fin de son règne, le roi donna une nouvelle preuve, et ce ne fut pas la moins significative, de son dévouement à Richelieu et à la choie publique, qu'il identifiait dans son esprit.

Cinq-Mars, dont le père, le maréchal d'Effiat, avait rendu de grands services, sinon comme financier — il fut à cet égard très-médiocre —, du moins comme militaire, avait été placé par Richelieu lui-même près du roi. Celui-ci l'aima d'abord, en souvenir de son père, puis pour sa grâce, pour son esprit orné, pour ses saillies heureuses. Ce fut en 1639 que, durant un voyage en Picardie, la cour s'aperçut de la faveur croissante du jeune d'Effiat, qui, de capitaine de mousquetaires, s'était rapidement élevé à la situation de maître de la garde-robe, puis à la dignité de grand écuyer. Il avait les reparties promptes, un caractère ouvert, un esprit enjoué, un peu railleur, et il employait dans la conversation des tours plaisants qui divertissaient la nature mélancolique de Louis XIII. Il passait ses journées auprès du roi, et, le soir venu, il quittait Saint-Germain, où était la cour, pour venir à Paris se dédommager dans la société de la jeunesse galante, et oublier le rigorisme et la roideur de langage de son maître. Celui-ci, toujours sévère dans ses mœurs, blâmait Cinq-Mars de sa conduite, et ce fut là le premier sujet de querelles dans lesquelles intervenait quelquefois Richelieu pour les apaiser.

Peu à peu l'ambition se développa dans l'esprit du jeune d'Effiat, qu'étourdirent les témoignages d'affection que lui prodiguait le roi. Il voulut épouser Marie de Gonzague, qui devint plus tard reine de Pologne. Le cardinal s'étant opposé à cette union d'une façon un peu blessante pour ce jeune présomptueux, et en essayant de le ramener à une plus modeste appréciation de sa valeur, celui-ci persista dans son projet, et, comptant sur la faveur du roi, il essaya de supplanter Richelieu. Comme il avait dans sa personne et dans son esprit beaucoup des agréments de Luynes, dont il ne possédait d'ailleurs ni la haute intelligence ni les talents de gouvernant, il ne tarda pas à croire qu'il pourrait marcher sur ses traces, et par les mêmes moyens atteindre le même but. Jamais la vanité ne produisit un tel vertige. Pour devenir duc et pair, connétable, premier ministre comme Luynes, il ne songea à rien moins qu'à se débarrasser de Richelieu, comme Luynes s'était débarrassé de Concini.

Richelieu, qui avait tourné le dos à Marie de Médicis, par laquelle il avait atteint le, pouvoir, ne pardonnait pas l'ingratitude, quand on s'en rendait coupable à son détriment. Déjà, mais sans soupçonner encore la vérité tout entière, il s'était aperçu de certaines prétentions du grand écuyer, et les avait réprimées avec hauteur. A deux reprises, Cinq-Mars avait voulu demeurer dans la salle où allait se tenir le conseil. Le cardinal, le gourmandant comme un valet[1], s'était refusé à accéder à ce désir inspiré par une sotte vanité, et le roi s'était rangé à l'avis de son ministre.

Jusque-là, Cinq-Mars n'a en rien fait connaître qu'il veuille nuire à Richelieu. Le- jour même où il commence à l'attaquer auprès du roi, il est perdu. Toutefois Louis XIII l'écoute encore ; mais, ainsi qu'il l'expliquera plus tard dans sa Déclaration aux provinces et aux ambassadeurs, sur la détention de Cinq-Mars et du duc de Bouillon[2], c'est pour tâcher de surprendre ses projets et d'en mesurer la gravité. Il est incontestable que Cinq-Mars fut irrémédiablement condamné dans l'esprit de son maître, dès le moment où il osa menacer Richelieu. Je ne veux à aucun prix me défaire du cardinal, lui dit un jour le roi. S'il faut que l'un de vous deux sorte, vous pouvez vous préparer à vous retirer. Ne vous flattez point là-dessus[3]. Un jour que le maréchal Fabert causait avec le roi des opérations du siège de Perpignan, Cinq-Mars, présent à l'entretien, se permit quelques observations. Vous avez sans doute passé la nuit à la tranchée, lui dit le roi, puisque vous en parlez si savamment ? Allez, vous m'êtes insupportable. Vous voulez que l'on croie que vous passez les nuits à régler avec moi les affaires de mon royaume, et vous les passez dans ma garde-robe à lire l'Arioste avec mes valets de chambre. Allez, orgueilleux : il y a six mois que je vous vomis ![4] Or Louis ignorait encore la trahison de Cinq-Mars et le traité qu'il avait signé avec l'Espagne. Il ne pouvait donc qu'être excédé de l'insistance que mettait le grand écuyer à attaquer le cardinal.

Cinq-Mars, de plus en plus égaré par la vanité, ne renonce pas à son projet. Il s'adresse d'abord au chef naturel de toutes les conspirations du règne, à Gaston d'Orléans. Mais, depuis son infâme conduite à l'égard de Montmorency, Gaston ne pouvait plus espérer de recruter une armée en France. D'autre part le duc de Bouillon, depuis longtemps complice de Cinq-Mars, ne voulait exposer sa place de Sedan que si les conjurés lui procuraient une armée pour la défendre. C'est alors qu'ils s'adressèrent aux Espagnols. En attendant le retour de Fontrailles envoyé en Espagne, Cinq-Mars, qui était auprès de Louis assiégeant Perpignan, feignait de posséder encore sa faveur. Durant quinze jours, dit Montglat[5], il se tint dans un endroit apparent de l'antichambre du roi pour dissimuler sa disgrâce ; mais la porte lui était interdite.

Bien que Louis XIII et Richelieu fussent encore dans une ignorance absolue des propositions portées en Espagne, les intrigues de Cinq-Mars avaient transpiré, et, à l'étranger, beaucoup croyaient à la chute prochaine du cardinal. En réalité, celui-ci était si peu menacé, et le roi considérait si bien son maintien au pouvoir comme une affaire d'honneur, comme un acte de gratitude nécessaire, qu'un officier français, arrivé de Hollande, lui ayant dit que les Hollandais voulaient faire la paix avec l'Espagne, sur le bruit de la prochaine disgrâce du cardinal : Qui lui donne-t-on comme successeur ? demanda le roi. — On croit que c'est M. le grand écuyer, répondit l'officier. Louis XIII rougit de colère et dit : Les Hollandais ont donc bien méchante opinion de moi ?[6] Du reste, il est utile de faire remarquer qu'en France, même à cette époque, on était convaincu que Richelieu ne courait aucun danger. Nous lisons dans une lettre écrite de Paris le 15 juin 1642, avant que l'on y connût l'arrestation de Cinq-Mars : M. le Prince parla, il y a trois jours, hautement, à la fin du conseil, des bruits que monseigneur le cardinal n'étoit plus aussi bien auprès du roi, dit qu'il n'y avoit rien au monde de si faux. Et l'on dit que M. le chancelier ajouta que ce seroit une seconde Journée des Dupes, plus signalée que la première[7]. C'est là ce qu'il était important d'établir. Même avant sa trahison révélée, l'ambitieux et inconsidéré favori de Louis XIII s'était perdu dans l'esprit du roi, parce qu'il s'était heurté à l'autorité inébranlable du cardinal.

On sait le reste. Richelieu apprend qu'un traité a été signé par le grand écuyer et le duc de Bouillon avec l'Espagne, et acquiert la preuve de ce pacte criminel. Aussitôt il adresse par Chavigny un rapport circonstancié au roi qui, malade, avait quitté Perpignan et se trouvait alors à Narbonne. Louis, qui aurait pu favoriser l'évasion de son ancien favori, ordonne qu'on ferme les portes de la ville, le fait rechercher et arrêter dans un grenier où il se tient caché, l'envoie prisonnier dans la citadelle de Montpellier et le livre à la justice du cardinal. Cinq-Mars était encore plus affolé d'orgueil que vraiment perverti. Sa jeunesse aurait peut-être dû attirer la pitié, et les services du père être récompensés par une certaine clémence envers le fils. Louis XIII et Richelieu furent impitoyables. Il était dans la destinée du premier de toujours sacrifier soit à la dignité, soit à l'autorité royale tous ceux qu'il voulut aimer. Depuis le berceau où il se refusa de chérir ses compagnons de jeu parce qu'ils étaient bâtards, jusqu'en 1642, il n'a cessé d'immoler ses préférences. La raison d'État lui interdit d'aimer sa mère, son frère, souvent la reine, ses favoris et les deux seules femmes sur lesquelles se soit porté son regard avec tendresse. Le couvent et la disgrâce ont puni de cette distinction mademoiselle de la Fayette et madame de Hautefort. Il chérit Henri IV, mais Ravaillac l'enleva à son amour. Il aima Luynes, et celui-ci succomba prématurément au siège de Monheur. Ceux qu'il distingua ensuite se laissèrent égarer par l'ambition et crurent pouvoir abattre Richelieu. Mais, dès ce moment, l'affection de Louis se changeait en haine, et il frappait. Dès qu'on visait le grand ministre, le roi renonçait à sa prérogative la plus précieuse, le droit de grâce.

Quel a donc été le secret de Richelieu pour conserver jusqu'à la fin, et à un tel point, la confiance de son maître ? Ce secret est à la portée de tous les premiers ministres qui voudraient faire échouer les menées de leurs adversaires : agir sans cesse en vue du bien de l'État, et ne rien laisser ignorer au roi de leurs moindres, de leurs plus insignifiantes actions. Quel ambitieux, même le plus habile dans l'intrigue, aurait pu lutter avec succès contre Richelieu dans l'esprit d'un roi qui connaissait chacun de ses actes, qui était initié par lui aux projets même d'intérêt secondaire, qui pouvait le suivre pas à pas, minute par minute, dans sa marche ascendante vers le but glorieux que d'un commun accord ils s'étaient proposé ? Richelieu consultait Louis XIII sur les petites comme sur les grandes affaires. Même quand il était séparé de lui par de longues distances, et que lui avait été déléguée une autorité sans bornes, il ne cessait de tenir le roi au courant de tout ce qui était de nature à intéresser la chose publique. Constamment des secrétaires partaient et revenaient porteurs de dépêches nombreuses, de rapports volumineux et circonstanciés, dans lesquels étaient exposés avec méthode et clarté l'état de chaque question, les difficultés qu'elle soulevait, les diverses solutions propres à les résoudre. Rien de ce qui avait été fait pour préparer le succès, rien de ce qui avait été prévu pour écarter un obstacle n'était omis. Seul le roi prenait les résolutions décisives. Mais le ministre de génie était le grand préparateur de la plupart de ces résolutions. On a été beaucoup trop loin quand on a dit que Richelieu les a toujours dictées. Plusieurs des rapports envoyés au roi par le cardinal avec l'avis de celui-ci, sont émargés d'annotations dans lesquelles Louis XIII motive et formule brièvement une décision contraire. Il serait aussi injuste qu'inexact de croire que Louis XIII n'ait rendu à la France d'autres services que de maintenir Richelieu au pouvoir. La lecture des volumineux papiers d'État du cardinal suffirait seule à établir que rien n'a été fait sous Louis XIII sans sa participation directe, sans son concours intelligent et éclairé, sans qu'il se soit parfaitement rendu compte lui-même des avantages et des inconvénients des divers partis à prendre. Quand le roi n'était pas à l'armée, il assistait à tous les conseils, écoutait attentivement l'avis de chacun, puis exprimait en quelques mots, et toujours avec lucidité, sa volonté souveraine. Richelieu, en se chargeant de l'exécution de cette volonté, lui donnait sa propre et forte empreinte, et apparaissait ainsi presque seul aux intendants, aux gouverneurs, aux généraux, aux ambassadeurs auxquels il transmettait, en la développant, l'opinion royale. Sans doute les grands traits de la politique du règne lui appartiennent, et son génie a su, presque toujours, discerner les moyens conduisant le mieux-au succès. Mais, pour la persistance à demeurer dans la voie choisie, pour la fermeté et l'énergie nécessaires au maintien du système d'ensemble, nous n'hésitons pas à placer Louis XIII à côté du cardinal.

Si la personnalité de Louis XIV se dégage bien plus en relief que celle de son père, c'est que l'un a été entouré de très-grands ministres entre lesquels s'est partagée l'admiration de la postérité, et l'autre a eu sans cesse auprès de lui le même illustre ministre, qui sur lui seul a attiré tous les regards. C'est aussi que les lettres et les arts ont célébré, chanté, peint, mis sur la scène, exalté la gloire de l'incomparable monarque, tandis qu'ont entièrement manqué à Louis XIII ces intermédiaires éclatants, ces auxiliaires immortels, ces répondants de génie que l'on nomme Racine, la, Fontaine, Boileau, Lebrun, le Poussin, Molière, madame de Sévigné, Saint-Simon. L'histoire aime à concentrer sur un seul homme, qu'elle grandit souvent outre mesure, l'éclat d'un règne. Ne pouvant choisir dans le cortège de Louis XIV ni entre Mazarin, de Lionne, Colbert et Louvois, ni entre Pascal, Bossuet, Corneille et Racine, ni entre Condé, Turenne et Vauban, elle a jugé plus logique et plus facile de distinguer le monarque dont le nom brille dans toutes les œuvres du grand siècle, qui a été moins profond politique que Mazarin et Lionne, administrateur moins éclairé que Colbert, moins habile capitaine que Turenne et Condé, mais qui a cula bonne fortune d'avoir au service de ses projets tous ces admirables instruments. Sous Louis XIII, le siècle dans son printemps n'en était encore qu'aux bourgeons de la gloire. Louis XIV devait en recueillir les fleurs épanouies et les fruits. Mais n'oublions pas que si, dans les choses à l'esprit, l'influence du règne de Louis XIII prépara la moisson prochaine, en rétablissant la règle, ,en redressant le goût, en épurant les mœurs, son action politique fut plus efficace encore, car Louis XIII et Richelieu consolidèrent et rendirent inébranlable l'autorité royale, telle que la reçut Louis XIV enfant. Placés entre deux règnes glorieux, ils ont servi d'intermédiaires entre Henri IV qu'ils ont continué, et Louis XIV qu'ils ont commencé, Placés entre deux régences, ils ont réparé les calamités de la première et atténué à l'avance les périls de la seconde, en laissant à la régente et à l'enfant couronné un trône. assez affermi pour pouvoir résister à la tempête.

Mettre la royauté hors de l'atteinte des grands et la rendre capable de triompher des résistances du clergé dans les affaires de l'Église, des résistances du parti huguenot dans les affaires politiques, des résistances des gouverneurs de province dans l'administration, des résistances des généraux dans la conduite de la guerre, des résistances des parlements dans les affaires civiles, telle fut la première moitié de la tâche que se proposèrent de concert Louis XIII et Richelieu. Concentrer le plus possible un pouvoir singulièrement énervé par les dix années d'anarchie qui avaient suivi la mort d'Henri IV, tel fut, avant tous les autres, le but principal poursuivi. Relever au dehors le prestige de la France, la maintenir dans le concert des grandes puissances, préparer les bases de l'équilibre européen, étendre les frontières nationales si rapprochées de Paris dans le nord et ouvertes dans l'est depuis la Champagne jusqu'au Dauphiné, ce fut la seconde partie de cette grande et glorieuse tâche. Nul, plus que Louis XIII, héritier direct, admirateur sans réserve d'Henri IV, n'était capable de se donner tout entier à ces vastes projets. Nul, autant que Richelieu, n'avait le génie nécessaire pour concevoir les moyens les plus propres à atteindre le but, pour tout coordonner, tout régler, tout préparer de ce qui devait rendre le succès certain, pour embrasser d'Un vaste coup d'œil le plan d'ensemble et aussi pour pénétrer dans les plus humbles détails de l'exécution.

Ce grand politique s'était formé dans l'Église, qui, en développant les qualités particulières de l'homme, y ajoutait alors opportunément la force et l'éclat du rang. Par la grandeur des vues, par les ressources infinies d'un esprit supérieur, par la fécondité dans les conceptions et une sûreté incomparable dans le choix des moyens, il fut à la hauteur de la mission extraordinaire qui lui a été départie. Ce ministre, dont la confidente d'Anne d'Autriche a eu la noblesse de dire : Ce fut le premier homme de son temps, et les siècles passés n'ont rien pour le surpasser[8], cet esprit à qui Dieu n'avait pas donné de bornes[9], ce génie qui, dit la Bruyère, a su tout le fond et tout le mystère du gouvernement, et s'est montré formidable aux ennemis de l'État, inexorable aux factieux[10], eut, ainsi que l'a dit un historien moderne, les intentions de toutes les choses qu'il fit[11].

Mais, si sa conduite fut toujours le résultat de ses plans, ce qui n'arrive pas à tous les grands hommes, s'il eut le mérite de tracer dès le début la voie dans laquelle il devait marcher durant dix-huit années sans jamais en dévier, il fut plus d'une fois sujet à des accès de découragement qui l'auraient interrompu dans sa marche sans l'intervention toujours efficace de Louis XIII. Mazarin, qui était inférieur à Richelieu en plusieurs points, eut de plus que lui la faculté de ne jamais se laisser abattre, du moins tant qu'il fut au pouvoir. Aussi y est-il toujours remonté, même quand il semblait en être tombé d'une façon définitive ; deux fois chassé, deux fois fugitif, il passa de l'exil à la plus haute prospérité et à l'extrême grandeur. Soit par timidité de cœur, soit sous l'influence d'une santé délabrée de bonne heure, Richelieu s'est souvent abandonné lui-même. Mazarin avait l'habitude de laisser dire pourvu qu'on le laissât faire. Ayant bien plus d'ambition que de dignité, il redoutait les actes de ses adversaires, mais nullement leurs injures, et il les aurait volontiers souhaités plus insolents encore pourvu qu'ils fussent moins habiles. Du reste insensible, indifférent, sceptique, Mazarin put traverser les luttes les plus acharnées sans user sa santé, qui resta toujours florissante. Richelieu, au contraire, se laissait miner par l'inquiétude et irriter par la contradiction. Il s'était mis tout entier, avec son corps, avec son âme, dans l'œuvre entreprise, et son sang s'y brûlait, consumé par une fièvre incessante. Il ne put jamais demeurer insensible, même aux piqûres les plus légères de ses ennemis, et les blessures de l'amour-propre furent parfois non moins douloureuses à l'homme que les plus graves mécomptes au politique. Aussi eut-il à subir les défaillances de la lassitude et connut-il l'accablement et l'amertume du désespoir. Ses offres fréquentes de démission ont été quelquefois sincères, et son amour du pouvoir, si grand qu'il fût, aurait été vaincu dans certaines périodes d'affaissement, si Louis XIII n'avait pas aussitôt relevé cet esprit prompt à s'abattre.

Par là ils se complétèrent l'un l'autre, le premier apportant dans l'association son génie inépuisable, le second son autorité souveraine, sa ténacité et son énergie, tous les deux tendant au même but ; tous les deux, par conséquent, devant être unis dans la reconnaissance publique, car un lien aussi étroit, et que seul rompra la mort, n'a pu se former qu'entre deux esprits qui se ressemblaient. La parenté de leurs esprits et le besoin qu'ils avaient l'un de l'autre n'ont pas été leurs seuls points d'attache. Tous les deux avaient un véritable culte pour l'honneur et la gloire du pays. La vérité est tellement évidente qu'elle a arraché sur Louis XIII, à un des pires pamphlétaires de notre temps, cet aveu précieux à, constater : Sa gloire de roi, l'honneur de la couronne et l'honneur de la France se confondaient dans son esprit[12]. Quant à Richelieu, il suffit de lire ses mémoires et ses lettres pour trouver à chaque pas les preuves du patriotisme le plus pur. Les succès de la France le ravissent ; ses revers le tuent, et nul, depuis deux siècles, n'a osé le démentir pour ces paroles prononcées à son lit de mort : Je n'ai point eu d'autres ennemis que ceux de l'État.

A vrai dire, les preuves que nous exposons pour établir l'union étroite et naturelle de ces deux hommes, sont tellement irréfutables, que nous nous serions vingt fois arrêté dans une démonstration superflue, si nous ne nous rappelions que nos devanciers ont été à peu près unanimes[13] dans l'expression de l'opinion contraire.

Est-il besoin, pour achever de déraciner cette erreur si singulièrement répandue, est-il besoin, pour achever de montrer que Louis XIII a non-seulement soutenu mais aimé le cardinal, de résumer leur œuvre commune ? Faut-il rappeler les finances organisées, les intendants créés et placés en face des gouverneurs pour restreindre leur pouvoir ; les protestants désarmés comme parti politique et réduits à n'être plus qu'une secte religieuse ; les plus hautes têtes fléchissant devant la Majesté royale, et, quand elles s'y refusent, mises sous la hache du bourreau et tombant ; l'armée, qui comptait dix mille hommes sous Henri IV, portée au chiffre de cent quatre-vingt mille hommes ; une marine créée et forte de vingt galères et de quatre-vingts vaisseaux ? Faut-il rappeler les alliances habilement nouées au dehors et les subsides donnés si à propos à des puissances qui avaient des troupes, mais point d'argent ; nos frontières, désarmées précédemment, pourvues de forteresses formidables : Brisach et Pignerol à l'est, Arras au nord, Perpignan au sud devenant nos boulevards ? Faut-il rappeler enfin que si, en 1648, le traité de Westphalie abaissa l'Autriche ; que si, en 1659, le traité des Pyrénées réduisit l'Espagne ; que si la France acquit par là l'Artois, la Flandre, l'Alsace, la Franche-Comté et le Roussillon, ces magnifiques résultats, obtenus par Mazarin, avaient été préparés par Richelieu ?

Devant une œuvre aussi prodigieuse, comment s'étonner que Louis XIII ait chéri, celui qui la lui a proposée et a si puissamment contribué à son accomplissement ? Le jour même où Richelieu devint premier ministre, Sully, du fond de sa retraite, s'écria[14] : Le roi vient d'être comme inspiré de Dieu. Le grand serviteur d'Henri IV avait eu le pressentiment de ce que pourraient accomplir ces deux forces unies pour le bien commun de la nation. Il serait étrangement surpris s'il pouvait lire dans les historiens d'aujourd'hui que Louis XIII a supporté Richelieu comme un lourd fardeau et une chaîne embarrassante.

Ce pays, qui est celui où la vérité, quand elle éclate à tous les yeux, trouve pour triompher le plus de forces, est également celui où, la paresse des esprits étant complice, l'erreur demeure le plus longtemps. Aussi les abus y sont indéracinables et les révolutions irrésistibles. D'autre part, le peuple français ne se pique tant d'être sceptique que parce qu'il se sait le plus crédule de l'univers. C'est lui qui adopte le mieux les opinions toutes faites, et, comme il est excessif en tout, dans ses engouements comme dans ses répulsions, il a d'autant plus rabaissé Louis XIII qu'il admirait davantage Richelieu. Tandis qu'on a donné à celui-ci tout le mérite des grandes choses accomplies de 1624 à 1642, on a fait de Louis XIII une espèce de roi fainéant engourdi dans sa mollesse, incapable de gouverner parce qu'il a eu un Ministre de génie, incapable d'aimer parce qu'il n'a pas eu de maîtresses. Comme Richelieu n'a rien négligé pour sa gloire et que ses Mémoires, dictés par lui à ses secrétaires, et ses innombrables papiers d'État ont témoigné pour lui devant la postérité, celle-ci n'a rien ignoré de ses actes. Louis XIII, moins soucieux de sa renommée et plus enclin à s'effacer, a surtout agi dans le conseil. Son action est presque insensible après deux siècles écoulés ; elle échappe à l'examen superficiel. Seul, Richelieu, revenant à la vie, pourrait lui rendre une justice complète. Il montrerait Louis XIII sacrifiant tour à tour sa mère, son frère, la reine, madame de Hautefort, mademoiselle de la Fayette, Cinq-Mars, non pas à lui le cardinal, mais au bien de l'État. Il montrerait le roi n'hésitant pas, parce que le succès de l'œuvre commune y est intéressé, à laisser aller Marie de Médicis en exil, dans un couvent la femme qu'il aime, à envoyer sur l'échafaud le favori qu'il a distingué. Il le montrerait enfin plein de sollicitude pour la précieuse vie de son ministre, accourant à Rueil chaque fois qu'elle est en danger, lui octroyant des gardes, lui recommandant la prudence, lui désignant ses ennemis et lui donnant à son lit de mort les marques de la plus sincère, de la plus vive douleur.

Richelieu disparu, le roi tient toutes les promesses qu'il lui a faites ; il poursuit par lui-même la politique du cardinal[15], et, de même qu'en 1630, moribond à Lyon, il avait conseillé à Gaston, son héritier présomptif, de prendre Richelieu comme premier ministre, de même, près de mourir à Paris, il imposera à Amie d'Autriche Mazarin, le continuateur désigné par Richelieu. Cette union a donc été indissoluble ; elle a produit ses effets au-delà même du tombeau. C'est qu'elle était fondée sur une inclination mutuelle autant que sur la raison. Richelieu aimait Louis XIII par gratitude et il en était aimé parce qu'il immolait sa santé et sa vie au bien de l'État. Ils se sont livrés l'un et l'autre sans réserves. L'œuvre à accomplir valait bien cette abnégation. Ils ont choisi et atteint le but de concert. Voilà pourquoi, ayant été unis dans l'entreprise, nous avons tenu à ne pas les séparer après le succès, et, sans amoindrir le grand ministre, à remettre à sa véritable place son royal, son indispensable auxiliaire, son constant, son fidèle ami.

 

 

 



[1] Mémoires de Montglat, p. 126, col. 1.

[2] Papiers d'État et lettres de Richelieu, t. VII, p. 71.

[3] Mémoires de Monglat, p. 128, col. 1.

[4] Le P. La Barre, Vie de Fabert, t. I, p. 398.

[5] Mémoires de Montglat, p. 128, col. 2.

[6] Mémoires de Montglat, p. 129, col. 2.

[7] Lettre d'Henri Arnauld. Copie de la Bibliothèque nationale. Fonds français, tome 20635.

[8] Mémoires de madame de Motteville, p. 23, col. 2.

[9] Lettre de Balzac à Richelieu, du 10 mars 1624. Œuvres complètes, t. I, p. 3, édition 1665.

[10] La Bruyère, discours de réception à l'Académie française.

[11] M. Mignet, Introduction à l'histoire des négociations relatives à la succession d'Espagne, t. I, p. 43.

[12] Michelet, Histoire de France, t. XII, p. 31.

[13] Voir plus haut, chapitre premier.

[14] Œconomies royales, collection Michaud et Poujoulat, 2e série, t. III, p. 357, col. 1. Chapitre daté de 1625.

[15] Voir une lettre écrite par Louis XIII, deux jours après la mort de Richelieu, le 6 décembre 1642, au marquis de Fontenay-Mareuil, son ambassadeur à Rome. Nous publierons plus loin cette lettre importante.