LOUIS XIII ET RICHELIEU

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE CINQUIÈME

 

 

Portrait de mademoiselle de la Fayette. — Son arrivée à la cour. — Mademoiselle de Hautefort. — Pureté des amours de Louis XIII. — Mademoiselle de la Fayette déterminée à entrer au couvent. — Injustes reproches adressés à cet égard par les contemporains à Richelieu. — Opinion erronée de M. Cousin, partagée par M. Avenel. — Le P. Carré et sa correspondance avec Richelieu. — Faiblesse du système de M. Cousin. — Spontanéité de la détermination de mademoiselle de la Fayette. — Intrigues de cour. — Le P. Caussin, jésuite. — Il conseille à mademoiselle de la Fayette de rester à la cour. — Motifs qui déterminent celle-ci à suivre momentanément cet avis. — Mobile auquel obéissent les parents de mademoiselle de la Fayette. — Son entrée au couvent. — Sentiments de Louis XIII. — Sa sincérité. — Preuves évidentes de la réserve gardée par Richelieu dans toute cette affaire.

 

Nous ne connaissons pas dans l'histoire beaucoup de figures aussi séduisantes que celle de mademoiselle de la Fayette. Son affection désintéressée pour Louis XIII, les sentiments les plus nobles unis à la tendresse la plus touchante, une modestie sincère et sans apparat, nulles prétentions, un cœur sensible autant que fier qui bat aux choses de la terre, mais s'émeut à l'approche des périls, un profond amour de Dieu qui domine tout et détermine le sacrifice suprême, désignent la pure jeune fille à ceux qui admirent la lutte, le dévouement et l'abnégation. Il y a plus d'un rapport entre mademoiselle de la Fayette et la touchante la Vallière : toutes deux agréables plutôt que belles, douces autant que réservées, toujours ignorantes ou insoucieuses de leur crédit, puissantes sans l'avoir désiré, presque sans le savoir, devant leur influence non à l'art ni à l'étude, mais au charme qu'elles répandent sans le vouloir, dépourvues l'une et l'autre de toute ambition personnelle et pourtant environnées de pièges, de dangers qu'elles fuient en se réfugiant au couvent et en s'efforçant d'y trouver la paix. Mais, si l'on estime la Vallière même quand elle succombe, tant elle reste séduisante dans ses défaillances, si on l'aime parce qu'elle a vécu renfermée tout entière dans sa passion à laquelle parfois elle cède, le plus souvent elle résiste ; si on l'admire en la voyant passer des tourments d'un amour sans cesse combattu aux rigueurs volontaires d'une expiation courageusement subie durant trente-six années, combien plus suave encore doit apparaître l'image de mademoiselle de la Fayette, qui a aimé aussi tendrement le père que la première aima le fils, mais qui sut rester pure, et dont le cœur aussi tendre, aussi aisément entraîné que celui de la maîtresse de Louis XIV, fut efficacement défendu par une piété sincère, par une Vive estime pour Louis XIII, par un profond respect pour Anne d'Autriche !

Venue à la cour en. 1630 et à peine âgée de quatorze ans, Louise de la Fayette était restée pendant quelques années sans attirer l'attention ; car, outre son extrême modestie, elle était brune, et, à cette époque, la mode accordait toute sa faveur aux blondes. D'ailleurs mademoiselle de Hautefort, qui possédait le cœur du roi et qui était blonde, apparaissait alors aux seigneurs de la cour comme l'idéal de la beauté. Un peu moqueuse, parfois hautaine, aimant à faire sentir l'empire qu'elle exerçait, mademoiselle de Hautefort déplaisait souvent à Louis XIII, qui, piqué, s'éloignait et boudait. Il avait de la passion, toutes les faiblesses, mais non les défaillances, et, s'il fut toujours chaste, s'il ne cessa de respecter celles qu'il aimait, il manifesta, en revanche, les dépits, les joies, les colères, les empressements de l'amoureux. Ses amours immatérielles avaient toute l'apparence des amours qui ne le sont pas. On assure que c'est pour faire naître du dépit dans l'esprit de mademoiselle de Hautefort, qu'il adressa d'abord et à plusieurs reprises la parole à mademoiselle de la Fayette, et que, retenu par l'esprit fin, l'aspect gracieux, le caractère modeste, la bonté parfaite de celle-ci, il s'attacha peu à peu à elle, en même temps qu'il s'éloignait de plus en plus d'une maîtresse qui lui paraissait trop peu indulgente depuis qu'il connaissait sa rivale involontaire. Louis XIII, nous l'avons dit, évita toute sa vie l'amour tel qu'il l'avait vu avec dégoût dans ses tristes effets à la cour d'Henri IV. Son âme mélancolique appelait ardemment une âme compatissante. D'autre part il avait besoin d'estimer et même d'admirer la personne qu'il aimait. Assurément la vertu et la beauté de mademoiselle de Hautefort avaient fait sur lui une impression profonde, mais il ne trouvait pas en elle l'amie à laquelle aspirait son cœur languissant. Mademoiselle de la Fayette seule aima Louis XIII comme il semblait vouloir l'être, ainsi que le dit madame de Motteville[1], et lui put aimer non-seulement sans remords, mais encore sans le moindre trouble de l'âme, cette jeune fille qui, s'étant promis dès sa jeunesse de quitter un jour le monde pour le cloître, ne se sentait pas ébranlée dans son dessein par la plus haute faveur et se préparait modestement, sans bruit, sans fracas, à suivre sa destinée, à abandonner la cour, à sacrifier sa jeunesse, sa beauté, les honneurs dont elle était comblée et aussi l'amour qu'elle commençait à ressentir pour le roi. Ce goût du sacrifice, cette abnégation admirable étaient d'ailleurs comme un lien de parenté entre mademoiselle de la Fayette et un prince que nous avons vu capable d'immoler ses inclinations à l'intérêt de l'État. Jamais liens spirituels ne furent plus étroits que ceux qui unirent ces deux âmes vraiment dignes de s'associer, dont l'une aurait donné le bonheur à l'autre, dont l'autre aurait assuré le repos et la tranquillité d'esprit de Louis XIII.

C'est parce que Louis XIII et mademoiselle de la Fayette étaient dignes l'un de l'autre, c'est parce qu'ils étaient également animés de l'esprit de sacrifice, qu'ils se séparèrent, et non, comme on l'a dit, parce quo Richelieu, par ses intrigues, détermina mademoiselle de la Fayette à entrer au couvent. Cette accusation a été portée dans les mémoires du temps et la plupart des historiens l'ont répétée. M. Cousin, après avoir, dans son livre sur madame de Hautefort, consacré un long appendice à mademoiselle de la Fayette, le termine par ces mots[2] : Nous faisons des vœux pour qu'un historien, recueillant et mettant en œuvre les matériaux amassés, en tire une vie fidèle de mademoiselle de la Fayette, où il mette la gloire de son art à représenter les faits avérés et certains, sans y ajouter de vaines conjectures mille fois au-dessous de la réalité, et fasse paraître les choses humaines telles qu'elles sortent du sein de l'humanité. Nous allons nous efforcer de satisfaire le vœu de M. Cousin, sinon en écrivant une vie de mademoiselle de la Fayette, du moins en étudiant les causes de son départ de la cour. Mais, nous regrettons de le dire, cet examen nous conduit à des conclusions entièrement opposées à celles de l'illustre écrivain. Entrainé par le naturel désir de rendre mademoiselle de la Fayette la plus intéressante possible, M. Cousin en a fait une victime de Richelieu, en même temps qu'il présentait le roi comme la dupe de son ministre. M. Avenel ne s'est pas risqué à contredire une telle autorité. Poussée dans le cloître, dit-il, par les intrigues dont Richelieu l'avait environnée bien plus que par une vocation longtemps incertaine et irrésolue, elle entra enfin à la Visitation le 19 mai 1637[3]. — Nous savons, avait dit M. Cousin, que la pauvre femme a été enveloppée dans des intrigues diverses dont elle a fini par être la victime. — Nous ne remonterons pas avant l'année 1636, lisons-nous ailleurs, nous prendrons l'affaire dans sa crise même, au milieu de la lutte engagée entre les parents et amis de l'aimable jeune fille qui s'efforcent de la retenir à la cour, et Richelieu qui la précipite vers le couvent à l'aide de conseillers et de conseillères hypocrites que dirige dans l'ombre le P. Carré[4].

Ce sont les lettres écrites à Richelieu par ce P. Carré, dominicain, confesseur de mademoiselle de la Fayette, que M. Cousin a apportées au débat. C'est dans ces lettres qu'il a cru trouver la preuve que mademoiselle de la Fayette avait été poussée au couvent par les seules intrigues de Richelieu, intrigues conçues et poursuivies à l'insu du roi et contre son sentiment personnel. Mais l'éminent biographe des Femmes illustres du dix-septième siècle a publié ces lettres sans les lire attentivement[5], ou du moins en se préoccupant uniquement d'y trouver ce qui était favorable au système qu'il avait adopté.

Ce système, qui a semblé à M. Cousin plus propre à rendre intéressante mademoiselle de la Fayette, ce que nous ne croyons pas, ne repose sur rien de sérieux. Non, mademoiselle de la Fayette n'a pas été précipitée vers le couvent par Richelieu, car, bien avant d'être aimée du roi, elle avait formé le dessein d'entrer en religion et elle ne varia jamais sur ce point. Non, mademoiselle de la Fayette, pas plus que le roi, ne fut, en cette circonstance, la dupe du cardinal agissant isolément ; car, d'une part, celui-ci ne se sépara jamais du roi ; d'autre part, Louis XIII apprécia et accepta les projets de sa noble amie. Le vrai est que quelques personnes s'opposèrent à la réalisation de ces projets : l'évêque de Limoges et le chevalier de la Fayette, tous deux oncles de la jeune fille d'honneur, et madame de Senecé, étroitement liée avec le chevalier, avaient un intérêt direct à ce que leur parente restât à la cour en jouissance de la faveur du roi. Du reste, leur opposition ne modifia en rien la résolution de mademoiselle de la Fayette, et leurs petites intrigues, inspirées par de mesquins mobiles, ne firent qu'irriter contre eux le roi, mécontent de voir l'ambition de quelques intrigants se mêler à ses pures relations avec mademoiselle de la Fayette, et Richelieu qui, sans la pousser au couvent, n'était pas fâché de la voir persévérer dans son dessein. Elle allait le mettre à exécution vers la fin de mars 1636, quand le P. Caussin, jésuite, devint confesseur du roi. Ce religieux, foncièrement honnête et demeuré tel au milieu d'une cour où se mêlaient tant d'intrigues, se prit d'admiration pour la liaison si pure qui unissait le roi à mademoiselle de la Fayette, et il engagea vivement celle-ci à demeurer à la cour quelque temps encore, afin de prolonger les chastes satisfactions du mélancolique Louis XIII. Elle céda à ce conseil en conservant, d'ailleurs, la ressource suprême que nul ne pouvait lui enlever, et qu'elle ajournait sans y renoncer, puisqu'elle consentit seulement à promettre d'attendre le consentement de ses grands parents qui habitaient la province. Mais l'influence de ses oncles retardait de plus en plus ce consentement, et mademoiselle de la Fayette continuait à vivre à la cour. Après une année, pendant laquelle il n'y eut de sincérité réelle et de désintéressement absolu que dans les actes de Richelieu, de mademoiselle de la Fayette et de Louis XIII, celui-ci, las de voir celle qu'il aimait être le centre et l'objet d'intrigues incessantes, lui proposa d'aller demeurer à Versailles, où il n'avait alors qu'une maison de plaisance. Cette demande lui fut-elle inspirée par une passion toujours croissante, ou seulement par le désir d'enlever la jeune fille d'honneur à l'influence de ceux qui voulaient en faire l'instrument de leur ambition ? Nous ne savons. La conduite irréprochable jusque-là tenue par Louis XIII empêche d'affirmer qu'il ait tout à coup voulu faire de sa noble amie une maîtresse. Quoi qu'il en soit, mademoiselle de la Fayette conçut aussitôt de vives craintes, elle redouta un péril dont, sans doute, elle n'était pas menacée, et elle courut se réfugier au couvent afin de se donner à Dieu sans partage. Louis XIII ne s'opposa en rien à l'exécution immédiate de cette résolution. Il reconnut qu'elle était nécessaire. Il n'aurait pas eu la force de l'inspirer, il eut assez d'abnégation pour ne pas y mettre obstacle. Si pur que fût le sentiment que lui inspirait son amie, il comprit qu'une affection même innocente, ressentie pour une autre femme que la reine, était une faute commise par l'homme, un préjudice causé par le roi au bien de l'État.

Le roi d'Espagne pouvait retarder une paix alors indispensable à la France (on était en mai 1637), uniquement parce que sa sœur était délaissée. Enfin Louis XIII était trop religieux pour no pas respecter une résolution par laquelle une âme se donnait librement à Dieu. Cette fois encore, il immola ses sentiments. Il se borna à aller revoir quelquefois à la grille de la Visitation la femme qu'il avait tant aimée, et à, laquelle il devait quelques rares moments de bonheur.

Quant à Richelieu, on ne peut nier qu'il ait été fort satisfait de voir disparaître de la cour celle dont ses adversaires voulaient faire un instrument complaisant de leur inimitié ; mais il est inexact qu'il l'ait poussée à entrer au couvent, et cela contre le sentiment de Louis XIII.

Il nous reste à prouver brièvement ce qui précède.

La vocation de mademoiselle de la Fayette était fort ancienne. Madame de Motteville assure[6] qu'elle avait choisi pendant toute sa vie le couvent des Filles de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine pour le lieu de son repos et le port où elle devait trouver son salut. Le P. Griffet va plus loin encore, et déclare que, dès ses plus tendres années, elle eut dessein de se faire religieuse, et que, malgré la faveur du roi, elle resta toujours dans la résolution de se retirer. Ailleurs il raconte que mademoiselle de la Fayette déclara elle-même qu'elle avait eu ce dessein dès sa jeunesse ; qu'elle voulait entrer dans l'ordre de la Visitation, qui n'était point trop austère ; qu'elle n'avait aucun sujet de chagrin ; que personne ne lui avait conseillé de quitter le monde, dont elle connaissait la vanité, et que le seul regret qu'elle aurait en le quittant était de satisfaire, par sa retraite, l'ambition et la, malignité de ceux qu'elle croyait avoir raison de ne pas aimer[7].

Louis XIII n'était pas opposé à la résolution de mademoiselle de la Fayette, et il a, dans cette affaire, comme dans toutes les autres, constamment agi de concert avec Richelieu, ainsi que le prouvent les deux lettres suivantes. La première a été écrite, le 29 janvier 1636, par le P. Carré à Richelieu. J'écris ce mot, en grande tristesse, à Votre Éminence, dit le dominicain, non pour les affronts et ignominies que je viens de recevoir, mais pour le danger où je vois la vocation de mademoiselle de la Fayette ; car, outre un grand discours que. me fit hier mademoiselle de Vieux-Pont[8], que M. Sanguin[9] lui avoit fait des déplaisirs et ressentimens du roy, qui étoient comme au dernier point, que je communiquai hier à madame votre nièce, pour lui demander avisqu'elle me donna de tenir bon, et faire exécuter au plus tôt, s'il n'y avoir contraire mandement du roi ou de Votre Éminence, et sans le dire à M. de Limoges ni à madame la marquise de Senecé — ; mondit sieur et madite dame, avec M. le chevalier de la Fayette[10], me sont venus trouver ce matin sur les neuf et dix heures. Tous les trois m'ont attaqué et combattu furieusement : M. de Limoges, par raisonnement, reproches et injures ; la deuxième, par reproches, et le troisième, par un reproche atroce ; et le tout à cause, disoient-ils, que j'ai ménagé, pratiqué et négocié la vocation de leur nièce à la religion, m'ayant demandé pourquoi je ne leur avois donné avis. J'ai répondu : parce que ma conscience me le défendoit, et qu'ils n'étoient juges compétens ni intéressés dans l'affaire. Là-dessus, ils m'ont accablé de ce que dessus, et m'ont fait défense, de la part de la reyne et de la leur, de ne plus voir ni traiter avec leur nièce. Je leur ai dit que je ne l'avois jamais recherché, et qu'au péril de ma vie je dirai toujours la vérité, quand une âme m'interrogera pour son salut*[11]. La seconde lettre que nous invoquons est une des lettres inédites que nous publions. Écrite, le 17 janvier, par Louis XIII à Richelieu, elle renferme ces mots significatifs : Je vous diroy force choses qui se sont passées depuis que je vous ai écrit sur l'affaire de la fille — mademoiselle de la Fayette —... Si vous rencontrés demain Sanguin avant que vous mayez veu, et quil vous parle de la fille, faites semblant de nen avoir ouy parler. Cette lettre prouve, d'une part, que si Sanguin est entré dans les intrigues nouées par les parents de mademoiselle de la Fayette, il n'a jamais été un instrument du roi ; .d'autre part, que, dans toute cette affaire de mademoiselle de la Fayette, Richelieu n'a pas cessé d'être le confident de Louis XIII.

Veut-on des preuves plus décisives encore ? C'est le P. Carré que les malveillants de la cour accusaient d'avoir accepté de Richelieu la mission de pousser mademoiselle de la Fayette au couvent. Or voici ce qu'écrit, le 13 février 1636, ce prétendu agent de Richelieu au grand ministre : L'on m'a averti que, sans Votre Eminence, le roy m'auroit banni de la France, à cause que j'avois eu la hardiesse d'aider une fille qu'il aime à entrer en religion. Outre que je n'ai pas cru cette imposture, j'ai pensé que ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, font courir de pareils bruits, font un grand tort à la réputation de notre saint monarque, duquel Votre Éminence m'a si souvent exagéré la pureté, sainteté et droite intention en toutes choses, que j'ai écrites à Rome ; et je l'ai dit partout et à tous, et l'ai fait prêcher : je ne l'ai pas cru, à cause de la contraire disposition que Votre Eminence a trouvée à Sa Majesté, et moi aussi[12].

Comment M. Cousin a-t-il pu soutenir sa thèse et publier en même temps la lettre que nous venons de reproduire ? Si Louis XIII avait désapprouvé les projets de retraite de mademoiselle de la Fayette ; si le P. Carré avait été chargé par Richelieu d'agir contrairement aux intentions du roi, .1a lettre que nous venons de citer eût été ou dénuée de sens, ou pour le cardinal une cruelle offense que le dominicain n'aurait osé se permettre. Madame de Motteville, dont nous avons déjà invoqué. le témoignage pour prouver l'ancienneté et la persistance de la vocation religieuse de mademoiselle de la Fayette, n'est pas moins affirmative pour décharger le cardinal de l'accusation malveillante portée contre lui par plusieurs de ses contemporains. On a dit, lisons-nous dans les Mémoires de cette dame ordinairement contraire à Richelieu[13], on a dit que le cardinal s'étoit servi de la dévotion de la Fayette pour en priver le roi, et que, ne pouvant avoir la Fayette à ses gages, il se servit en même temps de son confesseur pour lui donner des scrupules de la complaisance qu'elle avoit pour le roi ; ce qui fut conduit si finement par leurs directeurs, que l'amour de Dieu triompha de l'humain. La Fayette se retira dans un couvent, et le roi se résolut de le souffrir. La vérité est que Dieu la destinoit à ce bonheur. Si, à toutes ces affirmations, nous ajoutons le rapprochement des dates, que restera-t-il des arguments de ceux qui accusent Richelieu d'avoir, grâce à l'influence du P. Carré, déterminé mademoiselle de la Fayette à entrer au couvent ? Celle-ci s'est enfermée dans la maison de la Visitation le 19 mai 1637 ; or le P. Carré avait cessé le 25 avril 1636 d'être son confesseur, et avait été remplacé, dès cette époque, par le P. Armand, jésuite, choisi par les parents de la fille d'honneur, par ceux qui voulaient, à tout prix, la maintenir à la cour[14].

L'ambition de ces parents, les tristes manœuvres auxquelles elle les a poussés, le fol aveuglement qui en a été la conséquence, ne sont niés par personne. Mademoiselle Filandre, lisons-nous dans une lettre du P. Carré, m'a confirmé aujourd'hui qu'elle avoit ouï dire que l'oncle de mademoiselle de la Fayette — l'évêque de Limoges — prétendoit par son moyen parvenir au gouvernement ; mais je ne puis croire à un pareil aveuglement[15]. Le 12 mars, le P. Carré écrit encore : La grand'mère — madame de la Flotte, grand'mère de madame de Hautefort — me dit qu'un grand et intime ami de l'oncle lui avoit dit que ledit oncle n'espéroit pas moins qu'un chapeau par le moyen de la petite ; qu'il étoit grandement entreprenant[16]. Et dans le Journal du P. Caussin, recueil de notes, réunies par le cardinal sur ce religieux, nous trouvons cette phrase significative : Le sieur évêque de Limoges a dit plusieurs fois à une femme qu'il appelle sa ménagère : Quand le cardinal sera ruiné, nous ferons ceci, nous ferons cela ; je logerai dans l'hôtel de Richelieu ; c'est un logis qu'il me prépare[17]. On le voit, il y a eu cabales et menées autour de mademoiselle de la Fayette ; mais ces cabales ont été formées par les ennemis de Richelieu. Celui-ci se contenta de les faire surveiller et de ne rien ignorer de leurs ridicules prétentions. Louis XIII fut instruit de tout. Puisque le roy sçait maintenant par mademoiselle de la Fayette, écrit Richelieu à Chavigny le 2 novembre 1836[18], que M. le Premier et sa cabale luy disoient (à la Fayette), en termes exprès, qu'on la vouloit chasser, il n'y a plus lieu de douter du bon dessein de ces messieurs. La sincérité de mademoiselle de la Fayette justifie (prouve) la malice des autres. Je m'asseure de plus en plus que le roi recognoistra que ces messieurs avaient des pensées du tout contraires à ce qu'ils devoient. Quelques mois après l'entrée de mademoiselle de la Fayette au couvent, Louis XIII eut l'occasion de manifester l'éloignement qu'il ressentait à l'égard de ceux qui avaient tenté de se servir de son amie pour le brouiller avec Richelieu. Anne d'Autriche étant allée visiter madame de Senecé, Louis XIII écrivit, le 27 décembre 1637, à son ministre : Le voyage de la reyne thés la tante a esté désaprouvé de tout le monde.

En résumé, mademoiselle de la Fayette a été le centre d'une tragi-comédie dans laquelle se sont fait jour bien des ridicules et aussi de tristes passions. Le chevalier de la Fayette, madame de Senecé et l'évêque de Limoges ont été les personnages corniques, les auteurs autant que les dupes d'une intrigue nouée autour du roi et de mademoiselle de la Fayette, et dont Richelieu s'est contenté d'être le spectateur. M. Cousin a cru rendre l'héroïne phis intéressante en la faisant précipiter vers le couvent par Richelieu. Cette fois, comme presque toujours, la vérité toute pure est d'un plus grand intérêt qu'une fiction imaginée par la passion des contemporains, et trop aisément adoptée ensuite par l'histoire. C'est volontairement que mademoiselle de la Fayette a fui la cour. Son immolation est d'autant plus admirable que personne ne l'y a contrainte. Ses tristes parents voulaient la retenir. Louis XIII l'aimait, Anne d'Autriche elle-même l'estimait ; Richelieu, à qui le roi ne laissait rien ignorer de ses sentiments, et qui savait d'ailleurs mademoiselle de la Fayette incapable de se prêter aux combinaisons intéressées de ses parents, la faisait surveiller sans la combattre. La touchante fille d'honneur de la reine n'a donc pas cédé aux coups de ses ennemis. Elle a fui, redoutant les sentiments qu'elle éprouvait autant que ceux qu'elle inspirait ; elle a fui non pas la haine, mais l'amour ; elle a fui non, Richelieu, mais Louis XIII, et surtout la brillante et méprisable situation où d'indignes parents voulaient l'avilir.

 

 

 



[1] Mémoires de madame de Motteville, collection Michaud, 2e série, t. X, page 33.

[2] Madame de Hautefort, p. 349.

[3] Papiers de Richelieu, t. V, p. 773.

[4] Madame de Hautefort, pp. 252 et 303.

[5] C'est ainsi que les premières lignes d'une lettre du P. Carré à Richelieu, du 1er février 1636, parlant de la gouvernante des filles de la reine, M. Cousin dit, dans une note, qu'il n'en sait pas le nom. Et pourtant ce nom se trouve dans le corps de cette même lettre. (V. Archives des affaires étrangères, France, t. LXXVIII, année 1836, fol. 124, pièce citée par M. Cousin dans Madame de Hautefort, p. 307.)

[6] Mémoires de madame de Motteville, collection Michaud, 2e série, t. X, p. 33. col. 1.

[7] Histoire de Louis XIII, t. III, pp. 7 et 9.

[8] Fille d'honneur de la reine.

[9] Maitre d'hôtel du roi.

[10] C'est l'oncle de mademoiselle de la Fayette dont nous avons parlé plus haut. Il était chevalier de Malte.

[11] Arch. des affaires étrangères, France, t. LXXVIII, fol. 63, cité par M. Cousin, p. 305.

[12] Arch. des affaires étrangères, France, t. LXXVIII, fol. 148, cité par M. Cousin, p. 309.

[13] Mémoires de madame de Motteville, collection Michaud, 2e série, t. X, p. 33.

[14] Le P. Carré annonçait lui-même cet événement à Richelieu le 25 avril. (V. sa lettre, Arch. des affaires étrangères, t. LXXVIII, fol. 329, et dans Madame de Hautefort, p. 316.)

[15] Arch. des affaires étrangères, t. LXXVIII, fol. 150, et Madame de Hautefort, p. 311, lettre datée du 14 février 1636.

[16] Arch. des affaires étrangères, t. LXXVIII, fol. 223, et dans Madame de Hautefort, p. 315.

[17] Papiers de Richelieu, t. V, p. 816.

[18] Papiers de Richelieu, t. V, p. 650.