LOUIS XIII ET RICHELIEU

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE TROISIÈME

 

 

Causes de l'injustice des historiens à l'égard de Louis XIII. — Tableau de la cour de Louis XIII. — Tous les événements du règne de Louis XIII concordent à prouver que le roi ressentit d'abord beaucoup d'estime et plus tard une vive affection pour Richelieu. — Complot contre Concini. — Son assassinat. — Louis XIII fait arrêter toutes les créatures du maréchal d'Ancre, à l'exception de Richelieu, auquel il témoigne beaucoup d'égards. — Richelieu médiateur de la paix entre le roi et Marie de Médicis. — Il rentre aux affaires. — Sentiments qu'il inspire alors à Louis XIII. — Programme politique du cardinal. — Intrigues de cour en 1626. — Démission de Richelieu. — Louis XIII ne l'accepte pas. — Arrestation des princes de Vendôme. — Louis XIII accorde des gardes au cardinal. — Douleur de Louis XIII chaque fuis qu'il se sépare de son ministre. — Guerre de la succession de Mantoue. — Maladie du roi à Lyon en 1630. — Marie de Médicis demande l'éloignement du cardinal. — Refus de Louis XIII. — Le roi recommande Richelieu au duc de Montmorency. — Guérison de Louis XIII. — Espérances et illusions de Marie de Médicis.

 

La liberté sert plus encore les victimes que les auteurs de la calomnie. Tandis, en effet, que, dans les temps de libres controverses, les coups qui frappent les hommes les atteignent de leur vivant, ce qui leur permet de se défendre, tandis que les historiens futurs de notre siècle pourront ainsi trouver, dans les innombrables écrits de notre époque, la réfutation à côté de l'attaque et le remède issu de l'abus du mal, l'ancien régime de compression obligeait l'erreur comme la vérité à s'enfouir dans des mémoires, dans des récits, dans des lettres dont la plupart étaient publiées soit à l'étranger, d'où elles pénétraient malaisément en France, soit en France, mais très-longtemps après qu'avaient disparu les accusateurs et les accusés. Combien d'idées fausses, combien de jugements erronés ne seraient pas parvenus jusqu'à nous, avec leurs funestes effets, s'ils avaient été immédiatement soumis à l'épreuve souveraine de la contradiction I Aujourd'hui la parole est à la défense au moment même où se produit l'accusation ; les apologies accompagnent presque toujours les diatribes, et le droit de tout attaquer est corrigé par le droit de tout défendre. Autrefois l'opinion publique, comprimée, était ce qui ne se disait pas, mais ce qui s'écrivait dans de longs, dans d'amers réquisitoires, que l'histoire accueille trop souvent avec une confiance imméritée.

Louis XIII a été une des victimes les plus maltraitées dans ces souvenirs, qui sont le plus fréquemment une revanche du silence imposé dans le cours de la vie, revanche prise par l'écrivain qui fait la postérité confidente de ses injustes plaintes. Louis XIII n'avait pas le caractère ouvert, le visage sympathique, le sourire attachant de son père ; il n'eut pas non plus ce cortège de grands hommes qui devait célébrer la gloire de son fils. Son aspect était austère et grave, sa personne un peu sévère, et il n'eut auprès de lui qu'un seul véritablement grand homme, Richelieu, mais qui fut aussi le plus impopulaire ; car même le despotisme nécessaire, même le despotisme que justifient de grands résultats à obtenir, n'est sainement apprécié et compris qu'à une certaine distance. La postérité néglige les moyens passagers, pour voir seulement l'œuvre durable. Les contemporains, au contraire, ne jugent d'ordinaire le despotisme que par les coups rigoureux qu'il porte, et, se refusant à admirer la grandeur du but poursuivi, considèrent uniquement la voie choisie pour l'atteindre.

Louis XIII n'a donc pu rendre très-sympathique ni sa personne, naturellement froide et réservée, ni son règne, vide de grands génies, à l'exception d'un premier ministre exécré par ses contemporains. L'amour, qui avait fait les délices de la cour de François Ier et l'animation grossière autant que bruyante de celle d'Henri IV ; l'amour, qui devait embellir, quoique d'un ton plus majestueux, la cour de Louis XIV, s'éclipsa, effarouché, durant le règne de celui qui sut rester fidèle à ses devoirs d'époux, bien qu'aimant assez peu la reine. Sauf dans l'entourage intime de celle-ci, où l'on devisait encore des choses de la galanterie, mais en secret et en se garantissant contre les indiscrets, l'aspect général de la cour était glacial, dépourvu de vie, de lumière, de grâce. Pour faire disparaître la licence du règne précédent ; on était allé jusqu'à la sécheresse. On se maintenait dans l'exécution méthodique d'un cérémonial rigoureux, dans l'observation ponctuelle de la règle. Comme il arrive presque toujours, on était tombé d'un excès dans un autre, et du cynisme dans l'austérité. Les chansons obscènes que fredonnait joyeusement Henri IV étaient prohibées, les conversations scandaleuses interdites, les fous de cour, les faiseurs d'horoscopes, les soi-disant poètes aux vers grivois, tous impitoyablement chassés. Le roi ne riant jamais, la gaieté était bannie ; le roi dansant fort peu, la danse était à peu près proscrite. Comment le ton général n'eût-il pas été des plus graves, étant donné par un prince mélancolique, par une reine souvent en disgrâce, par le cardinal, qu'absorbaient uniquement les affaires de l'État ? Le règne de Louis XIII est, pour la formation de l'étiquette de cour, pour le caractère imposant qui fut imprimé à toutes choses, la naturelle préparation, le digne vestibule de celui de Louis XIV, mais un vestibule bien froid et d'où se sont envolés les ris, les grâces et les amours.

Que cette froideur un peu rigide de Louis XIII ait paru à quelques-uns de la hauteur dédaigneuse, c'est déjà vraisemblable. Que les ambitieux sacrifiés par lui au grand cardinal aient conservé au fond du cœur autant de dépit contre l'auteur d'une faveur aussi prolongée que contre celui qui en était l'objet, Voilà qui achève d'expliquer les réflexions souvent amères et injustes qui abondent contre Louis XIII dans les mémoires du temps. La vanité déconcertée a des ressources inépuisables pour tromper autrui sur les causes de ses blessures ; jusqu'au moment prochain où elle finit par se tromper elle-même. Certains ennemis de Richelieu auraient volontiers donné à croire à l'évidence de maléfices, pour expliquer l'empire exercé par le cardinal sur le roi. On ne trouve pas chez les contemporains l'emploi du mot lui-même, mais tous les effets que produit d'ordinaire la chose : Louis XIII véritablement esclave de Richelieu ; celui-ci imposant ses volontés, et devenu dominateur impudent au point de se faire exécrer par le roi, qui pourtant continue à lui obéir ; ces deux hommes rivés l'un à l'autre, et se haïssant profondément de telle sorte que, lorsque la mort rompt le lien, le survivant se sent comme débarrassé d'une lourde chaîne. N'y avait-il pas dans cette explication un agréable dédommagement pour l'amour-propre déçu, et, de tout temps, les ambitieux, comme les amants évincés, n'ont-ils pas été enclins à assigner au succès de leurs rivaux des causes surnaturelles ? Anne d'Autriche, Marie de Médicis, Gaston d'Orléans, les Vendôme, Montmorency, Bassompierre, les Marillac, Châteauneuf, et tant d'autres, se croyaient appelés à exercer le pouvoir, et devant chacun d'eux, par intervalle, Richelieu s'est dressé comme un obstacle, et toujours comme un obstacle insurmontable. Les vaincus se sont consolés en plaçant Louis XIII en leur compagnie, en le présentant comme une des premières victimes du despote, de celui que l'on nommait l'homme rouge, en montrant la volonté royale comme domptée, maîtrisée, enchaînée par le regard fascinateur du cardinal.

Voilà pourquoi nous ne donnons aucun crédit à des témoignages inspirés aux auteurs de mémoires par les victimes mêmes de l'implacable ministre, et d'après lesquels, se répétant d'ailleurs les uns les autres, les historiens ont, depuis, affirmé la prétendue haine éprouvée par Louis XIII envers le cardinal.

Mais, si la vanité blessée de plusieurs contemporains, et des plus illustres, de ceux, par conséquent, qui ont laissé des mémoires ou qui en ont inspiré, a pu, a dû, étant données les faiblesses du cœur de l'homme, produire des appréciations erronées sur les rapports personnels de Louis XIII et de son ministre, il n'a pas été aussi aisé de dénaturer les faits. Or que résulte-t-il de ces faits, tels que nous les, trouvons relatés dans des documents incontestables, et souvent même dans les témoignages de ces contemporains, sinon la preuve du constant appui librement donné par le roi au cardinal, d'une touchante sollicitude à l'égard de son ministre, d'efforts incessants pour le maintenir au pouvoir par reconnaissance et par affection autant que par devoir ?

Considérons d'abord le premier événement important du règne de Louis XIII, celui par lequel il est devenu réellement le roi, la chute du maréchal d'Ancre. Ce véritable coup d'État du 24 avril 1617, qui devait entraîner tant d'heureux résultats, en débarrassant la France d'un favori étranger, incapable, cupide, en faisant cesser la guerre civile que son insolence envers les princes avait allumée, en donnant au roi l'autorité nécessaire, et en élevant au pouvoir, avec Luynes, un homme d'État capable de vastes projets, fut, s'il faut en croire Pontchartrain[1], préparé plus de trois mois avant l'assassinat de Concini. Le complot, par une sorte de miracle, puisque ceux qui en faisaient partie étaient de petite condition, demeura un secret. Montpouillan, Tronçon, secrétaire du roi, Déageant, Marsillac, un jardinier des Tuileries, étaient les conspirateurs qui, avec Luynes, préparèrent cet événement, si considérable par ses conséquences. On s'étonnera moins de la condition infime des conjurés, si l'on considère que Luynes, qui n'était alors que capitaine du Louvre, n'occupait aucun rang à la cour ; qu'il comptait un peu seulement par l'amitié que lui avait vouée Louis XIII, et que la régente et son entourage voyaient en celui-ci un enfant. Dieu permit, dit Richelieu[2], qu'ainsi que l'expérience fait connoître que souvent le secret et la fidélité que les larrons se gardent surpassent celle que les gens de bien ont aux meilleurs desseins, celle qui fut gardée en cette occasion fut si entière que, bien que beaucoup de personnes sceussent ce dessein, il fut conservé secret plus de trois semaines, en attendant une heure propre pour son exécution.

Quelles furent, après la catastrophe que nous n'avons pas à raconter, car nous n'écrivons pas une histoire de Louis XIII, quelles furent les impressions de l'évêque de Luçon, quels étaient en ce moment les sentiments de Louis XIII à son égard ?

On aurait grand tort de croire que Richelieu ait vu avec peine la chute du premier ministère dont il ait fait partie. Non-seulement, en effet, il n'y avait pas la direction, qui appartenait tout entière à Concini, mais encore il apercevait depuis longtemps la gravité du péril que faisait courir à l'autorité royale l'incapacité du maréchal d'Ancre. Deux lettres écrites par Richelieu à celui-ci, les 8 mars et ler avril 1617, prouvent avec quelle fermeté il savait parfois s'opposer aux sottes prétentions du favori de Marie de Médicis. Aux prises avec des difficultés de toutes sortes, obligé de lutter contre un favori dont il tenait le pouvoir, n'ayant de point d'appui nulle part, comprenant l'urgence des grandes choses à accomplir, et se voyant dans l'impossibilité de résister aux caprices despotiques d'un parvenu affolé d'orgueil, Richelieu, s'il n'est pas allé jusqu'à souhaiter la catastrophe[3], ne l'a certainement pas vue avec déplaisir. Concini devait lui être odieux comme étranger, comme favori, comme incapable.

Dès que Richelieu connaît le sanglant dénouement, il se rend au Louvre, où il trouve le roi élevé sur un jeu de billard, pour être mieux vu de tout le monde. Le roi l'appelle et lui dit qu'il sait bien qu'il n'a pas été des mauvais conseils du maréchal d'Ancre, qu'il l'a toujours aimé — lui le roi —, qu'il a été pour lui dans les occasions qui se sont présentées, en considération de quoi il veut le bien traiter[4]. Quoi qu'en aient dit les ennemis de Richelieu, ce récit est exact. Déageant, un des instruments de Luynes, par conséquent peu suspect de partialité envers Richelieu, affirme que le roi déclara son intention estre que l'évesque de Luçon continuât l'exercice de sa charge[5]. Le père Griffet, dont les documents, publiés par M. Avenel, confirment les affirmations, ne s'y est pas trompé, et réfute très-nettement les hypothèses contraires de Pontchartrain et de Brienne. Comment d'ailleurs Richelieu aurait-il pu, dans une lettre écrite au roi en juin 1617[6], le remercier du bon accueil reçu de lui après la mort du maréchal d'Ancre, si le roi l'avait chassé à ce moment ? Enfin Barbin et Mangot, qui faisaient partie du même conseil, furent arrêtés. La différence entre le traitement qui leur fut infligé et les égards témoignés à Richelieu, achève de prouver que si, à ce moment, il n'inspirait pas au roi une vive affection, il avait du moins réussi à se dégager dans son esprit de la mauvaise impression que pouvaient produire d'anciens rapports avec le maréchal d'Ancre. Que Richelieu, généreux par nécessité, se flatte, en exagérant dans ses Mémoires le mérite qu'il eut à suivre alors Marie de Médicis dans son exil, c'est incontestable. Nous ne prétendons pas présenter le grand ministre comme un héros de fidélité au malheur. Nous avons tenu seulement à bien montrer que ce premier rôle, fort secondaire d'ailleurs, joué par l'évêque de Luçon dans l'administration des choses de l'État, ne laissa aucun souvenir antipathique dans l'esprit du roi.

Après avoir habilement ménagé les convenances, Richelieu suit Marie de Médicis à Blois, mais c'est du consentement du roi. Là, il est nommé par elle chef de son conseil, mais c'est encore du consentement du roi. Se sentant bientôt suspect, parce qu'il devine bien vite les regrets éprouvés par l'ancienne régente, il la quitte en juin 1617, et se retire ensuite dans le prieuré de Coussay. Là, il apprend qu'une querelle s'est élevée entre le P. Arnoux, confesseur du roi, et plusieurs ministres protestants. Il prend aussitôt la défense du P. Arnoux dans un écrit qu'il dédie à Louis XIII, et lorsque, en février 1619, la reine-mère, s'évadant du château de Blois et s'appuyant sur une partie de la noblesse, entre en révolte contre Luynes, c'est Richelieu qui est rappelé subitement à la cour, c'est Richelieu qui est chargé de servir de médiateur officieux entre le roi et sa mère, c'est Richelieu qui les réconcilie, et prépare à lui seul la paix signée le 10 août 1620.

Tels ont été les rapports de l'évêque de Luçon avec Louis XIII, avant qu'il entrât de nouveau dans ses conseils, et cette fois pour ne plus les quitter' jusqu'à sa mort. Est-ce là la situation d'un ennemi ; tout au moins d'un homme suspect, et pour lequel Louis XIII dût montrer peu d'inclination ? Avoir servi Marie de Médicis ne pouvait pas être une cause de suspicion, puisque tous les ministres d'alors avaient administré les affaires publiques sous la régente. D'ailleurs, gâte à sa pénétrante sagacité et à une rare souplesse, l'habile évêque s'était dégagé à temps, et il avait aisément persuadé le roi qu'il le servait en obéissant à Concini, qu'il le servait encore auprès de sa mère, et que l'intérêt supérieur de la couronne avait été jusque-là son unique mobile.

Comment revint-il au pouvoir ?

On a dit que Marie de Médicis força la main à Louis XIII et lui imposa Richelieu. Cette allégation est sinon inexacte, du moins fort exagérée. Le récit de Brienne, avec beaucoup plus de vraisemblance, fait directement intervenir le roi dans une affaire d'aussi grande importance. La Vieuville — alors premier ministre —, dit Brienne, proposa à la reine-mère, qu'il voulait mettre dans ses intérêts, et au roi, d'appeler dans son conseil le cardinal de Richelieu, comme il avait fait, depuis la mort du cardinal de Retz, à l'égard du cardinal de la Rochefoucauld, créé peu auparavant grand aumônier de France. L'intention de la Vieuville n'était pas, selon que le roi voulut bien nous le dire, de donner au cardinal de Richelieu le secret des affaires, mais de juger des affaires avec lui comme ils faisaient avec le cardinal de la Rochefoucauld et le connétable, qui n'avaient pas leur entière confiance. Mais le roi répondit à la' Vieuville qu'il ne fallait pas faire entrer le cardinal dans le conseil si l'on ne voulait point se fier à lui entièrement, parce qu'il était trop habile homme pour prendre le change. Au contraire, le roi témoigna dès lors qu'il était dans la résolution de lui donner sa confiance, se tenant déjà comme assuré qu'il la méritait et qu'il en serait bien servi[7]. Une considération qui nous semble décisive prouve l'exactitude de ce récit. Dès le mois de février 1624, la Vieuville, qui se défiait de l'ambition de Richelieu, et qui avait vainement essayé de se débarrasser de lui en l'envoyant comme ambassadeur en Espagne, ce que Richelieu s'était empressé de refuser, imagina de créer un comité dit des dépêches, placé à côté du grand conseil, mais qui, au contraire de celui-ci, n'approcherait jamais du roi, et il offrit au cardinal de diriger ce comité. Or, comme à l'offre de l'ambassade d'Espagne, Richelieu opposa à cette proposition un refus formel[8]. N'est-on pas autorisé à conclure, du projet de la Vieuville, que celui-ci redoutait la confiance affectueuse inspirée dès lors par Richelieu à Louis XIII, et du refus de Richelieu, que celui-ci savait déjà à quoi s'en tenir sur l'avenir que lui réservait le roi ? Rentrer à tout prix aux affaires, tel était le but de l'ambitieux prélat depuis le jour où il les avait quittées. S'il a refusé l'offre secondaire de la Vieuville, c'est qu'il comptait sur un prochain et fort avantageux dédommagement. Que Marie de Médicis n'ait pas vu avec déplaisir l'avènement de son conseiller, alors dévoué, c'est assurément incontestable. Mais ce qu'il était essentiel de bien établir, c'est la volonté, nettement exprimée, nullement violentée, de Louis XIII, que devaient d'ailleurs attirer vers Richelieu le cas qu'en avait fait Luynes, plusieurs témoignages de dévouement donnés par l'évêque de Luçon, et enfin son bonheur, son adresse, son habileté, démontrés déjà dans les rencontres les plus délicates et au milieu de difficultés extraordinaires.

Mais, quelque opinion que l'on ait sur les circonstances qui ont marqué l'avènement définitif du cardinal au pouvoir, comment pourrait-on douter de l'admiration inspirée par Richelieu à un prince héritier des projets d'Henri IV, et que nous avons montré, dès sa plus tendre enfance, pénétré de la nécessité de relever aussi haut que possible l'autorité royale, quand nous voyons le grand ministre lui adresser, dès le début de son administration, ces magnifiques paroles qu'on ne saurait trop souvent répéter : Lorsque Votre Majesté, lisons-nous dans le Testament politique du cardinal[9], lorsque Votre Majesté se résolut de me donner en même temps et l'entrée de ses conseils et grande part en sa confiance pour la direction de ses affaires... je lui promis d'employer toute mon industrie et toute l'autorité qu'il lui plairait me donner pour ruiner le parti huguenot, rabaisser l'orgueil des grands, réduire tous ses sujets en leur devoir et relever son nom dans les nations étrangères au point où il devait être. Mais je lui représentai que pour parvenir à une si heureuse fin, sa confiance m'était tout à fait nécessaire. Qui osera nier que ce langage qui devait être sitôt suivi d'exécution, que ces promesses dont chacune sera tenue, n'aient formé, dès ce jour, entre Louis XIII et son ministre un lien engageant le cœur autant que l'esprit, et que maintiendront indissoluble non-seulement la haute raison du souverain, mais encore l'affection reconnaissante de l'homme ?

Et d'ailleurs les faits abondent qui prouvent cette affection, cette sollicitude du roi pour son ministre, et ces faits, nous les trouvons exposés par ceux mêmes qui ont nié cette affection.

En 1626 Richelieu, dont les ennemis devenaient plus audacieux à mesure que s'accroissait la confiance qu'il inspirait au roi, cède ou semble céder à une défaillance sincère ou simulée, et il annonce l'intention de se retirer. La cour était alors divisée au sujet du projet de mariage formé par Henri IV. entre Gaston d'Orléans et mademoiselle de Montpensier. Louis XIII et Richelieu souhaitaient cette union, que les mécontents combattaient en persuadant Gaston de l'avantage qu'il aurait à s'assurer l'appui de l'étranger par un mariage contracté hors de France. Richelieu, las de ces agitations ou comprenant la nécessité d'empêcher à tout prix un mariage étranger et par conséquent de frapper un grand coup, donne sa démission. Aussitôt Louis XIII lui écrit, le 9 juin 1626, la lettre la plus pressante, la plus affectueuse[10], lui promettant de le protéger contre qui que ce soit et de ne l'abandonner jamais, lui disant qu'il l'aura pour second contre toutes les attaques dont il pourrait être l'objet. Trois jours après, et de sa propre initiative, il fait arrêter ses deux frères naturels César de Vendôme et le grand prieur de France, que les mécontents avaient voulu placer à leur tête. Le 9 septembre de la même année, il décide spontanément, et sans y être sollicité par personne, que Richelieu aura une garde composée de cent hommes à cheval, et, comme celui-ci le remercie de cette preuve d'intérêt, Je sais, lui dit-il devant Marie de Médicis et Gaston, je sais que vous vous êtes fait un grand nombre d'ennemis en me servant bien ; aussi je veux vous mettre à couvert de leurs entreprises[11].

Chaque fois que le roi se séparait de son ministre pour un court voyage, il ressentait une peine sincère, et ne dissimulait pas le chagrin qu'il éprouvait. En février 1628, sa santé. le contraint de quitter momentanément le siège de la Rochelle. Il laisse au cardinal les pouvoirs les plus étendus, le nomme lieutenant général de ses armées dans le Poitou, la Saintonge, l'Angoumois et l'Aunis, lui donne la haute direction du siège, et le duc d'Angoulême, les maréchaux de Bassompierre et de Schomberg sont invités à obéir au prélat. Mais à ces preuves de la confiance illimitée du souverain viennent s'ajouter des témoignages incontestables d'affection profonde. Aubery raconte — et non-seulement Richelieu, mais aussi Le Vassor[12], son ennemi, confirment ce récit — que Louis se sépara de son ministre les larmes aux yeux. J'ai le cœur si serré que je ne puis parler, dit-il au sieur de Guron. Je quitte M. le cardinal avec un extrême regret, et je crains qu'il ne lui arrive quelque accident. La plus grande marque d'affection qu'il puisse me donner, c'est de ne s'exposer pas si librement au danger. Je le prie de considérer que mes affaires seraient en fort mauvais état si je venais à le perdre. Ces paroles sont tellement exactes que, le 11 février 1628, Richelieu écrit à Louis XIII et le remercie avec effusion de ce que le roi a chargé M. de Guron de lui répéter[13]. Dans cette lettre se trouvent ces mots significatifs : Les témoignages qu'il vous plut ainsi me rendre tant par vous-même que par M. de Guron ; et de votre bonté, et de votre tendresse à mon endroit. Ici ce n'est plus une exagération possible de l'auteur des Mémoires ; c'est une affirmation contenue dans une lettre, écrite à Louis XIII lui-même, Or, remercier un souverain de sa tendresse s'il n'en avait pas montré, eût été une épigramme presque offensante que Richelieu ne se serait certainement pas permise.

Tel Louis XIII se montrait en 1628 ; tel nous le retrouvons deux ans après à l'approche de cette fa- tueuse journée des Dupes où, quoi qu'on en ait dit ; le crédit du cardinal n'a couru aucun danger ; parce qu'il était solidement fondé sur l'estime et l'amitié de Louis XIII.

La guerre de la succession de Mantoue, allumée on 1629, avait été reprise en 1630. Richelieu, qui avait commencé seul cette campagne, avait été rejoint par le roi en mai 1630. Celui-ci le suit en Savoie, mais la peste l'en éloigne au mois d'août. Échappé à la contagion, il est tout à coup atteint à Lyon, où il s'est retiré, d'une fièvre qui, commencée le 22 septembre, se complique le 29 d'une dysenterie qui l'épuise[14]. L'invasion de ce dernier mal, produite par une de Ces médecines dont on était alors très-prodigue, est si violente et ses effets si prompts, qu'à minuit les médecins désespéraient de sauver le moribond. Ce fut là le véritable danger que courut Richelieu en 1630. Il faillit perdre son puissant, son unique protecteur. Louis XIII mort, c'en était fait de l'exécution des vastes projets du grand ministre. Anne d'Autriche, régente, a pu, en 1643, trouver dans l'amour maternel la vue exacte des véritables intérêts de son jeune fils. Mais, en 1630, elle n'était pas mère, et la couronne tombait sur la tête du léger, de l'inconsistant Gaston, du pire adversaire de Richelieu. Par bonheur, au moment même où l'on va donner au royal malade l'extrême-onction, au moment où l'on est sur le point de saigner, et pour la septième fois en une semaine, ce corps épuisé, la vraie cause du mal se manifeste. Un abcès crève, se vide ; le ventre, anormalement gonflé, s'affaisse[15]. Alors que l'intervention des médecins allait être tout à fait meurtrière, la nature a sauvé le malade.

Quelle a été, durant cette crise terrible, la principale préoccupation de Louis XIII ? Richelieu. Ses ennemis, et à leur tête Marie de Médicis, qui se plaignait depuis longtemps de son ingratitude, ne craignirent pas d'abuser de la situation du roi pour le séparer définitivement de Richelieu. Louis XIII répondit ce qu'il devait répondre dans une telle circonstance. Il ne voulait à aucun prix accorder ce que lui demandait sa mère, mais il lui répugnait également de la laisser mal satisfaite et de se brouiller avec elle au moment où il se croyait si près de la mort. Il lui dit donc qu'il n'était ni en lieu ni en estat de pouvoir prendre résolution sur une chose si importante, et qu'il lui falloit attendre d'être de retour à Paris, où on verroit ce qu'il faudroit faire pour le mieux[16]. Mais il entrait si peu dans la pensée de Louis XIII de se séparer de Richelieu, que, le jour où la crise fut la plus aiguë, il fit appeler le duc de Montmorency et le chargea de dire à Monsieur, qui se trouvait alors en Champagne, qu'il lui recommandait la reine sa femme et la personne du cardinal de Richelieu, si Dieu venoit à le retirer du monde, comme toutes sortes d'apparences le faisaient appréhender. Or qui nous fournit ce témoignage précieux ? Simon-Ducros, un des officiers de ce Montmorency dont, deux ans après, Richelieu fera trancher la tête[17]. Est-il une affirmation plus précise, et en même temps moins suspecte, se trouvant sous une telle plume ?

Cependant, la guérison de Louis XIII ayant été aussi prompte que la maladie qui l'avait mis aux portes du tombeau, la cour s'éloigne de Lyon, le 19 octobre 1630, pour revenir à Paris. Que Marie de Médicis ait interprété dans un sens favorable à ses rancunes la réponse de son fils, et conçu à ce moment de vives espérances, on peut l'admettre, car l'ambition, prête à livrer sa dernière bataille, est sujette plus que jamais aux illusions. Mais celui qui aurait pu alors embrasser d'un seul coup d'œil tous les faits que nous venons de remettre en lumière n'aurait pas douté du maintien de Richelieu. L'éditeur consciencieux et exact des papiers d'État du grand ministre dit, sur la situation même qui nous occupe en ce moment : Si la faiblesse de Louis XIII nous inquiète, son bon sens nous rassure[18]. Nous, au contraire, peut-être parce que nous nous sommes moins laissé envahir par les craintes naturelles de Richelieu, craintes ressenties et exprimées au jour le jour par un homme dont la Rochefoucauld a dit qu'il avait l'esprit hardi et le cœur timide[19], nous affirmons sans hésiter qu'il y a lieu d'être rassuré autant par la fermeté que par le bon sens de Louis XIII.

Est-ce avec faiblesse que jusqu'à ce jour celui-ci a défendu son ministre ? Avoir choisi, gardé, défendu le cardinal contre la jalousie de tous, contre la haine de ceux qu'il avait atteints dans sa marche impitoyable, est-ce de la faiblesse ? Ne doit-on pas admirer sans restriction ce prince assez maitre de lui pour placer les intérêts de son royaume au-dessus des sentiments de ses proches, qui, se croyant sur le point de mourir, se préoccupe avant tout de recommander Richelieu à Gaston, et qui se résigne à rompre avec sa mère, sa femme, son frère, les principaux seigneurs de la cour, pour demeurer fidèle à celui dans lequel s'incarne la politique nationale d'Henri IV ? Oui, nous sommes sans inquiétude sur le résultat final, et, s'il va y avoir des dupes, ce seront uniquement des dupes de leurs sottes illusions.

 

 

 



[1] Mémoires de Pontchartrain, collection Michaud, t. V, 2e série, n. 389, col. 2.

[2] Mémoires de Richelieu, livre VIII, t. I, p. 155, col. 1. Collection Michaud, 2e série, t. VII.

[3] On l'a même accusé d'y avoir participé. V. Lumières pour l'histoire de France, etc., édition in-4° de 1636, p. 57, par Mourgues, abbé de Saint-Germain, l'un des plus âpres ennemis de Richelieu. Tout prouve que cette accusation est une calomnie.

[4] Mémoires de Richelieu, livre VIII, t. I, p. 156, col. 2.

[5] Mémoires de Déageant, p. 70, édition de 1668.

[6] Papiers d'État de Richelieu, publiés par M. Avenel, t. I, p. 541.

[7] Mémoires de Brienne, collection Michaud et Poujoulat, 3e série, t. III, p. 29, col. 2.

[8] Lettres et papiers d'État de Richelieu, t. I, p. 783. Lettre de Richelieu à la Vieuville, de février 1624.

[9] Succincte narration des grandes actions du roi. Testament politique de Richelieu. Collection Michaud, 2e série, t. IX, p. 331, col. 1 et 2.

[10] On trouvera plus loin cette lettre.

[11] Le Vassor, que la passion huguenote a exalté jusqu'à la folie contre Richelieu, donne pourtant lui-même ces paroles, t. V, 1re partie, p. 483.

[12] Le Vassor, 2e partie, t. V, p. 715. Mémoires de Richelieu, livre XIX, t. I, p. 515, col. 1.

[13] Papiers d'État de Richelieu, t. III, p. 31. Lettre au roi, du 11 février 1628.

[14] Lettre de Richelieu au maréchal de Schomberg, du 25 septembre 1630. Lettre du P. Suffren, confesseur de Louis XIII, au P. Jacquinot, supérieur de la maison professe de Paris, du 1er octobre 1630.

[15] Lettre de Richelieu à Schomberg, du 30 septembre 1630. — Lettre du même à d'Effiat, du 1er octobre 1630. — Mémoires de Richelieu, livre XXI, p. 268, col. 1. — Voir aussi la Revue rétrospective, t. II, p. 417.

[16] Mémoires de Fontenay-Mareuil, collection Michaud, 2e série, t. V, p. 229, col. 1.

[17] Simon-Ducros, Histoire du duc de Montmorency, livre IV, p. 235 ; édition in-4° de 1643.

[18] Papiers d'État de Richelieu, t. III, p. 969.

[19] Mémoires de la Rochefoucauld, p. 381, collection Michaud.