LOUIS XIII ET RICHELIEU

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE DEUXIÈME

 

 

Naissance de Louis XIII. — Curieux journal de son médecin Héroard. — Première éducation du jeune prince. — Sa haine instinctive à l'égard des Espagnols. — Répulsion que lui inspirent de bonne heure les mœurs licencieuses de la cour de son père. — Ses habitudes de réflexion et d'observation. — Il montre une mémoire et un discernement précoces. — État de la cour sous Henri IV. — Louis XIII réagit contre les influences exercées par la cour d'Henri IV. — Son caractère est le point de départ de la réformation des mœurs. — Sa haine pour les bâtards et son mépris pour les maîtresses de son père. — Il aime profondément Henri IV et le préfère à Marie de Médicis. — Douleur ressentie par le jeune roi à la mort de son père. — Mariage de Louis XIII. — Erreurs des historiens au sujet des rapports intimes de Louis XIII et d'Anne d'Autriche. — Lumières apportées sur cette question par le journal d'Héroard. — Causes de la mélancolie de Louis XIII. — Son isolement. — Sa robuste santé atteinte par la désastreuse médecine de l'époque. — Louis XIII donne toute sa confiance à Luynes. — Grandes qualités de celui-ci. — Il veut reprendre la politique d'Henri IV à l'intérieur et à l'extérieur. — Sa mort prématurée. — Portrait de Louis XIII. — Persévérance de ses sentiments et unité de vues dans les actes de sa vie. — Son caractère même l'a conduit à aimer Richelieu.

 

Le 21 septembre 1601, Marie de Médicis étant enceinte depuis bientôt neuf mois, Henri IV mandait près de lui le sieur Jean Héroard, successivement attaché comme médecin ordinaire auprès de Charles IX, d'Henri III et de lui-même, et il lui disait, attestant ainsi sa ferme croyance d'avoir bientôt un héritier pour sa couronne : Je vous ai choisi pour vous mettre près de mon fils le Dauphin ; servez-le bien. Six jours après naissait celui qui devait devenir si promptement Louis XIII, et, à partir des premières douleurs de l'enfantement, Héroard a tenu un journal et registre particulier[1] des moindres faits et gestes du prince, journal qu'il a poursuivi pendant vingt-sept années, et que seule a interrompu la mort de son auteur.

C'est grâce à ce témoin minutieux autant qu'exact, naïf mais fidèle, dont les observations quotidiennes sont parfois un peu puériles, mais toujours curieuses et sincères, que nous allons pouvoir donner un premier crayon du caractère de Louis XIII. C'est une bonne fortune d'avoir un tel guide qui suit jour par jour, heure par heure, le développement du caractère de son royal sujet d'étude, qui, ayant le culte, la superstition de la royauté, ne juge rien indigne de son attention, et, sans se préoccuper des contemporains qui ignorent son entreprise, ni de la postérité à laquelle il ne s'adresse pas, observe tout, note tout avec autant de scrupule et de soin que si les destinées du monde devaient dépendre de sa méticuleuse exactitude.

Dans ce miroir fidèle, plusieurs traits caractéristiques apparaissent tout d'abord, lesquels, distinguant dès la plus tendre enfance le jeune prince, resteront ineffaçables jusqu'à sa mort. On a dit de lui que son enfance fut longue[2]. De toutes les erreurs qui se sont répandues et trop fidèlement conservées au sujet de Louis XIII, il n'en est pas de plus grossière. En réalité, il est peu d'enfants d'une précocité comparable à celle de ce prince, qui, dès l'âge de six ans, fait aux personnes qui l'entourent des réponses d'une étonnante maturité. Rapportées dans leur naïveté charmante par son médecin, qui indique aussi scrupuleusement ce qui est défavorable au Dauphin que ce qui est à son éloge, on ne saurait mettre en doute leur parfaite authenticité, et il serait à désirer qu'on pût avoir pour l'étude du caractère de tous les rois de France d'aussi précieux et d'aussi exacts éléments d'information. Quiconque a jugé Louis XIII sans étudier à fond le journal d'Héroard ne peut prétendre' à imposer son jugement. Les traits recueillis par le fidèle témoin sont en effet innombrables, tous caractéristiques, tous saisissants ; ils ne montrent pas seulement un prince dont le rang donne de l'intérêt au moindre de ses actes, ils offrent aussi le spectacle toujours curieux d'un enfant parvenu promptement à la maturité sous l'influence des événements tragiques dont il a été le témoin, vieilli de bonne heure par la nécessité profondément ressentie d'une observation incessante, remarquant tout avec discernement, conservant toujours les impressions reçues, même les plus insignifiantes, et devenu bien vite homme par une suite d'efforts personnels, par une force de volonté et de réflexion qui intéresseraient même s'il ne s'agissait pas du souverain absolu d'un grand pays.

Un sentiment que la nature même semble avoir inspiré à ce prince, et qu'on croirait qu'il a sucé avec le lait de sa nourrice, est la haine de l'Espagnol. Avant même, en effet, qu'il eût pu apprendre de son gouverneur combien l'Espagne avait été fatale à la France, mise par elle à deux doigts de sa perte, il abhorrait instinctivement tout ce qui touchait de près ou de loin à cette ennemie nationale et traditionnelle. Cette répulsion est d'autant plus significative qu'allant à l'encontre d'un projet généralement accepté autour du Dauphin, elle ne dut pas être encouragée par son entourage. Bien qu'on ait reproché plus tard, et à tort, à Marie de Médicis d'avoir eu la première la pensée d'unir son fils à Anne d'Autriche, il est certain que, dès 1603, non-seulement Henri IV, mais tous les seigneurs de la cour s'entretenaient du mariage espagnol. Nés à huit jours d'intervalle, l'infante et le Dauphin avaient été en quelque sorte fiancés dès leur naissance dans l'opinion générale. Mais, tandis que, chez Anne d'Autriche, un goût très-vif pour la France et pour son jeune fiancé était d'accord avec les obligations de la politique ; tandis que, do bonne heure, elle indiquait sa prédilection en choisissant des vêtements de coupe française et en portant des pendants d'oreille ayant la forme de fleurs de lis ; tandis qu'elle manifestait ses sentiments de la façon la plus claire, soit dans des confidences intimes, soit dans des réceptions solennelles d'ambassadeurs, le Dauphin était dans des dispositions toutes contraires.

Un jour, M. de Ventelet lui ayant demandé s'il aime les Espagnols, il répond avec énergie : Non. — Pourquoi, monsieur ?Parce qu'ils sont les ennemis de papa. — Monsieur, aimez-vous bien l'infante ?Non. — Pourquoi, monsieur ?Pour l'amour qu'elle est Espagnole, je n'en veux point[3]. Peu de jours auparavant, Henri IV ayant dit au Dauphin, avec cette liberté de langage qui est un des caractères distinctifs de l'époque, et grâce à laquelle l'exact Héroard, qui la reproduit, égale souvent dans ses récits les fantaisies les plus gauloises de Rabelais : Mon fils, je veux que vous fassiez un petit enfant à l'infante. — Oh ! oh ! non, papa, répond le prince. — Je veux que vous lui fassiez un petit Dauphin comme vous. — Non pas, s'il vous plaît, papa, dit-il en mettant sa main au chapeau et en faisant la révérence. Une autre fois, son aumônier lui faisant réciter les commandements de Dieu, quand il fut à dire : Tu ne tueras point, il s'écria : Neu les Espagnols ? Oh ! oh ! je tuerai les Espagnols, qui sont ennemis de papa. Je les épuceterai bien. Et comme l'aumônier lui fait remarquer qu'ils sont chrétiens, il répond : Mais ils sont ennemis de papa ![4] Le 15 mai 1607, la princesse d'Orange lui disant : Monsieur, qui aimez-vous mieux qui soit votre beau-frère, ou le prince d'Espagne, ou le prince de Galles ?Le prince de Galles. — Et vous, épouserez-vous l'infante ?J'en veux point. Et Héroard lui ayant dit : Mais elle vous fera roi d'Espagne. — Non, non, répliqua l'enfant, je veux point être Espagnol. Plus tard, un gentilhomme annonçant devant lui la mort d'un sieur d'Albigny : Était-il Espagnol ? demanda le Dauphin. — Non, monsieur, lui fut-il répondu, mais il était avec M. de Savoie. — Il était donc Espagnol, dit quelqu'un, puisqu'il était en Savoie, car M. de Savoie est Espagnol. — Ah ! que j'en suis bien aise, puisqu'il était Espagnol ! dit le Dauphin avec exaltation, ajoute Héroard, ah ! que je suis bien aise qu'il est mort, puisqu'il était Espagnol ![5]

Ce n'est pas sans motifs que nous avons commencé par indiquer ce premier trait de caractère que nous pourrions confirmer par bien d'autres anecdotes. Il est en effet essentiel ; il est un de ceux qui nous aideront le mieux à expliquer bientôt les véritables sentiments de Louis XIII à l'égard de Richelieu. Objectera-t-on que ce sont là des boutades d'enfant auxquelles on ne saurait attacher aucune ' importance ? Il n'en est rien. Nul n'a été de bonne heure plus réfléchi, plus sagace, plus judicieusement observateur que Louis XIII. Il parlait peu, riait moins encore, mais écoutait tout. Là où ses pages trouvaient souvent l'occasion d'une grande joie, lui demeurait sérieux et grave, se complaisant à rattacher les causes aux effets, gravant tout en traits profonds dans une mémoire fidèle, ne laissant rien échapper de ce que d'autres plus légers apercevaient à peine, et entassant ainsi dans son esprit des moyens de répondre, à plusieurs années d'intervalle, et toujours avec à-propos, à des questions parfois fort embarrassantes. De ce discernement judicieux, de cette rare et précoce aptitude à voir juste, les preuves abondent et nous n'avons qu'à choisir.

A quatre ans, étant à table, et, dit Héroard, ayant été quelque temps sans dire mot comme il était aucunes fois réservé et tout ainsi que s'il eût songé à de grandes affaires, il s'écria tout à coup : Mais c'est Thomas. Voyant qu'il n'ajoutait mot, Héroard lui demande qui est ce Thomas. — C'est un homme de pierre, répondit-il, je l'ai vu à Poissy, dans une chapelle, rangé à un petit coin. — Or, fait observer Héroard, il y avait environ quatorze mois qu'allant à Poissy, il vit et entendit désigner une statue du nom de saint Thomas[6]. — Bonjour, mon maitre, dit un serviteur entrant dans la chambre du Dauphin. — Qui est son maitre ? demande l'enfant à son aumônier. — C'est le roi et vous. — Qui est le plus grand ?C'est le roi et vous après, réplique l'aumônier. — Non, c'est Dieu qui est le plus grand fait observer l'enfant qui, de sa nature, n'aimait pas la flatterie, ajoute Héroard[7]. — Un jour que mademoiselle de Ventelet lui apprenait une chanson, et, s'extasiant sur la facilité avec laquelle le Dauphin retenait tout, lui disait : Monsieur, quel esprit vous avez !J'ai, répondit-il, mon esprit comme les joues de Robert, le singe de papa. Il fourre, il fourre tout dedans[8]. — Une autre fois, comme on lui annonce la prochaine arrivée du fils du duc de Wurtemberg, il demande : Est-il plus que moi ?Oui, monsieur, lui répondit M. de Souvré, son gouverneur, car il est plus âgé que vous. C'est un prince d'Allemagne. Madame de Monglat dit à son tour : — Monsieur, il est prince comme vous. Le Dauphin, raconte Héroard, le Dauphin ayant songé, dit : Je suis plus que lui en France et il est plus que moi en Allemagne[9]. Il n'avait pas encore sept ans. Voici une réponse d'un caractère moins grave et d'une malice bien piquante. Un de ses gentilshommes servants, M. de Vilaines, lui demanda à table s'il désirait boire du vin ou de la tisane. Duquel que vous aimerez le mieux, répondit le Dauphin. Et comme M. de Vilaines lui servit de la tisane, l'enfant ayant bu lui dit : J'ai bu de celui que vous aimez le moins[10].

Mais voici une réponse qui est peut-être la plus caractéristique de toutes celles que nous avons enregistrées, et qui annonce le mieux dans l'enfant à peine âgé de dix années le prince que nous démontrerons avoir été le plus ferme, le plus intelligent soutien de Richelieu. Sitôt après la disgrâce de Sully, qui suivit de près la mort d'Henri IV, Louis XIII demandant à M. de Souvré pourquoi on avait retiré les finances au vieux ministre. Je n'en sais pas les raisons, répondit le gouverneur. Mais la reine ne l'a pas fait sans beaucoup de sujet, comme elle fait toutes choses avec grande considération. En êtes-vous marri ?Oui, répondit le jeune roi[11]. Ce jour-là il s'en tient à ce mot. Plus tard, et devenu par l'âge capable de résister aux volontés de sa mère, il imposera Richelieu et le défendra non-seulement contre elle, mais aussi contre Anne d'Autriche, contre Gaston, contre la noblesse tout entière.

Ce jugement droit et sain que nous venons de voir se former de bonne heure et se révéler en maintes occasions, il faut d'autant plus en faire honneur à Louis XIII qu'il ne lui a pas été inspiré par des conseils ni par des exemples. Ce prince le doit à lui seul, à ce goût de la solitude, à ce don de l'observation, à cette faculté de se concentrer et comme de s'isoler en lui-même, qui l'ont toujours distingué. Loin de s'être façonné selon les tendances qui prévalaient autour de lui, il n'a cessé au contraire de réagir contre elles. Né avec le tempérament ardent et lascif de son père, il est parvenu d'abord à dompter, puis à transformer ce tempérament. Excité à suivre la licence des mœurs qui rendait alors la cour de France une des plus grossières de l'Europe, il commença par blâmer silencieusement, puis par interdire ces excès. Il résista à l'influence de conversations souvent obscènes, d'exemples pernicieux, et le fils d'Henri IV a été, après Louis IX, le plus chaste, le plus continent des rois de France. Dans toute notre histoire, il n'est peut-être pas de caractère royal qui ait moins subi que celui de Louis XIII l'action directe du milieu dans lequel il s'est développé. Ou plutôt il a subi cette action, mais en sens contraire, car on ne se dérobe jamais à l'empire des spectacles qui ont frappé l'enfance. Mais, tandis que les uns cèdent au courant qui entraîne tout autour d'eux, d'autres, beaucoup plus rares, sont doués d'une force assez puissante pour réagir. De ceux-ci la vie, qui n'est qu'un long contraste, apparaît comme une singularité presque choquante aux contemporains, comme un curieux sujet d'étude à l'observateur lointain et impartial.

La jeune imagination du Dauphin fut de bonne heure frappée par les effets singuliers que produisait à la cour la conduite d'Henri IV. L'histoire, qui se maintient volontiers sur les hauts sommets, et qui d'ailleurs est parfois aussi excessive dans ses engouements que dans ses réprobations, s'est laissé séduire par cette figure si attachante, si populaire, si véritablement française, d'un roi dans lequel s'est en quelque sorte identifié l'esprit de la nation et est venue se placer l'âme de la France, et qui, politique d'action plus que de pensée, a tour à tour cédé, résisté, transigé toujours à propos, et a eu l'honneur d'inaugurer à l'égard de l'Allemagne ce système national entrevu par François Ier et par Henri II et que devaient définitivement faire triompher Richelieu, Mazarin et Louis XIV. Mais, comme rien ne saurait nous faire dévier de la poursuite du but que nous nous sommes proposé, nous devons ne pas hésiter à présenter même les côtés défavorables d'Henri IV, si cet examen, qu'ont jusqu'ici négligé avec soin ses historiens, est indispensable pour bien montrer comment s'est formé intellectuellement et moralement son fils, dont nous étudions le caractère.

On a beaucoup loué Louis XIV de l'esprit de règle, d'ordre et de discipline introduit par lui dans les habitudes et le langage de la cour, puis de la ville, de cette urbanité qu'il fit pénétrer dans les mœurs, de cette majesté incomparable rayonnant sur tout ce qui l'entourait, de cet air de véritable grandeur s'imposant bientôt comme un modèle à toutes les capitales de l'Europe, qui l'imitèrent sans pouvoir l'égaler. Combien ces éloges seraient plus vifs encore si l'on connaissait mieux l'état tout à fait contraire de la cour d'Henri IV, et par conséquent si l'on savait ce qu'il a fallu d'efforts opiniâtres, de persévérance dans la volonté, d'omnipotence dans l'autorité royale pour conduire en quelques années la société française d'une grossièreté presque avilissante à la plus exquise politesse ! Sans nous arrêter trop longtemps sur ce qui n'est qu'épisodique dans cette étude, nous ne pouvons néanmoins négliger de montrer les tristes tableaux qui se sont offerts de bonne heure à l'imagination prématurément excitée du fils aîné d'Henri IV.

Le goût ne saurait devancer les mœurs. Or, au commencement du XVIIe siècle, les mœurs, qui avaient conservé la rudesse gauloise, s'étaient en outre viciées par la corruption de l'Italie en décadence et par cette licence propre aux temps de violence et de guerres civiles. La chevalerie avait disparu sans que se fussent encore établies les mœurs réglées des temps modernes. Le vice se déployait librement, ne songeant ni à se déguiser ni à se contraindre. La valeur n'avait pas diminué, mais, rude et brutale, elle n'était plus accompagnée, comme au moyen âge, de cette loyauté chevaleresque, de cette générosité magnanime qui formaient jadis sa parure. Les hommes braves étaient encore nombreux, les véritables gentilshommes, fort rares. La cour, sur laquelle se modelait la nation, étalait au grand jour les habitudes les plus grossières. Le roi vivait ouvertement avec ses maîtresses, comme sa première femme avait vécu avec ses amants. Henri IV, qui avait aggravé ses propres écarts par son indifférence pour ceux de la reine, de telle sorte qu'on avait vu dans la bonne intelligence des deux époux une espèce de consentement mutuel à la violation de toute morale[12], Henri IV, qui poussa le scandale jusqu'à attenter à l'honneur des princes de sa famille, autorisait par son exemple tous les désordres et tolérait une dissolution qui n'a jamais atteint de telles limites. Ce n'est pas un Tallemant des Réaux, écrivain fort suspect, dont nous invoquons ici le témoignage. C'est un témoin désintéressé, sincère, naïf, dévoué à Louis XIII comme à Henri IV, et qui ne s'adresse dans sa déposition ni à ses contemporains ni à l'histoire.

Le langage du roi, celui des premiers officiers de la couronne, leur attitude envers le Dauphin, les moyens d'éducation employés avec lui, cette promiscuité répugnante de deux reines légitimes[13] et de nombreuses maîtresses avouées[14], des jeux vulgaires et bas, des divertissements dépourvus de noblesse et de distinction, des conversations crûment obscènes, tout indique une profonde et générale dépravation. Bientôt, et sous Louis XIII même, on surprendra une action toute contraire exercée par le roi sur la cour et par le grand monde sur la nation. Bientôt se produira ce mouvement dû d'abord à l'exemple de Louis XIII, puis à l'influence de quelques personnes d'élite, grâce auxquelles on verra le goût se redresser, la langue se réformer avec les mœurs, les esprits devenus plus raffinés s'élever à la conception des jouissances délicates et à l'intelligence du beau idéal. Bientôt enfin, en même temps que la règle et l'administration s'introduiront dans l'État, en même temps que le gouvernement approchera de son point de perfection, c'est-à-dire de la grandeur dans l'ordre, commencera à poindre cette fleur de politesse dont le parfum exquis va se répandre sur tout le grand siècle. Mais alors ni les sentiments n'étaient ennoblis, ni la langue disciplinée, ni le goût épuré, ni la cour policée. Point de décence dans le maintien, point d'ornements délicats dans le langage. Nulle part on ne saisissait les finesses du bien dire et les sentiments des convenances. C'était partout comme une émulation et une enchère de galanterie commune et presque cynique. La vulgarité et la corruption s'étaient peu à peu infiltrées jusque dans les couches les plus profondes de la société.

Tel était l'état de la cour, tel l'état de la société française modelée sur elle, quand le jeune Dauphin commença à observer, à comparer, à juger. C'est sur les scènes les plus grossières, c'est sur les tableaux les plus licencieux que se reposèrent ses premiers regards. Mais, dépourvu de faiblesse, il résista à un contagieux entraînement. D'un goût naturellement pur et sain, d'un esprit juste et droit, il discerna bien vite et condamna la perversité de son entourage. Une de ses premières préoccupations fut, comme il le dit lui-même, de fuir l'amour, dont il apercevait, avec une invincible répugnance, autour de lui les tristes effets. Serez-vous aussi ribaud que le roi ? lui demande sa nourrice. Non, répond-il après un moment de réflexion[15].

Cet éloignement pour les plaisirs illégitimes, qui caractérisera le prince aux amours spirituelles et aux jouissances toujours vierges, comme a dit un contemporain, le Dauphin sut bien le manifester dès sa plus tendre enfance, et de la façon la plus claire, par une haine insurmontable contre ses frères bâtards. Ils étaient ses compagnons de jeu et de table, parce qu'on les lui imposait. Mais, par instinct, il les abhorrait, les frappant sans motif, les supportant avec peine auprès de lui et refusant absolument de les nommer ses frères. Henri IV, l'ayant un jour battu de verges sans parvenir à vaincre une résistance opiniâtre, lui en demanda la cause. Ils ne sont pas fils de maman[16], répondit le Dauphin. Le jour où la comtesse de Moret, une des nombreuses maîtresses du roi, accoucha d'Antoine de Bourbon, qui fut plus tard comte de Moret, comme on annonçait au Dauphin qu'il avait un nouveau frère : Qui est-il ? demanda-t-il fort étonné. — Monsieur, lui répondit-on, c'est madame la comtesse de Moret qui est accouchée d'un fils. — Oh ! oh ! il n'est pas à papa. — A qui est-il donc ?Il est à sa mère, rien qu'à sa mère ; et, ajoute Héroard, il ne voulut jamais dire autre chose, tout fâché et comme s'il allait pleurer[17]. Lors de la naissance de Jeanne-Baptistisne de Bourbon, fille d'Henri IV et de Charlotte des Essars, on en avertit le Dauphin en lui disant qu'il avait une sœur de plus : Non, s'écria-t-il, — Pourquoi ?Elle n'a pas été dans le ventre à maman ![18] Plus tard, écrivant à mademoiselle de Vendôme, une autre de ses sœurs naturelles, il aperçoit, en copiant la minute que lui avait faite son gouverneur, ces mots : Ma sœur. — Ma sœur ! dit-il. Elle n'est pas ma sœur ; il faut écrire : ma sœur de Vendôme[19].

Si l'insistance que mit Henri IV, sans y réussir, à combattre cette antipathie profonde, amena parfois entre lui et son fils des scènes violentes, on aurait tort de croire que le Dauphin n'aimât pas son père. Il avait pour lui l'affection la plus dévouée et le préférait de beaucoup à Marie de Médicis, qui, d'ailleurs ne témoigna jamais une bien vive tendresse à son fils aîné. Cette différence se remarque de très-bonne heure. N'en trouve-t-on pas le signe dans cette réponse faite à Héroard, qui lui demande d'où lui vient le petit canon avec lequel il joue. Papa me l'a acheté et maman me l'a donné, dit-il[20]. Un jour que le Dauphin considérait un portrait d'Henri IV, sur lequel étaient énumérés ses noms et qualités, Monsieur, lui dit quelqu'un, quand vous serez un jour le roi, comment mettrez-vous ?Ne parlons point de cela, répond-il. — Mais, monsieur, vous le serez un jour, s'il plaît à Dieu. — Ne parlons point de cela, répète-t-il. — Monsieur, c'est que vous voulez dire qu'il faut prier Dieu qu'il donne longue vie à papa ?Oui, c'est cela, dit avec joie le Dauphin[21]. Quand on lui apprit l'assassinat du roi, il se mit à sangloter ; puis, lorsqu'on lui eût nommé Ravaillac, il s'écria : Ha ! si j'y eusse esté avec mon espée, je l'eusse tué[22].

Huit mois auparavant, Henri IV, célébrant, pour la dernière fois, hélas ! l'anniversaire de la naissance de son fils, avait bu au Dauphin, et ajouté : Je prie Dieu que d'ici à vingt ans je vous puisse donner le fouet. Ce à quoi l'enfant avait répondu en souriant : Pas, s'il vous plaît 3[23]. Trois jours après l'assassinat, sa nourrice, trouvant Louis XIII assis sur son lit et rêvant, l'interroge sur sa tristesse C'est que je songeais, répond-il. Puis il demeure longtemps pensif. Mais que rêvez-vous ? ajoute-t-elle. — Dondon, réplique-t-il, c'est que je voudrais bien que le roi, mon père, eût vécu encore vingt ans. Ha ! le méchant, qui l'a tué ![24] Louis se rappelait le désir exprimé huit mois auparavant par son père.

Voici un trait tout aussi attendrissant et caractéristique. Le 14 novembre 1611, il va visiter à Saint-Germain son frère malade. Bonjour, mon frère, lui dit-il ; et, comme Gaston lui répond : Bonsoir, mon petit papa, Louis XIII, à ces mots, se met à pleurer, s'en va, et, dit notre précieux témoin, de tout le jour on ne le vit plus[25]. Longtemps après la mort d'Henri IV, entendant au Louvre chanter une chanson du feu roi, il s'éloigna pour sangloter librement[26]. Toujours il demeura fidèle au souvenir d'un père qu'il aimait tendrement, d'un souverain dont il avait apprécié la gloire et dont il ne cessa de partager les ressentiments patriotiques.

Louis XIII était naturellement bon, humain et généreux. Cette sécheresse de cœur que quelques historiens lui ont reprochée, rien ne l'indique, rien ne la prouve. Compatissant aux infortunes d'autrui, nullement égoïste, on le voit, à l'âge de neuf ans, distribuer aux pauvres le premier gain qu'il fait au jeu[27]. Il aimait naturellement à donner, dit de lui son médecin[28], et, ailleurs, après avoir cité bien des preuves à l'appui de cette affirmation : Il était extrêmement charitable[29]. Il ne témoigna jamais de joie en apprenant la mort de ceux qu'il détestait[30], et, dès sa plus tendre enfance, on le vit dévoué à ceux qu'il savait l'aimer sincèrement, méfiant envers ses ennemis, mais instinctivement disposé à obliger, enclin aux bons offices, et, avec cet air mélancolique et languissant qu'il conserva toujours, se montrant à tous bienveillant et indulgent.

Celui qui fut si bon fils envers Henri IV et qui demeura, à l'égard de sa mère, dans un sentiment de réserve, presque d'hostilité — et ce n'était pas sans de justes motifs —, qu'a-t-il été comme époux ? Faut-il voir en lui un mari tendre, empressé, attiré vers Anne d'Autriche, et retenu près d'elle par une de ces passions irrésistibles qui s'emparent une seule fois, et pour toujours, du cœur de l'homme ? Assurément non. Mais faut-il, d'autre part, ainsi que tant d'écrivains l'ont affirmé, présenter Louis XIII comme un époux ayant constamment vécu éloigné de la reine, dont, après une abstention de vingt-trois années, le rapprochent tout à coup une partie de chasse, un orage opportun, une hospitalité demandée et acceptée, cause miraculeuse de la naissance du futur Louis XIV ? La vérité ne se trouve ni dans l'un ni dans l'autre de ces excès. Louis XIII conserva toujours l'antipathie que, dès sa plus tendre enfance, lui inspira la reine par son origine espagnole. Si, à Bordeaux où il alla au-devant d'elle, il affecta à l'égard de l'infante un certain empressement et se montra curieux, presque heureux de la voir[31], il n'eut jamais les allures d'un chevalier galant ni les façons d'un amoureux fort épris.

Sous l'influence d'une cause lointaine remontant aux premières impressions reçues par le Dauphin et contraires à l'Espagnole, sous l'influence aussi d'une cause plus immédiate pénétrée par le nonce Bentivoglio[32], Louis XIII demeura longtemps très-froid, un peu timide, presque gauche avec Anne d'Autriche, et la consommation de son mariage, encore vainement souhaitée quatre ans après l'union, désirée ardemment par la cour d'Espagne qui voyait dans l'abstention du roi une insulte, par le nonce du pape, par la cour de Toscane, qui avaient été agents actifs des mariages espagnols, devint en quelque sorte une question d'État. Tant d'efforts furent tentés pour vaincre la résistance du roi, et de si divers[33], qu'il en conserva toute sa vie un embarras dont il ne triompha jamais entièrement. Mais, quand le sentiment des devoirs imposés à l'époux l'eût emporté sur une antipathie naturelle accrue de certaines répugnances, Louis XIII se montra assez empressé. Le journal d'Héroard, aussi minutieusement exact sur ce point délicat que sur tous les autres, renferme à cet égard de très-nombreuses mentions des plus caractéristiques. On voit, en le lisant, que rien n'a échappé à l'attention du scrupuleux témoin et qu'il da jamais négligé d'enregistrer des rapprochements d'où pouvait résulter pour la France l'espoir de voir naître enfin un Dauphin. Sauf durant les diverses guerres du règne, ces rapprochements furent fréquents[34]. Bien loin que la grossesse qui a précédé la naissance de Louis XIV ait été un événement inespéré, elle fut précédée de quatre autres grossesses que toutes interrompirent des accidents survenus à la reine à la suite de quelque imprudence. Quoi qu'on en ait dit dans ces romanesques récits où tant de nos contemporains apprennent l'histoire de France, Louis XIII a été un époux d'abord effarouché, toujours un peu timide, mais qui, après avoir vaincu une première répugnance, demeura jusqu'à sa mort fidèle et régulier observateur de tous ses devoirs.

Toutefois il est parfaitement vrai qu'il n'aima jamais Anne d'Autriche, et pourtant elle était belle, et pourtant, malgré un penchant assez vif pour Buckingham, penchant qui ne l'avait entraînée à aucune faute[35], la conduite de la reine fut irréprochable, au moins du vivant du roi. Mais cette princesse, qui devait, à sa plus grande gloire, devenir véritablement française en s'emparant de la régence, car les hautes responsabilités engendrent les sacrifices décisifs, cette princesse qui, illuminée tout à coup par une juste perception des intérêts de Louis XIV enfant, les servira avec patriotisme même contre ses anciens amis, resta, jusqu'à la mort de Louis XIII, Espagnole d'affection comme elle était Espagnole par le sang. Sa petite cour fut souvent un centre d'opposition sourde où l'on accueillait avec joie les nouvelles favorables à l'étranger, où l'on défiait Richelieu, où, sans trahir effectivement la France, on souriait à ses ennemis. Louis XIV eut le droit, en bon Français, d'aimer sa mère la régente. Louis XIII était trop Français pour pouvoir aimer sa mère se livrant à des étrangers cupides, son épouse préférant longtemps sa famille, son pays d'origine à sa patrie d'adoption.

La mélancolie, cet état de l'âme qui se complaît dans la tristesse et reste insensible aux plus puissantes diversions, a pour cause, non pas, comme la douleur, un événement particulier qui accable ou désespère d'abord, et dont les effets passagers disparaissent peu à peu avec le temps, mais une situation anormale prolongée dont les conséquences durent toujours, et qui, sans cesse présente à celui qui la subit, l'alanguit et tarit en lui à jamais la source du rire. Les pamphlétaires de notre temps, comme ceux du dix-septième siècle, n'ont pas manqué d'attribuer la mélancolie de Louis XIII à des causes étranges, à des habitudes particulières, à des goûts condamnables. Nous aimons mieux voir cette cause là où elle réside réellement, c'est-à-dire dans ce que nous venons d'exposer. Louis XIII était naturellement tendre et bon. Affamé d'affection, il ne put pas aimer les êtres qui d'ordinaire sont les plus chers à l'homme. Il voulut aimer sa mère ; mais, de bonne heure, dure pour lui, elle ne cacha jamais la prédilection qu'elle éprouvait pour Gaston, son second fils[36]. On avait même imputé à la régente le projet de faire passer la couronne sur la tête de Gaston[37]. D'autre part, le roi s'indignait, relégué dans un coin du Louvre, de voir la faveur de sa mère livrer le gouvernement de la France à un étranger incapable. Il voulut aimer sa femme, mais elle lui fut antipathique avant même d'être connue de lui, et certains froissements d'amour-propre, trop de réserve chez le roi, une dignité excessive chez la reine, achevèrent d'élever entre les deux royaux époux une barrière insurmontable. Il se sentit tout d'abord attiré vers Gaston, qui le nommait, après la catastrophe de 1610, son petit papa, et dont il était volontiers le protecteur et l'ami. Mais Gaston ne tarda pas à se ranger parmi les ennemis de Louis XIII. Ceux avec qui celui-ci jouait et vivait, ceux parmi lesquels il aurait pu placer son affection, son honnêteté naturelle l'empêchait de les aimer, parce qu'ils étaient des bâtards. Il se jeta avec passion dans un vif amour pour son père ; celui-là, il pouvait le chérir, l'admirer, et en fils dévoué et en bon Français. Mais le poignard de Ravaillac vint brusquement ravir au Dauphin celui qui fut longtemps pour lui le principal, le seul objet de son admiration et de sa tendresse.

Là est la seule cause de la mélancolie persévérante et invincible de Louis XIII. Ses sentiments les plus chers furent presque toujours contrariés. Tout enfant, il ne put pas aimer ceux avec lesquels il vivait. Plus tard le sentiment du devoir l'empêcha de vivre avec mademoiselle de Lafayette et madame de Hautefort, qu'il aimait. Les détracteurs de celui dont nous étudions le caractère veulent voir dans son tempérament la seule cause de l'état languissant de son âme. C'est là une profonde erreur. Louis XIII était doué d'une santé qui, d'abord assez vigoureuse, ne fut que beaucoup plus tard atteinte par le régime désastreux propre aux médecins du temps. En une seule année Bouvart, médecin de Louis XIII, le fit saigner quarante-sept fois, lui fit prendre deux cent douze médecines et deux cent quinze lavements[38]. Quel corps n'eût pas été affaibli par un tel traitement ? On doit constater au contraire que Louis XIII a dû naître très-robuste et très-sain, pour avoir pu résister jusqu'à quarante-deux ans à l'intervention d'une science aussi meurtrière. Non, chez Louis XIII, l'épuisement physique n'a pas été la cause mais l'aggravation de la langueur morale, laquelle a précédé cet épuisement, et cette langueur morale, les causes que nous venons de donner suffisent amplement à l'expliquer.

La première personne à qui Louis XIII ait entièrement livré son esprit et donné toute sa confiance est Luynes, et, comme beaucoup ont dénigré Luynes, ont nié ses grandes qualités et les éminents services qu'il a rendus, on a pu ainsi montrer dans Louis XIII un prince capricieux, faisant dépendre le sort de la France de la faveur dont jouit auprès de lui un oiseleur obscur et vulgaire. Luynes fut un favori. Mais Richelieu et Mazarin aussi furent des favoris, si l'on entend par favori celui qui tient le premier rang dans la faveur du souverain. C'est le propre du pouvoir absolu que le génie du plus grand politique soit dans la nécessité, pour pouvoir s'exercer, de plaire au maitre. Que Luynes, dont on a dit que pour le haïr il fallait ne pas le voir, ait plu d'abord au jeune prince par une grâce charmante, par un esprit ouvert et prompt auxquels nul ne demeurait insensible, c'est, ce nous semble, assez naturel. Mais celui qui avait d'abord amusé l'adolescent pénétra bientôt dans la confiance là plus intime du roi par les grandes choses qu'il accomplit ou qu'il prépara. Il frappe, ou tout au moins, il tient la main de celui qui frappe l'odieux, le funeste maréchal d'Ancre ; il rappelle plusieurs ministres d'Henri IV ; il reprend au dehors comme au dedans les glorieux desseins du grand roi ; il contient l'Espagne, défend l'Italie, soutient le Piémont en mariant une des sœurs de Louis XIII, la princesse Christine avec Victor-Amédée ; renouvelle l'alliance anglaise en unissant le prince de Galles avec une autre sœur de Louis XIII, la princesse Henriette ; il repousse avec énergie les efforts de la noblesse et la désarme devant la royauté ; enfin, attaquant de front les protestants, dont les prétentions excessives deviennent un péril pour la couronne, il leur impose l'égalité civile et religieuse[39]. Le temps lui manque pour accomplir jusqu'au bout cette politique dont il se contente d'indiquer les traits essentiels, et prématurément la mort l'enlève à l'affection, à l'admiration de Louis XIII, à la confiance entière, sans réserve, que celui-ci lui a accordée.

Ainsi donc, car il est temps de nous résumer, car il est nécessaire de rendre plus sensible, en la faisant saillir davantage, cette première base de notre démonstration, Louis XIII nous apparaît doué des véritables qualités d'un grand roi, d'un sens droit et juste, ayant l'âme mélancolique et aimante, possédant au plus haut degré le sentiment des devoirs qui lui incombent, des responsabilités qui pèsent sur lui. Éloigné du vice par le spectacle même du vice s'étalant cyniquement sous ses yeux, entraîné vers les sentiments les plus légitimes et les plus sacrés parce qu'autour de lui on les foulait aux pieds, d'autant plus chaste et continent que son entourage était plus vicieux, nous l'apercevons, et c'est par là surtout qu'il nous séduit, formé en quelque sorte de lui-même grâce à cette faculté de se concentrer, à ce goût de l'isolement et de la méditation, à cette tendance à se replier en lui, à une force de volonté et de réflexion peu commune. Tandis qu'Henri IV s'était élevé dans la lutte et dans les épreuves, au milieu des tragiques événements qui avaient marqué sa jeunesse, tandis qu'il avait formé son caractère par le frottement avec les hommes et par l'action, Louis XIII avait façonné le sien dans un isolement fécond, en se maintenant immobile, attentif et observateur[40]. Il vit de bonne heure les périls auxquels était exposée la cause de la royauté, qui était alors la cause de la nationalité française, et il confondit le culte de cette royauté, que Louis XIV devait pousser jusqu'à la superstition, avec son amour du bien public. Il s'effaça beaucoup et parut accepter souvent le second rôle. On a dit que ce fut par faiblesse et par le juste sentiment de son infériorité. Que Louis XIII ait été inférieur à Richelieu, c'est incontestable. Qu'il l'ait reconnu, nous le croyons d'autant plus que nous tendons à prouver la vive affection, la profonde admiration du roi pour son grand ministre. Mais ne peut-on pas trouver une autre cause de cet effacement volontaire dans la nécessité où se trouvait Louis XIII de placer la royauté hors de toute atteinte ? Les favoris qui se succédèrent au pouvoir furent tous abhorrés de leurs contemporains. Luynes comme Concini, Mazarin comme Richelieu, moururent exécrés, tandis qu'au-dessus de leur mémoire détestée s'élevait révérée et de plus en plus inattaquable l'autorité royale. Louis XIII suivit la politique nationale de ses ministres ; mais, en retour, ceux-ci prirent pour eux seuls le lourd fardeau de la haine publique. Henri IV a été l'objet de plusieurs tentatives d'assassinat. La personne de Louis XIII a été toujours écartée des divers complots de son règne. Il a obtenu et mérité de ses contemporains le beau nom de Louis le Juste, et il a transmis à son successeur un trône si consolidé qu'il a pu traverser, sans s'écrouler, les troubles d'une nouvelle régence, et, même occupé par un enfant, résister aux entreprises suprêmes de la féodalité frappant ses derniers coups.

Mais il est temps de faire entrer dans notre tableau l'imposante figure du plus grand politique qu'ait eu notre pays. Étant donnés les besoins qu'avait alors la France, étant admis les sentiments du roi que nous venons de peindre, qui ne voit déjà que Richelieu devait obtenir et conserver jusqu'à sa mort la confiance complète, l'amitié inaltérable de Louis XIII ? Quel est, dans tous les traits du caractère du roi que nous venons de mettre en lumière, celui qui ne rend pas tout à fait vraisemblables cette confiance, cette amitié ? Louis XIII chérit et admire son père ; il n'aime ni sa mère l'Italienne, ni sa femme l'Espagnole, ni son frère, ennemi de l'État. Ne croyant pas avoir leur cœur, il ne leur donne jamais le sien. Il répugne à tout ce qui est irrégulier et illégitime ; il blâme la disgrâce de Sully ; il soutient Luynes, qui rappelle les ministres d'Henri IV ; il veut que la royauté soit crainte au dedans et redoutée au dehors. Brave et militaire instruit, il aime la guerre ; il repousse la flatterie comme une insulte[41], et son caractère l'entraîne vers les natures froides et un peu austères : Comment dès lors n'aurait-il pas non-seulement soutenu constamment, ce qui est admis de tous, mais encore aimé Richelieu ? Si cette étude pouvait être complète étant privée du portrait de l'incomparable ministre, si surtout nous ne tenions pas à établir par des faits la constante, la parfaite conformité de vues et de sentiments entre le roi et son immortel conseiller, nous pourrions considérer notre démonstration comme achevée, notre tâche comme accomplie après l'analyse que nous venons de faire des sentiments de Louis XIII.

 

 

 



[1] Journal de Jean Héroard sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII. Manuscrits de la Bibliothèque nationale. Ce journal, connu, dés le dix-septième siècle, de Tallemant des Réaux et du P. Lelong, et employé de nos jours par MM. Cimber et Danjou, Paulin Paris, Armand Baschet et Michelet (celui-ci à sa façon), a été publié, en 1868, par MM. Eud. Soulié et Éd. de Barthélemy, avec beaucoup d'intelligence et d'érudition. Bibliothèque nationale. Fonds français de 4022 à 4027.

[2] Amédée Renée, Vie de Louis XIII. Biographie Didot.

[3] Journal d'Héroard. Journée du 4 avril 1605.

[4] Journal d'Héroard. Journée du 29 janvier 1607.

[5] Journal d'Héroard. Journée du 7 février 1608.

[6] Journal d'Héroard. Journée du 12 août 1605.

[7] Journal d'Héroard. Journée du 29 février 1605.

[8] Journal d'Héroard. Journée du 25 mars 1608.

[9] Journal d'Héroard. Journée du 18 juillet 1608.

[10] Journal d'Héroard. Journée du 19 juin 1609.

[11] Journal d'Héroard. Journée du 29 janvier 1611.

[12] Voir Rœderer, Mémoire sur les conséquences du système de cour établi sous François Ier, Œuvres, t. II, p. 345 ; édition Didot.

[13] Marguerite de Valois, première femme légitime d'Henri IV, et Marie de Médicis. La première, dont le mariage avait été dissous, continua à venir à la cour et à vivre dans une grande intimité avec le roi et les siens.

[14] Parmi les nombreuses maîtresses d'Henri IV, nous pouvons citer : madame de Sauve, mademoiselle Dayelle, la Rebours, mademoiselle de Fosseuse, madame de Guiche, madame de Beauvilliers, Gabrielle d'Estrées, la marquise de Verneuil, la comtesse d'Etange, la comtesse de Moret, madame des Essarts, la princesse de Condé.

[15] Journal d'Héroard. Journées des 9 juin 1604 et 21 octobre 1608.

[16] Journal d'Héroard. Journée du 26 février 1605.

[17] Journal d'Héroard. Journée du 9 mai 1607.

[18] Journal d'Héroard. Journée du 11 janvier 1608.

[19] Journal d'Héroard. Journée du 1er février 1609

[20] Journal d'Héroard. Journée du 11 mai 1607.

[21] Journal d'Héroard. Journée du 5 janvier 1608.

[22] Journal d'Héroard. Journée du 14 mai 1610.

[23] Journal d'Héroard. Journée du 27 septembre 1609.

[24] Journal d'Héroard. Journée du 17 mai 1610.

[25] Journal d'Héroard. Journée du 14 novembre 1611.

[26] Journal d'Héroard. Journée du 9 juin 1611.

[27] Journal d'Héroard. Journée du 29 octobre 1610.

[28] Journal d'Héroard. Journée du 27 juillet 1611.

[29] Journal d'Héroard. Journée du 31 octobre 1613.

[30] Journal d'Héroard. Journées des 8 octobre 1616 et 5 juin 1621.

[31] Voir l'ouvrage de M. Armand Baschet, le Roi chez la Reine, et Journal d'Héroard, journée du 21 novembre 1615.

[32] Dépêche de Bentivoglio du 30 janvier 1619 : Le retard provenait de la pudeur du roi. Il craignait aussi de rencontrer dans cet acte des difficultés au-dessus de ses forces, frappé surtout comme il l'était du souvenir de son primo congresso à Bordeaux, qui non-seulement était demeuré sans effet, Mais mémo ne lui avait laissé qu'une impression désagréable. L'exactitude de ce fait est confirmée par le Journal d'Héroard, journée du 25 novembre 1615.

[33] Voir notre volume, l'Homme au masque de fer, 4e édition, p. 40, notes.

[34] Les visites du genre de celles dont nous parlons se renouvelaient le plus souvent deux fois par semaine. Chacune d'elles est annotée, en marge du Journal d'Héroard, de chiffres significatifs, résultant des confidences du roi à son médecin.

[35] Nous croyons l'avoir démontré dans le chapitre II de notre histoire de l'Homme au masque de fer.

[36] Dépêche du nonce Bentivoglio du 25 avril 1618.

[37] Dépêche de Bentivoglio du 19 décembre 1617.

[38] Archives curieuses de l'histoire de France de Cimber et Danjou, 2e série, t. V, p. 63.

[39] Voir les très-intéressants articles publiés sur Luynes par Cousin, dans le Journal des Savants, de mai 1861 à janvier 1863.

[40] Que voulez-vous mander au pape ? lui demande un jour madame de Montglat. Voulez vous lui faire dire que vous lui baisez les pieds ?Non, répond le prince. — Et la mule ?Non, pas davantage. Un autre jour, en 1614, on dit devant lui gue le cardinal de Joyeuse est le doyen des cardinaux et que c'est une qualité da telle prééminence, que si Sa Majesté était Rome, il la précéderait. Le roi, après avoir un peu ruminé et branlant la tête, raconte Héroard, dit : Nous sommes en France. A Rome comme à Rome.

[41] Journal d'Héroard. Journées des 8 octobre et 3 décembre 1810.