LOUIS XIII ET RICHELIEU

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Considérations générales. — Louis XIII a-t-il détesté Richelieu et l'a-t-il subi par résignation ? — Affirmation unanime des contemporains à cet égard. — Énumération des auteurs de Mémoires. — Historiens modernes. — Seuls MM. Capefigue et Cousin ont pressenti, sur ce point, une erreur historique.

 

Il n'est assurément pas de situation plus féconde en poignantes angoisses, plus propre à abattre le cœur le plus ferme, à décourager l'esprit le mieux trempé, que celle où placent, d'une part, le sentiment de ce que l'on vaut ; d'autre part, l'impuissance dans laquelle on se trouve de donner pleine carrière à son génie, parce que, n'étant pas le maitre, on n'a pas le pouvoir de tirer parti à son gré des événements et de diriger les hommes vers le point que l'on veut atteindre. Ce point, on le voit, on se sent capable d'y parvenir, non parce qu'on est sous l'empire d'une vanité sotte, mais parce que l'on a la conscience de ses forces, et ce légitime amour-propre sans lequel on ne toucherait à aucun but, parce que l'on ne s'en proposerait aucun. On conne les moyens qu'il sera opportun d'employer pour réussir. On embrasse d'un vaste coup d'œil le plan général que l'on sait bien être le seul bon, le seul efficace. Mais l'on découvre devant soi, non pas seulement lés obstacles ordinaires à toute entreprise et qui font la gloire des vainqueurs en stimulant leur énergie, en multipliant leurs ressources, mais une volonté supérieure, impérieuse, contraire, que le hasard de la naissance a faite la volonté du maître.

Accomplir de grands desseins quand on a la faculté d'agir à son gré, quand tout aide à la mise en œuvre des dons reçus de Dieu, quand on a à lutter seulement contre ses adversaires ou contre la force des choses, c'est remplir librement la mission soit conquérante, soit civilisatrice, soit administrative, soit créatrice à laquelle la Providence vous a prédestinés Mais avoir devant les yeux un but élevé, essentiel ; sublime, auquel on sent qu'est directement intéressé le sort de sa patrie, être bien persuadé qu'il est le salut, et, entre ce but et soi, rencontrer dans son propre camp un adversaire qui, n'ayant pas la clairvoyance du génie, ne saurait en apprécier les hautes conceptions, rampe vulgairement à terre et vous y entraîne, quelle source incessante de mécomptes amers, de cruels découragements, d'abattements profonds ; de perplexités sans issue ! Combien d'hommes d'État, dans tous les pays, se sont heurtés à cet obstacle, ont vainement tenté de soulever ce poids accablant, et ont patriotiquement souffert de ce que, ayant le génie, ils n'eussent pas le pouvoir dans sa plénitude, ou de ce que le génie ne fût pas à celui qui avait la puissance !

Qui racontera ces luttes de l'homme supérieur par ses hautes vues, mais inférieur par la place subalterne qu'il occupe ; d'un esprit assez grand pour assurer le succès, mais réduit à se faire pardonner son génie par un maitre jaloux ; contraint de défendre pied à pied ses idées, ses projets, ses conceptions non pas seulement contre ses ennemis, mais contre son propre chef, et ayant à remporter sur celui-ci ses plus difficiles victoires ? Qui décrira ces angoisses, ces souffrances nécessairement dissimulées et demeurant le plus souvent mystérieuses parce qu'il importe de ménager une ombrageuse vanité, et qu'en montrant à tous le bras qui veut agir, on l'aurait bien vite réduit à l'impuissance ? Ce n'est pas la lutte ouverte, au grand jour, et dans laquelle on recueille les applaudissements des spectateurs comme un encouragement précieux. Ce sont de souterraines et incessantes manœuvres dont le mystère est la condition absolue de succès, et qui ne peuvent réussir qu'au cas où celui qui les dirige se dissimulera complètement, Se sachant d'autant plus menacé, s'il manque de prudence, qu'il approche davantage du but, et contraint de s'avouer qu'à mesure qu'il monte il accroît la gravité d'une chute toujours imminente ; se demandant chaque jour si le moment du triomphe de ses projets ne sera pas celui de sa propre catastrophe, et, avec de telles perspectives, ne pouvant puiser des forces qu'en lui-même ; redoutant comme le plus grand des périls la reconnaissance compromettante de ses contemporains, et ne pouvant même pas compter sur la justice très-incertaine de la postérité, il poursuit néanmoins son œuvre parce qu'elle lui paraît bonne. Sublimes et admirables ouvriers du devoir, dont beaucoup resteront toujours ignorés, souvent laissés par l'histoire dans le rôle en apparence secondaire auquel ils se sont volontairement condamnés, qu'ils reçoivent ici un sincère hommage qui s'adresse aux obscurs comme aux plus illustres, aux petits comme aux grands, à ceux que la postérité a injustement maintenus dans l'oubli, comme à ceux, plus heureux, qu'elle a remis à leur véritable place !

Richelieu doit-il être rangé parmi les hommes d'État qui ont eu plus encore à lutter contre un maître ombrageux et désaffectionné que contre leurs adversaires ? Pour le plus grand politique qu'ait eu la France, faut-il ajouter à la gloire de tant d'admirables choses accomplies le difficile mérite de les avoir arrachées une à une au consentement d'un roi jaloux, chagrin, défiant, presque hostile ?

Beaucoup l'ont cru, et on l'affirme encore de nos jours. Que nous consultions les mémoires des contemporains, ou que nous ayons recours aux historiens de Richelieu les plus anciens comme les plus récents, nous trouvons l'expression d'une pensée à peu près semblable, nous découvrons une préoccupation presque unique. Partout, toujours, les écrivains, se répétant les uns les autres, ont fait de Louis XIII un souverain reconnaissant le génie de son ministre, mais l'enviant, le jalousant, ressentant pour lui moins l'admiration que la crainte, et, dans tous les cas, ne lui ayant jamais voué la moindre affection.

Madame de Motteville, dont le témoignage pourrait être suspecté à cause des liens étroits qui l'attachaient à Anne d'Autriche, si elle n'avait pas l'équité de rendre un éclatant hommage à Richelieu, est la première qui ait affirmé l'aversion qu'aurait ressentie Louis XIII envers le cardinal. Jaloux, dit-elle[1], de la grandeur de son ministre, quoique ce ne fût que de la part qu'il lui donnait de la sienne, il commença de le haïr dès qu'il vit l'extrême autorité qu'il avait dans son royaume, et, ne pouvant vivre heureux sans lui, ni avec lui, il ne put jamais l'être... La puissance du cardinal augmentait toujours par la nécessité que le roi avait de ses conseils. Il se faisait adorer de toute la France et obéir de son roi même, faisant de son maître son esclave, et de cet illustre esclave un des plus grands monarques du monde.

La Rochefoucauld[2] montre Louis XIII voulant être gouverné et portant quelquefois impatiemment de l'être, et plus loin il dit que le roi, qui haïssait Richelieu, n'osait cesser de suivre ses volontés[3]. Le marquis de Montglat montre, il est vrai, après la mort du cardinal, Louis XIII envoyant visiter de sa part la duchesse d'Aiguillon et les maréchaux de Brézé et de la Meilleraye — tous les trois parents de Richelieu —, leur mandant qu'il ne les abandonnerait jamais et qu'il se souviendrait des importants services que le défunt lui avait rendus. Mais, ajoute Montglat, il en était fort aise, et fut ravi d'en être défait[4]. Brienne se sert à peu près des mêmes termes. Le cardinal, dit-il, ne fut regretté que de très-peu de personnes. Le roi fut tout ravi d'en être dé fait[5]. Omer Talon va plus loin. A l'en croire, Louis XIII était jaloux de l'autorité de Richelieu et plein de soupçons, à ce point que, dans l'événement, le maître et le valet se sont fait mourir l'un l'autre à force de s'inquiéter et de se donner de la peine[6]. Le cardinal de Retz se contente de dire que le roi eut une joie incroyable de la mort de Richelieu, bien qu'il ait voulu conserver les apparences[7]. Mais Montrésor, rivalisant sur ce point d'invention passionnée avec Omer Talon, affirme que toutes les marques d'indignation qui avaient été entretenues par les défiances que le maître et le valet avaient l'un de l'autre altérèrent tellement leur santé qu'ils ont tous deux perdu la vie à sept mois l'un de l'autre[8] ; et plus loin : Que le roi ne fut jamais si satisfait de chose qui fût arrivée dans son règne autant que de la mort du cardinal[9]. La Châtre emploie des expressions tout aussi énergiques. Après la mort du cardinal, dit-il[10], toute la France s'attendait à voir un changement entier dans les affaires ; car, comme ce ministre ne subsistait auprès du roi que par la terreur, on crut que, cette raison étant finie avec lui, la haine de Sa Majesté éclaterait sur tout ce qui restait de sa famille et de sa cabale. C'est Pontis le premier[11] qui a raconté que Louis XIII, apprenant la mort du cardinal, se contenta de cette froide oraison funèbre : Il est mort un grand politique, et, depuis, il n'est pas un historien qui n'ait, sur cette anecdote, établi la sécheresse de cœur de Louis XIII.

Si, après les auteurs de Mémoires, nous interrogeons les historiens, nous constatons la même uniformité dans les jugements. Ce ne sont pas plusieurs affirmations, c'est une seule successivement répétée par chacun d'eux, quelquefois dans les mêmes termes, et qui, par conséquent, ne saurait avoir que la valeur d'une unité.

Nous n'avons à nous occuper ici ni de Vittorio Siri, ni de Malingre, ni de Charles Bernard, ni d'Aubery, dont les histoires de Louis XIII ont été publiées la première en 1644, les deux suivantes en 1646, la quatrième en 1660, parce que l'époque à laquelle ils ont vécu et leurs relations ont absolument aliéné leur indépendance. Le Vassor, qui le premier a écrit dans un temps assez éloigné (1710) pour demeurer étranger aux influences subies par ses devanciers, s'exprime ainsi sur le point spécial qui nous occupe, sur les sentiments de Louis XIII à l'égard de Richelieu : Richelieu voyait tout révolté contre lui, et même l'esprit du roi. Il n'épargnait rien pour se maintenir dans la place dont il se sentait presque débusqué. Mais ses assiduités l'éloignaient encore davantage. Plus il s'efforçait de plaire au roi, plus il se rendait odieux et plus il était cruellement rebute[12]... Richelieu se défiait encore de son maître lorsqu'ils étaient l'un et l'autre sur le point de mourir et ne se croyait même pas en sûreté dans le Louvre[13]. Avant Le Vassor et dès 1699, Bayle, que nous citons seulement pour être complet, avait dit : Louis XIII ne fut point fâché de la mort du cardinal de Richelieu, car c'était un homme qu'il n'aimait point et qu'il craignait[14].

Le P. Griffet, qui a certainement écrit la meilleure histoire de Louis XIII, même si on la compare à celle de Bazin, beaucoup plus connue, a étudié avec trop de soin le caractère du prince dont il raconte la vie pour avoir suivi Le Vassor dans ses imaginations étranges. Toutefois, comme ses devanciers, comme les historiens qui sont venus après lui, le P. Griffet a affirmé que Louis XIII n'aimait pas Richelieu. Si l'autorité presque sans bornes, dit-il, qu'il laissa usurper au cardinal de Richelieu fit la gloire de son règne, elle obscurcit en même temps le mérite de sa personne. Cependant sa fermeté inébranlable à le soutenir, contre sa propre inclination, est une marque de sagesse, de discernement et peut-être de grandeur d'âme qui fait honneur à sa mémoire[15].

Voltaire a cédé au courant général. Selon lui, Louis XIII était lié à Richelieu par la crainte, souvent mécontent de son ministre, offensé de sa hauteur et de son mérite même[16]. Aux yeux de Montesquieu, Richelieu illustra le règne, mais avilit le roi[17]. Anquetil, le vénérable Anquetil, qu'il faut se garder de négliger, car sa réputation s'est perpétuée jusqu'à nos jours, ce qu'il mérite par son grand sens et son discernement, s'il faut en croire Augustin Thierry, Anquetil montre Richelieu attentif à se mettre en garde contre l'aversion du roi, et plus loin Louis XIII voyait avec plaisir dans la mort de son ministre le terme d'une domination insupportable[18]. Les consciencieux auteurs de l'Art de vérifier les dates, si rigoureusement exacts pour tout ce qui concerne la chronologie, ont, eux aussi, admis de confiance la version universellement adoptée. Le monarque, disent-ils[19], en abandonnant à Richelieu les rênes du gouvernement, ne lui donna jamais son affection ; il sentit toujours avec chagrin la supériorité que son ministre prenait sur lui.

Nous entrons maintenant dans une période nouvelle, dans ce dix-neuvième siècle qui est à proprement parler le siècle de l'histoire, parce que c'est celui pour lequel une révolution philosophique a rendu la raison de l'historien plus ferme, une révolution politique l'a rendue plus libre et le progrès de plusieurs sciences lui a donné une connaissance plus complète des faits, des temps, des lieux, des hommes, des institutions ; celui enfin où la possession de tant de documents originaux, en accroissant ses ressources, lui a permis de pénétrer plus avant dans tous les secrets de l'histoire et de porter en quelque sorte des jugements définitifs. En ce qui concerne le point spécial que nous étudions, allons-nous découvrir, à partir de ce moment, une voie nouvelle, un autre courant ? La critique judicieuse et raisonnée des innombrables pièces manuscrites mises par la Révolution à la disposition de l'histoire a-t-elle, au sujet des sentiments de Louis XIII à l'égard de Richelieu, amené un résultat différent de celui que nous avons constaté avant cette époque de lumière ? On va en juger.

Consultons la Biographie universelle de Michaud et Poujoulat dans sa dernière édition, celle qui par conséquent a pu recevoir des modifications de ses auteurs mieux informés. Qu'y lisons-nous ? Louis XIII, dit M. de Laporte[20], n'aimait pas le cardinal de Richelieu. Voilà qui est net, catégorique et aussi affirmatif qu'on peut le souhaiter. La Biographie générale de Didot, publiée à une époque très-rapprochée de nous, en 1859, a-t-elle, sur ce point, modifié le jugement de sa devancière ? Nullement, et, comme M. de Laporte, M. Amédée Renée affirme que Louis XIII détestait le joug que lui faisait supporter Richelieu[21]. Bazin, dont l'histoire de Louis XIII n'a pas fait, tant s'en faut, oublier celle du P. Griffet, et qui, dans la préface de son ouvrage, admire avec quelle facilité l'inexactitude et le mensonge s'introduisent dans l'histoire et s'y transmettent de livre à livre par l'habitude, invariable chez nous, de copier ses devanciers tout en les méprisant, est d'excellent conseil, mais de médiocre exemple. Il déclare, en effet, sans la moindre hésitation et en copiant servilement tous ses devanciers, qu'il s'abstient, il est vrai ; de citer, que Louis XIII n'avait pour son ministre aucune inclination d'amitié[22]. Une contradiction d'un autre genre, mais non moins étrange, se remarque dans un historien chez lequel, d'ailleurs, l'esprit du protestant et du républicain de Genève se laisse trop souvent apercevoir aux rigueurs des jugements émis sur le catholicisme et sur la royauté. Sismondi, qui, avant de commencer le récit des événements du dix-septième siècle, s'élève avec une amertume singulière chez un historien contre l'abondance des mémoires à cette époque, et va jusqu'à dire que l'on devrait rougir de confondre de tels souvenirs avec l'histoire de la nation française[23], n'hésite pourtant pas, en maintes occasions, de se servir de ces témoignages du temps, qu'il méprise et condamne dans leur ensemble, mais qu'il emploie fort bien en détail. Il s'en est si complètement inspiré, notamment en ce qui concerne Richelieu, qu'il le montre ne devant en rien compter sur l'affection de son maître et n'ayant d'appui que dans la paresse d'esprit et dans la timidité du roi 2[24].

Ni Lavallée, dans son Histoire des Français, ni M. Henri Martin, ni M. Dareste dans leurs Histoires de France, n'ont résisté au courant universel. Aux yeux du premier, Richelieu a eu à maintenir son pouvoir contre un roi qui le haïssait[25]. Le second affirme que Louis XIII n'aimait ni sa mère, ni son ministre, et que la supériorité de celui-ci, qui intervertissait les rôles entre le roi et le sujet, lui pesait et le froissait parfois comme une chaîne[26]. Le troisième nous montre Richelieu maître du roi, lequel subissait l'ascendant de son caractère et de son génie[27].

M. Jay, dans son Histoire du ministère du cardinal de Richelieu, M. de Carné dans ses belles Études sur les fondateurs de l'unité française, ont partagé l'opinion générale. Louis XIII, dit M. Jay, avait besoin d'être dominé, et il supportait impatiemment la domination... Il n'aima jamais Richelieu[28]... Quant à M. de Carné, il se montre aussi convaincu : La longue domination, dit-il, exercée par Richelieu sur un prince qui, comme homme, n'éprouvait pour lui que des repoussements, est un fait sans précédent dans l'histoire... Le roi semble apparaître comme oppressé par un pesant cauchemar qu'il suffirait pourtant d'un seul mot pour secouer. Pourquoi ne le prononce-t-il pas, ce mot suprême ? Pourquoi Louis subit-il, aux dépens de son repos et de son bonheur intérieur, la rude domination contre laquelle il proteste tous les jours ?[29]

Dans cette nomenclature, qui comprend des écrivains peut-être imparfaitement informés sur certains points, mais graves, honnêtes, maîtres de leur plume et remplis de respect pour le lecteur comme pour eux-mêmes, nous devrions nous dispenser de faire figurer ce pseudo-historien qui, oublieux de la gloire pure recueillie par lui dans le récit des premiers temps de la monarchie française, s'est complu, à partir de l'époque des Valois, à substituer les procédés du pamphlet à ceux de l'histoire, a sali tout ce qu'il a touché, dont le cerveau maladif échafaudait des intrigues romanesques comme le plus fécond des dramaturges, et qui, amoureux de l'étrange, fantasque dans son style autant que dans ses imaginations, inventant à plaisir pour chaque prince Bourbon un père imaginaire, semant partout dans la famille royale l'adultère et bien d'autres crimes, prodiguant l'insulte sans preuve, sans prétexte, sachant qu'il dit le contraire du vrai, doit être rangé parmi les pires corrupteurs de la jeunesse. M. Michelet, pour lequel Louis XIII n'est pas plus le fils d'Henri IV que Louis XIV et le duc d'Orléans ne sont les fils de Louis XIII, M. Michelet qui, entre autres énormités plus qu'audacieuses, assure que Louis XIII se fût consolé sans peine de voir crever son Espagnole, et que, pendant les douleurs de la naissance de Louis XIV, il se faisait lire dans l'histoire pour trouver un exemple d'un roi de France ayant épousé sa sujette[30], M. Michelet dit, comme ses devanciers, que Louis XIII n'aimait pas son ministre, mais il se distingue d'eux en le disant à sa façon. Il représente Louis XIII n'aimant pas ce visage pointu[31]. Quant à Richelieu, voici comment s'exprime M. Michelet : Quel était donc cet homme qui violentait la conscience de son roi ? Grand problème qui m'a souvent absorbé... Richelieu avait ensorcelé le roi. Par talisman, philtre ou breuvage ? Par l'anneau enchanté qui, dit-on, troubla Charlemagne ? Non ; par la caisse des finances : Louis XIII n'avait jamais vu d'argent, et Richelieu lui en fit voir[32].

M. Guizot, que la loi des contrastes, autant que l'ordre chronologique des publications, nous oblige à citer après Michelet, et qui a su, jusqu'à la fin d'une illustre carrière, se montrer digne de la grande magistrature de l'histoire, M. Guizot ne croit pas, lui non plus, à l'affection de Louis XIII pour Richelieu. Selon l'auteur de l'Histoire de France racontée à mes petits-enfants[33], Louis XIII ressentait contre son ministre une répugnance instinctive, et il n'eut jamais qu'une fidélité raisonnée pour un serviteur qu'il n'aimait pas.

En tête de la belle publication des lettres et papiers d'État de Richelieu, M. Avenel, qui, par cet ouvrage, a élevé à la gloire du grand ministre un monument tout à fait digne de lui, a placé une introduction magistrale qui est un magnifique résumé de la vie du cardinal. Dans cette introduction à une œuvre récemment terminée, et dont on ne saurait trop louer la méthode parfaite et la rigoureuse exactitude, M. Avenel a eu à s'occuper, en ce qui concerne le sujet de cette étude, beaucoup plus des sentiments de Richelieu à l'égard de Louis XIII que de ceux du roi envers son ministre. Le savant éditeur qui a su, même en publiant sept énormes volumes, demeurer dans les limites qu'il s'était fixées, n'a jamais perdu de vue qu'il avait à s'occuper surtout et avant tout de Richelieu. Aussi décrit-il avec soin les moyens employés par celui-ci pour ne pas exciter la méfiance de son maître, et néglige-t-il un peu le roi. M. Avenel, que vingt années de recherches consciencieuses ont mis en pleine possession de tout ce qui a trait au grand ministre, et qui sait tout ce qu'il est possible de savoir sur les mœurs, les coutumes, les institutions de ce temps, devait nécessairement, en projetant sur son héros une vive lumière, laisser dans l'ombre le roi, qui disparait ou effet dans cet amas de rapports, de papiers d'État, de lettres, de documents de toutes espèces, innombrables témoignages d'activité légués par le cardinal à la postérité. Il est d'ailleurs utile de faire observer dès maintenant qu'il n'y a rien de surprenant à ce que Richelieu, même à mesure qu'il recevait du roi, dans les lettres que nous allons publier, des preuves non équivoques d'affection, ait continué à le ménager avec un soin extrême. Chacune de ces lettres, imprégnées d'une amitié réelle, le ministre les recevait isolément ; il pouvait craindre de voir cesser brusquement une confiance que rien n'indiquait comme devant être éternelle. Il était donc tenu à poursuivre jusqu'au dernier jour l'emploi de ces soumissions de langage, de ces apparentes concessions, de ces ruses d'humilité[34] que décrit si bien M. Avenel.

Nous, au contraire, nous jugerons ces lettres dans leur ensemble, et, embrassant la période entière, nous pourrons affirmer un sentiment d'affection dont Richelieu apercevait seulement les témoignages successifs et échelonnés.

Mais il s'est rencontré deux écrivains qui, sans connaître les lettres que nous publions aujourd'hui, et par une sorte d'intuition heureuse, ont résisté à l'entraînement général d'opinion. Sans aller jusqu'à présenter sur l'affection du roi pour Richelieu une affirmation en faveur de laquelle nous apportons des preuves décisives, ils ont entrevu un Louis XIII moins rapetissé, plus personnel, plus véritablement roi, et l'ont à peu près remis à sa place réelle. On a peint Louis XIII, dit Capefigue, comme une tête affaiblie et sans volonté ; il n'en est rien. Le roi avait sa pensée à lui, forte, énergique, et, s'il subissait l'influence du cardinal de Richelieu, c'est que celui-ci avait parfaitement deviné le caractère du maître et qu'il en exécutait les desseins avec plus de capacité. Richelieu, esprit supérieur, devait envisager avec une plus haute étendue la situation de la monarchie. L'intimité profonde qui existait entre le roi et son ministre résultait de la conviction puissante qu'ils se comprenaient. Il n'y avait là ni faveur ni amitié : c'étaient deux intelligences également froides, également réfléchies, qui se prêtaient secours dans les voies de l'unité royale, et l'une n'était soumise que parce qu'elle se sentait inférieure à l'autre... Louis XIII ne garda pas son ministre par faiblesse. Cet esprit-là lui convenait. Il se livra à lui corps et pensées[35].

Tel que l'a entrevu Capefigue, Louis XIII apparaît à Cousin. L'admiration que ressent celui-ci pour le cardinal ne le rend pas injuste envers le roi. Richelieu, dit-il, laissa une mémoire abhorrée, et vivant il n'eut pour lui qu'un très-petit nombre de politiques, à la tête desquels était Louis XIII[36]. — Richelieu, dit-il ailleurs, connaissait Louis XIII, et savait à quel point il était roi et Français, et dévoué à leur commun système[37].

Ce que la perspicacité de M. Capefigue et le génie clairvoyant de M. Cousin leur ont fait pressentir sur les hautes vues de Louis XIII, nous allons le prouver en montrant aussi à quel point ce prince non-seulement comprenait mais encore aimait son ministre. Aux affirmations que nous venons de voir, toutes semblables et reproduites les unes d'après les autres, des nombreux écrivains que nous avons énumérés, nous allons opposer des faits d'abord, puis des documents. Les faits nous permettront de corroborer le jugement porté par Capefigue et Cousin. Les documents nous autoriseront à aller plus loin qu'eux et à éclairer d'un jour tout nouveau les curieuses relations d'un roi jusqu'à ce jour trop effacé, et d'un ministre qui est assez grand pour ne pas être amoindri par l'élévation de son maître.

 

 

 



[1] Mémoires de madame de Motteville, collection Michaud et Poujoulat, 2e série, t. X, p. 32, 1re col.

[2] Mémoires de la Rochefoucauld, collection Michaud, 3e série, t. V, p. 381.

[3] Mémoires de la Rochefoucauld, p. 390, col. 1.

[4] Mémoires de Monglat, collection Michaud, 3e série, t. V, p. 134, col. 2.

[5] Mémoires de Brienne, collection Michaud, 3e série, t. III, p. 75, col. 2.

[6] Mémoires d'Omer Talon, collection Michaud, 3e série, t. VI, p. 4, col. 2.

[7] Mémoires du cardinal de Retz, collection Michaud, 3e série, t. I, p. 35, col. 2.

[8] Mémoires de Montrésor, collection Michaud, 3e série, t. III, p. 239, col. 1.

[9] Mémoires de Montrésor, collection Michaud, 3e série, t. III, p. 241, col. 1.

[10] Mémoires de la Châtre, collection Michaud, 3e série, t. III, p. 273, col. 1.

[11] Mémoires de Pontis, collection Michaud, 2e série, t. VI, p. 631, col. 2.

[12] Le Vassor, Histoire de Louis XIII, t. XIX, p. 347.

[13] Le Vassor, Histoire de Louis XIII, t. XVIII, p. 2.

[14] Bayle, Dictionnaire historique et critique. Article Louis XIII.

[15] Le P. Griffet, Histoire de Louis XIII, t. III, p. 618.

[16] Voltaire, Essai sur les mœurs, ch. CLXXVI.

[17] Montesquieu, Pensées diverses, t. III, p. 428. Édition Hachette.

[18] Anquetil, Histoire de France, Louis XIII, 1842.

[19] Art de vérifier les dates, t. VI, p. 260. Édition de 1818.

[20] Biographie Michaud et Poujoulat, t. XXV. Article Louis XIII.

[21] Biographie Didot, t. XXXI. Article Louis XIII.

[22] Bazin, Histoire de France sous Louis XIII, préface, et t. II, p. 456. Édition in-8°.

[23] Sismondi, Histoire des Français, t. XXII, p. 8.

[24] Sismondi, Histoire des Français, t. XXIII, p. 83.

[25] Lavallée, Histoire des Français, édition Charpentier, t. III, p. 134.

[26] M. Henri Martin, Histoire de France, t. XI, p, 344.

[27] M. Dareste, Histoire de France, t. V, p. 215.

[28] Jay, Histoire du ministère du cardinal de Richelieu, t. I, p. 103.

[29] M. le comte de Carné, Études sur les fondateurs de l'unité française, t. II, pp. 195 et 187 ; édition in-8° de 1856.

[30] Michelet, Histoire de France, t. XII, p. 211. Avons-nous besoin de dire que tous les témoignages réfutent cette impudente affirmation ? Voir Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, supplément, t. IV, p. 176. — Lettre de Chavigny Richelieu du 6 septembre 1638. — Dépêche lie Louis XIII à M. de Bellièvre, son ambassadeur en Angleterre, du 5 septembre 1638. — Manuscrits de la Bibliothèque nationale, Fonds français, t. 15916, fol. 170.

[31] Michelet, Histoire de France, t. XI, p. 265.

[32] Michelet, Histoire de France, t. XI, p. 283.

[33] Guizot, Histoire de France racontée à mes petits enfants, t. IV, pp. 35 et 46.

[34] Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'État du cardinal de Richelieu, publiés par M. Avenel. Collection des documents inédits sur l'histoire de France. Introduction, p. VI.

[35] Capefigue, Richelieu, Mazarin et la Fronde, t. II, pp. 49-137, édition in-18 de 1841.

[36] Cousin, Madame de Hautefort, p. 10, édition in-18.

[37] Cousin, Madame de Chevreuse, p. 101 ; édition in-18.