L'EUROPE ET LES BOURBONS SOUS LOUIS XIV

AFFAIRES DE ROME. — UNE ÉLECTION EN POLOGNE. — CONFÉRENCES DE GERTRUTDENBERG. — PAIX D'UTRECHT

 

CHAPITRE IX.

 

 

État de la France en 1710. — Louis XIV envoie en Hollande le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac. — Instructions qui leur sont données. — Leur arrivée à Moerdick. — Gertruydenberg est choisi pour être le lieu des conférences. — Motifs de ce choix. — Buys et Vanderdussen, plénipotentiaires de la Hollande. — Leur caractère et leur conduite. — Ouverture des conférences. — Violence de Buys. — Modération de l'abbé de Polignac. — Premières conditions posées par les représentants de la Hollande. — Leur tactique. — Fière réponse de Polignac. — Les ambassadeurs français demandent en vain de transporter les conférences à La Haye. — Causes du refus qui leur est opposé. — Extrême embarras dans lequel se trouvent Polignac et Huxelles. — Louis XIV se soumet à abandonner l'Alsace et à payer aux alliés un subside d'un million par mois. — Cette offre est rejetée. — Les plénipotentiaires français quittent Gertruydenberg.

 

Telle était alors la triste situation de la France, que son salut dépendait désormais de l'acceptation des conditions les plus dures[1]. Envahie au nord, craignant des débarquements dans les ports du midi[2], menacée jusque dans les environs de Versailles, où le roi n'est plus en sûreté, paraissant abandonnée à jamais de la fortune, il ne lui reste qu'à implorer une fois encore ces arrogants Hollandais qui goûtent la cruelle satisfaction de voir à leurs pieds leur ancienne dominatrice. S'abaisser de nouveau devant eux, c'était là le devoir de Louis XIV. Il le remplit avec grandeur et dignité. Ses dépêches, humbles par les propositions qu'elles contiennent, sont graves et imposantes par le langage, et celui qui les a dictées est toujours le grand roi. Désirant envoyer en Hollande non-seulement de fidèles interprètes de sa pensée, mais encore, mais surtout de fiers représentants d'un roi vaincu, mais non humilié, il choisit pour ambassadeurs le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac ; l'un, d'une humeur un peu hautaine et d'une assez grande roideur d'allures, ayant puisé dans la vie militaire une soumission aveugle à la discipline qui en fait un docile instrument de la volonté royale ; l'autre, que nous avons appris à connaître, vif, souple, éloquent, plein de dextérité et de ressources ; tous les deux animés d'un haut sentiment patriotique qu'ils ont entretenu et fortifié, celui-là en combattant longtemps pour la France[3], celui-ci en la représentant dignement à l'étranger.

Les passeports demandés aux États généraux des Provinces-Unies étant parvenus à Versailles, un grand conseil fut tenu le 27 avril, auquel assistèrent, avec le duc d' Albe, ambassadeur d'Espagne, Huxelles et Polignac. Prendre pour bases, dans cette terrible occurrence, les durs préliminaires de la Haye, à l'exception de l'article IV qui veut faire concourir Louis XIV lui-même à la dépossession de son petit-fils, reconnaître d'une manière solennelle l'archiduc Charles roi d'Espagne, et offrir, comme garantie, quatre places qu'on remettra entre les mains des Hollandais, enfin accepter sincèrement tout ce qu'une opinion alors exagérée sur la puissance de le France, un souvenir trop présent de son ancienne ambition et surtout une passion aveugle et mesquine ont inspiré aux alliés, telles furent les instructions données aux deux ambassadeurs. On leur recommanda aussi la patience, non pas celle qui, ayant pour cause la crainte, s'abaisse et s'humilie, mais la patience qui, prenant sa source dans l'amour réel du pays, permet de tout entendre afin de pouvoir tout discuter. On prévoyait, en effet, qu'elle serait soumise à de rudes épreuves, et la réalité devait dépasser à cet égard toutes les prévisions.

Munis de pouvoirs et de passeports, Huxelles et Polignac arrivèrent à Moerdick le 9 mai 1710. Un messager d'État les y attendait pour leur dire que Buys et Vanderdussen, députés de la Hollande aux conférences, se trouvaient près de ce lieu dans un yacht, et que de là ils se rendraient au logement des plénipotentiaires, si eux-mêmes n'aimaient mieux conférer dans le yacht, ce que les députés laissaient à leur décision. Les ministres français adoptèrent le second parti. Ils allaient s'embarquer pour se rendre à bord du bâtiment des députés, quand ceux-ci, avec un empressement, dont on verra la triste signification, descendirent à terre pour les recevoir. S'étant rembarqués ensemble et se trouvant réunis, la première proposition de Buys et de Vanderdussen fut d'offrir pour résidence définitive aux ministres français le choix entre le yacht lui-même et un hameau habité par quelques pêcheurs seulement, dépourvu de toutes ressources, éloigné de toute communication, et dont le nom serait à jamais resté inconnu sans ces conférences. C'est à son isolement même et à son complet abandon que Gertruydenberg doit sa célébrité, car c'est ce qui lui valut le privilège d'attirer l'attention des ministres de la Hollande. En attribuant faussement au grand pensionnaire un vif désir de la paix, qui ne pouvait, disaient-ils, qu'en hâter la conclusion, les Hollandais avaient déterminé Louis XIV à traiter chez eux et avec eux d'abord. Pour achever de se rendre maîtres de la situation, ils avaient imaginé d'isoler les ambassadeurs français, et de les empêcher de pénétrer bien avant dans le pays, d'en étudier les inclinations et surtout de voir les ministres des autres puissances belligérantes. Dans ce but, à la Haye, théâtre ordinaire des négociations, ils avaient substitué un bâtiment et un hameau. Au bâtiment, à peu près inhabitable, Huxelles et Polignac durent préférer le hameau, quoique presque tout aussi isolé. Ils s'y rendirent, et cette dure alternative, qui leur était imposée dans des vues faciles à pénétrer, fut pour eux un premier déboire, indice et présage de toutes les disgrâces qu'ils allaient essuyer.

Presque aussitôt eut lieu la première conférence. Des deux adversaires avec lesquels Huxelles et Polignac entraient en lutte, l'un, Vanderdussen, était mesuré dans son langage, facile dans ses relations, et il semblait disposé à un accommodement sincère. Mais, soit par faiblesse réelle, soit plutôt pour en éviter le reproche, il n'eut pas le courage de sa modération. Au lieu de l'employer à tempérer la violence de Buys et à réprimer sa morgue hautaine, il l'imita de peur de paraître inférieur à lui, et, forçant son caractère, il affecta des sentiments qui étaient naturels chez son collègue. C'est ce dernier, en effet, qui apporta le plus grand obstacle à un arrangement.

Tandis que Vanderdussen dissimulait sa modération sous une fermeté d'emprunt, Buys se piquait de donner à sa roideur opiniâtre l'apparence de la souplesse, et de cacher son intraitable humeur sous l'écorce de la bonhomie et de la rusticité hollandaises. Mais ses sentiments réels éclataient malgré lui. Vif, altier, le cœur plein d'animosité et de rancunes, voyant dans ces négociations des occasions nouvelles d'humilier Louis XIV, mais non le moyen d'obtenir la paix, désirant de nouveau une guerre acharnée, impitoyable, et n'aspirant qu'à en faire retomber, aux yeux de l'Europe, la responsabilité sur la France ; diffus à dessein dans ses discours afin d'obscurcir davantage encore des propositions non précises, et de jeter le trouble dans l'esprit de ses interlocuteurs, plus propre à enfanter des difficultés qu'à les aplanir, Buys était indigne du noble ministère qu'il exerçait. Il le rapetissa ; il oublia que l'Europe entière avait besoin d'une paix immédiate, et que, s'il était le représentant spécial d'une seule nation, il était aussi le mandataire de toutes les puissances belligérantes. Aux difficultés naissant du fond même des choses, il ajouta les embarras produits par son orgueilleux caractère, et son amour-propre ne put résister à la mesquine satisfaction de voir la France abattue aux pieds de la Hollande, et attendant les lois qu'elle lui imposerait, mais que seul il était chargé de dicter. Aussi cette cruelle satisfaction, il la prolonge le plus longtemps possible, promettant quelquefois pour paraître conciliant, mais ne tardant pas à rétracter ses promesses, reculant dès qu'il s'est avancé quelque peu, et détruisant le lendemain ce qu'il a lui-même édifié la veille. On ne pouvait savoir ce qu'il voulait, sinon qu'il voulait beaucoup et d'autant plus que la France accordait davantage. Ces fatales conférences furent en effet caractérisées par ce fait, qu'un des deux partis y vint sans des conditions fixées d'avance, et que ses exigences augmentèrent avec les concessions du parti opposé. Tactique indigne d'une nation civilisée, tactique déloyale, mais surtout inhabile, en ce qu'elle pousse l'ennemi aux dernières extrémités, et que, loin de profiter d'une situation favorable et peut-être unique, elle laisse courir les risques d'un de ces brusques revirements qui sont habituels à la fortune !

A peine les plénipotentiaires français ont-ils lu quelques articles préliminaires, que Buys, interrompant cette lecture, s'écrie qu'il faut écarter tous ces détails, parce que, dit-il : non remittitur peccatum, nisi restituatur ablatum ; et, prenant aussitôt sur son collègue un ascendant qu'il devait toujours conserver, il s'attribue la parole. Il commence par établir les droits de la maison d'Autriche sur toute la monarchie espagnole, et soutient longuement qu'elle appartient tout entière à l'archiduc seul. Cela étant, rien de plus juste, dit-il, rien de plus naturel que de pousser la guerre contre la France, jusqu'à ce que les communs efforts des alliés aient contraint le duc d'Anjou — il ne nomme pas autrement Philippe V — à descendre du trône qu'il occupe injustement. Rien en même temps n'est plus contraire à l'équité que de prétendre le moindre dédommagement d'une monarchie dont nulle province ne lui appartient[4]. Non-seulement il n'admet pas qu'on laisse au duc d'Anjou la couronne des Deux-Siciles pour le déterminer à abandonner celle d'Espagne, projet qu'il qualifie de chimérique, mais il exige que Louis XIV détrône lui-même son petit-fils. Une séparation complète entre la politique de Louis XIV et celle de Philippe V ne suffit pas à Buys. Il veut que les mains seules qui ont posé sur la tête du prince une couronne dont il est le légitime héritier la lui arrachent, et que les armes françaises se retournent contre celui qu'elles ont jusque-là défendu.

A la passion irréfléchie et fougueuse, répondit la raison calme, froide, maîtresse d'elle-même. Tour à tour et avec des talents divers, mais une égale et imposante tranquillité, Huxelles et Polignac opposèrent à un torrent de paroles impétueuses leurs arguments serrés, graves, irréfutables. Tout d'abord, ils rappellent brièvement les temps antérieurs à la guerre, alors que, soit Guillaume III, dont la mémoire est encore vénérée en Hollande, soit les États généraux eux-mêmes ont reconnu les droits irrécusables de Philippe V à la succession totale d'Espagne. Mais là n'est plus la question, ajoutent-ils. La fortune s'est prononcée contre nous. Il ne s'agit donc plus de discuter un droit qui est incontestable, mais de convenir des expédients propres à déposséder de son trône un roi si digne de l'occuper. Parmi ces expédients, il en est un... A ces mots, Buys, interrompant de nouveau, s'écrie qu'il n'en est rien ; que ces conférences n'ont été autorisées par sa nation, que des passeports n'ont été délivrés aux ministres de Louis XIV, que parce qu'on lui supposait la ferme volonté d'unir ses forces à celles des alliés pour contraindre le duc d'Anjou à sortir d'Espagne ; et que, s'il refuse un concours non-seulement moral, mais matériel, lui seul sera considéré aux yeux de l'Europe comme un obstacle insurmontable à la paix.

Les plénipotentiaires français, usant de la patience promise, se contiennent, et, répondant à cette interruption, sans en relever l'inconvenance, ils exposent toutes les preuves qu'a données Louis XIV de son sincère acquiescement en ce qui concerne la substitution de l'archiduc Charles à Philippe V : le rappel de ses troupes ; le refus de tout secours de quelque nature qu'il soit, la défense formelle faite à ses sujets, sous des peines très-sévères, de passer au Service de l'Espagne ; et enfin ils offrent, comme suprême garantie, quatre places choisies dans les Pays-Bas, et laissées en dépôt au pouvoir des Hollandais. Tout ce que le patriotisme le plus éclairé, tout ce que le désir d'éteindre une guerre universelle et de démasquer des ambitieux n'ayant en vue que leurs propres intérêts, peuvent fournir de raisons solides, de considérations touchantes, de descriptions animées, Huxelles et Polignac le mirent en œuvre. Mais leurs regards pressants ne rencontraient, chez Vanderdussen, qu'une froide indifférence, et, chez Buys, que des gestes négatifs et des mouvements improbateurs.

Avec une arrogante audace et une mauvaise foi évidente, celui-ci répond, à l'offre des quatre places, que rien en cela ne l'étonne, mais qu'on se trompe étrangement en supposant que Louis XIV lui-même les désignera. Les alliés seuls seront chargés d'en choisir non point quatre, mais six, dont trois en Flandre et trois en Espagne. Quant à l'annonce du rappel des troupes d'Espagne, c'est là, au contraire, une preuve manifeste des belliqueuses intentions du roi de France et de son désir de maintenir sur le trône son petit-fils ; car, d'un côté, celui-ci, sans secours, contraint de se défendre avec ses propres forces, redoublera ses efforts et trouvera peut-être dans la nécessité des ressources inespérées, et, de l'autre, Louis XIV ne rappelle ses troupes que pour en fortifier ses armées de Flandre et reculer ainsi indéfiniment le moment de la paix. Ce n'est pas tout. Aux artifices sophistiques de la ruse, Buys ajoute les exigences impérieuses de la force, et il demande tout à coup que Louis XIV renonce à l'Alsace, qu'il restitue toutes les conquêtes faites dans les Pays-Bas depuis la paix des Pyrénées, et que la monarchie espagnole soit cédée à l'archiduc Charles dans le délai de deux mois[5]. Puis, comme ils craignaient de ne pas avoir assez exigé et de voir accepter même de telles propositions, les députés hollandais déclarent qu'ils ajouteront ultérieurement d'autres demandes qu'ils veulent, disent-ils, tenir suspendues et qu'ils n'exposeront que dans les temps et de la manière que leur république le jugera à propos.

L'abbé de Polignac, indigné d'une telle conduite, mais se possédant jusque dans ce moment extrême, arrête d'un geste la colère du maréchal prête à. éclater, et lançant un regard plein de dignité à ses adversaires : Messieurs, leur dit-il, vous parlez comme des gens qui ne sont pas accoutumés à vaincre ! Mais ni la solidité des arguments ni la sévère grandeur du langage n'étaient capables de faire abandonner une tactique barbare, et les efforts les plus généreux devaient se briser contre l'opiniâtre dureté de ces parvenus de la victoire.

Cependant l'état de la France empirait de jour en jour. La famine continuait ses affreux ravages. Les ressources de l'État étaient taries, les peuples ruinés et ses plaintes s'élevaient jusqu'au roi désespéré. Le découragement, s'étendant de la cour dans les villes, avait pénétré jusque dans les dernières classes.

Les ministres de la Hollande, qui connaissaient cette situation, en abusèrent pour susciter plus d'obstacles encore à une paix dont ils n'ignoraient point l'absolue nécessité pour la France. Ils se maintenaient, en effet, dans des relations suivies avec la Haye où ils présentaient à leur guise la marche des conférences, tandis que les plénipotentiaires français étaient en quelque sorte confinés dans ce misérable hameau, d'où ils n'envoyaient rien et où rien ne leur parvenait sans attirer l'attention et subir l'examen des députés de la Hollande[6]. L'isolement de Gertruydenberg offrait à Buys un autre avantage. Il lui fournissait le prétexte de laisser entre chaque entrevue de longs intervalles, nécessaires à ses voyages, assurait-il, et, par ce moyen, on espérait parvenir à prolonger la durée de ces stériles conférences jusqu'au moment de l'ouverture de la campagne. Huxelles et Polignac, appréciant de quelle importance serait pour eux la faculté de conférer fréquemment avec le grand pensionnaire de Hollande ou avec les membres des États généraux, demandèrent énergiquement de transférer les conférences soit à la Haye, soit dans quelque ville voisine telle que Delft ou Rotterdam. Buys fit dépendre ce changement de résidence de l'acceptation des préliminaires. Il subordonnait ainsi à la signature d'un acte cela seul qui pouvait en faciliter la conclusion, et il s'engageait à faire cette concession alors seulement qu'elle serait tout à fait inutile. C'est en vain que les plénipotentiaires français objectent que ces préliminaires intéressent toutes les puissances liguées contre Louis XIV ; qu'il est donc nécessaire d'en conférer avec leurs ministres, de savoir quelles sont les prétentions de leurs maîtres, de chercher les moyens d'en aplanir les difficultés et de se concilier ; qu'on y réussirait plus aisément à la Haye où ils se trouveraient tous assemblés qu'en aucun autre lieu, principalement dans une bourgade aussi éloignée que Gertruydenberg, où non-seulement toute entrevue avec les ministres des alliés est interdite, mais où, de plus, les conférences établies avec les députés de l'État ne se tiennent que fort rarement et à de longs intervalles[7]. La valeur même de ces puissantes considérations et la légitime importance de cette demande devaient en déterminer le rejet de la part de la Hollande, désireuse de prolonger la guerre et de rester l'unique inspiratrice des résolutions et la seule arbitre de l'Europe. Ne pouvant pas indiquer ces motifs, réels, mais inavouables, d'un refus qu'ils expliquaient, mais ne justifiaient point, Buys invoqua un ordre reçu et l'impossibilité pour lui d'y contrevenir. En même temps, les ministres du gouvernement hollandais obtenaient, par d'habiles manœuvres, de continuer à diriger seuls les négociations, et, contrairement à ses désirs, Zinzerdoff[8], ambassadeur de l'Empire, était contraint d'y demeurer étranger. Dès lors, déguisant moins leurs desseins et se découvrant davantage, Buys et Vanderdussen s'acharnent de plus en plus contre les plénipotentiaires français, qu'ils savent en quelque sorte leur appartenir exclusivement. Ils les jettent dans une confusion d'intérêts qu'il n'est pas possible de débrouiller, et tantôt les irritent par d'insidieuses réclamations et par des objections toujours nouvelles, tantôt les embarrassent par des offres inattendues. Huxelles et Polignac, placés dans l'alternative ou de répondre sur-le-champ, et alors de trop s'avancer, ou, en hésitant, de mériter le reproche d'irrésolution que souvent on leur adresse, ont besoin d'une souplesse extrême et d'un sentiment exquis des bienséances pour pouvoir combattre avec succès des adversaires, qui veulent différer à tout prix un accommodement, ou rendre aux yeux de l'Europe les ambassadeurs français responsables d'une rupture.

Louis XIV appréciait les difficultés inouïes dont était hérissée la mission de ses représentants. Aussi leur prescrivait-il sans cesse une patriotique patience et leur ordonnait-il de ne pas se rebuter dans une négociation qui serait plus difficile à renouer après une rupture, qu'à prolonger pendant qu'elle subsistait encore[9]. Une rupture, et une rupture violente, tel est en effet le résultat que Buys voudrait obtenir. C'est pourquoi il ne craint pas d'émettre les assertions les plus erronées, et il ose rejeter sur la France la prolongation de la guerre. Mais, ajoute-t-il hypocritement, les puissances alliées parviendront à la paix malgré cet obstacle, par leur parfaite union, leur vigueur à préparer les entreprises et leur confiance dans la variété des événements. En entendant ces mots, Polignac s'écria : Mais quelle conjoncture plus favorable peut se présenter ? Qu'attendez-vous pour vous procurer une paix glorieuse ? Vous parlez de la variété des événements, mais il ne faut qu'un de ces malheurs que la guerre peut produire pour changer la face des affaires et vous enlever tous vos avantages. Que savez-vous si le roi notre maître ne sera pas assez heureux pour se soutenir contre l'effort de vos armes ? Peut-être éprouverez-vous à votre tour toutes les disgrâces qu'il essuie aujourd'hui ; et qui peut vous répondre que la fortune ne se lassera pas de vous être favorable et qu'elle ne vous sera jamais infidèle ?

Ces paroles étaient prophétiques, et tandis que la passion aveuglait chaque jour davantage Buys et Vanderdussen, la raison saine et droite éclairait tout à coup Polignac, jusqu'à lui révéler l'avenir. Mais ce revirement de la fortune, entrevu par lui, considéré par ses adversaires comme à jamais impossible, le gouvernement hollandais et Louis XIV allaient, l'un, le provoquer par une dernière folie, l'autre, s'en rendre tout à fait digne par un suprême sacrifice.

Après les revers de 1704, Louis XIV avait consenti au partage de la monarchie espagnole entre l'archiduc Charles et Philippe V. Après Oudenarde, il avait offert l'abandon de toute la monarchie et la création d'une ligne de défense entre la France et la Hollande. Après Malplaquet, il s'était soumis à toutes les prétentions des alliés relatives à la succession protestante, au renvoi du prétendant, à la destruction de Dunkerque et à la cession de quelques villes de l'Alsace et de la Savoie. A Gertruydenberg enfin, on l'avait vu se séparant de Philippe V et retirant ses troupes d'Espagne. Chaque désastre l'avait déterminé à renouer les négociations sur les bases précédemment refusées et à faire un nouveau pas vers ses adversaires. Mais, à mesure qu'il s'avançait dans cette voie douloureuse, ses ennemis victorieux y marchaient aussi, en l'y précédant, et leurs exigences allaient toujours bien au-delà des concessions de l'infortuné vaincu. C'est alors qu'il prend le parti de satisfaire d'un seul coup toutes ces exigences. Aux sacrifices antérieurement faits, il ajoute celui de l'Alsace, et il offre le payement d'un million par mois pour solder les troupes destinées à expulser Philippe V de l'Espagne.

Mais cette offre désespérée et qui consacre d'une manière incontestable l'abaissement de la France, loin d'assouvir l'avidité des Hollandais, l'accroit et l'excite. La France abattue, humiliée, est encore trop redoutable à leurs yeux. Le géant terrassé inspire des craintes. Il faut le démembrer et en séparer les membres affaiblis pour qu'on cesse de trembler en son voisinage. C'est ce que ne cessent de dire les partisans de la guerre[10]. Ils soutiennent qu'il faut profiter de la conjoncture présente pour mettre la France hors d'état d'alarmer le reste de l'Europe, et que les efforts de tous doivent se réunir contre un ennemi toujours à craindre s'il a le temps de respirer et de reprendre des forces. C'est une grande nation que celle qui dans une telle situation inspire ces sentiments, et qui, vaincue, envahie, épuisée, est pour, ses voisins un sujet d'effroi et non de pitié ! Cette crainte excessive de la France, autant qu'une haine acharnée, agite les esprits. Pleins d'ardeur et d'énergie, les nombreux partisans de la guerre remplissent de leurs clameurs et de leurs libelles toute la Hollande. Ils imposent silence à ceux qui doutent, ils éteignent toute lueur de raison chez ceux qui pensent, entraînent les irrésolus et font prévaloir leur opinion[11]. L'offre de Louis XIV est rejetée. Huxelles et Polignac quittent, le 25 juillet, Gertruydenberg, après avoir adressé au grand pensionnaire de Hollande une énergique protestation[12], dans laquelle ils signalent à l'Europe les seuls auteurs de la continuation de la guerre, et ils se confient à la protection du Dieu qui sait humilier, quand il lui plaît, ceux qu'une prospérité inouïe aveugle.

La paix en effet ne paraissait plus pouvoir être l'œuvre des hommes, mais de la Providence dont les moyens sont aussi efficaces.que son action est inattendue et impénétrable. Deux événements, tellement imprévus, que quiconque les aurait annoncés, dit Torcy, eût passé pour visionnaire, allaient tirer la France du plus grand danger où elle se soit jamais trouvée, lui redonner parmi les nations la place dont elle est digne, et tout à la fois punir la Hollande de son inflexible hauteur dans la prospérité, et récompenser Louis XIV de sa fermeté héroïque dans l'infortune.

 

 

 



[1] Mémoires de Torcy, ibidem, p. 638. — Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 318 et 393.

[2] Deux débarquements furent tentés à Cette et un à Toulon. (Mémoires de Torcy, ibidem.) Au second débarquement, trois mille hommes s'emparèrent de Cette, puis d'Agde. Le duc de Noailles accourut trois jours après, et reprit ces deux villes. Lettre de madame de Maintenon au duc de Noailles, et lettre de Louis XIV au même. Œuvres de Louis XIV, t. IV, p. 208. — Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 344. — Relation de ce qui s'est passé dans la descente que les ennemis ont faite au port de Cette. Montpellier, J. Martel, 1710.

[3] Nicolas Dublé, marquis d'Huxelles, destiné d'abord à l'état ecclésiastique, fut pourvu d'une abbaye, du vivant de son frère aîné, après la mort duquel il embrassa la carrière militaire. Il servit avec beaucoup d'honneur et de distinction. En 1689, il défendit avec talent Mayence assiégée par toutes les forces de l'Empire, et ne la rendit que par ordre exprès du roi, et après cinquante-six jours de tranchée. Il combattit ensuite sous les ordres des maréchaux de Lorges, de Choiseul et de Catinat, et, en 1703, il parvint à la dignité de maréchal de France.

[4] Mémoires de Torcy, ibidem.

[5] M. Giraud (ouvrage déjà cité) fait remarquer avec raison que cette stipulation était matériellement impraticable. Il était impossible, en effet, que dans deux mois cette condition Mt exécutée, et l'on subordonnait pourtant la conclusion de l'armistice à l'accomplissement préalable et immédiat de cette condition. Rien ne prouve mieux la mauvaise foi du gouvernement hollandais.

[6] Ce fait est attesté par une dépêche de Polignac, relatée dans la dernière note de ce chapitre, et dans laquelle il qualifie Gertruydenberg de prison.

[7] Mémoires de Torcy, ibidem.

[8] Ambassadeur de l'empire à La Haye, Zinzerdoff voulait absolument assister aux conférences ; mais il se désista de sa demande sur l'observation qui lui fut faite que la reine d'Angleterre n'exigeait rien de semblable pour son ministre.

[9] Mémoires de Torcy, t. VIII, p. 649.

[10] Le projet de démembrement de la France est relaté dans les Mémoires secrets de Duclos, tome Ier, page 18 (Paris, 1791). J'ai lu, y est-il dit, dans un mémoire signé de la main du prince Eugène, le plan et les moyens détaillés et très-bien combinés du démembrement de la France. Terner, mon confrère de l'Académie des belles-lettres, qui faisait pour le premier dauphin l'extrait des plus importantes négociations, me communiqua ce mémoire. Nous doutions de la signature ; mais, après l'avoir confrontée à celle de plusieurs lettres du prince Eugène, nous n'avons pu la méconnaître.

[11] Mémoires de Torcy, p. 660.

[12] Voici cette dépêche, qui mérite d'être citée :

On verra d'un côté les avances que le roi notre maitre a faites, l'acquiescement qu'il a donné aux conditions les plus dures et les engagements qu'il consentait de prendre pour faire cesser toute défiance et avancer la paix. D'autre part, on remarquera dans les alliés une affectation continuelle de s'expliquer obscurément, afin d'avoir lieu de prétendre au-delà des conditions accordées, de sorte qu'à peine avions-nous consenti à une demande qui devait être la dernière, que l'on s'en désistait pour en substituer une autre plus exorbitante encore. On apercevra aussi une variation réglée seulement par les événements de la guerre ou par les facilités que le roi apportait à la paix. Il parait même, par les lettres que MM. les députés nous ont écrites, qu'ils n'en disconviennent pas. Il y a longtemps que Sa Majesté a fait connaitre qu'elle accorderait, pour le bien d'une paix définitive et sûre, les conditions dont l'exécution dépendra d'elle ; mais elle ne promettra jamais ce qu'elle sait lui être impossible d'exécuter ; si toute espérance de parvenir à la paix lui est ôtée par l'injustice et l'obstination de ses ennemis, alors, se confiant à la protection de Dieu, qui sait humilier, quand il lui plaît, ceux qu'une prospérité inouïe aveugle, et qui ne comptent pour rien les malheurs publics et l'effusion du sang chrétien, elle laissera au jugement de toute l'Europe, même à celui de l'Angleterre et de la Hollande, à reconnaître les véritables auteurs de la continuation d'une guerre aussi sanglante. L'année dernière, les Hollandais et leurs alliés regardaient comme une injure qu'on les crût capables d'avoir demandé au roi qu'il unit ses forces à celles des alliés pour détrôner son petit-fils. Ils prenaient à témoin les préliminaires qui ne parlaient que de prendre des mesures de concert. Depuis, ils n'ont pas fait difficulté de l'exiger hautement. Aujourd'hui ils prétendent que le roi se charge tout seul de cette détrônisation, et ils osent dire que si auparavant ils se contentaient de moins, leurs intérêts mieux connus les portaient à ne s'en plus contenter. Une pareille déclaration est une rupture de toute négociation, et c'est après quoi les chefs des alliés soupirent. Quand nous demeurerions plus longtemps à Gertruydenberg, notre séjour y serait inutile, puisque ceux qui gouvernent la république sont persuadés qu'il est de leur intérêt de faire dépendre la paix d'une condition impossible. Nous ne prétendons pas leur persuader de proroger une négociation qu'ils veulent interrompre. Enfin, quelque désir qu'ait le roi notre maitre de procurer le repos à ses peuples, il sera moins fâcheux de continuer la guerre — dont ils savent que ce monarque voulait acheter la fin par de grands sacrifices — contre les ennemis qu'il a depuis dix ans à combattre, que d'y ajouter encore le roi son petit-fils ; d'entreprendre imprudemment de faire la conquête de toute l'Espagne et des Indes, le tout dans l'espace de deux mois, et cela avec l'assurance de voir ses ennemis fortifiés par les places qu'il leur aurait cédées, et par conséquent en état de tourner contre lui les nouvelles armes qu'il leur aurait mises entre les mains. Voilà, monsieur, la réponse positive que le roi nous a ordonné de vous faire relativement aux nouvelles propositions des députés. Nous la faisons au bout de six jours, au lieu de quinze qu'ils nous avaient accordés comme une grâce. Cette diligence servira au moins à vous faire connaître que nous ne cherchons pas à vous amuser, et que, si nous avons demandé des conférences, ce n'était pas pour les multiplier sans fruit, mais pour ne rien omettre de ce qui pouvait conduire à la paix. Nous passons sous silence les procédés qu'on a tenus au mépris de notre caractère ; nous ne disons rien des libelles injurieux, remplis de faussetés et de calomnies, qu'on a laissé imprimer et distribuer pendant notre séjour, afin de mettre l'aigreur dans les esprits qu'on travaillait à réconcilier. Nous ne nous plaignons pas même de ce que, contre la foi publique et au mépris de plaintes souvent réitérées, on a ouvert toutes les lettres que nous avions reçues ou écrites. L'avantage qui nous en revient, c'est que le prétexte qui couvrait toutes ces indignités s'est trouvé mal fondé. On ne peut pas nous reprocher d'avoir tenté les moindres pratiques contre le droit des gens, qu'on violait à notre égard. Il est sensible qu'en empêchant qu'on ne nous rende visite dans notre prison, ce qu'on craignait le plus, c'était que nous ne découvrissions des vérités cachées.

Signé : D'HUXELLES et DE POLIGNAC.