L'EUROPE ET LES BOURBONS SOUS LOUIS XIV

AFFAIRES DE ROME. — UNE ÉLECTION EN POLOGNE. — CONFÉRENCES DE GERTRUTDENBERG. — PAIX D'UTRECHT

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Louis XIV reçoit à Fontainebleau la nouvelle du testament et de la mort de Charles II. — Importance extraordinaire de la décision qu'il va prendre. — Il réunit chez madame de Maintenon un conseil composé du dauphin, du chancelier Pontchartrain, du marquis de Torcy et du duc de Beauvilliers. — Le marquis de Torcy se prononce pour l'acceptation. — Le duc de Beauvilliers émet un avis contraire. — Pontchartrain résume les deux opinions, mais en fournissant lui-même quelques arguments à l'appui de l'acceptation. — Le dauphin et madame de Maintenon soutiennent l'acceptation. — Perplexité de Louis XIV qui, après trois jours d'hésitation, est d'abord d'avis de refuser le testament. — Il prend la résolution contraire et l'annonce à la cour. — Il embrasse le meilleur parti, mais il compromet le succès par des fautes et par des imprudences. — Coalition contre Louis XIV. — Situation de la France. — Revers multipliés qui l'accablent. Demandes exagérées des alliés. — Louis XIV se résout à les accepter. — Exigences nouvelles de ses ennemis. — Bataille de Malplaquet.

 

Louis XIV se trouvait à Fontainebleau[1], quand, le mardi matin 9 novembre, lui parvint le courrier qui apportait la nouvelle du testament et de la mort de Charles II. Il connaissait déjà par le cardinal Janson, son ambassadeur à Rome, la démarche faite par le roi d'Espagne auprès d'Innocent XII et la réponse de celui-ci. De Blécourt, chargé des affaires de France à Madrid, tandis que le marquis d'Harcourt s'était retiré à Bayonne, n'avait pas non plus laissé ignorer ce qui se préparait autour de Charles II, en faveur du duc d'Anjou. Mais rien encore n'était assuré, et la volonté de ce prince avait été jusque-là si indécise et si chancelante qu'on ne pouvait fonder sur ces diverses dépêches aucune espérance certaine. Au surplus, le cabinet de Versailles était resté entièrement étranger à tout ce qui concernait le testament qui, loin d'être, comme on le crut d'abord, en Angleterre[2] et en Hollande, le fruit des intrigues de la diplomatie française, avait-été, ainsi qu'on vient de le voir, une œuvre essentiellement nationale. Inspiré à quelques Espagnols par l'intérêt de leur patrie, ou par celui de leur ambition, conseillé par eux à Charles II, en l'absence de l'ambassadeur de France, cet acte avait été rédigé en dehors de toute influence extérieure. Ce fut là précisément ce qui contribua le plus à le faire accueillir à Madrid par une approbation universelle. Un second courrier vint l'annoncer à Louis XIV[3], et apprendre que le choix du souverain avait déjà reçu l'utile consécration de l'opinion publique, et que la nation attendait comme un bienfait l'envoi du duc d'Anjou en Espagne.

Ce grand événement, qui allait sans doute produire de longues agitations en Europe, mais qui était le triomphe glorieux d'une haute influence et qui plaçait tant d'États sous la protection de la France et sous le sceptre d'un Bourbon, Louis XIV l'apprit sans rien déceler sur son visage des sentiments qui envahirent son âme. Il contremanda la chasse à laquelle il allait assister ; il annonça à son dîner qu'il draperait pour la mort du roi d'Espagne et qu'il n'y aurait à la cour pendant l'hiver ni comédies ni divertissements ; puis il fit dire aux ministres de se réunir à trois heures chez madame de Maintenon.

On allait prendre la décision la plus importante de ce long règne. On allait trancher une des questions les plus capitales qui aient été portées devant le conseil des rois. Accepterait-on le testament qui appelait un Bourbon sur le trône des Espagnes, ou, sans tenir compte de cet acte, exécuterait-on le traité de partage conclu le 25 mars 1700 entre l'Angleterre, la Hollande et la France[4], et qui attribuait à celle-ci la Lorraine, les royaumes de Naples et de Sicile, les ports espagnols de la Toscane et le Guipuscoa, et à l'archiduc d'Autriche le reste des États de Charles II ? La France agrandirait-elle son territoire, ou étendrait-elle son influence en Europe par l'établissement d'une branche de sa maison au-delà des Pyrénées et des Alpes ?

Quatre personnages seulement sont appelés par Louis XIV à discuter avec lui les destinées de tant de peuples : le dauphin, père du duc d'Anjou, le chancelier Pontchartrain, le marquis de Torcy, ministre des affaires étrangères, et le duc de Beauvilliers, chef du conseil des finances et gouverneur des enfants de France. La délibération a lieu dans les appartements et en présence de madame de Maintenon[5].

Le marquis de Torcy prend le premier la parole. Il indique d'abord les inconvénients et les dangers qu'offre à ses yeux l'acceptation du testament. Le roi, s'étant engagé dans le traité de partage à rejeter toute disposition que le roi d'Espagne pourrait faire de sa monarchie en faveur d'un prince français, sera accusé de manquer à ses promesses, et sa loyauté en sera entachée aux yeux de l'Europe. En outre, celle-ci ne souffrira pas que le roi de France donne des lois, sous le nom de son petit-fils, aux vastes États dépendant de la couronne d'Espagne, et il se verra contraint de soutenir une lutte terrible, d'une durée et d'une issue incertaines, et cela quand ses peuples n'ont pas eu encore le temps, depuis la paix de Ryswick, de réparer leurs forces épuisées par les guerres précédentes. Mais Torcy se hâte de montrer combien plus graves encore et plus dangereuses seraient les conséquences du refus du testament. Il expose que, cet acte transférant, en ce cas, la succession totale à l'archiduc d'Autriche, le même courrier dépêché en France partirait aussitôt pour Vienne. Il fait observer que l'Empereur, ayant jusque-là refusé de souscrire au traité de partage, en serait maintenant bien plus éloigné, puisque la succession totale serait légitimement acquise à sa maison par le refus du duc d'Anjou ; qu'il faudrait donc, dans cette hypothèse aussi, mettre les armes à la main ; mais qu'il paraîtrait singulier de voir la France revendiquer une partie de la succession après l'avoir refusée dans sa totalité que cette guerre serait aussi longue, aussi désastreuse que l'autre, car les Anglais et les Hollandais, nos ennemis irréconciliables, nous en laisseraient soutenir le fardeau, et finiraient peut-être par se retourner contre nous. Il ajoute que, non-seulement cette détermination serait pleine de dangers, mais encore des plus injustes envers l'Espagne. L'Espagne résistera énergiquement à un morcellement de sa monarchie. Il faudra donc lui déclarer la guerre. Mais quelle raison lui en donner et quel titre pouvoir invoquer ? Comment songer n'infliger une telle injure à la mémoire de Charles II, et à blesser aussi profondément un peuple voisin, dévoué, ami, qui vient de se donner sans réserve et qui acclame en ce moment le nom du prince français ? Il termine en disant qu'on n'a pas à se décider entre la guerre et la paix, mais entre la guerre et la guerre ; que, dans l'une, la France supportera seule tout le poids de la lutte, et cela après avoir laissé de nouveau établir un prince autrichien sur les Pyrénées ; que, dans l'autre au contraire, elle aura au moins une alliée sûre et reconnaissante, l'Espagne ; et, pour but, le plus glorieux, le plus grand de tous, l'établissement d'une dynastie française à Madrid.

Le duc de Beauvilliers parle à son tour, mais pour émettre un avis opposé. Il commence par développer les avantages qu'offriraient, pour le commerce de la France, l'annexion des ports de Toscane, de Naples et de Sicile, et, pour sa sûreté, la réunion de la Lorraine qui en étendrait les frontières, et celle du Guipuscoa, qui lui donnerait la clef de l'Espagne. A ses yeux, ces avantages dominent toute autre considération, et suffiraient seuls pour entraîner son opinion. Mais, en outre, il ne voit rien, dans l'acceptation du testament, qui lui semble être d'une utilité certaine et durable. L'union des deux gouvernements ? Mais à peine se poursuivra-t-elle entre les deux premiers souverains, et la postérité du duc d'Anjou, espagnole de naissance, de cœur et d'intérêt, se montrera peut-être aussi jalouse de la France, que si elle était de souche autrichienne. Il ajoute que l'Europe, ne pouvant supporter un colosse de pouvoir tel que serait la France après l'exécution du testament de Charles II, réunirait ses efforts pour le renverser et finirait par y parvenir. A cette lutte formidable, et qui lui paraît devoir amener la ruine de la France, Beauvilliers oppose la grande situation ou elle se placerait en Europe, si elle restait fidèle au traité de partage, la confiance inspirée aux grandes puissances, leur crainte et leur jalousie dissipées, la certitude enfin de devenir une dictatrice aimée autant que respectée. Il dit, en terminant, que jusque-là la France ne s'est attiré des coalitions que parce qu'on l'a souvent accusée d'aspirer à une monarchie universelle ; que la prépondérance en Europe, elle ne l'obtiendra donc jamais par le succès de ses armes, mais uniquement par sa modération.

Le chancelier Pontchartrain résume d'abord ces deux avis contraires. Il le fait avec exactitude et impartialité. Puis, sans se prononcer d'une manière décisive, ce qu'il n'ose faire, il indique néanmoins indirectement son opinion en fortifiant celle de Torcy, par quelques arguments, omis par ce dernier, et qui ont chacun une grande valeur. Il dit que la réunion des deux couronnes de France et d'Espagne dans la même famille serait bien plus avantageuse encore aux Bourbons, qu'elle ne l'avait été aux Habsbourg, parce que, tandis que la France et l'Espagne, par leur contiguïté, ne constitueraient en quelque sorte qu'un seul État, l'empire, retenu et absorbé par les divisions religieuses et par les guerres contre les Turcs, n'avait jamais pu exercer une grande influence sur l'Espagne, dont il se trouvait d'ailleurs fort éloigné. Il estime que le roi ne pourra pas, en acceptant le testament, être accusé d'avoir manqué à sa parole, car la face des choses est aujourd'hui entièrement changée, car il a recouvré son entière liberté d'action par un acte aussi solennel, fait à son insu, sans sa participation, émanant d'un souverain seul maître de disposer de ses États, et qui a reçu l'approbation des seigneurs et des peuples de l'Espagne. Accepter cet acte est le devoir de Louis XIV. Le refuser serait une preuve d'impuissance et de pusillanimité qui enhardirait ses ennemis et l'empêcherait peut-être de revendiquer la plus faible partie de l'héritage. Quant à la séduisante perspective d'un notable accroissement de territoire en Italie, Pontchartrain fait observer avec quelle désastreuse et rapide facilité les rois de France ont précédemment toujours perdu leurs possessions italiennes. Il ajoute que n'avoir pas la Lorraine désarmée, démantelée, enclavée dans des provinces françaises, est le moindre des inconvénients, car sa situation la destine fatalement à en faire un jour partie.

Le dauphin, appelé à prendre la parole, étonne le conseil par une fermeté et une vigueur qui ne lui sont pas habituelles. Il insiste sur les arguments qui ont été donnés en faveur de l'acceptation ; puis, se tournant vers Louis XIV, il lui expose avec respect, mais sans timidité et sans trouble qu'après avoir donné son avis, il prend la liberté de lui demander son héritage ; que la monarchie d'Espagne est le bien de la reine sa mère, par conséquent le sien ; que, pour la tranquillité de l'Europe, il le cède à son second fils ; mais qu'il a l'espérance qu'on n'en abandonnera pas un seul pouce de terre ; que sa demande est juste, conforme à l'honneur du roi, autant qu'à la grandeur de la couronne[6].

Louis XIV, après avoir écouté attentivement chacun de ses conseillers, et son fils, adresse alors ces mots à madame de Maintenon qui est restée spectatrice silencieuse de ce grand débat : Et vous, Madame, que dites-vous sur tout ceci ? Madame de Maintenon s'excuse avec une modestie feinte ou réelle. Puis, interrogée de nouveau et vivement pressée, elle loue les sentiments exprimés par le dauphin, et, comme lui, pense qu'il convient d'accepter le testament.

Après un assez long silence, Louis XIV parle à son tour, mais non sans une émotion que rend plus significative la majestueuse et impassible gravité qui lui est naturelle. Il dit qu'il a entendu et apprécié tout ce qui a été exposé de part et d'autre, mais qu'il ne saurait, en une telle matière, prendre immédiatement une résolution[7].

Cette résolution, il demeura trois jours non-seulement sans la faire connaître, mais sans la former. L'examen d'importantes dépêches adressées par lui à ses ambassadeurs ne permet pas de mettre ce fait en doute[8]. On y suit en effet la volonté indécise de Louis XIV et ses déterminations contradictoires. Le 12 novembre encore, il écrivait au comte de Briord, son représentant en Hollande, une longue lettre où il était résolu à exécuter le traité de partage. Préoccupé, agité par la responsabilité pesant sur lui, il entretenait son entourage de la pensée qui l'absorbait entièrement, et, un jour qu'après avoir demandé leur avis aux princesses, celles-ci s'étaient prononcées pour l'acceptation du testament : Je suis sûr, répliqua-t-il, que, quelque parti que je prenne, beaucoup de gens me condamneront. Enfin, le dimanche 14 novembre, Torcy fut chargé de prier le marquis Castel dos Rios, ambassadeur d'Espagne, de se trouver le lendemain au soir à Versailles où la cour allait se transporter.

Le mardi matin 16 novembre, Louis XIV, arrivé à Versailles depuis la veille, fait entrer l'ambassadeur d'Espagne dans son cabinet, où le duc d'Anjou se trouve déjà. Vous le pouvez saluer comme votre roi, dit Louis XIV à Castel dos Rios qui se jette aussitôt à genoux, et baise les mains du duc d'Anjou, selon l'usage de son pays. Puis il lui adresse un compliment dans la langue espagnole. Il ne peut encore vous comprendre, dit le roi de France. Mais c'est à moi de répondre pour lui. Avant de le faire, il ordonne d'ouvrir les deux battants de la porte de son cabinet, et aussitôt y afflue une cour d'autant plus nombreuse qu'on attend depuis plusieurs jours ce grand événement. Louis XIV, promenant majestueusement ses regards sur la brillante assemblée : Messieurs, dit-il en montrant le duc d'Anjou, voilà le roi d'Espagne. La naissance l'appelait à cette couronne, le feu roi aussi par son testament. Toute la nation l'a souhaité et me l'a demandé avec instance. Je l'ai accordé avec plaisir. C'était l'ordre du ciel. Se tournant ensuite vers son petit-fils, il lui dit : Soyez bon Espagnol ; c'est présentement votre premier devoir. Mais souvenez-vous que vous êtes né Français, pour entretenir l'union entre les deux nations. C'est le moyen de les rendre heureuses, et de conserver la paix de l'Europe. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry se jettent alors dans les bras de leur royal frère, et ils se tiennent longtemps embrassés en versant des larmes[9]. Castel dos Rios fait avancer son fils ainsi que les Espagnols qui l'ont accompagné, et il s'écrie : Quelle joie ! Les Pyrénées sont maintenant fondues[10], et nous ne faisons plus qu'un ! Tout était décidé, et, le soir même, les courriers des diverses ambassades quittaient Paris pour répandre en Europe cette nouvelle qui allait exciter une jalouse irritation à Vienne, une surprise mêlée d'effroi à Londres et à la Haye, la joie et l'enthousiasme dans toute l'Espagne et dans une partie de l'Italie.

Cette détermination, qui a été très-diversement appréciée, nous paraît avoir été. la meilleure. Refuser le testament, c'était soi-même appeler au trône l'archiduc Charles, désigné à défaut de la maison de Bourbon ; c'était donc renoncer à la politique de Richelieu et de Mazarin, c'était anéantir leur œuvre et faire remonter l'Autriche au point culminant d'où leurs efforts opiniâtres l'avaient fait descendre. C'était aussi blesser profondément les Espagnols qui avaient appris avec bonheur la décision de Charles II et qui se seraient énergiquement opposés au morcellement de la monarchie ; c'était se les aliéner à jamais en élevant la prétention de céder leur couronne pour quelques-unes de leurs provinces, et, afin de satisfaire l'avidité de tous les compétiteurs par un démembrement inique, allumer en Espagne une guerre nationale. C'était enfin placer des avantages matériels et incertains avant les intérêts supérieurs et incontestables de deux contrées voisines. Or, il appartient à une grande nation comme la France de sacrifier à l'agrandissement de son territoire l'extension de son système[11], et, à une politique personnelle et envahissante, à des conquêtes souvent peu durables, de préférer le contact assuré de son esprit, la communication permanente de ses idées et l'accroissement constant de son influence.

Mais, cette résolution prise, il fallait en assurer l'exécution par des ménagements infinis envers l'Europe effrayée de ce changement de dynastie régulier, normal, populaire, mais si profitable à un souverain déjà tout-puissant. Il fallait en dissimuler avec soin toutes les conséquences heureuses pour la France, au lieu de les mettre au grand jour, au lieu de justifier des craintes naturelles et même de les fortifier par d'inexcusables maladresses et par des fautes capitales. C'est là la cause principale des critiques qu'a essuyées la détermination de Louis XIV. Elle a précédé, mais non engendré, ces imprudentes mesures et ces fautes multipliées. Mais on a vu cette détermination toute pleine de revers pour lui et de calamités pour la France, et on l'a condamnée, quand il eût été très-possible d'éviter les suites terribles qu'elle a eues et d'atteindre pacifiquement le but qu'elle se proposait, au lieu d'y parvenir par une voie tout encombrée d'obstacles et de désastres.

Tout d'abord Louis XIV comprit la nécessité de tranquilliser l'Europe[12] : mais il ne tarda pas à neutraliser l'effet qu'avaient produit ses protestations pacifiques et à accumuler coup sur coup les actes intempestifs, les imprudences sans excuse et les fautes les plus grossières. Par de solennelles lettres patentes[13], il maintient à Philippe V, d'une manière irrévocable, ses droits au trône de France, et confirme ainsi le danger de voir un jour l'équilibre européen rompu par la réunion sous le même sceptre de deux grandes monarchies. En même temps, il fait prescrire par la cour de Madrid à tous les gouverneurs des possessions espagnoles d'obéir désormais aux ordres qu'ils recevraient du roi de France, comme à ceux de Philippe V[14]. Puis il viole la paix de Ryswyk par l'invasion inopportune des Pays-Bas, et en traitant comme, roi d'Angleterre le fils de Jacques II, réfugié à Saint-Germain[15], il blesse la fierté du peuple anglais, auquel il semble imposer un maitre. A l'Autriche, qui seule d'abord a rejeté le testament[16], Louis XIV vient de donner ainsi pour alliés la Hollande irritée de la violation menaçante d'un territoire voisin, et l'Angleterre blessée d'un tel attentat à ses droits. Le hautain monarque a dès lors le triste privilège de mériter la devise que lui avait appliquée Louvois : Seul contre tous[17].

Contre la coalition formidable qui se prépare, quelles sont donc les ressources de la France ?

Le grand siècle est terminé. Il ne l'est pas seulement quant au temps ; il l'est encore dans ses principales illustrations. Ses brillantes gloires littéraires se sont tour à tour éteintes, et ses fameux capitaines ne dirigent plus les armées. Turenne et Condé ne sont plus. Le maréchal de Luxembourg, élève digne de tels maîtres, a disparu comme eux, ainsi que les deux plus redoutables marins qu'ait eus la France, Duquesne et Tourville. A Catinat, tombé en disgrâce, ont succédé les Marsin, les Tallard, les Villeroy. L'incapable Pontchartrain et le léger Chamillard occupent la place illustrée par Lionne et Colbert, et l'influence bienfaisante et modératrice exercée par ces conseillers à jamais regrettables, s'est peu à peu effacée avec leur souvenir. Monarque isolé au milieu de générations nouvelles, Louis XIV, au lieu de ministres qui le contiennent, est entouré de trop dociles interprètes de sa pensée. La révocation de l'édit de Nantes a chasse du pays et dispersé au loin la plus grande, partie de sa richesse, de son industrie, de son commerce. La terre, à laquelle les armées souvent renouvelées ont enlevé ses laboureurs, languit et souffre, et le peuple, chargé d'impôts, désire ardemment la paix au moment même où de fausses mesures viennent de précipiter la France dans une longue guerre qui la mettra en péril.

Cependant ses débuts ne furent pas marqués par des revers immédiats. L'armée française, habituée jusque-là à vaincre suivit quelque temps encore l'impulsion donnée. Mais, comme lui manquaient à la fois les généraux, l'argent et les soldats, elle ne tarda pas à succomber. Tallard est battu à Hochstedt, Villeroy à Ramillies, Marsin à Turin ; Philippe V est chassé de Madrid par les confédérés, et, après la défaite que Marlborough fait essuyer à Vendôme, près d'Oudenarde, il faut songer à défendre les frontières elles-mêmes qui sont envahies. Ce n'est pas tout. Aux revers qui démoralisent l'armée et qui compromettent le sort de la France viennent s'ajouter les calamités qui, pénétrant dans son cœur même, le rongent. Une famine des plus générales, succédant à un hiver des plus rigoureux, tombe sur le peuple et le décime. La mort ne s'appesantit pas seulement sur lui ; elle entre aussi dans la demeure royale et la ravage. Louis XIV, accablé comme roi, est aussi frappé comme père. Son fils, ses petits-fils, le précèdent au tombeau. La duchesse de Bourgogne, dont le sourire parvient encore à égayer la cour assombrie, est ravie tout à coup, et de cette nombreuse, de cette belle postérité, ornement et soutien de la couronne, splendide cortège pour la longue vieillesse du grand roi, seul un rejeton subsiste, et les yeux du monarque, qui voyait naguère se presser autour de lui trois 'générations, ne se reposent plus maintenant que sur un enfant faible et débile.

Jamais peut-être Louis XIV n'a été aussi grand que dans cette épreuve suprême. S'humiliant sous la main qui le frappe, il recherche de nouveau cette paix que deux fois il a vainement sollicitée, que chaque jour rend plus nécessaire pour la France, mais que chaque défaite rend plus désastreuse, car les prétentions des confédérés s'élèvent avec chacune de leurs victoires. Le prince Eugène, Marlborough et le grand pensionnaire Heinsius, qui sont à ta tète de la coalition et qu'unit une haine commune contre Louis XIV[18], ne se laissent plus diriger par la prudence qui est toujours modérée, mais ils la sacrifient à leurs rancunes et à leurs ressentiments. Le redoutable triumvirat exige, après Oudenarde : pour l'Autriche, que la monarchie espagnole soit donnée tout entière à l'archiduc Charles[19] ; pour l'Angleterre, la reconnaissance de la maison de Hanovre, le renvoi des Stuarts, la destruction de Dunkerque ; pour la Hollande, la cession de Lille, Menin, Condé et Maubeuge. Ces conditions étaient des plus dures pour l'orgueil de Louis XIV ; mais le grand roi sut le faire plier devant l'intérêt de la France, et, au moment où, ému, bouleversé, il s'écriait en les acceptant : J'oublie ma gloire ![20] il l'assurait, au contraire, par ce rare et difficile triomphe remporté sur lui-même.

Mais.les sacrifices auxquels il vient de se soumettre, et, que le président Rouillé et Torcy sont allés annoncer à la Haye aux plénipotentiaires, font naître chez eux de nouvelles exigences plus rigoureuses encore. Abusant de la fortune, ils présentent, sous le nom de préliminaires, un traité par lequel ils demandent que Strasbourg, Brisach et Landau soient cédés à l'Empire, et que toutes les places, depuis Bâle jusqu'à Philipsbourg, soient rasées ; que Louis XIV renoncé à la souveraineté de l'Alsace et ne conserve sur cette province qu'un droit de préfecture ; enfin, qu'il prenne avec les alliés toutes les mesures nécessaires pour enlever la monarchie espagnole à Philippe V. Alors le roi, accablé mais non abattu par l'infortune, et dont la fermeté croit avec les malheurs, adresse un pathétique appel[21] à son peuple. Il lui montre, d'un côté, ses sincères efforts pour obtenir la paix ; de l'autre, l'insolence et l'aveuglement de ses adversaires, et il tient avec dignité un langage qui, en France, est toujours entendu. Un patriotique enthousiasme[22] étouffe les gémissements et les cris de détresse qui depuis longtemps s'élèvent de toutes parts ; les volontaires accourent, et Villars, mandé de la Savoie, se place à leur tête. Électrisés par la présence de ce chef connu, indignés de voir l'ennemi sur le sol français, les soldats, jeunes et novices, se conduisent à Malplaquet comme des combattants aguerris et éprouvés. Leur tenue, leur abnégation, sont admirables. Ayant manqué de pain pendant plus d'un jour, et le recevant au moment de livrer bataille, ils le rejettent pour courir plus légers au combat. Rien ne résiste à leur élan, et, dès le milieu du jour, vingt mille alliés sont victimes de cette ardeur intrépide. Mais la fortune y resta insensible. Une balle priva de leur chef ces valeureux soldats et les livra sans direction aux savantes manœuvres de Marlborough. Aucune bataille n'avait été, jusque-là, aussi meurtrière ; aucune, depuis, ne fut plus héroïque. On peut ajouter que jamais la victoire n'aurait été aussi désirable, aussi nécessaire à la sûreté de la France et à l'intégrité de son territoire.

 

 

 



[1] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 127.

[2] Guillaume III fut persuadé qu'il avait été cruellement mystifié par Louis XIV. Nous devons l'avouer, écrivit-il à Heinsius, nous sommes dupes ; mais, quand on ne garde ni sa parole ni sa foi, il est aisé de tromper tout le monde. Lettre à Heinsius, grand-pensionnaire de Hollande, du 16 novembre 1700. — Comme M. Tallard, ambassadeur de France à Londres, voulait expliquer au roi d'Angleterre que le choix fait par Charles II était le seul moyen de maintenir l'équilibre de l'Europe : Monsieur, lui dit Guillaume, je vous prie de ne vous fatiguer pas tant pour justifier la conduite de votre maitre. Le roi très-chrétien ne pouvait pas se démentir. Il a agi à son ordinaire. Mémoires de la Torre, t. II, p. 250.

[3] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 132. — Journal de Dangeau, t. VII, p. 412.

[4] Don Antonio de Ubilla y Medina marques de Rivas, succession de el rey don Felipe V, nuestro señor, en la corona de España (Madrid, 1704), liv. I, ch. I, p. 11. — Mémoires du marquis de San-Felipe, t. I. — La Torre, Mémoires et négociations secrètes des diverses cours de l'Europe, t. I.

[5] Ce point, et la part prise par madame de Maintenon à cette importante discussion, me paraissent désormais incontestables. Il est vrai que Torcy le nie dans ses Mémoires (p. 551) d'une manière aussi absolue que Saint-Simon l'affirme dans les siens (t. II, p. 127). Mais aurait-on seulement ces deux témoignages contradictoires que je serais tenté, dans l'espèce, de préférer celui de Saint-Simon. Les mémoires de Torcy, en effet, renfermant, comme ceux de Saint-Simon, quelques inexactitudes prouvées par des dépêches tirées des archives des affaires étrangères, et Saint-Simon, dans le cas qui nous occupe, ayant été, aussi bien que Torcy, en mesure d'être complètement renseigné, puisque, si Torcy était témoin oculaire, Saint-Simon, à qui Beauvilliers, cet autre acteur de la grande scène, ne cachait rien, en a reçu le soir même les moindres détails, on en est réduit à examiner lequel des deux avait le plus d'intérêt à dénaturer la vérité. Était-ce Saint-Simon qui relevait ainsi une femme détestait, autant qu'il en était peu aimé, et qu'il ne néglige aucune occasion de dénigrer et de calomnier ? N'était-ce pas plutôt Torcy qui, répondant aux écrivains de son temps, à ces gazetiers de Hollande si cruels envers madame de Maintenon, nie un fait sur lequel s'était déjà fréquemment exercée leur verve ? N'était-ce pas plutôt Torcy qui, ayant été un des rares personnages appelés à prendre part à cette solennelle délibération, est bien aise de ne pas avouer qu'une femme a partagé le même honneur ? Cette simple négation intéressée peut-elle détruire l'affirmation si précise, les détails circonstanciés de Saint-Simon ? Mais, si ces indices rendent vraisemblable le fait de la présence de madame de Maintenon, des preuves certaines viennent le corroborer. Les lettres de madame de Maintenon indiquent que son opinion était entièrement conforme à celle que, d'après Saint-Simon, elle a soutenue au conseil, et le journal de Dangeau dit formellement qu'elle y était présente. Correspondance générale de madame de Maintenon, publiée par Th. Lavallée, t. IV, p. 341, 342, 345. — Journal de Dangeau, t. VII, p. 412.

[6] Mémoires de Torcy, p. 550 et suivantes. — Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 127 et suivantes.

[7] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 131.

[8] Je dois la communication de ces dépêches à l'obligeance de M. Mignet. Elles réfutent entièrement l'opinion des écrivains, tels que M. Sirtema de Grovestins, qui sont convaincus que Louis XIV connaissait et avait accepté le testament depuis un mois déjà.

[9] Mémoires de Lamberty, t. I, p. 235. — Journal de Dangeau, t. VII, p. 417. — Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 135. — J'ai composé ce récit surtout d'après ceux de Dangeau et de Saint-Simon, entre lesquels d'ailleurs il n'y a que des différences insignifiantes.

[10] C'est ce qui a donné lieu au mot : Il n'y a plus de Pyrénées. Déjà le Mercure galant du lendemain fait dire : Quelle joie ! il n'y a plus de Pyrénées. Elles sont abymées, et nous ne sommes plus qu'un. On n'a conservé que le mot il n'y a plus de Pyrénées, et l'on a aggravé l'erreur en attribuant ce mot à Louis XIV.

[11] J'aurais pu ajouter : et aussi de son commerce ; M. Giraud (ouvrage déjà cité, page 37) fait, en effet, judicieusement observer que l'acceptation du testament eut pour le commerce de la France les conséquences les plus heureuses. L'Angleterre et la Hollande faisaient à l'Espagne d'immenses fournitures de leurs fabriques. Les manufactures de France les supplantèrent bientôt dans ce commerce lucratif. Les vieilles lois de Charles-Quint prohibaient à tous les navires étrangers l'entrée des colonies espagnoles. Louis XIV fit occuper par ses flottes les stations principales des Indes espagnoles.

[12] Louis XIV adressa le mémoire suivant à l'Angleterre et aux Provinces-Unies : L'état des affaires est entièrement changé par le testament du roi d'Espagne. Si les princes de France refusent la couronne après que le roi catholique à rendu justice à M. le dauphin en appelant les princes ses fils, les sujets de cette monarchie se feront un devoir d'obéir à l'archiduc et de reconnaître en sa personne les dispositions du roi leur maitre. Tous lui seront aussi fidèles qu'ils l'ont été, depuis un si grand nombre d'années, au précédent roi d'Espagne. Il faudra conquérir non-seulement des places, mais des États, des royaumes entiers, pour exécuter le traité, entreprendre une guerre longue et difficile contre la monarchie d'Espagne réunie dans toutes ses parties, soutenue par des alliés intéressés à maintenir le testament, soumise à un roi qu'elle regardera comme légitime, les premiers héritiers ayant renoncé à leurs droits. Rien n'est plus opposé à l'esprit du traité de partage, rien de plus contraire à cette heureuse tranquillité ; que le roi s'est proposé de maintenir conjointement avec ses alliés.

Lorsque Sa Majesté accepte le testament, les monarchies de France et d'Espagne deviennent séparées comme elles l'ont été depuis tant d'années. Cette balance égale, désirée de toute l'Europe, subsiste bien mieux que si la France s'agrandissait par l'acquisition des frontières de l'Espagne, par celle de la Lorraine, par celle enfin du royaume de Naples et de Sicile.

Sa Majesté est persuadée qu'elle donne une preuve éclatante de sa modération en renonçant aux grands avantages que sa Couronne recevait d'un pareil traité, et que la résolution qu'elle prend de conserver la monarchie d'Espagne dans son ancien lustre est encore plus conforme à l'intérêt général de toute l'Europe. Mémoire remis par M. de Torcy, à l'ambassadeur d'Angleterre, le 12 décembre 1700. — Correspondance d'Angleterre, vol. CLXXXVII, aux archives des affaires étrangères.

[13] Ces lettres patentes sont du mois de décembre 1700. Louis XIV y conserve à Philippe V son rang entre le duc de Bourgogne et le duc de Berry. (Lamberty, t. Ier, p. 388. — Dumont, t. VIII, part. I, p. 325.) Saint-Simon fait remarquer (Mémoires, t. II, p. 159) que ces lettres patentes étaient exactement semblables à celles que Henri III, en 1573, et le prince de Conti, en 1697, avaient emportées en Pologne, quand ils y furent nommés rois.

[14] Schoell et Koch, Histoire abrégée des traités de paix, t. II.

[15] On conçoit que Louis XIV ait dû traiter en roi Jacques II, descendant d'un trône. Mais considérer comme souverain sou fils, et le nommer Jacques III, était un acte d'hostilité des plus significatifs et des plus intempestifs. Guillaume III apprit en sa maison de Loo, en Hollande, la nouvelle de la mort de Jacques Il et de la reconnaissance de Jacques III. Il était à table avec quelques princes d'Allemagne et quelques autres seigneurs. Il ne proféra pas un seul mot après avoir annoncé cette nouvelle, mais il rougit, enfonça son chapeau et ne put contenir son visage. Presque aussitôt le comte de Manchester, son ambassadeur, fut rappelé de Paris, et Poussin, chargé d'affaires de Louis XIV à Londres, reçut de Guillaume III l'ordre de repasser immédiatement la mer, ce qu'il fit sans retard. — Saint-Simon, si pénétré qu'il soit du principe de la légitimité, a eu assez de sens politique pour blâmer énergiquement cette grave faute de Louis XIV. Le roi, dit-il, prit une résolution plus digne de la générosité de François Ier que de sa sagesse (p. 316 du tome II des Mémoires). — Au surplus, il convient de faire remarquer que Louis XIV ressentait à l'égard de Guillaume III une aversion toute personnelle. Déjà à la mort de la reine Marie, femme de Guillaume III, Louis XIV avait défendu à sa cour de prendre le deuil, et cette défense s'étendit même à MM. de Bouillon, de Duras et à tous ceux qui étaient parents du prince d'Orange, ce qui, dit Saint-Simon, fut trouvé une vengeance petite. (Page 160 du tome Ier des Mémoires.) — Voici, d'après Saint-Simon, quelle serait la cause de cette aversion. Louis XIV aurait songé à faire épouser au prince d'Orange mademoiselle de Blois qu'il avait eue de madame de la Vallière et qui épousa plus tard le prince de Conti. Au moment où Louis XIV eut cette pensée, la situation du prince d'Orange fit croire au monarque que cette proposition serait accueillie comme un extrême honneur et un grand avantage. Il se trompa. Le prince d'Orange, petit-fils de Charles Ier d'Angleterre, et ayant pour grand'mère la fille de l'électeur de Brandebourg, répondit que les princes d'Orange étaient accoutumés à épouser les filles légitimes des grands rois et non leurs bâtardes. Ce mot entra profondément deus le cœur de Louis XIV, qui ne négligea depuis lors aucune occasion d'humilier et de blesser celui qui l'avait prononcé.

[16] La plupart des puissances de l'Europe, telles que les États d'Italie, la Suède, l'Angleterre, la Hollande et les puissances du Nord, avaient continué leurs relations pacifiques avec la France et reconnu tacitement le nouveau roi d'Espagne, avec lequel le roi de Portugal et le duc de Savoie avaient même conclu des traités d'alliance. (Mémoires de Lamberty, t. I. — Dumont, Corps diplomatique, t. VIII, part. I, p. 631, et Koch, Tableau des révolutions de l'Europe, t. II, p. 23.)

[17] Testament politique de Louvois. Recueil des testaments politiques, t. IV, p. 237.

[18] Heinsius, le prince Eugène et Marlborough n'étaient qu'un, dit Saint-Simon. Mémoires, t. IV, p. 107.

[19] L'acte de cession par lequel l'empereur Léopold abandonna la monarchie espagnole à son fils cadet, l'archiduc Charles, qui y est désigné sous le nom de Charles III, est du 12 septembre 1703. Il est cité en entier dans Dumont, Corps diplomatique, t. VIII, p. 133 et suivantes.

[20] Mémoires de Torcy. Collection Michaud et Poujoulat, t. VIII, p. 628 et suivantes. — Correspondance de Hollande, Ve CCXIII.

[21] On petit voir cette belle lettre dans l'Histoire de la diplomatie française de M. de Flassan, t. IV, p. 284.

[22] Ce ne fut, dit Saint-Simon, qu'un cri d'indignation et de vengeance. Mémoires, t. IV, p. 393.