L'EUROPE ET LES BOURBONS SOUS LOUIS XIV

AFFAIRES DE ROME. — UNE ÉLECTION EN POLOGNE. — CONFÉRENCES DE GERTRUTDENBERG. — PAIX D'UTRECHT

 

CHAPITRE VII.

 

 

Origine de la lutte des maisons de France et d'Autriche. — Situation de l'Espagne et de la France l'une à l'égard de l'autre. — Commencements de la question de la succession d'Espagne. — Mazarin la prépare. — Louis XIV. — Son rôle politique. — Débuts de son règne. — Les renonciations de Marie-Thérèse. — Leur invalidité aux yeux de Louis XIV. — Projet formé par quelques grands d'Espagne de déterminer Charles II à choisir le duc d'Anjou comme héritier de la monarchie. — Le marquis de Villafranca. — Le duc de Medina-Sidonia. — Motifs de leur résolution. — Ils s'adjoignent les marquis de Villagarcias et de Villena, le comte de San-Estevan del Puerto et le cardinal Porto-Carrero. — Nombreux obstacles qu'ils ont à surmonter. — Invalidité des renonciations de Marie-Thérèse aux yeux des grands d'Espagne. — Le parti autrichien. — Moyens qu'il emploie pour arriver à ses fins. — Son impopularité accrue par les imprudences de l'archiduc Charles et par l'inhabile réserve de l'ambassadeur de l'Empire. — Faveur dont jouissent les Français en Espagne. — Renvoi de la comtesse de Berlips, favorite de la reine. — Départ du prince de Hesse-Darmstadt. — Isolement et inaction de la reine. — Causes de cette inaction. — Charles II, sa faiblesse, ses infirmités, ses inquiétudes. — Le cardinal Porto-Carrero le presse de tester en faveur du duc d'Anjou. — Perplexité du roi. — Il consulte le pape. — Opinion d'Innocent XII, favorable au duc d'Anjou. — Testament de Charles II. — Sa mort.

 

On apprécierait imparfaitement les négociations et les guerres de la succession d'Espagne si on les considérait isolément. Elles ont été, en effet, la conséquence naturelle d'un même système politique, suivi avec des vicissitudes diverses par la France à l'égard de l'Autriche, et comme le dernier acte d'un drame qui se jouait entre les deux maisons depuis plus d'un siècle. Entrevu par François Ier, qui lutta avec constance, mais sans succès, inauguré par Henri II, l'heureux conquérant des Trois-Évêchés, appliqué par Henri IV, violemment et trop tôt interrompu dans son œuvre, ce système politique, consistant à s'appuyer, contre un adversaire empereur d'Allemagne et chef du parti catholique en Europe, sur l'alliance des princes allemands et du parti réformé, ne reçut sa complète exécution qu'avec Richelieu et Mazarin. De ces deux grands ministres, l'un parvint à abaisser la maison d'Autriche, l'autre assura la prépondérance de la France en Europe, et le traité des Pyrénées à l'égard de l'Espagne, comme celui de Westphalie vis-à-vis de l'Autriche, mirent en évidence et consacrèrent cette suprématie. Mais il fallait l'assurer pour l'avenir. La maison de Habsbourg, si redoutable sous Charles-Quint, s'était divisée en deux branches, et l'une, celle d'Espagne, était tombée dans un tel dépérissement qu'il était nécessaire d'empêcher son absorption par l'autre, et, par cela même, le retour d'une réunion pleine de menaces pour la France et de dangers pour l'Europe entière. Après Charles-Quint, qui avait brisé les ressorts moraux de la nation espagnole, était venu Philippe II, qui en avait épuisé les ressources matérielles. Puis tour à tour Philippe III et Philippe IV, gouvernés par d'incapables ministres, cédant à des craintes vaines ou à de chimériques illusions, avaient vu l'industrie de la péninsule ruinée par l'expulsion des Juifs et des Mores, les armées détruites et la monarchie morcelée par une guerre désastreuse ou par de victorieuses rébellions. Sur une nation épuisée régnait une dynastie près de s'éteindre et dont le dernier rejeton, Charles Il, succédant à des princes qui n'avaient pas su être rois, ne pouvait pas même être homme et n'avait pas reçu de la nature assez de forces pour perpétuer un sang appauvri et dégénéré.

Quelle était la maison appelée à recueillir cet héritage ? Par le moyen de quelle famille un nouvel esprit s'introduira-t-il le plus facilement dans ce corps inerte pour lui redonner le mouvement et la vie ?

La France et l'Espagne doivent se mouvoir dans le même cercle d'idées et d'intérêts. Tout les y porte : leur extrême voisinage, une même origine de langues et une source commune de civilisations, une fidélité presque égale, quoique beaucoup plus exclusive chez l'Espagne, à la religion catholique, la vieille influence littéraire exercée l'un sur vautre par les deux pays, et surtout leur position géographique. L'isolement dans lequel se trouve l'Espagne ; jetée à l'extrémité du continent, et sa forme montagneuse, rendent bien difficiles avec elle les communications du dehors. La France est nécessairement le grand chemin par lequel y affluent les peuples et les idées. Elle est aussi une infranchissable barrière qui garantit l'Espagne des agressions du continent. L'alliance des deux nations, très-utile à l'une, est presque aussi nécessaire à l'autre, car la France, ouverte au nord et à l'est, ne peut diriger de ce côté toutes ses forces que si sa sécurité est assurée dans le midi et qu'aucune attaque ne l'y menace. L'union ou l'inimitié des deux peuples est donc pour chacun d'eux une source de prospérité ou une cause de péril.

Ainsi, éviter le retour de la puissance formidable de Charles-Quint et replacer l'Espagne dans sa sphère naturelle de mouvement et d'action, en la ramenant dans les voies d'une contrée dont elle reçoit et à laquelle elle procure une protection précieuse, telle devait être la véritable politique de la France. Mazarin eut le mérite de la pénétrer[1], et, si le mariage de Louis XIII avec l'infante espagnole Anne d'Autriche peut être considéré en quelque sorte comme une affaire de famille, il n'en est pas de même de celui négocié quarante-sept ans plus tard dans des circonstances toutes différentes. En unissant Louis XIV à Marie-Thérèse, de manière à ménager à ce prince la succession d'Espagne, l'habile ministre résolut une question nationale ; sa main prévoyante disposa pour ainsi dire les événements futurs, et, après avoir illustré les commencements d'un grand règne, il eut, avant de mourir, l'insigne honneur d'en préparer le nœud par un acte capital et des plus féconds en résultats.

Nul prince, plus que Louis XIV, n'était capable d'apprécier cet acte et d'en tourner à son profit toutes les conséquences. Ambitieux et impatient de s'illustrer par lui-même, il trouvait dans cette question d'Espagne matière à satisfaire l'ambition la plus immodérée. Laborieux et doué d'un sens droit, il put en découvrir la portée, en préparer avec patience les, diverses phases et marcher sûrement vers un but dont la poursuite entretenait son ardente activité, en même temps qu'elle nourrissait son âme avide de gloire. Enfin, il fut admirablement servi par des instruments incomparables formés au milieu des fécondes agitations de la régence, mais soumis ensuite à une volonté ferme et persévérante, qui avaient reçu la vive impulsion et le nerf que donnent les guerres civiles, mais auxquels il sut imprimer une même direction et un mouvement uniforme. Aussi rien n'égale l'incontestable grandeur et la profonde utilité des actes de cette période glorieuse pendant laquelle, ne se contentant pas de développer la prospérité du pays, de ressusciter la marine, d'implanter en France l'industrie étrangère et de faire pénétrer l'ordre dans l'armée, dans l'administration, dans les finances, il sut aussi porter un regard attentif à l'extérieur, ménager avec soin ses alliés, maintenir dans le repos les puissances inquiètes et les préparer habilement à la revendication de ses droits.

Aux yeux de l'Autriche, ces droits n'existaient plus. Afin d'empêcher la réunion sur la même tète des deux couronnes française et espagnole, une renonciation à la succession d'Espagne avait été imposée à Marie-Thérèse par son contrat de mariage, qui la dépouillait ainsi du droit que la loi espagnole accorde aux femmes de monter sur le trône[2]. Mais ce contrat, déjà considéré par Louis XIV comme radicalement nul, en ce que, essentiellement particulier, il ne pouvait pas modifier la loi fondamentale d'une monarchie, ce contrat, rédigé d'ailleurs par Mazarin et Louis de Haro de telle manière que la renonciation y était réputée clause de forme, n'était pas exécuté par la cour de Madrid, qui se refusait à payer la dot accordée à Marie-Thérèse en échange de ses droits. Violé par l'une des parties, il ne pouvait donc pas être opposé à l'autre.

Après avoir démontré ses droits futurs à la succession totale d'Espagne, Louis XIV trouve un légitime moyen d'agrandissement dans une question de succession partielle. Se fondant sur une coutume en vigueur dans quelques provinces des Pays-Bas, coutume qui donne l'héritage paternel aux seuls enfants du premier lit, il demande à Charles II, enfant du second, au nom de Marie-Thérèse, issue du premier, la partie des Pays-Bas dans laquelle existe cette coutume[3], et, sur son refus, entrant aussitôt en campagne, il conquiert une grande partie de la Flandre et affermit ainsi, en les éloignant de la capitale, les frontières septentrionales de la France.

Je n'ai pas à raconter ici comment une entreprise, si heureusement commencée et favorisée dans la suite par de nombreuses victoires, finit par attirer sur la France une coalition formidable ; comment le roi habile, étant devenu, après la mort de Lionne et de Colbert, un roi passionné, ne sut pas se modérer dans la répression des Hollandais infidèles, qu'il humilia au lieu de se contenter de les affaiblir ; comment, enfin, cet acte exagéré de vengeance contre les Provinces-Unies renversa les frères de Witt, dévoués à Louis XIV, pour élever sur leurs cadavres le prince d'Orange, son implacable ennemi, que cette faute conduisit au stathoudérat, dont l'aveugle opiniâtreté des Stuarts fit un roi d'Angleterre, et que la politique trop envahissante de la France plaça à la tête de l'Europe ; car il était dans la destinée de ce grand homme de remplir tour à tour et avec éclat des situations de plus en plus élevées, mais d'y arriver comme malgré lui et porté pour ainsi dire par les fautes de ses adversaires.

Sans parler non plus des divers partages[4] qui furent faits d'une succession paraissant sans cesse être sur le point de s'ouvrir, partages qui avaient pour cause l'avidité des prétendants, pour principe le morcellement de la monarchie espagnole, et dont aucun ne devait aboutir, je franchirai cette longue période, pour arriver au jour où Charles II, après avoir longtemps hésité entre ses sympathies et celles de l'Espagne, entre la voix du sang, qui lui désignait la maison d'Autriche, et les intérêts réels de son pays, qui réclamaient la maison de France, fut déterminé à prendre la résolution la plus nationale, et, après avoir écrit un premier testament pour l'archiduc Charles, à en faire un nouveau en faveur du duc d'Anjou. Il y fut entraîné malgré lui, malgré son entourage, contrairement à ses engagements les plus chers, en dépit des influences les plus puissantes, et rarement une entreprise aussi importante par les conséquences considérables qu'elle a eues, aussi difficile par les obstacles extraordinaires qu'elle a présentés, a été conçue, préparée et exécutée avec une habileté égale et plus de succès.

Le premier, le marquis de Villafranca forma le projet de déterminer le roi à choisir le duc d'Anjou pour héritier. Haut, fier, doué d'une vertu antique et de mœurs austères[5], ce noble chef de la maison de Tolède, profondément attaché à son pays, se persuada que c'était le servir utilement que de faire appeler au trône un des petits-fils de Marie-Thérèse, sœur de Charles II. Il s'en ouvre avec précaution à l'ambitieux duc de Médina-Sidonia[6], qu'il sait attiré vers la maison d'Autriche par ses affections, mais entraîné par le soin de ses intérêts vers celle de Bourbon. Ils déplorent ensemble la situation de l'Espagne, son déclin rapide, les convoitises qu'elle excite, les dangers extérieurs qui la menacent, et l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de les conjurer par ses seules forces. Dans cette menaçante conjoncture, ce qu'ils redoutent surtout, c'est le morcellement de la monarchie de Philippe II, morcellement admis dans les divers partages dont elle a été jusque-là l'objet, et qui semble rendu presque inévitable par l'extinction de la dynastie régnante, l'immense étendue des États espagnols et l'égale avidité des puissants compétiteurs qui se les disputent. Humiliés à la seule pensée de la division de leur monarchie, ils examinent l'un et l'autre quelle est la nation qui pourra le mieux en sauver l'intégrité et à laquelle il convient d'en confier la protection. Ils considèrent combien est grande, et respectée en Europe, l'influence de la France, quelle facilité lui offre sa position géographique pour attaquer ou soutenir la monarchie espagnole soit dans les Pays-Bas, dont elle est la frontière, soit dans le Milanais qui l'avoisine, soit encore dans la péninsule même, à laquelle elle est contiguë, ou dans les immenses colonies du nouveau monde, dont la rapprochent ses ports nombreux et sa marine florissante. A la France si merveilleusement placée pour protéger leurs vastes possessions, ils opposent l'Empire, éloigné de chacune d'elles et affaibli en Europe depuis le traité de Westphalie. A la France, qu'une coalition formidable n'a pu entamer, ils opposent l'Autriche vaincue sur les champs de bataille, amoindrie dans les congrès et réduite à remplacer dans la lutte la force par la ruse et à employer le crime pour arriver à ses fins.

Ils s'affermissent ainsi mutuellement dans leur conviction et ils parviennent aisément à la faire partager au vice-roi de Valence, marquis de Villagarcias, et à ce fameux Pacheco, marquis de Villena[7], qui a conservé la loyauté, la foi, le courage et l'honneur de l'ancienne chevalerie, et qu'ont rendu partout populaire sa fermeté sans obstination, son savoir sans pédanterie, et un respect intelligent des vieux usages espagnols auxquels il s'est toujours montré fidèle, sans en être toutefois l'esclave. Puis ils s'adjoignent le comte de San-Estevan del Puerto qui a, dans l'esprit, plus de finesse que de droiture, et, dans le caractère, moins de franchise que de souplesse[8], mais dont la profonde connaissance des hommes et des choses de la cour, ainsi que la capacité incontestable, seront très-utiles. Enfin se réunit à eux le cardinal Portocarrero, archevêque de Tolède[9], très-influent au Conseil d'État, respecté pour son rang, pour sa probité, pour sa noblesse, dont l'âge n'a pas amorti l'impétueuse vivacité, ni éteint la pétillante ardeur, que son esprit étroit et tenace rend un ennemi implacable, autant que sa vigueur et ses inépuisables ressources font de lui un excellent allié.

Les obstacles, que ces six personnages avaient à surmonter, étaient aussi nombreux que redoutables. Ne pas tenir compte dans la scrupuleuse Espagne des renonciations solennelles imposées à Anne d'Autriche et à Marie-Thérèse dans leur contrat de mariage avec Louis XIII et avec Louis XIV ; éviter d'éveiller l'attention inquiète et soupçonneuse du comte d'Harrach, ambassadeur de l'Empire ; lutter contre le crédit et l'influence de la reine, Allemande par la naissance, par le cœur et par l'intérêt ; détruire je pouvoir dangereux de son altière favorite, la comtesse de Berlips, et du prince de Hesse-Darmstadt, chargé d'empêcher par tous les moyens l'établissement à Madrid d'une dynastie française ; enfin déterminer le roi à anéantir un premier testament qui était son œuvre bien-aimée, son unique consolation dans ses malheurs et son seul espoir pour l'avenir ; l'amener à dépouiller une famille, qui était la sienne, en faveur d'une maison sa rivale, son ennemie depuis des siècles ; en un mot, faire consacrer le triomphe de la maison de Bourbon sur celle d'Autriche par le dernier descendant de Charles-Quint, telle était la tâche digne de l'audace de Pacheco et de Villafranca, de l'opiniâtreté de Portocarrero, de l'ambition de Médina-Sidonia, de la souplesse et des talents de San-Estevan et de Villagarcias. Parmi eux, les uns la tentèrent séduits par la grandeur de l'entreprise, les autres considérant seulement l'utilité qu'ils en retireraient. Mais, quel qu'ait été leur mobile, tous contribuèrent au succès de l'œuvre commune par une activité égale, soit qu'elle ait pris sa source dans le patriotisme, soit qu'elle ait été excitée par l'intérêt personnel.

A la difficulté résultant des renonciations, Villafranca opposa une objection très-contestable, si l'on n'envisage que leur forme, mais irréfutable en réalité et destinée à produire une impression profonde sur toute la partie éclairée de la nation. Il fit observer à ceux qui concouraient avec lui au même but, que les renonciations de Marie-Thérèse ne pouvaient continuer à être valides, qu'autant que subsistait encore la cause pour laquelle on les avait demandées et accordées. Il ajouta que cette cause, qui était uniquement la nécessité d'empêcher, dans l'intérêt de l'Europe, la réunion sur la même tête des deux couronnes de France et d'Espagne, n'existait plus, puisque le dauphin, représentant Marie-Thérèse, avait trois fils, dont l'un pouvait hériter des droits de son père au trône de France, et l'autre de ceux de son aïeule au trône d'Espagne. Continuer à exiger l'application d'une mesure, destinée à éviter un danger désormais impossible, était non-seulement inutile, par conséquent irrationnel, mais encore injuste, en ce qu'on dépouillait ainsi des héritiers légitimes et réels au profit de princes qui ne l'étaient point.

Cette augmentation, contraire, il est vrai, aux termes mêmes du contrat de mariage de Louis XIV, mais représentant son interprétation naturelle, et qui conservait l'acte de renonciation dans son esprit en lé détruisant dans sa forme, Villafranca s'engagea[10] à l'exposer et à la soutenir au conseil quand le moment opportun en serait venu. Mais, auparavant, il fallait vaincre les répugnances de Charles II, et, avant tout, neutraliser les efforts de ceux qui le maintenaient avec soin dans le parti autrichien.

Ce parti, représenté surtout par la reine, par sa favorite et par le prince de Hesse-Darmstadt, était habilement dirigé de Vienne même par la cour impériale qui, depuis trente années, surveillait avec une attention inquiète l'ouverture d'une succession que la débilité native du roi avait constamment fait croire très-prochaine et qui comprenait plusieurs royaumes de l'Europe et une grande partie du Nouveau-Monde.

Ardemment désireuse de s'assurer cd immense héritage, ou tout au moins d'en écarter à jamais la maison de Bourbon, la cour de Vienne avait tout mis en œuvre pour atteindre le but, ou pour en éloigner sa rivale. La première femme de Charles II, Marie-Louise d'Orléans, ayant acquis sur son cœur et sur son esprit un grand ascendant, qui aurait été profitable à la France, était morte tout à coup, et la comtesse de Soissons, dont Mansfeld, ambassadeur de l'empire de Madrid, aurait été le complice, avait été soupçonnée, puis hautement accusée d'empoisonnement[11]. Le 15 novembre 1698, Charles II, espérant assurer l'intégrité de la monarchie en la confiant à un prince n'appartenant à aucune des maisons d'Autriche et de France, avait fait un testament par lequel il laissait toute sa succession au prince électoral de Bavière. Le 8 février 1699, ce prince mourait subitement, et l'Europe accusait la cour de Vienne d'une mort aussi singulière par sa promptitude, qu'elle lui était favorable par son opportunité[12]. Cette cour n'avait pas reculé devant un autre crime ; et avait ensuite osé recourir à l'adultère[13], se résignant à détruire elle-même ses espérances, afin d'anéantir aussi celles de la maison de Bourbon. Corps usé dès la naissance, Charles II n'avait eu d'enfant ni de Marie-Louise d'Orléans, ni de Marie-Anne de Neubourg. Après quelques années de ce second mariage, la cour de Vienne, persuadée de l'impuissance de Charles II à perpétuer sa race, rechercha le moyen d'obtenir néanmoins ce résultat. Elle jeta les yeux sur le prince de Hesse-Darmstadt doué de qualités séduisantes, parent de la reine et habitant l'Espagne depuis longtemps. On l'attacha d'une manière définitive au service de cette monarchie, on le nomma gouverneur des armes en Catalogne, puis vice-roi de cette province, et on le fit grand d'Espagne, afin qu'il pût demeurer constamment à la cour. et gagner plus facilement les bonnes grâces de la reine. Il y parvint ; il entra dans une extrême familiarité avec elle, et en reçut des preuves d'affection qui furent très-remarquées dans la cour la plus servilement soumise à l'étiquette. Mais il ne remplit point le rôle criminel qu'on lui avait assigné, et, Charles II restant privé d'héritiers directs pour son immense succession, les deux maisons rivales[14] continuèrent à se disputer cette grande proie.

Elles ne jouissaient pas de la même popularité auprès de la nation, et l'opinion publique, si favorable autrefois aux impériaux, commençait à se détourner d'eux. Tandis que les Français, servis par leur éloignement même, profitaient de leur brillante réputation, et, absents, n'avaient pas pu encore déplaire, les Allemands, établis depuis plusieurs années en Espagne, avaient eu le temps de lasser par leur hautaine domination et leur avidité insatiable. Plusieurs membres de la noblesse étaient irrités de voir des étrangers, tels que le prince de Darmstadt et le prince de Vaudemont, à la tête de riches provinces, chargés d'honneurs, de dignités, d'opulentes fonctions. On subissait leurs envahissements progressifs, mais en s'aigrissant, et la fierté castillane n'allait pas tarder à se révolter contre la hauteur allemande. En outre, l'archiduc Charles, l'héritier présomptif désigné par la maison d'Autriche, compromettait ses intérêts par des propos, inconvenants autant qu'intempestifs, sur le pays dont il croyait devoir être bientôt le souverain. Recueillis avec soin par l'évêque de Lérida, ambassadeur d'Espagne à Vienne, et répandus par lui après son retour à Madrid[15], ces propos excitèrent le légitime mécontentement des Espagnols et accrurent leur aversion. La conduite du comte de Harrach, ambassadeur de la cour impériale en Espagne, n'était pas de nature à modifier ces sentiments de répulsion. Fils du ministre dirigeant la politique extérieure à Vienne, ce diplomate était chargé d'obtenir de Charles II un testament en faveur de l'archiduc et d'empêcher la révocation de cet acte. Il crut qu'en cela seulement consistait sa mission. Il se préoccupa donc surtout de surveiller le roi et son entourage, de les maintenir favorables aux impériaux, de déjouer les intrigues contraires, et d'attendre, en voyant tout, un dénouement qui ne pouvait qu'être très-prochain. C'était beaucoup, mais ce n'était point assez. Au lieu de tout attendre de la cour, il fallait aussi s'adresser à la nation qui, dans le cas probable d'une rivalité entre les deux prétendants, devait être l'arbitre décisif et suprême. Au lieu de se contenter du témoignage mystérieux de la faible volonté de Charles II, il était essentiel de préparer à l'élu du roi l'appui nécessaire de ses futurs sujets.

C'est ce que réussit à faire le marquis d'Harcourt, ambassadeur de France[16]. Il est vrai que, suspect dans une cour en grande partie allemande, il pouvait, par cela même, plaire plus aisément au peuple. Mais il ne dut pas seulement sa popularité aux dégoûts essuyés par lui à la cour. Il la dut aussi à sa magnificence, à sa rare dextérité et à un art extrême de charmer et de séduire. Les procédés du gouvernement espagnol finirent par être tellement offensants à l'égard de l'ambassadeur de Louis XIV, qu'il demanda à Versailles et obtint la permission de quitter l'Espagne[17]. Mais le résultat principal était obtenu, et la nation espagnole se sentait déjà attirée, avant de le connaître, vers le prince français qu'elle devait plus tard entourer d'une constante affection, et maintenir sur le trône par le plus opiniâtre dévouement.

Ce fut un puissant secours pour les six personnages qui avaient entrepris de faire donner la couronne au duc d'Anjou. Soutenus par l'opinion publique, ils dirigèrent leurs efforts vers la cour, et commencèrent par attaquer la comtesse de Berlips, favorite de la reine. Cette femme, qui s'était rendue odieuse par ses rapines autant qu'intolérable par sa morgue hautaine[18], facilita elle-même la tâche de ses ennemis. Ayant acquis en Espagne d'immenses trésors, elle ne voulut pas s'exposer à les perdre dans les temps de trouble qui suivraient peut-être la mort prochaine du roi. Se sachant haïe, avide beaucoup plus qu'ambitieuse, et ayant satisfait au-delà de toute espérance sa principale passion, elle lui sacrifia son amour-propre. Elle arracha, au profit de celui qui épouserait sa fille, la promesse écrite d'un collier de la toison d'or, et, cette dernière faveur ayant été obtenue du roi, elle ne songea pas à résister aux attaques qui la menaçaient, et elle s'enfuit à la hâte en Allemagne, moins humiliée d'être chassée, qu'heureuse de pouvoir sauver et emporter tous ses trésors.

Portocarrero, Villafranca et San-Estevan, encouragés par ce facile succès, réussirent presque aussi rapidement à faire renvoyer d'Espagne le prince de Hesse-Darmstadt. Tous les trois conseillers d'État, ils surent persuader à leurs collègues que, le régiment de troupes allemandes, formé et dirigé par ce prince, ayant soulevé Madrid par ses vexations, son licenciement était nécessaire[19]. La haine contre l'étranger fortifia dans les esprits la raison d'État, et fut assez puissante pour entraîner presque tout le conseil. En licenciant son régiment, on remercia le prince de Darmstadt de manière à le contraindre de quitter lui-même Madrid.

Privée tout-à-coup de ses deux plus fermes soutiens, la reine fut atterrée. Elle chercha autour d'elle un appui, mais en vain, car la comtesse de Berlips, dans l'intérêt de sa domination et redoutant une rivale, avait eu le soin de placer sa souveraine dans un isolement absolu. Princesse d'une intelligence trop médiocre pour concevoir un grand dessein, et d'un caractère trop faible pour l'exécuter elle-même, habituée jusque-là à marcher dans une voie qui lui était tracée à Vienne, et où elle avait le prince de Darmstadt et sa favorite pour guides, Marie-Anne de Neubourg fut sans ressources et sans forces, dès qu'elle fut sans conseil. Elle était douée d'un certain esprit séduisant, qui, autant que sa beauté majestueuse, explique l'empire qu'elle exerçait sur son époux, si inférieur, du reste, à elle. Mais elle avait en quelque sorte perdu l'usage de sa volonté, et, ayant été toujours dirigée, elle demeura comme un instrument inutile, lorsqu'elle manqua de maître. Son inaction pendant les derniers mois du règne de Charles II tint aussi à une autre cause. Voyant approcher le moment de la mort du roi, elle prêta l'oreille à de vagues propositions que lui transmit le parti français, et qui consistaient à la faire devenir dauphine, dès qu'elle serait veuve[20]. Épouse sans enfant, elle put ainsi se bercer de l'espoir d'être un jour mère. Souveraine attristée au milieu du sombre Escurial, elle put se laisser envahir par la douce pensée d'habiter bientôt Versailles et d'être un jour reine de France.

Le départ de la comtesse de Berlips et du prince de Hesse-Darmstadt, la réserve subite de Marie-Anne de Neubourg et le remplacement du confesseur du roi, zélé Autrichien, par un nouveau prêtre tout-à-fait dévoué au cardinal Portocarrero, ayant entièrement modifié les influences qui pouvaient s'exercer sur Charles II, il était opportun d'agir directement sur le roi lui-même, et de le déterminer à l'acte le plus contraire à ses sentiments, mais vers lequel tendaient les efforts de six hommes aussi persévérants que résolus.

Charles II, alors âgé de trente-neuf ans, mais déjà vieillard caduc et décrépit, sentait approcher la fin d'une vie qui n'avait été qu'une lutte douloureuse contre la mort paraissant toujours menaçante et prochaine. Issu infirme d'un sang appauvri, il n'avait pu se passer du sein de sa nourrice, il n'avait pu marcher, il n'avait pu parler avant l'âge de cinq ans, et, dès cette époque, s'étaient montrés en lui les, signes précurseurs d'une fin sans cesse imminente. Ni les soins dont on l'avait entouré ; ni la sève habituelle de a jeunesse n'avaient donné quelque vigueur à ce corps délabré, et, seul héritier de sa race, il était impuissant à la perpétuer. Aux infirmités de tous genres qui le minaient, à des accès d'épilepsie[21] qui l'abattaient et le laissaient ensuite dans une longue prostration, s'était joint le plus déplorable affaissement des facultés intellectuelles. Aggravant encore ses maux réels par des maux imaginaires, il se croyait exposé à un maléfice sous l'influence duquel il succombait et qui lui semblait être l'unique cause de tous ses malheurs. Sa sombre mélancolie lui faisait fuir la foule, et il se tenait relégué au fond de son palais, entouré de gouvernantes et de nains, obsédé de craintes superstitieuses, épuisé par les souffrances, exténué d'agitations et de veilles, incapable de supporter la vie et redoutant avec effroi la mort. Il était l'être le plus misérable de son vaste empire. Trop faible pour soutenir le fardeau des affaires, indifférent aux événements politiques de l'Europe et entièrement étranger à ce qui intéressait ses immenses États[22], il fut tour à tour dominé par sa mère, par son frère[23], par sa femme, par son confesseur, et chacun, autour du roi, gouverna successivement, excepté le roi lui-même.

Néanmoins, dans cet esprit troublé et malade une pensée sérieuse et grave revenait parfois, et avait alors le privilège d'entièrement l'absorber. C'était celle du choix de son successeur. Ne se faisant aucune illusion ni sur la durée de sa vie ni sur la fécondité de son mariage, Charles II avait de bonne heure songé à désigner un successeur pour tant d'États, qu'il savait ne pas devoir conserver longtemps encore, et qu'il n'espérait plus pouvoir transmettre à un héritier de son propre sang. Mais les intrigues ou le crime avaient jusque-là déjoué ses projets. En 1697, il avait fait, et déposé entre les mains du primat du royaume, un testament nommant héritier universel le prince électoral de Bavière, et, presque aussitôt, entouré et persécuté par le parti impérial, il avait été contraint de déchirer cet acte. En 1698, revenant à cette première résolution, il avait refait un testament en faveur du même prince, et, deux mois après, celui-ci mourait tout-à-coup, violemment enlevé aux hautes destinées auxquelles l'appelait l'affection persistante du roi d'Espagne. Charles II s'était alors déterminé à désigner l'archiduc Charles, second fils de l'empereur Léopold, et, dans le commencement de l'été de l'année 1700, il avait rédigé un testament en faveur de ce prince. Ayant ainsi satisfait à la fois les vifs désirs de ceux qui l'entouraient et ses propres sentiments, il croyait avoir enfin assuré sa tranquillité et l'avenir de la monarchie, quand commencèrent les sollicitations pressantes, les sourdes intrigues, les menaçantes démarches des six personnages qui s'étaient donné pour mission d'obtenir un testament en faveur du duc d'Anjou. Ce devait être pour le malheureux monarque l'épreuve suprême, la plus pénible, la plus cruelle, la plus poignante, celle qui allait couronner et terminer une vie d'amertumes et d'horribles souffrances.

Après avoir laissé au confesseur, donné par lui à Charles II, le temps d'habituer celui-ci à cette nouvelle direction, le cardinal Portocarrero le fait préparer par d'habiles discours à pouvoir entendre mettre la maison de France en parallèle avec celle d'Autriche. Puis, avec toute l'autorité qu'il reçoit de son rang, de son caractère, de son entente avec le confesseur, de son accord avec ses cinq complices, il l'attaque hardiment et lui expose tout-à-coup les hautes raisons politiques  qui doivent le déterminer à choisir son successeur dans la maison de Bourbon. Aux considérations d'intérêt temporel, Portocarrero se hâte d'ajouter de pressants appels adressés à la conscience de Charles II, dont il est le maître par son confesseur[24]. Il ne se contente pas d'éclairer l'esprit du prince. Il fait dépendre le salut de son âme du choix du duc d'Anjou. Le sachant convaincu d'une mort prochaine, il lui retrace un tableau terrifiant des peines éternelles et réussit aisément à le jeter dans la plus grande épouvante. En même temps, Villafranca, Villagarcias et San-Estevan se rapprochent du roi, et viennent s'offrir plus fréquemment à ses regards, à ses observations, à ses demandes. On l'entoure, on le presse, on lui soutient par les mêmes arguments la même cause, et il se défie d'autant moins de cette unanimité dans les opinions émises par plusieurs grands personnages, qu'il ignore le lien qui les unit ; qu'il les sait Espagnols de cœur, étrangers à la France autant qu'indépendants d'elle, et qu'il a vu précédemment quelques-uns d'entre eux très-dévoués au parti autrichien. Presque au même moment, le comte de Harrach aborde à son tour le roi, et, au nom de la cour de Vienne, demande avec insistance que l'archiduc d'Autriche, déjà choisi par lui, soit appelé à Madrid en sa qualité d'héritier présomptif[25]. Charles II ne répond rien d'abord, puis, se tournant vers la reine qui demeure silencieuse : Écoute, femme, lui dit-il, le comte est très-pressant, et il répète par trois fois ces mots : Le comte est très-pressant[26]. L'infortuné souverain éprouve la plus cruelle perplexité. Là tendresse qu'il ressent pour les Habsbourg et l'aversion qui l'éloigne des Bourbons ; l'importance de sa succession qui comprend vingt-trois couronnes, et la responsabilité redoutable qui lui incombe ; l'obligation, s'il désigne le duc d'Anjou, de détruire son propre ouvrage, et la crainte, s'il préfère l'archiduc Charles, d'encourir une éternelle réprobation ; l'intérêt de la monarchie qui est exposée à être démembrée, et celui de sa famille qui court risque d'être amoindrie ; la sainteté des traités antérieurs, et les renonciations de la cour de France ; les liens du sang, le salut de son âme, la justice, la religion, tous ces sentiments, toutes ces considérations déchirent son cœur, envahissent et tourmentent son esprit. Parfois son affection pour sa maison semble l'emporter, et il se promet à lui-même de maintenir l'archiduc Charles. Mais aussitôt lui apparaissent, plus persuasifs que jamais, les puissants motifs qui l'obligent à désigner le duc d'Anjou, et il le choisit à son tour, pour le sacrifier bientôt encore à ses préférences secrètes.

Ne pouvant supporter dette intolérable situation, et incapable de la faire cesser par une détermination définitive, flottant, irrésolu, indécis, il songe à confier au pape toutes ses inquiétudes, et à le supplier de lui donner un conseil. Il mande le duc d'Uzeda, premier gentilhomme de sa chambre[27], et lui annonce qu'il a l'intention de l'envoyer à Rome en qualité d'ambassadeur ; et, comme le duc se récrie, objectant qu'il ne veut pas s'éloigner de sa personne : Ne savez-vous pas que je n'ai point d'enfant ? lui dit Charles II. Ne savez-vous pas que je puis mourir tous les jours ? Ne m'avez-vous pas tenu comme mort trois fois entre vos bras, et, enfin, ne voyez-vous pas que, pour le repos de mes sujets et de la monarchie entière, il faut que je songe à me donner un successeur ? C'est pour ce grand ouvrage, dont je dois répondre à Dieu et au monde entier, que je veux consulter le pape, et, comme ce projet doit être fort secret, j'ai jeté les yeux sur vous pour me servir dans une conjoncture si importante[28]. Il confie ensuite au duc la pensée, qui s'offre souvent à lui, de choisir pour successeur un des enfants du dauphin de France. Mais il fait observer qu'il ne saurait prendre une telle résolution sans consulter le Saint-Siège pour lequel son dévouement est extrême, et qu'il désire supplier le pape de réunir quelques cardinaux afin de s'aider de leurs conseils dans une si grave affaire. Il termine cet entretien en protestant, avec toute l'énergie qui peut entrer dans cette âme sans force, de son profond attachement pour la maison impériale à laquelle l'unit étroitement une commune origine. Mais il ajoute aussitôt qu'il veut, avant tout, faire son salut, et pour cela recueillir et suivre l'opinion exacte du souverain pontife. Puis, après avoir recommandé au duc le secret le plus absolu, et lui avoir remis une lettre pour le pape, il le congédie.

Le duc d'Uzeda ne put refuser cette mission. Il mit, à la remplir, toute la célérité possible, mais il fut retardé par les lenteurs et les 'hésitations du pape. Innocent XII occupait alors le Saint-Siège. Moins flatté du suprême et glorieux arbitrage qui lui était offert, qu'effrayé des inimitiés que sa détermination pourrait lui attirer, Innocent XII commença par présenter de nombreuses objections, et par essayer de démontrer qu'il ne saurait se résoudre à faire un choix entre deux puissances catholiques. Plusieurs audiences furent ainsi employées à de longs débats entre l'ambassadeur et le souverain pontife, celui-là sollicitant avec insistance une décision, celui-ci ne pouvant se résoudre ni à en repousser l'honneur, ni à en affronter les dangers. Le duc d'Uzeda ne Parvint à triompher de cette résistance, qu'en remettant au pape diverses consultations de droit et de théologies qui l'autorisaient à se prononcer. Dès lors on arriva rapidement à un résultat, et Innocent XII fut moins lent à former et à transmettre son opinion, qu'il ne l'avait été pour savoir s'il la transmettrait. Il réunit autour de lui[29] trois cardinaux distingués par leur vertu et leur capacité, Spada, autrefois nonce à Paris, Albano qui fut ensuite pape sous le nom de Clément XI, et Spinola-San-Cesareo. Les avis furent unanimes. On se souvint que la cour de Vienne avait été pendant longtemps le fléau de Rome. L'antique haine des guelfes contre les gibelins se ralluma, et on crut assurer, par l'affaiblissement de la maison d'Autriche, le réveil et la prospérité de l'Italie. Tandis que le roi d'Espagne avait fait une question de conscience d'une question politique, c'était le souverain pontife qui traitait avec raison en affaire d'État ce qu'on lui avait proposé comme un cas de conscience.

Innocent XII répondit à Charles II qu'étant lui-même en un état aussi proche que l'était Sa Majesté catholique d'aller rendre compte au souverain pasteur du troupeau universel qu'il lui avait confié, il avait un intérêt aussi grand et aussi pressant qu'elle-même de lui donner un conseil dont il ne pût alors recevoir de reproches ; qu'il pensât combien peu il devait se laisser toucher aux intérêts de la maison d'Autriche, en comparaison de ceux de son éternité et de ceux de ce compte terrible qu'il était si peu éloigné d'aller rendre, au souverain juge des rois, qui ne reçoit point d'excuses et ne fait acception de personne ; qu'il voyait bien lui-même que les enfants du dauphin étaient les vrais, les seuls et légitimes héritiers de sa monarchie, qui excluaient tous autres, et du vivant desquels et de leur postérité, l'archiduc, la sienne et toute la maison d'Autriche n'avaient aucun droit et étaient entièrement étrangers ; que plus la succession était immense, plus l'injustice qu'il y commettrait lui deviendrait terrible au jugement de Dieu ; que c'était donc à lui à n'oublier aucune, des précautions, ni des mesures que toute sa sagesse lui pourrait inspirer pour faire. justice à qui il la devait, et pour assurer autant qu'il lui serait possible l'entière totalité de sa succession et de sa monarchie à un des fils de France[30].

Cette lettre fixa les irrésolutions du roi d'Espagne. Elle le contraignait, il est vrai, à sacrifier ses plus chères affections et à vaincre d'insurmontables répugnances. Mais le salut de son âme en dépendait : l'opinion du chef de la religion catholique était absolue et souveraine. Charles II s'y soumit, et le dernier rejeton de la branche aînée des Habsbourg se résigna à déposséder sa famille en faveur de la maison de France. Don Antonio Ubilla, secrétaire des dépêches, se réunit au cardinal, à San Estevan et à Villagarcias, et ils rédigèrent en commun l'acte fameux par lequel le roi, reconnaissant que le motif sur lequel avaient été fondées les renonciations des dames doña Anna et doña Marie-Thérèse, reines de France, à la succession des royaumes d'Espagne, avait été d'éviter leur réunion à la couronne de France ; mais que, ce motif fondamental venant à cesser, le droit de succession subsistait en faveur du parent le plus immédiat, conformément aux lois du royaume, désignait, dans le cas où Dieu le retirerait du monde sans laisser d'enfant, le duc d'Anjou pour son successeur, et comme tel, l'appelait à la succession de tous ses royaumes et domaines, sans aucune exception ; ordonnant à tous ses sujets et vassaux de le tenir pour leur roi et seigneur naturel, et lui en donner sans le moindre délai la possession, après néanmoins lui avoir demandé le serment qu'il doit faire d'observer les lois, privilèges et coutumes de ses royaumes. Il ajoutait que, comme il convenait à la paix de la chrétienté, à toute l'Europe et à la tranquillité de ses royaumes, que cette monarchie restât à jamais séparée d'avec la couronne de France, il déclarait que, si le duc d'Anjou venait à mourir, ou à hériter de la couronne de France, la monarchie d'Espagne passerait à son frère, le duc de Berry, troisième fils du dauphin, et, si le duc de Berry venait aussi à mourir, ou à succéder à la couronne de France, la succession d'Espagne passerait à l'archiduc, second fils de l'Empereur, et, l'archiduc venant à mourir, il appelait en ce cas, à sa succession, le duc de Savoie et ses descendants ; déclarant que tout devait s'exécuter ainsi qu'il le réglait, sans permettre ni démembrement, ni diminution de la monarchie fondée avec tant de gloire par ses ancêtres[31].

Le 2 octobre 1700, quand tout est terminé et que les expéditions sont préparées on porte l'acte au roi, ainsi que le testament fait quelques mois auparavant en faveur de l'archiduc Charles. Ubilla, en présence du cardinal Portocarrero et du confesseur, brûle ce premier acte, puis il présente le second à Charles II. Celui-ci hésite une dernière fois et considère ce testament qui va soumettre à une famille ennemie l'Espagne, l'Amérique, les Pays-Bas, et la plus grande partie de l'Italie. Puis il éclate en sanglots, et, après avoir signé, Ô Dieu, s'écrie-t-il, Dieu éternel ! C'est vous, c'est vous seul qui donnez et ôtez les empires !

Cette suprême épreuve précéda d'un mois la mort de Charles II. Mais ce mois ne fut qu'une longue agonie pendant laquelle s'affaissa entièrement l'esprit du malheureux monarque[32]. Dans son délire, se croyant encore obsédé par les vivants, il espéra trouver quelque consolation en implorant la pitié des morts. Il voulut se rapprocher de ceux qui l'avaient tendrement aimé, et, se faisant transporter à l'Escurial, il ordonna d'ouvrir devant lui les cercueils qui renfermaient les corps de son père, de sa mère, de sa première femme, et, il embrassa leurs os décharnés. Ce séjour horrible fut pour lui comme un refuge, et cette contemplation de restes inanimés, un soulagement à ses maux. Enfin le 1er novembre, à trois heures de l'après-midi, se terminèrent cette vie qui avait appartenu tout entière à la souffrance, et ce règne, dont le seul événement considérable avait été le choix d'un successeur.

 

 

 



[1] On trouve, dans les lettres du cardinal Mazarin sur la négociation des Pyrénées, trois passages remarquables, prouvant qu'il avait prévu que le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse pourrait procurer la couronne d'Espagne à leurs descendants, Dans une lettre du cardinal à M. de Lionne, secrétaire d'État, datée du 1er août 1659, on lit : J'eusse bien voulu que vous eussiez reparti au sieur Colonna, lorsqu'il vous a parlé du mariage, et qu'il vous a dit qu'il n'y avait qu'à se régler sur le contrat qui avait été fait pour celui de la reine, qu'il avait raison, hormis en l'article concernant la renonciation. Le cardinal ajoute plus bas : Vous savez bien que je vous ai fait connaître plusieurs fois que l'intention du seigneur don Louis (de Haro) ne pouvait avoir été autre, lorsqu'il envoya M. Pimentel à Lyon, que de faire l'ouverture du mariage sans renonciation, dans le temps qu'il n'y avait qu'un prince en Espagne. Dans une autre lettre, datée de Saint-Jean-de-Luz le 23 août, le cardinal manda à M. Letellier : Je fis (à don Louis) un long discours sur les renonciations, lui disant que, comme le roi allait être le plus obligé à soutenir les intérêts de la sérénissime infante, je ne pouvais pas m'empêcher de lui parler de sa part, afin qu'elle fût considérée du roi son père en cette rencontre... qu'il n'y avait personne en Espagne qui se pût imaginer que la seule considération de ce mariage avec renonciation obligerait le roi à se relâcher sur des points essentiels dans le traité de paix, ainsi qu'il l'avait fait, puisque, sans sortir des termes de la modestie, je pouvais dire que, si l'infante était le plus grand parti de l'Europe, le roi l'était aussi sans contredit.

[2] M. Giraud, dans son examen du traité d'Utrecht au point de vue de la validité des renonciations, dit à ce sujet : Les documents curieux laissés par M. de Lionne sur la paix des Pyrénées, dont il fut l'un des négociateurs, nous montrent que la renonciation à la couronne d'Espagne fut vivement débattue entre les plénipotentiaires espagnols et ceux de France. Ceux-ci n'en voulaient pas, et ils ne l'acceptèrent qu'avec des restrictions. Ce fut d'abord la corrélation exprimée entre le payement des cinq cent mille écus et la renonciation, ensuite la convention tacite de ne pas payer la dot, pour ménager au royal époux le droit de réclamer la résolution de la clause, enfin l'assurance donnée par Louis de Haro que, si la couronne d'Espagne venait à perdre les deux jeunes princes qui vivaient alors, il n'y aurait aucun sujet de leur monarchie qui, nonobstant toutes les renonciations qu'on pourrait exiger de l'infante, ne la regardât après cela comme leur véritable reine, parce que, disait-il, un simple article de traité ne peut pas détruire les maximes fondamentales d'une monarchie.

Voir les négociations relatives à ce mariage dans le tome Ier, pages 43 et suivantes, des Négociations relatives à la succession d'Espagne sous Louis XIV, de M. Mignet. Voir aussi Dumont, Corps diplomatique, t. VI, part. II, p. 284, et t. VIII, part. I, p. 16.

[3] C'est ce qu'on nomme droit de dévolution.

[4] Voir, pour ces partages, M. Mignet, ouvrage déjà cité, et Histoire des luttes et rivalités politiques entre les puissances maritimes et la France durant la seconde moitié du dix-septième siècle, du baron Sirtema de Grovestins, t. VII, p. 115-345. Outre le traité secret et éventuel de partage de la monarchie espagnole conclu, en 1668, entre Louis XIV et l'empereur Léopold, il y eut deux traités de partage. Dans le premier, signé le 11 octobre 1698 entre la France, l'Angleterre et la Hollande, Joseph-Ferdinand, prince électoral de Bavière, était déclaré héritier présomptif de la monarchie espagnole, sauf quelques démembrements pour la France et pour l'Autriche. Le jeune prince de Bavière étant mort le 8 février 1699, la France, l'Angleterre et la Hollande conclurent, le 13 mars 1700, un second traité de partage qui adjugeait la couronne d'Espagne à l'archiduc Charles et qui attribuait au dauphin, fils de Louis XIV, le royaume des Deux-Siciles, le Guipuscoa, la Lorraine et les ports espagnols de la Toscane.

[5] Manuscrits de la bibliothèque du Louvre F. 325, t. XXI, pièce 9. — Lettre du duc de Grammont, ambassadeur de France en Espagne. Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 117.

[6] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 119. Sa passion et son intérêt n'étant pas en jeu, Saint-Simon doit être cru dans tout ce qui concerne cette importante affaire du testament. Il dit lui-même (t. II, p. 265) s'être aidé des Recherches historiques et généalogiques des grands d'Espagne d'Imhof (Amsterdam, 1707), et avoir recueilli, pendant son ambassade en Espagne, la plupart des faits qu'il raconte. Ici donc nous pouvons le suivre avec plus de confiance, à l'exception, toutefois, de quelques points secondaires où nous aurons soit à le rectifier, soit à le compléter par les Mémoires de Tessé.

[7] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 119.

[8] Lettre du duc de Grammont, déjà citée. Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 117.

[9] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 117.

[10] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 121.

[11] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 305. — M. Mignet, Introduction à l'histoire de la succession d'Espagne, p. 497, de ses Mémoires historiques, édition Charpentier. — Lettre de la marquise de Villars, ambassadrice en Espagne dans le temps du mariage de Charles II, roi d'Espagne, avec la princesse Marie-Louise d'Orléans. Paris, 1759. — Mémoires de Torcy, p. 526.

[12] M. Mignet, Introduction à l'histoire de la succession d'Espagne, p. 503. — Mémoires de Torcy, p. 539.

[13] Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 305-306. — Histoire des luttes et rivalités politiques entre les puissances maritimes et la France durant la seconde moitié du dix-septième siècle, de Sirtema de Grovestins, t. VII, p. 50 et 353. — Bolingbroke, Letters on the study and use of history, où on lit ces mots : All the good queen's endeavours to be got with child had proved ineffectual.

[14] Voltaire, Siècle de Louis XIV, ajoute à ces deux prétendants le nom de Pierre II, roi de Portugal, qui aurait tiré ses droits d'un Jean I, fils naturel de Pierre-le-Justicier au quinzième siècle. Il assure que ses titres furent présentés par le comte d'Oropeza, membre du conseil, qui fut ensuite disgracié et renvoyé. — Siècle de Louis XIV, édition Garnier, p. 185. — Mémoires de Torcy, p. 527 et 540. En supposant que les prétentions de Pierre II fussent fondées, il était loin d'avoir assez de forces et de crédit pour les soutenir.

[15] Histoire des luttes et rivalités, etc., t. VII, p. 356.

[16] L'inclination générale à l'égard de la succession se porte vers la France..... Les Français gagnent du terrain, et les Allemands en perdent visiblement chaque jour. L'ambassadrice de France est saluée par des vivat quand elle passe sur la place et dans le calle mayor. Extrait des lettres de l'envoyé anglais Stanhope à son fils. — Dépêches de Schoonemberg, envoyé des États généraux à Madrid.

[17] Lettre de Schoonemberg aux États généraux, du 3 juin 1700.

[18] Lettre de Schoonemberg aux États généraux, du 8 avril 1700. — Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 121.

[19] Mémoires de Saint-Simon, t. III, p. 122. — Mémoires de Torcy, p. 528 et 530.

[20] Sedler. Universal Lexikon.

[21] La maladie du roi est désignée par ses médecins sous le nom d'alfereza insensata, épilepsie stupide. Lettre de l'envoyé anglais Stanhope, du 29 juin 1698.

[22] Dépêche du marquis de Vauguion, du 30 septembre 1683. — Archives du ministère des affaires étrangères. — Telle était l'ignorance de Charles II, qu'il ne connaissait pas la moitié de ses possessions. En 1691, apprenant la prise de Mons, il s'attendrit sur le malheur de l'Empereur qu'il croyait propriétaire de cette place. L'année suivante, par une semblable méprise, il plaignit le roi Guillaume III d'Angleterre sur la prise de Namur, qu'il croyait appartenir à ce dernier. Art de vérifier les dates, t. VI, p. 611. — Mémoires de Torcy, p. 526.

[23] Don Juan, frère naturel de Charles II, et qui mourut le 17 septembre 1619, à l'âge de cinquante ans.

[24] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 122.

[25] Mémoires de Torcy, p. 529.

[26] Oyge, muger, el conde aprieta mucho. Lettre de l'envoyé Stanhope au lord chancelier d'Irlande.

[27] Mémoires du maréchal de Tessé, t. I, p. 178. Le maréchal tenait ces faits du duc d'Uzeda lui-même, qu'il avait connu pendant son ambassade en Espagne.

[28] Mémoires du maréchal de Tessé, t. I, p. 179.

[29] Mémoires du maréchal de Tessé, t. 1, p. 179. — Mémoires de Torcy, p. 548. — Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 122.

[30] Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 123.

[31] Article XIII du testament de Charles II.

[32] Mémoires de Louville, t. I, p. 19. — Mémoires de Tessé, t. II. — Cerisier, Tableau de l'histoire générale des Provinces-Unies.